Réfugié dans son galetas, Gourgaud s'enivrait de tristesse. Fait pour travailler ou se battre, ne pouvant se rompre à une vie si détendue, il était tombé dans la pire neurasthénie. Furieux de la faveur des Montholon, ayant sondé chez les Bertrand un tuf de solide indifférence, il ne trouvait plus aucun appui dans l'Empereur. Je ne vois Sa Majesté, écrivait-il, qu'un quart d'heure par jour, et encore pour voir jouer aux échecs, les relever ou moucher les chandelles[1]. Napoléon, malgré ses bourrades, Gourgaud lui demeure toujours attaché. Mais il crève de haine contre les acolytes, cette femme — maîtresse ou non — qui cajole l'Empereur afin d'en tirer pied ou aile, ce mari peut-être complaisant, à coup sûr hypocrite, qui s'impatronise à Longwood. Coup sur coup des scènes éclatent. Certains jours, oubliant tout, ce qu'il est, à qui il parle, où ils sont, Gourgaud reproche à l'Empereur, sur un ton inouï, ses longs services, ses blessures, sa jeunesse inutile, sa vie gâchée. Napoléon ne se rend pas compte du dénuement moral de son aide de camp. Il a assez de sa souffrance à lui, de ses chagrins. Gourgaud l'ennuie. Et Sainte-Hélène n'est pas un pays où supporter longtemps les gens ennuyeux. Sachant que Gourgaud lui a voué un sombre, exigeant, mais sincère amour, il devrait lui montrer plus d'indulgence. Mais lui aussi s'exaspère, et sa rage éclate en terribles mots. Entre le maitre et le serviteur, trop aigris, tout s'interprète à faux, tout devient prétexte à violences. L'Empereur ayant dit : — Je mourrai d'ici un an et vous vous en irez tous. Gourgaud croit entendre vous en rirez. Il s'enflamme aussitôt : — Quoique Votre Majesté me traite bien durement d'habitude, ce qu'Elle nous dit là aujourd'hui est par trop fort. J'espère qu'Elle n'en pense pas un mot ! L'Empereur explique sa phrase. On voit son haussement d'épaules excédé... Depuis des mois, Gourgaud voulait quitter Sainte-Hélène. Sa décision maintenant est prise, il partira. Bertrand parlemente, espérant adoucir la mauvaise tête. Au contraire Gourgaud s'enfièvre. Les Montholon sont cause de sa disgrâce près de l'Empereur : il appellera Montholon en duel. Il faut qu'un des deux disparaisse. En attendant il demande son congé à l'Empereur[2]. Napoléon avait été averti par Bertrand. Il cherchait à éviter un éclat. Pareille désunion serait vue avec tant de joie par ses ennemis ! Quoique mécontent, il fait bon visage à Gourgaud quand, ce soir de février[3], jouant aux échecs avec Bertrand, il lui demande s'il mord à Jomini. Gourgaud reste muet. — Pourquoi êtes-vous si triste ? De la gaieté ! dit l'Empereur. — Votre Majesté sait que je n'en puis avoir. — Et pourquoi ? — Je suis trop maltraité... La face de Napoléon devient sombre. Il renvoie Montholon sous le prétexte d'aller voir combien il y a de sentinelles autour de la maison, puis se levant, il va vers Gourgaud : — Que voulez-vous donc ? — Je prie Votre Majesté de me permettre de me retirer, je ne puis supporter l'humiliation où Elle veut me tenir. J'ai toujours fait mon devoir, je déplais à Votre Majesté, je ne veux être à charge à personne ; que l'Empereur me permette de m'en aller... Il en est venu là, ce Gourgaud qui sur le Bellérophon avait tant insisté pour que l'Empereur substituât son nom à celui de Planat dans la liste des proscrits ! Napoléon par quelques mots d'amitié le retiendrait encore, car le jeune homme tremble d'émotion devant lui. Mais il ne les dit pas. Sans doute en a-t-il assez. Il est le maitre, déclare-t-il, de traiter M. et Mme de Montholon comme il lui plaît, et il ajoute que Gourgaud suppose à tort qu'il a fait à celle-ci un enfant : — Et quand je coucherais avec elle, quel mal y a-t-il ? — Aucun, sire, mais je n'ai jamais rien dit à Votre Majesté de cela. Je ne suppose pas que Votre Majesté ait un goût aussi dépravé. Réplique qui passe les bornes... Napoléon, très en colère, dit à Gourgaud qu'il devrait être bien avec Montholon, aller chez lui. — Sire, ils m'ont fait trop de mal, mais j'ai tort d'en parler à Votre Majesté, c'est avec M. de Montholon que je dois causer... — Si vous menacez Montholon, s'écrie l'Empereur, vous êtes un brigand, un assassin ! — Voilà mes cheveux que depuis plusieurs mois je n'ai pas coupés, je ne les couperai qu'après m'être vengé du polisson qui me réduit au désespoir ! Votre Majesté m'appelle brigand ! Elle abuse du respect que je lui porte. Assassin ! Je ne crois pas qu'on puisse me le dire, je n'ai tué personne, c'est moi qu'on veut assassiner ! On veut me faire mourir de soucis ! — Je vous défends de menacer Montholon, je me battrai pour lui, si vous-même... Je vous donnerai ma malédiction ! — Sire, je ne puis me laisser maltraiter sans m'en prendre à l'auteur..., c'est le droit naturel... je suis plus malheureux que les esclaves, il y a des lois pour eux, et pour moi il n'y a que celles du caprice. Je n'ai jamais fait de bassesse et n'en ferai jamais ! L'Empereur s'apaise : — Voyons, si vous vous battez, il vous tuera ! — Sire, j'ai toujours eu pour principe qu'il vaut mieux mourir avec honneur que de vivre avec honte. De nouveau Napoléon s'emporte. Dans le salon mal éclairé, il va et vient, gesticulant, jetant des paroles confuses. Le grand-maréchal appuyé au mur ne dit mot, consterné. Gourgaud en uniforme, chapeau sous le bras, se tient droit comme un pieu. Il interpelle Bertrand, le conjure de témoigner qu'il y a longtemps qu'il le supplie de parler à l'Empereur. Le grand-maréchal ne répond pas. Napoléon — petitesse soudaine — dit alors que Gourgaud a mal parlé de Bertrand et de sa femme. Puis, comme si une lassitude l'envahissait, la voix changée, il demande à Gourgaud ce qu'il veut. Passer avant Montholon ? Le voir lui, Napoléon, plus souvent, qu'il dîne avec eux tous les jours ?... Têtu, Gourgaud répond qu'un assassin, un brigand ne doit rien demander. Alors, c'est l'Empereur qui cède. Il cède par raison, par chagrin, peut-être par un reste d'amitié : — Je vous prie d'oublier ces expressions... Gourgaud faiblit... Il s'engage à ne pas provoquer Montholon si l'Empereur lui en donne l'ordre par écrit. Napoléon le promet. Il essaie de faire revenir Gourgaud sur son projet de départ. On le retiendra au Cap, on le mettra peut-être en prison... — Perdu pour perdu, j'aime mieux mourir en faisant mon devoir. Napoléon hausse les épaules : — Ah ! je suis certain que vous serez bien reçu ! Lord Bathurst vous aime... — Comment cela ? — Oui, vous lui avez plu par votre correspondance. — J'ai toujours dit que je me portais bien pour ne pas effrayer ma mère. Je ne tiens pas à la vie. Je n'ai rien à me reprocher. L'Empereur se résigne. Qu'il arrange tout avec le grand-maréchal. Au moins doit-on sauver la face devant le monde. — Il faut déclarer que vous êtes malade ; je vous ferai donner des certificats par O'Meara. Mais écoutez mon conseil, il ne faut vous plaindre à personne, ne pas parler de moi, et une fois en France, vous verrez l'échiquier sur lequel vous devez jouer. Comme le lendemain Gourgaud n'a pas reçu la lettre lui défendant de se battre, l'entêté envoie son cartel à Montholon. Celui-ci le repousse sur l'ordre de Napoléon : Tout duel entre nous serait un grand scandale et un surcroît d'affliction à ajouter à la position de l'Empereur. Gourgaud menaça[4], n'obtint rien. Sans écouter les Bertrand, il précipita son départ[5]. Il fut à Plantation, vit Lowe et devant Gorrequer lui annonça sa résolution — Je vous prie, lui dit-il, de me mettre à High Knoll, ou tout autre endroit que vous voudrez, pourvu que je sois éloigné aussitôt que possible de Longwood. Je ne pourrais plus y vivre sans me déshonorer. J'ai été traité en chien... Je préférerais mourir en prison en France que de vivre ici en faisant le métier de chambellan avec la perte totale de mon indépendance... Il a voulu que je fasse des choses contraires à mon honneur ou me forcer par de mauvais traitements à le quitter... J'ai dit au maréchal : Je ne dirai rien contre l'Empereur, parce que cela me ferait tort à moi-même, mais qu'on ne m'attaque pas ![6] Lowe agit avec bienveillance à l'égard de l'exalté. Il lui représenta qu'on le regarderait en Europe comme chargé d'une mission secrète de Napoléon ou qu'on lui reprocherait de l'avoir abandonné[7]. Gourgaud répondit que pour éviter les soupçons il demandait d'être traité avec rigueur ; qu'au reste il était indifférent aux critiques[8]. Puisque Gourgaud a pris son parti, Lowe n'insiste plus. Préoccupé avant tout de mettre Napoléon hors d'état d'agir, le gouverneur ne peut que se féliciter de voir s'éloigner celui de ses compagnons qu'il tient pour le plus dévoué, le plus capable d'une entreprise hardie. D'autre part, il ne serait pas l'officier de renseignements, pour ne pas dire le policier que montre sa carrière, s'il ne pensait qu'en traitant bien Gourgaud, impressionnable et sujet aux influences, en l'excitant, il obtiendra de lui des informations précieuses sur l'existence de Napoléon à Longwood, ses intentions, ses projets. Il comble donc Gourgaud de bons offices. Il fait préparer pour le recevoir une petite maison, en attendant son départ, qu'il va faciliter. Gourgaud retourne à Longwood et, sans voir personne que les Bertrand, fait ses malles. A la prière instante du grand-maréchal, il adresse à Lowe une lettre officielle fondant sa résolution sur des raisons de santé. Ainsi, pensent Napoléon et Bertrand, le départ de Gourgaud, au lieu de nuire, servira la cause des prisonniers. Il montrera que des Européens ne peuvent vivre longtemps dans ce climat. La veille de son départ, Napoléon fait appeler Gourgaud : — Eh bien ! vous allez partir... — Demain, sire. — Vous faites bien ; allez d'abord au Cap, ensuite en Angleterre. En France on crée une armée nationale, je vous vois incessamment commander l'artillerie contre les Anglais. Dites bien en France que je déteste tous ces coquins, ces scélérats... A ce moment sans doute regrette-t-il le départ du jeune homme. Il l'a bien servi, lui dit-il, il est un bon officier. Avec lui il pouvait parler de sciences, de ses campagnes... Mais comment revenir en arrière ? Les choses sont allées trop loin. Il donne à Gourgaud un petit soumet, comme au bon temps. — Nous nous reverrons dans un autre monde. Allons, adieu..., embrassez-moi, voyez le grand-maréchal pour la lettre. Gourgaud, défaillant, embrasse son maitre. Il va chez Bertrand écrire sa lettre d'adieu[9] ; le grand-maréchal lui apportera le lendemain la réponse de l'Empereur, courte et froide[10]. Gourgaud, de nouveau contracté, refuse d'accepter les 500 livres sterling que Bertrand veut lui compter de la part de Napoléon pour ses frais de route. S'il le faut, il préfère, dit-il, donner des leçons de mathématiques. Logé tout près du gouverneur qui lui assure vivre, service et couvert, sous la surveillance respectueuse du lieutenant Jackson, il est aussitôt entouré, caressé, non seulement par Lowe, mais par les trois commissaires. Presque chaque jour, il déjeune ou dîne à Plantation, chez les Stürmer, chez Balmain, chez Montchenu, chez l'amiral, chez les officiers anglais. Lady Lowe et la baronne Stürmer lui envoient des friandises, des livres, des fleurs. C'est à peine si l'on visite ses papiers. Il dissimule aisément son Journal. Lowe l'autorise à conserver le brouillon du récit de la bataille de Waterloo et de nombreuses notes prises sous la dictée de Napoléon. Sans nouvelles de Longwood que celles que de temps à autre lui apporte O'Meara, abandonné des siens comme une bête galeuse, pendant tout un mois Gourgaud reste livré à l'influence de ce petit monde inquisiteur. Sans assez réfléchir, il répond aux questions qu'on lui pose. Il parle avec rancune, avec colère, sans songer que tout ce qu'il dit, couché sur feuilles, partira pour l'Europe en même temps que lui. Peut-être même est-ce à dessein qu'il pousse au noir ses injures et qu'il outre son ressentiment[11]. C'est le moyen, croit-il, d'éviter la quarantaine au Cap, de partir droit pour l'Angleterre et d'y être admis à séjour. Les indiscrétions enregistrées par Lowe et par les commissaires ont du reste moins d'importance qu'on ne l'a prétendu. On v trouve des mensonges qui ne peuvent avoir d'autre but que d'égarer Lorsque Gourgaud assure que le livre de Warden a été écrit sous la direction de l'Empereur, quand il raconte à Stürmer et à Montchenu que Napoléon et Bertrand pour terminer ses ennuis lui ont conseillé le suicide, qu'on a reçu à Longwood une forte somme d'or au moment du bris de l'argenterie, l'imposture est évidente. On y trouve des imprudences, qui vont à l'encontre de la politique suivie par Napoléon pour obtenir un changement d'exil : il avoue que la santé de l'Empereur n'est pas mauvaise, qu'il pourrait s'évader s'il le désirait et gagner l'Amérique, mais qu'il ne le veut pas, préférant être prisonnier à Sainte-Hélène que libre aux États-Unis[12], que Longwood ne manque pas de moyens pour correspondre secrètement avec l'Europe. Enfin s'y rencontrent nombre d'indications sur l'état d'esprit, les occupations, la façon de vivre de l'Empereur, qui ne méritent aucune critique et sont du domaine de la conversation courante : Que Napoléon pense-t-il des Bourbons, que dit-il de Marie-Louise, de son fils, écrit-il ses mémoires, qui est l'auteur de la fameuse Remontrance signée de Montholon, comment est-il dans son intérieur ? etc. Gourgaud, bavard décidé, longtemps privé d'auditoire, répond d'abondance aux curieux. Il déclare à Lowe, ce qui serait de nature, chez un autre homme, à l'adoucir, que l'hostilité que lui a témoignée Napoléon, que ses invectives doivent être attribuées à un motif politique et non personnel. Napoléon veut quitter Sainte-Hélène, et pour atteindre ce but il doit se plaindre toujours et de tout. Il explique aussi son silence obstiné à propos de la nouvelle maison. Tant qu'il restait dans sa demeure actuelle, il se flattait de l'idée que son exil serait seulement temporaire, tandis que la construction d'un autre bâtiment indiquerait une résidence définitive. A Sainte-Hélène, le bruit s'est répandu que la dispute avec Montholon n'est qu'un prétexte pour permettre à Gourgaud de passer en Europe, chargé des intérêts de l'Empereur. Gourgaud s'en défend à plusieurs reprises et de la façon la plus vive près de Lowe. Il lui engage sa parole. Le gouverneur le croit. Eut-il raison de le croire et Gourgaud, comme on l'a prétendu, comme Montholon l'a affirmé, partait-il avec une mission, de Napoléon ? Des espérances auraient été données par Balmain d'une hospitalité royale en Russie. Gourgaud, arrivé en Europe, devait s'adresser directement à la générosité du Tzar. Montholon lui aurait de Longwood envoyé une lettre l'invitant à ne pas trop charger son rôle[13]. Il lui aurait fait également remettre des instructions. Il n'y faut voir qu'une invention romanesque, née beaucoup plus tard de la féconde imagination de Montholon pour abriter Gourgaud, avec qui il s'était réconcilié, contre des reproches gênants. Balmain, loin de faire aucune communication, avait même feint de ne pas comprendre Bertrand, qui lui proposait une lettre pour Alexandre. La querelle avec Montholon ne fut pas inventée, le journal de Gourgaud, celui de Marchand, les papiers de sir Hudson Lowe en font foi. Gourgaud ne partit pas en ambassadeur, mais en mécontent[14]. Il n'était pas homme à jouer double jeu même vis-à-vis d'ennemis. Il n'aurait pas couvert un mensonge de sa foi de soldat. Si par la suite nous le voyons travailler en Europe pour la cause de son maître, il agira — et c'est un mérite, — de son propre mouvement[15]. Il quitta l'île le 14 mars, n'ayant — hormis O'Meara — revu personne de Longwood. Dans les derniers jours il vint jusqu'au corps de garde et envoya Jackson chercher le grand-maréchal pour lui dire adieu. Celui-ci refusa, sous prétexte qu'il ne voulait pas le voir en présence d'un officier anglais. C'est ainsi pourtant qu'il avait vu Las Cases. Gourgaud, laissé sans un sou vaillant, lui ayant demandé quelque argent, il déclara que, par respect pour l'Empereur, il ne pouvait lui en prêter tant qu'il n'aurait pas accepté les 50o livres sterling qui lui avaient été offertes. Gourgaud dut à la fin emprunter 100 livres au gouverneur. Il s'embarqua sur le Camden en compagnie de M. William Doveton, le vieux colon de Mount Pleasant, qu'il avait rencontré souvent quand il chevauchait dans le cirque grandiose et lunaire de Sandy-Bay[16]. Il fit voile directement pour Plymouth. Lowe l'avait dispensé de passer par le Cap... Bien plus que du départ de Gourgaud, Napoléon fut affecté par la mort de son maitre d'hôtel, informateur et confident, Cipriani. Peu aimé à Longwood où son espionnage répandait du malaise, il avait été d'abord suspect aux Anglais, puis, par quel moyen ? avait su s'en faire bien voir. Sa fin fut subite. Servant le dîner, le 23 février, une douleur atroce lui perça les entrailles. Il roula sur le parquet en poussant des cris. O'Meara le soigna : saignées, bains, révulsifs... Y perdant son peu de latin, il fit appel à Baxter, et au jeune Henry[17], sans succès. Le 27, Cipriani était mort. Pendant les trois jours de sa maladie, Napoléon envoyait à tout moment prendre de ses nouvelles. Le 25, à minuit, il fit chercher O'Meara. Cipriani était tombé dans une sorte de stupeur. — Je pense, dit l'Empereur, que si j'allais voir mon pauvre Cipriani, ma présence pourrait agir comme un stimulant et lui donnerait des forces pour lutter contre le mal et peut-être le surmonter. O'Meara répondit que Cipriani avait encore sa connaissance et que l'attachement, le respect qu'il portait à son. maître étaient tels qu'en le voyant, il ferait un effort pour se lever. La secousse serait assez forte pour qu'il passât. Napoléon, à regret, se rendit à son avis. Quand l'état de Cipriani fut désespéré, il se montra très triste[18]. Il aurait voulu qu'on lui creusât une fosse à Longwood même, à l'intérieur du domaine. Il eût pu ainsi assister à ses obsèques. Cette légère faveur, on ne sait pourquoi, ne fut pas accordée. Cipriani fut enterré dans le petit cimetière de Saint-Paul, tout près de Plantation House. A défaut de prêtre catholique, le révérend Boys récita les prières protestantes sur le cercueil de ce franc mécréant. Bertrand et Montholon suivirent le convoi, accompagnés de sir Thomas Reade, d'officiers et d'habitants. Napoléon passa toute cette journée chez Bertrand ; il semblait ne pouvoir demeurer en place et sans relâche allait d'une chambre à l'autre. L'Empereur chargea O'Meara de faire accepter à l'aide-chirurgien Henry, en reconnaissance des soins qu'il avait apportés à Cipriani, un service à thé en argent. Rigoriste, Henry déclara qu'il lui fallait solliciter l'autorisation du gouverneur. Napoléon préféra dès lors renoncer à son projet. Il avait été agréablement surpris de voir le révérend Boys, connu pour son fanatisme, rendre de bonne grâce les devoirs religieux à son serviteur. Il lui fit porter par O'Meara, avec 25 livres pour les pauvres, une tabatière d'argent. Le ministre Vernon, peut-être jaloux, rappela à son confrère qu'il était défendu de recevoir un don des Français. Boys renvoya la tabatière à O'Meara. Sans cesse les entours de Napoléon allaient se resserrant. Balcombe depuis longtemps était mal vu de Lowe, qui le soupçonnait de se prêter à la transmission clandestine de correspondances de Longwood avec l'Europe. Le jovial pourvoyeur sentait s'appesantir sur lui une hostilité qui pourrait le mener loin. Il trouva prudent de gagner du champ et demanda un congé de six mois pour se rendre en Angleterre. Le gouverneur et le Conseil le lui accordèrent. Il vint avec ses deux filles, le r6 mars, prendre congé de l'Empereur. Il avait grassement vécu aux dépens de Longwood, sans pourtant rien perdre des bonnes grâces de Napoléon. Il eut avec lui un entretien secret qui le fit plus riche d'un bon de 3.000 livres sterling sur Laffitte, récompense des services rendus, acompte pour les services futurs. Il était chargé de voir en Europe les membres de la famille Bonaparte, de leur apprendre dans le détail comment l'Empereur était traité, enfin, semble-t-il bien, d'agir à Londres pour obtenir le remplacement du gouverneur[19]. Napoléon vit avec mélancolie s'éloigner ses petites amies des Briars, surtout Betzy qui avait égayé les premières semaines de son exil. Elle pleurait. L'Empereur lui essuya les yeux avec son mouchoir et lui dit de le garder en souvenir. Il lui donna aussi de ses cheveux. On a voulu chercher clans l'amitié qu'il témoignait à cette fille étourdie et désinvolte la trace d'un sentiment plus tendre. Napoléon certes ne pensa jamais à Betzy que comme à une enfant. Il s'intéressait à elle, s'amusait de ses flirts successifs ou simultanés, la recevait avec plaisir[20]. Mais s'il regretta de voir disparaître avec elle un des rares éléments de gaieté de son voisinage, il semble l'avoir oubliée vite, et presque jamais n'en reparla[21]. |
[1] Gourgaud, 19 janvier 1818, inédit.
[2] Il l'annonce à tout venant, même à Balmain, rencontré le 30 janvier 1818. Par deux fois, il assure que la nouvelle de la ville est mon départ pour l'Europe. Ennuyé, je lui réponds que c'est vrai, que je suis au désespoir de m'éloigner de Sa Majesté, que j'y suis forcé par les mauvais traitements qu'Elle me fait essuyer par un polisson, mais que je m'en prendrai à ce polisson. (Gourgaud, II, 459. La phrase qui suit : Sa Majesté est inédite.)
[3] Le 2 février 1819. Cette scène se trouve dans le Journal de Gourgaud, sauf ce qui a trait à Mme de Montholon. (Inédit. Bibl. Thiers.)
[4] Il aurait notamment menacé Montholon de le cravacher. Il est fou, aurait dit Napoléon, il faut le faire arrêter. (Stürmer à Metternich, 23 février 1818.)
[5] O'Meara, dans sa Voix de Sainte-Hélène, ne parle pas du départ de Gourgaud. Mais il informa le ô février Lowe que le général allait lui demander l'autorisation de quitter Sainte-Hélène. Interrogé par le gouverneur sur les motifs de Gourgaud, le médecin dit qu'outre sa mésintelligence avec Montholon, le jeune homme était souvent malade, qu'il ne mangeait guère et maigrissait. Il vivait misérablement, dit O'Meara, il était presque toujours isolé ; il voyait rarement Napoléon et dînait seulement avec lui de temps en temps le dimanche, quand on l'invitait, mais non pas, à beaucoup près, aussi souvent que les Montholon ou les Bertrand. (Minute Gorrequer, Lowe Papers, 20.145.)
[6] Minute Gorrequer, Lowe Papers, 20.143. Le début est inédit.
[7] Dans son Journal (II, 469) Gourgaud écrit : Je vais chez Hudson Lowe qui me reçoit bien, me conseille de patienter, de parlementer, car je suis entre deux écueils, les uns diront ennui, les autres mission : je le prie de me traiter avec la dernière rigueur. La citation est intéressante, en ce qu'elle montre par le rapprochement de deux sources absolument étrangères l'une à l'autre, l'extrême véridicité du témoignage de Gourgaud.
[8] Dans la lettre à Bathurst, du 13 février 1818, Lowe note qu'en parlant ainsi, Gourgaud pleurait.
[9]
Cette lettre, touchante, peint Gourgaud : Longwood, 11
février. Sire, Au moment de m'éloigner de ce séjour, j'éprouve un sentiment
bien douloureux, J'oublie tout ; je ne suis occupé que de la pensée que je vais
me séparer pour jamais de celui à qui j'avais consacré toute mon existence.
Cette idée m'accable ; je ne puis trouver de consolation que dans la persuasion
où je suis que j'ai toujours fait mon devoir. Je cède à la fatalité ! Dans mon
malheur, j'ose espérer, sire, que vous conserverez quelque souvenir de mes
services et de mon attachement, que même vous rendrez justice à mes sentiments
et aux motifs de mon départ et qu'enfin, si j'ai perdu votre bienveillance je
n'ai pas perdu votre estime.
Daignez, sire, recevoir mes adieux et agréer les vœux que je fais pour votre bonheur. Plaignez mon sort et qu'en pensant quelquefois à moi, Votre Majesté dise : Celui-là, au moins, avait un bon cœur. (Gourgaud, II, 529. Lowe Papers, 20.121.)
[10]
Monsieur le général baron Gourgaud,
Je vous remercie des
sentiments que vous m'exprimez dans votre lettre d'hier. Je regrette que le mal
du foie, qui est si funeste dans ce climat, ait nécessité votre départ. Vous
êtes jeune, vous avez du talent, vous devez parcourir une longue carrière ; je
désire qu'elle soit heureuse. Ne doutez jamais de l'intérêt que je vous porte.
NAPOLÉON.
A la demande de Gourgaud, Bertrand essaya d'obtenir une lettre meilleure. Il n'y réussit pas. A ce désappointement s'ajouta la rancœur provoquée par une maladresse d'Aly. Napoléon lui avait commandé de porter au général pour le distraire pendant le voyage, les doubles de sa bibliothèque. Aly se trompa et donna, outre des volumes ordinaires, des livres reliés aux armes de l'Empereur. Celui-ci les fit réclamer à Gourgaud qui, blessé, les renvoya tous. (Gourgaud, II, 471. Aly, 154. Balmain à Nesselrode, 16 mars 1818.)
[11] Il semble qu'il ait volontairement exagéré quand, expliquant à Balmain les raisons de son refus des 500 livres offertes par Napoléon, il disait : C'est trop pour mes besoins et pas assez pour mon honneur. L'Empereur en a donné autant à son piqueur et à des valets qui retournaient chez eux, et Las Cases en a obtenu 200.000 francs. Je vendrai ma montre, mais je ne ferai pas de bassesse. Pour le comte Bertrand, priez-le de me rendre 20 livres qu'il me doit. Je ne lui en demande pas davantage et rappelez-lui surtout que je suis clans une position à jouer l'Empereur par-dessous jambe, que je puis révéler ses secrets, que mon journal de Longwood vaut à Londres 15.000 livres et qu'il est important de ne pas me pousser à bout. (Rapport Balmain, 16 mars 1818.)
On remarquera l'allusion à son Journal. C'est la seule qu'il ait faite. Balmain, discret, n'en dut rien dire au gouverneur.
[12] Stürmer à Metternich, 14 mars 1818. Ce rapport est un véritable résumé des conversations de Gourgaud. Montchenu l'a copié et l'a adressé, comme de son cru, à Paris.
[13] L'Empereur trouve, mon cher Gourgaud, que vous chargez trop votre rôle. Il craint que sir Hudson Lowe n'ouvre les yeux vous savez combien il a d'astuce. Soyez donc constamment sur vos gardes et hâtez votre départ, sans cependant paraître le désirer. Votre position est très difficile. N'oubliez pas que Stürmer est tout dévoué à Metternich ; évitez de parler du roi de Rome, mais mettez en toute occasion la conversation sur la tendresse de l'Empereur pour l'Impératrice. Méfiez-vous d'O'Meara. Sa Majesté a lieu de craindre qu'il n'ait conservé quelque rapport avec sir H. Lowe. Tâchez de savoir si Cipriani n'est pas double. Sondez Mme Stürmer, puisque vous croyez être en mesure. Quant à Balmain, il est à nous autant qu'il le faut. Plaignez-vous hautement de l'affaire des 500 livres sterling et écrivez dans ce sens à Bertrand. Ne craignez rien de ce côté-là. Il ne se doute pas de votre mission. Votre rapport d'hier m'est bien parvenu. Il a fort intéressé Sa Majesté. Montchenu est un vieil émigré homme d'honneur, qu'il faut faire bavarder, mais voilà tout. Toutes les fois que vous allez en ville, remettez un rapport à 53. C'est au définitif la voie la plus sûre. 15. 16. 18. Montholon. Longwood, 19 février 1818. (Journal de Gourgaud, Introduction, I, 15.)
Ce document, qui a fait couler tant d'encre irritée, n'a jamais, que nous sachions, été produit en original. Pour une raison inconnue (le jugeait-on trop grossier ?), Gourgaud ne s'en est pas servi. Il eut raison. Le faux est trop évident. Montholon n'a pu l'écrire à Sainte-Hélène. Une présomption nouvelle de supercherie semble encore ressortir de la production (vente dirigée par M. J. Arnna, le 27 avril 1934) de trois pages et demie in-8°, avec ratures, d'un texte écrit sur papier français, filigrané Johannot (alors qu'il n'y avait à Longwood que du papier de fabrique anglaise), et qui paraît bien le premier état, le brouillon de cette lettre fameuse : Surtout ne sortez pas, à quelque prix que ce soit, y est-il dit, du râle que S. M. vous a imposé et qui semble le seul masque impénétrable pour voiler votre mission aux yeux les plus exercés de l'infernale politique du cabinet de Saint-James. Au reste, tout ce que Montholon mandait dans sa lettre à Gourgaud, au risque de le perdre, de perdre O'Meara, Cipriani, Balmain et lui-même, n'offrait aucune utilité. Gourgaud, toujours en compagnie de Jackson, ne pouvait envoyer de rapports à Longwood. Les Français n'avaient pas d'agents parmi les Anglais de l'île. Enfin on ne voit pas, si Montholon usait d'un code, comment il pouvait laisser en clair les parties essentielles de sa lettre et chiffrer la dernière ligne (15-16-18) qui a tout l'air d'une salutation. On trouve rarement si audacieuse, mais en même temps si maladroite forgerie. S'il y avait eu rôle et mission, Bertrand en eût été informé. Il n'y avait aucun motif pour qu'il fût tenu à l'écart.
[14] Le début de la lettre qu'il adressa le 25 octobre 1818 à l'empereur d'Autriche est à cet égard convaincant :
... Bien que le délabrement de ma santé me fit envisager une mort prompte en y prolongeant mort séjour, cette raison n'eût jamais eu assez de force pour me déterminer à partir, si par suite de manœuvres et d'intrigues on n'était parvenu à indisposer l'Empereur contre moi... J'eus l'extrême douleur de penser que celui à qui j'avais consacré toute mon existence... ne voyait peut-être en moi qu'un homme que le mécontentement a aigri ou que la constance dans ses malheurs a lassé.
[15] Nous ne pouvons entrer ici dans la discussion détaillée du cas Gourgaud. M. Fr. Masson, dans Autour de Sainte-Hélène (1re série), tout en réfutant de façon péremptoire la thèse de la mission s'est montré trop dur vis-à-vis de Gourgaud. Il en a fait le bouc émissaire de la captivité. Les torts du jeune général ne sont pas niables. Mais il eut d'évidentes excuses. Pour cet homme droit, naïf, chagrin, qui voyait trop clair et chez qui le sang parlait trop fort, la vie dans cet étroit Longwood, empoisonné par les propos des deux femmes, l'hypocrisie de Montholon et l'hostilité basse des domestiques, était devenue un enfer.
Bien qu'il ait quitté Longwood dans des sentiments d'inimitié certains, en Europe il saura se ressaisir et, à la veille du Congrès d'Aix-la-Chapelle, il élèvera une voix éloquente en faveur de Napoléon.
[16] William Doveton (1753-1843) était membre du Conseil de Sainte-Hélène. Bien accueilli à Londres, il sera fait knight par le roi et retournera sir William dans son île. C'était un homme simple. Ayant rencontré une dame dans une rue encombrée de Londres, il lui proposa de remettre leur conversation au moment où la procession aurait passé. Les natifs de Sainte-Hélène, appelés Yamstocks par les Anglais — ou mangeurs de Yams (ignames) — avaient une réputation de naïveté. Une dame de l'île demanda un jour si Londres ne devenait pas bien triste après que la flotte de Chine était partie...
[17] Henry, dans ses Events of a military life (II, 36 et s.) donne beaucoup de détails sur la maladie de Cipriani qui semble avoir été un cas aigu d'appendicite.
[18] Le docteur Baxter, dans son rapport du 27 à Lowe, en témoigne. Il est très abattu et parait indisposé aujourd'hui, à cause sans doute de la fin prochaine de son fidèle serviteur Cipriani. (Lowe Papers, 20.121.) Montchenu écrivit à Richelieu : Il faut espérer que la mort ne s'arrêtera pas en si beau chemin. (18 mars 1818.)
[19] Il devait également faire parvenir à Longwood des livres, brochures et journaux qui manquaient à l'Empereur. Balcombe, peu scrupuleux, se contenta d'envoyer quelques volumes. Il ne se rendit pas sur le continent, chargea son compère Holmes de toucher les 75.000 francs chez Laffitte et négligea d'entrer en rapports avec Madame Mère et Eugène. Chercha-t-il vraiment à revenir à Sainte-Hélène ? Ce n'est point sûr. En tout cas, dès septembre 1818, comme on le. verra, Lowe était édifié sur sa collusion avec Longwood et il ne pouvait être question de son retour. Balcombe demeura à Londres sans emploi. Plus tard, en 1813, ses patrons, notamment sir Thomas Tyrwitt, lui firent donner un poste avantageux : trésorier-payeur des New South Wales, en Australie. Il y partit avec toute sa famille, pour y mourir en 1829, âgé seulement de 47 ans. Sa fille Betzy se maria en 1832 avec un Mr. Abell de qui elle eut une fille. Revenue à Londres, elle y reçut la visite du roi Joseph et du prince Louis-Napoléon. Après le Retour des Cendres, en 1843, elle publia ses Recollections dans le New Century Magazine. Son récit eut du succès. On en connaît trois éditions. Fort dépourvue, Mrs. Abell sollicita Napoléon III, qui la secourut et lui donna une vaste concession de terres en Algérie. Elle mourut en 1871.
Dans une conversation du 17 juin 1820, Lowe ayant eu connaissance de la lettre de change de 3.000 livres emportée par Balcombe, demanda des explications à Montholon, Celui-ci répondit que le pourvoyeur pour l'obtenir avait beaucoup insisté près de l'Empereur. Il est venu dans le billard, lui demandant en grâce de lui avancer cette somme, qu'il en avait un besoin urgent, qu'il était presque ruiné, qu'enfin ce serait le sauver, qu'il laissait les Briars et ses propriétés dans l'île en garantie de la somme. Betzy vint ensuite supplier Napoléon. O'Meara et Bertrand même insistèrent dans ce sens. Napoléon se laissa gagner et dit à Bertrand de a faire ce qu'il voudrait. (Inédit. Lowe Papers, 20,144.) Balcombe avait abusé de la générosité de l'Empereur.
[20] Quand il était occupé ou souffrant il lui fermait sa porte. Ainsi le 23 décembre 1816, le 18 octobre 1817.
[21] Les Bingham ne venaient plus à Longwood parce que le général avait été trois fois refusé, Napoléon étant indisposé ou de mauvaise humeur (Montchenu à Richelieu, 8 janvier 1818). Ils quittèrent l'île le 30 mai 1819, sur le Regent. Sir G. Bingham avait demandé son rappel parce que la Compagnie des Indes ne l'avait pas confirmé dans son poste de membre du Conseil de Sainte-Hélène. Il ne fit pas de visite d'adieu à l'Empereur.