SAINTE-HÉLÈNE

DEUXIÈME PARTIE. — LA PETITE ISLE

 

CHAPITRE III. — SIR HUDSON LOWE.

 

 

LE soir du 14 avril 1816, le nouveau gouverneur, sir Hudson Lowe, arriva devant Jamestown à bord du Phaéton. Les Français attendaient sa venue avec impatience[1]. Ils se faisaient de sa carrière et de sa personne l'idée la plus favorable. Bon militaire, habitué des états-majors, ayant eu contact avec des princes, parlant plusieurs langues, il serait plus déférent que Cockburn et ne se refuserait pas sans doute à traiter Napoléon en souverain. Quand Bingham, dans l'après-midi, vint annoncer à Napoléon que le bâtiment portant le gouverneur et sa suite était en vue, l'Empereur s'habilla devant lui, et demandant sa voiture, dirigea sa promenade pour voir la frégate jeter l'ancre dans la rade.

Le lendemain Poppleton fit informer l'Empereur que sir Hudson Lowe se présenterait pour lui rendre visite le 16, à neuf heures du matin.

Que le gouverneur eût lui-même fixé le moment de son audience déplut à Napoléon. Aussi, quand accompagné de Cockburn, de sir George Bingham — qui venait d'être promu général —, et de son état-major, Lowe descendit de cheval devant le petit perron de Longwood, dans une bourrasque de pluie et de vent, Aly lui répondit que l'Empereur, souffrant, n'était pas encore levé[2]. Déconcerté, il se résigna à aller à Hutt's Gate, chez Bertrand, pour demander quand le général Buonaparte voudrait le recevoir. Le grand-maréchal indiqua le lendemain, deux heures.

Avec l'amiral et ses officiers, Lowe revient donc. Bertrand les accueille dans le parloir et va prendre les ordres de l'Empereur qui les fait attendre. Noverraz, chargé d'introduire, se tenait devant la porte du salon. Bertrand l'ouvre et lui dit de faire entrer le gouverneur. Le valet obéit, mais quand Cockburn veut suivre, trop fidèle à sa consigne, il lui barre le passage et referme la porte. Cockburn se rassied, et, croyant qu'on l'appellera, attend dans le parloir, avec Las Cases, Montholon, Gourgaud et les officiers anglais.

A son entrée dans le salon, Lowe salue l'Empereur qui se tient devant la cheminée. Comme Napoléon reste silencieux, il prend la parole :

— Je suis venu, monsieur, pour vous présenter mes devoirs.

— Vous parlez français, monsieur, je le vois, mais vous parlez aussi l'italien. N'avez-vous pas commandé un régiment de Corses ?

Lowe s'incline.

— Nous parlerons donc en italien.

Quelques phrases sur l'expédition égyptienne d'Abercromby où s'était trouvé Lowe. Puis des questions personnelles. N'est-il pas marié ? Comme le gouverneur répond que lady Lowe l'a accompagné à Sainte-Hélène, Napoléon pousse un soupir :

— Ah ! vous avez votre femme ; vous êtes heureux[3].

— Combien avez-vous d'armées de service ? poursuit-il.

— Vingt-huit ans.

— Je suis donc plus vieux soldat que vous, j'en ai près de quarante.

— L'histoire, dit gauchement Lowe, parlera de nos services d'une manière bien différente.

Napoléon sourit, ne répond pas. Lowe demande alors la permission de présenter ses officiers[4]. Bertrand les appelle. L'Empereur leur adresse quelques mots courtois, puis fait un signe de tête pour indiquer la fin de l'audience.

Les Anglais sortent. Cockburn, rouge de colère de n'avoir pas été reçu, proteste auprès du gouverneur. Ils semblent hésiter un instant, puis s'en vont.

Cet affront à l'amiral n'a pas été prémédité. Napoléon ignorait sa présence. L'étourderie de Bertrand a été aggravée par un valet mal dégrossi. Mais l'Empereur, dans ce moment monté contre Cockburn, en parait enchanté quand on l'en informe. Il se frotte les mains, rit aux éclats, avec, dit Las Cases, la joie d'un enfant qui vient d'attraper son régent.

— Ah ! mon bon Noverraz, s'écrie-t-il, tu as donc une fois eu de l'esprit !

Puis, s'échauffant, il ajoute que l'amiral a gagné à cette absence, car il l'eût apostrophé devant les nouveaux venus et lui eût reproché son peu de générosité.

— Pour un million, conclut-il, je ne donnerais pas cette journée !

Cependant, un peu plus tard, il réfléchit l'insulte est forte, et à tout prendre imméritée. Si Cockburn a des torts, dans maintes circonstances on a pu se louer de lui, Il envoie donc Montholon lui présenter des excuses. L'amiral n'y répond qu'avec froideur.

Napoléon n'a point mauvaise opinion de Hudson Lowe. Il dit à O'Meara :

— Je crois que le nouveau gouverneur est un homme de peu de mots, mais il parait poli. Toutefois nous ne pourrons le juger qu'à sa conduite.

Sir Hudson Lowe avait l'âge de Napoléon. Il était petit, mince et roux. La maigreur de sa face accentuait ses traits : grand front, pommettes saillantes, long nez tombant sur une bouche mince, menton pointu. Ses yeux verdâtres et obliques étaient enfoncés sous de forts sourcils, Il avait le teint criblé de taches de son. Il cachait sa timidité sous une raideur militaire. Son pas, ses gestes étaient rapides, saccadés. Il se tenait très droit.

Sa carrière était sans éclat. Fils d'un chirurgien de l'armée, enseigne à dix-huit ans, il avait pris part à toutes les opérations conduites dans la Méditerranée contre la France durant la Révolution et l'Empire. Il était studieux et plein d'ambition. Encore très jeune, dans ses loisirs il apprend l'espagnol, le français et l'italien. Il est en Corse pendant l'occupation anglaise, tient garnison à Ajaccio, va de là à Ille d'Elbe, puis à Minorque où il organise une troupe de Corses transfuges sous le nom de Corsican Rangers. Il les emmène en Égypte. On le retrouve au Portugal, à Naples, en Sicile. A Capri, il devient le chef d'un service d'espionnage. En 18T2 il atteint le grade de colonel. Après une mission en Scandinavie et en Russie, en 1813, il se bat à Bautzen. Il y aperçoit Napoléon pour la première fois. Attaché à l'année prussienne, il suit Blücher à Leipzig et pendant la campagne de France. Il porte à Londres la nouvelle de l'abdication de Napoléon. Il est fait alors brie et major-général. Wellington, à qui il a déplu par ses hésitations, l'a envoyé à Gênes avant Waterloo. Désigné par lord Bathurst, sur la recommandation de sir Henry Bunbury, pour le gouvernement de Sainte-Hélène, il est d'abord surpris. Cette nomination l'écarte peut-être de plus hauts emplois. Mais il aura le rang local de lieutenant-général, et il recevra un traitement de 12.000 livres. Sans famille, sans argent, il accepte, toutefois demeure encore près de six mois à Londres où il se marie avec une veuve, Mrs. Johnson, chargée de deux filles et qui ne lui apporte point de fortune, seulement des relations dans une société distinguée que de loin il admire et qui jusque-là l'ignorait.

Hudson Lowe n'était pas dépourvu de qualités. Dévoué à son pays, bon administrateur, probe, simple de goûts, même austère, il ne manquait pas d'une certaine bienveillance naturelle. Mais il était médiocre de sentiments et d'idées. Instable, agité, porté déjà au soupçon, les fonctions policières qu'il avait remplies en Méditerranée l'avaient incliné à une défiance extrême au point qu'il en perdait tout bon sens, s'emportait en des colères imbéciles. Il chérissait la paperasse, entassait les rapports, les lettres, les notes, les moindres feuilles où se trouvait un mot écrit. Formaliste, pédant, vaniteux, maladroit et enragé de l'être, son éducation petite le faisait manquer souvent aux convenances. Il n'avait délicatesse ni tact. Ses compatriotes l'ont peint d'un mot dur : Il n'était pas un gentleman. Hudson Lowe ne pensait, n'agissait point en gentleman, c'est-à-dire en homme qui plus qu'à son intérêt, ou à son service, tient à son honneur[5].

Les instructions qu'il avait reçues de lord Bathurst étaient celles mêmes déjà appliquées par Cockburn. Le général Buonaparte devait être traité en prisonnier de guerre. Lui seraient accordées les commodités de vie compatibles avec la certitude qu'il ne pourrait s'évader ni correspondre avec qui que ce fût, sauf par l'intermédiaire du gouverneur. Mais l'esprit en fut aggravé par des communications de vive voix. Bathurst insista sur la responsabilité qui incombait à Lowe, l'effraya par le précédent de sir Neil Campbell que Napoléon avait si joliment joué à l'île d'Elbe, Désireux de réduire les dépenses de Longwood en détachant de l'Empereur le plus qu'on pourrait de ses compagnons, il remit à Lowe le texte d'une déclaration que tous les Français devraient signer, faute de quoi ils seraient renvoyés en Europe. Bathurst, dans les entretiens qu'il eut avec Lowe avant son départ, n'avait pas dû cacher le dédain que lui inspirait Napoléon. Il entendait que ce coquin de Boney finît ses jours sur l'îlot, aux moindres frais et sans qu'il en fût parlé. Lowe n'aimait ni les Français ni la France, mais il n'avait pas de Napoléon, qu'il avait vu sur le champ de bataille, une opinion si basse. Les paroles de Bathurst agirent sur lui fortement, le disposèrent envers son prisonnier à une rigueur dont lui-même peut-être n'eût pas eu l'idée. Il était à genoux devant le pouvoir. Un mot d'un supérieur lui paraissait une loi.

Il ne perdit pas de temps pour exécuter ses ordres. Avant même d'être reçu par Napoléon, il les notifiait à Bertrand. L'Empereur dit à Gourgaud :

— Eh bien, vous savez la grande nouvelle ? Il faut aller au Cap ou s'engager à suivre mon sort à perpétuité.

Toute la maison fut consternée. Gourgaud s'emporta : On veut donc nous ôter l'espérance de jamais à revoir nos familles ! Les femmes pleurèrent. Mme Bertrand ne dormait plus. Napoléon lui-même passa une mauvaise nuit. Il voyait la répugnance de ses compagnons à prendre l'engagement qu'on exigeait d'eux. Même les plus soumis hésitaient. Le gouvernement britannique allait-il donc réussir à l'isoler ? Hudson Lowe avait envoyé un modèle ; l'Empereur y était nommé — par ses compagnons, ses domestiques ! — le général Buonaparte. Repoussant cette formule, Las Cases, Montholon, Gourgaud rédigèrent des protestations véhémentes. Quant à Bertrand, excité par sa femme, il refusait de rien signer, préférait partir. Deux jours passèrent en allées et venues de Jamestown à Longwood. On négociait avec Lowe, on consultait l'amiral. A la fin, devant la sommation du gouverneur, il fallut se rendre. Tous remirent leur déclaration. Le grand-maréchal obéit le dernier, sous la menace d'être embarqué dans les huit jours sur le Phaéton.

Les domestiques avaient signé un texte dicté par Napoléon. Lowe eut le mauvais goût de passer à Longwood, de les faire comparaître devant lui et de leur demander s'ils s'étaient bien engagés de leur propre gré. Tous l'affirmèrent.

Il avait paru fermer les yeux sur le rejet de sa formule. Mais en transmettant les déclarations à Bathurst, il proposa de renvoyer de Sainte-Hélène la plupart des officiers de Napoléon. La manière dont ils manifestent en toute occasion, soit verbalement, soit par écrit, leur opinion sur les mesures que le Cabinet a jugé convenable d'adopter à l'égard de Buonaparte lui-même pourrait fournir un prétexte suffisant pour leur éloignement.

Dans ce même temps, Longwood regrettait le départ des Anglais qui avaient montré le plus d'égards pour Napoléon. Avant de s'embarquer, le colonel Wilks et la charmante Laura vinrent prendre congé de l'Empereur. Napoléon fit force compliments à la jeune fille. La veille Bertrand était allé voir Wilks et lui avait demandé s'il ne voudrait point se charger de transmettre une communication cachetée de l'Empereur à son gouvernement. Le colonel s'était excusé, disant qu'il ne pouvait empiéter sur les attributions de sir Hudson Lowe et il avait rendu compte à son successeur de cette insolite proposition.

Dans son salon, en présence de Miss Wilks, de Mrs. Younghusband, de Las Cases et de Gourgaud, Napoléon causa pendant plus de deux heures avec l'ancien gouverneur. Il lui parla de l'Inde, de sa lutte avec l'Angleterre, de la paix qu'il avait toujours désirée et que la faction de Pitt avait su rendre impossible. Seul Fox l'avait compris.

— L'Angleterre et la France, dit-il, ont tenu dans leurs mains le sort de l'univers, celui surtout de la civilisation européenne. Que de mal nous nous sommes fait ! Que de bien nous pouvions faire !

Il avait rarement montré plus de verve et d'éloquence. Il insista sur son estime pour la nation britannique. Il en avait donné une preuve éclatante en se rendant à bord du Bellérophon. Il reprocha sans aigreur à Wilks de n'avoir pas voulu lui servir de courrier près du Prince-régent :

— Il n'y a pas d'homme en France qui refuserait de transmettre à son souverain la lettre scellée d'un prisonnier.

— En Angleterre non plus, répondit Wilks, lorsque des ordres spéciaux n'ont pas été donnés.

Ils se séparèrent contents l'un de l'autre.

Le jour d'après, Napoléon reçut le capitaine Hamilton, commandant la Havannah, frégate sur laquelle s'embarquaient les Wilks. Les Français voyaient en lui un ami. Lui aussi refusa de porter une lettre à Londres. L'Empereur qui l'avait reçu au jardin chargea le capitaine de dire au Prince-régent qu'il voulait la liberté ou le gibet.

Hamilton s'en alla décontenancé. Le surlendemain on entendit de Longwood le canon qui saluait le départ de la Havannah.

— Adieu, Laura, soupira Gourgaud...

 

Hudson Lowe avait été frappé par les rapports de Wilks et d'Hamilton. Ainsi Buonaparte essayait par-dessus sa tête de correspondre avec Londres L'affaire des déclarations l'avait déjà édifié sur l'état d'esprit des Français. Sa déception était extrême. Arrivé dans l'île encore gonflé de sa nouvelle promotion, il avait été accueilli à Longwood de façon cavalière par des gens qui pensait-il, ne le valaient pas. Sa vanité en était blessée. La prétention du général Buonaparte d'être traité e monarque lui paraissait insupportable. Il commençait de se rendre compte des difficultés d'une mission dont n'avait d'abord aperçu que les avantages et les promesses. L'attitude hautaine des prisonniers, l'insolence dont l'affront à Cockburn les montrait capables, donnaient à penser que Napoléon et les siens ne se résigneraient jamais à leur captivité. Cet homme, seul dans sa pauvre maison, avec quelques fidèles, lui faisait peur.

Lowe a peur, lui qui dispose de trois régiments d'infanterie, de cinq compagnies d'artillerie, d'une milice, d'une escadre qui croise incessamment autour de l'île, il a peur avec les centaines de canons qui hérissent les côtes, avec des kilomètres de tranchées... Peur absurde, mais qui ne cessera de le dominer, accrue par de menus incidents que sa manie déforme et qui, si elle l'amène bientôt à se rendre odieux aux Français, fera de sa propre existence un enfer.

Prenant à la lettre ses consignes, il resserre la vie des habitants de Longwood. Il fait défense aux marchands de Jamestown d'accorder crédit aux Français. Aucune communication, si insignifiante qu'elle paraisse, ne doit plus être reçue d'eux ni leur être remise, sous les peines les plus sévères. Les officiers du 53e et leurs femmes qui venaient voir Mine Bertrand à Hutt's Gate sont avisés que leurs visites déplaisent. Le corps de garde prend les noms de ceux qui s'y hasardent encore et leur demande un compte détaillé des conversations qu'ils ont tenues. Le nombre des sentinelles est accru à Longwood. Nul ne pourra plus y être admis sans l'autorisation du gouverneur, tandis que jusqu'alors un mot signé de Bertrand suffisait.

Cependant, car il a l'esprit sans équilibre et sa conduite montre toujours des contradictions qui le feront taxer de duplicité, il semble vouloir entretenir avec les reclus des relations conciliantes. Il vient voir Las Cases et Montholon, les trouve logés plutôt dans des bivouacs que dans des chambres, et dit qu'il va y remédier. Il a apporté quinze cents à deux mille volumes français qu'il mettra à leur disposition dès qu'ils seront en ordre. En attendant, il envoie la collection des bulletins de la Grande Armée et le recueil des pièces publiées sur l'expédition d'Égypte.

Las Cases va à Plantation rendre visite à lady Lowe. Il la trouve belle, aimable, un peu actrice. C'est une grande femme de trente-cinq ans qui s'habille avec élégance, se décollette assez bas, se farde un peu trop. De beaux yeux, des cheveux bruns, un joli cou. Pleine d'animation, elle plaisante son mari, qu'en trois mois de mariage elle a jugé, va jusqu'à dire que Reade, son chef d'état-major, est le vrai gouverneur.

Reade en effet exerce sur Hudson Lowe une influence profonde. Tout jeune encore — trente-trois ans — il a conquis le rang de lieutenant-colonel et a été fait chevalier. Pour quels services ? Point seulement militaires. Il a pris part aux campagnes d'Égypte et d'Espagne, mais s'est surtout signalé par des missions diplomatiques et de police dans la longue lutte des Anglais contre Murat. Lowe l'a pris à Gênes comme chef d'état-major et dès lors ne s'est plus séparé de lui.

Son visage imberbe, gras et souriant, ne déplaît pas d'abord. L'Empereur, les premiers jours, l'a trouvé agréable. Il ne tardera guère à changer d'opinion. Les façons doucereuses de Reade recouvrent une malveillance infatigable. S'il garde vis-à-vis de Napoléon une attitude déférente, il pousse de toutes ses forces, en toute occasion, le gouverneur à prendre des mesures plus strictes. Il lui reproche sa facilité, lui rappelle les ordres de Bathurst, l'incline à l'espionnage, réveille sa défiance dès qu'il la voit s'assoupir.

Le major Gorrequer, aide de camp du gouverneur e son secrétaire, ne contrebalance pas le pouvoir de Reade, quoique ses sentiments, semble-t-il, soient plu modérés. L'homme est fin, ironique et prudent. Il a de perçants yeux noirs, un nez d'aigle, une petite bouche moqueuse. Il sait à merveille le caractère de son chef. Son goût du travail, sa mémoire parfaite, son style rapide, sa connaissance du français l'ont rendu indispensable. Tous les rapports de Lowe à Bathurst sont établis sur ses minutes. Pourtant il ne cherche pas à jouer un rôle personnel. Au contraire il s'efface, se contente de suivre au jour le jour les développements d'une situation qui deviendra vite inextricable par la faute des acteurs.

Le 30 avril, Hudson Lowe vint à Longwood. Napoléon était enrhumé. Le gouverneur se fit annoncer par Montholon qui l'introduisit dans sa chambre.

L'Empereur était couché sur son sofa, en robe de chambre et en pantoufles. Une barbe de deux jours lui donnait fort mauvaise mine. Des livres étaient par terre autour de lui. Il se souleva un peu lorsque Lowe entra et lui montra une chaise près du canapé. Le gouverneur s'enquit de sa santé et lui offrit les services du docteur Baxter, venu avec lui d'Angleterre pour diriger les hôpitaux de l'île.

— Je ne veux pas de médecins, répliqua l'Empereur.

Lowe se plaignit du retard de l'Adamant qui devait apporter pour Longwood divers objets de commodité. Napoléon répondit brièvement. Il semblait souffrir d'une forte oppression. Il s'éleva avec force contre la convention par laquelle les souverains alliés le déclaraient leur prisonnier.

— Qu'est-ce que cela signifie ? Ils n'ont pas autorité pour le faire, ni en droit ni en fait. Il y a du courage à faire tuer un homme, mais c'est une lâcheté de le faire languir et de l'emprisonner ici. L'île est trop petite pour moi, qui chaque jour faisais dix, quinze, vingt lieues à cheval. Le climat n'est pas le nôtre, ce n'est ni notre soleil ni nos saisons. Tout ici respire un ennui mortel ! La position est désagréable, insalubre ; il n'y a point d'eau, ce coin de l'île est désert ; il a repoussé ses habitants.

Hudson Lowe répondit que rien ne serait épargné pour rendre sa résidence plus confortable.

— Qu'on m'envoie un cercueil ! Deux balles dans la tête, voilà ce qu'il faut ! Que m'importe à moi, si je couche sur un canapé de velours ou de basin ? Je suis un soldat et accoutumé à tout. Mais on m'a débarqué ici comme un galérien, Les proclamations défendent aux habitants de me parler !...

Les limites étaient trop étroites. Si on se refusait à les élargir, il ne demanderait rien d'autre. Hudson Lowe assura que son gouvernement les avait prescrites, et il lui échappa de dire :

— Voilà ce que c'est que de donner des instruction de si loin et sur une personne qu'on ne connaît pas !

L'Empereur reprocha à Lowe l'interrogatoire auquel il avait soumis ses domestiques. Le gouverneur en rejeta la faute sur Bertrand.

— Ah ! c'est une chose passée, fit Napoléon.

Les formes de l'entretien avaient été correctes, Mai sur rien Lowe n'avait cédé. L'Empereur commençait de penser qu'an obtiendrait moins de lui que de l'amiral.

— Quelle sinistre figure que celle de ce gouverneur ! dit-il à Las Cases. C'est à ne pas boire sa tasse de café si on avait laissé un tel homme un instant seul auprès ! Mon cher, on pourrait m'avoir envoyé pis qu'un geôlier...

 

Le brouillard fit tourner le rhume de l'Empereur en bronchite. Il toussait et crachait si fort qu'on l'entendait dans toute la maison. Il buvait des tisanes, mangeait fort peu, allait de son lit à son sofa, lisait, ne recevait qu'O'Meara et Las Cases. Poppleton, malgré tous ses efforts, n'avait pu le voir par la fenêtre. II. prévint le gouverneur qui, accompagné de Reade, vint à Hutt's Gate faire une véritable scène à Bertrand. Il exigeait que Poppleton fût mis à même d'assurer son service. Le général Buonaparte était-il malade ? Il en doutait. M. et Mme de Montholon parlaient de ses vomissements, Marchand assurait que Napoléon avait passé sa nuit à écrire. Bertrand, froid, répondit qu'il rendrait compte à l'Empereur.

Tracasseries de détail où perçait l'inquiétude de Lowe. Elles se fussent apaisées — pour un temps — si Napoléon avait consenti à voir le docteur Baxter, tout au moins en concurrence avec O'Meara. Mais se placer ainsi à la merci du gouverneur, il ne pouvait y consentir.

— Il faut être fou, répétait-il, pour accepter un médecin des mains de son ennemi !

Il demanda à O'Meara s'il se considérait comme un médecin de prison imposé par le gouverneur, ou bien comme son médecin privé, remplaçant de Maingault. Dans le premier cas, il renoncerait à ses services, puisque le docteur serait tenu de tout rapporter à Lowe de son état de santé, de sa façon de vivre, de ses entretiens. Il ne pouvait tolérer près de lui un espion. Dans le cas contraire, il continuerait de recevoir ses soins.

L'Irlandais, qui tenait à la place, affirma à l'Empereur qu'il se regardait comme son médecin personnel et qu'il garderait une discrétion entière, Il s'engagea à ne répéter à Lowe aucune conversation, sauf toutefois s'il s'agissait d'un projet d'évasion. Officier et sujet britannique, il ne pouvait s'en rendre complice par le silence. Napoléon admit cette réserve. Et il offrit à O'Meara un traitement de 240 livres qui viendrait grossir sa solde officielle, fixée à 365 livres. O'Meara refusa, Mais il se servira bientôt de cette offre pour tirer de Lowe un supplément de paie[6].

Son attitude, qui paraissait honorable, accrut la confiance que lui portait Napoléon. Au vrai O'Meara était une âme vile. Triple traître à face de brave homme, il va continuer de renseigner le gouverneur sur le train de Longwood, d'écrire à Finlaison, pour qu'il les colporte, des lettres gaillardes, parfois même obscènes, sur la maisonnée, enfin de rapporter aux Français tout ce qu'il apprend à Jamestown et à Plantation qui peut les affliger, les aigrir contre le gouverneur, Sainte-Hélène et les Anglais.

L'absence de tact de sir Hudson Lowe le conduisit à une bévue qui fut vivement ressentie à Longwood. La femme du gouverneur de l'Inde, lady Loudon and Moira, retournant en Angleterre, fit escale à Sainte-Hélène. Lowe imagina d'inviter à Plantation le général Bonaparte, pour rencontrer la comtesse[7].

Bertrand, Gourgaud, étaient pétrifiés de l'inconvenance. Las Cases rougissait d'indignation. Napoléon éclata de rire :

— C'est trop sot, point de réponse ![8]

C'était trop sot en effet, encore que Lowe n'eût pas agi à mauvaise intention[9].

 

Le 6 mai arriva d'Angleterre l'Adamant, porteur des meubles depuis longtemps annoncés à Longwood et de matériaux destinés à la construction d'une nouvelle maison pour Napoléon. Les vieux bâtiments de Longwood, dès l'origine, avaient paru insuffisants. Les journaux libéraux s'en étaient émus et avaient reproché sa mesquinerie au cabinet Liverpool. Celui-ci fit répondre que Buonaparte étant encore en mer, en septembre 1815, des plans avaient été dressés pour lui bâtir une demeure confortable et même luxueuse[10]. On a beaucoup parlé d'un palais de bois. Il n'en fut jamais question. Lowe vint à Longwood[11] consulter les désirs de Napoléon. Il y avait dans cette démarche de la prévenance. Mais rien ne pouvait plus déplaire à l'Empereur que l'idée d'un établissement durable. Il préférait le provisoire actuel, qui lui laissait l'illusion qu'il échapperait quelque jour à l'exil.

Il était trois heures. Napoléon s'habilla vite et reçut le gouverneur au salon.

Il ne le fit point asseoir. Sa contenance intimida Lowe qui, tournant son chapeau dans ses mains, dit qu'il se tenait à sa disposition, soit pour faire édifier un nouveau bâtiment, soit — ce qui exigerait moins de temps pour améliorer, à l'aide des matériaux venus d'Angleterre, l'habitation actuelle en y ajoutant deux ou trois salons. L'Empereur l'écoute sans dire un mot. Puis une vague de colère l'emporte. Sans répondre à la question que Lowe lui soumettait, il lui jette de violents reproches :

Etes-vous venu ici pour être mon bourreau ?... De quelle manière me traitez-vous ? C'était une insulte de m'inviter à dîner et de m'appeler le général Bonaparte. Je ne suis pas le général Bonaparte. Je suis l'empereur Napoléon !...

Il est l'Empereur, c'est vrai. Et sa misère lui prête une grandeur pathétique. Mais Lowe ne le voit pas. Il n'a pas égard à tant d'infortune. Il n'excuse pas, chez un homme qui fut le maître de l'Europe et qui n'est plus qu'un banni, ces éclats, ces sursauts qu'un cœur plus noble eût pardonnés.

— Monsieur, répond-il, rogue, je ne suis pas venu ici pour recevoir des leçons.

— Ce n'est pas faute d'en mériter.

— Monsieur, je viens pour discuter d'une affaire qui vous regarde plus que moi. Si vous n'êtes pas prêt à en parler, je vais m'en aller.

— Je n'ai pas voulu vous insulter, mais comment m'avez-vous traité ? Ce n'est pas digne d'un militaire.

— Je suis militaire à la façon de mon pays, pour faire mon devoir envers lui... Si vous croyez avoir à vous plaindre de moi, vous n'avez qu'à écrire, j'enverrai votre lettre en Angleterre.

— A quoi bon ? Elle ne sera pas plus écoutée qu'ici !

— Je la ferai publier par toutes les gazettes du continent, si vous le demandez...

— Vous avez offert, m'a-t-on dit, de vos officiers pour m'accompagner dans l'île, au lieu du capitaine Poppleton. Ce n'est pas la couleur de leur habit qui me gêne. Quand des soldats ont reçu le baptême du feu, ils sont tous les mêmes à nies yeux. Mais je ne puis reconnaître que je suis votre prisonnier. Je ne suis dans vos mains que par le plus horrible abus de confiance...

Il pose alors une question au sujet de la nouvelle maison. Sera-t-elle construite dans l'endroit qui lui plaira ou dans celui que fixera le gouverneur ? Hudson Lowe répond que l'affaire devra être décidée de concert.

— Vous auriez mieux fait d'en parler au grand-maréchal.

— Je trouve plus convenable de m'adresser à vous.

L'entretien a baissé de ton. Mais tandis que Napoléon marche de la cheminée aux fenêtres, l'immobilité de Lowe le jette de nouveau hors de soi. Il revient vers le gouverneur :

— Voulez-vous que je vous dise la vérité ? je m'attends à tout de votre part. Je crois que vous avez l'ordre de me tuer.

Il le regarde fixement. Lowe réplique, sans baisser les yeux :

— Vous avez dit, monsieur, quand je vous ai vu la dernière fois, que vous vous étiez trompé sur l'esprit du peuple anglais ; vous vous trompez tout autant aujourd'hui sur l'esprit d'un soldat anglais.

Ils demeurent un instant muets l'un et l'autre. Hudson Lowe, enfin, dit :

— Monsieur...

Napoléon tourne la tête.

— Je désirerais vous présenter un officier de mon état-major, le lieutenant-colonel Wynyard que j'ai amené avec moi.

— Je ne veux pas le recevoir à présent. Il ne peut y avoir de société entre les geôliers et les prisonniers.

Lowe salue et part, très rouge. Il passe chez Bertrand pour se plaindre de l'attitude de Napoléon :

— Le général Bonaparte ne se contente pas de s'être créé une France imaginaire, une Espagne imaginaire, une Pologne imaginaire, comme le dit l'abbé de Pradt, il veut encore se créer une Sainte - Hélène imaginaire.

Cependant l'Empereur disait à Las Cases :

— Eh bien, la crise a été forte, je me suis fâché, mon cher ! J'ai reçu Lowe avec ma figure d'ouragan. Nous nous sommes considérés comme deux béliers qui allaient s'encorner et mon émotion doit avoir été vive, car j'ai senti la vibration de mon mollet gauche. C'est un grand signe chez moi et cela ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

Il se promena ensuite en calèche. Il avait repris son calme, Mais au bain, il revint sur la scène et dit à Las Cases :

— Mon cher, ils me tueront ici, c'est certain[12].

Ces mois du printemps européen ont ramené l'automne â Sainte-Hélène. Les brumes coulent sur le sol ou bien, dressées tout à coup par le vent, vont et viennent sur l'horizon comme des toiles de théâtre. Il pleut davantage. La glaise des chemins se détrempe en une houe oh seuls les cavaliers osent se risquer.

Lu vie des exilés s'allonge, invariable. Travail avec l'Empereur, allées et venues sur la route, conversations sans fin, menus conflits. On se mesure sur une porte, on joue aux boules. Les petites Balcombe arrivent pour déjeuner Betay grimace derrière Mme de Montholon qui la gourmande. Leur père donne un bal aux Briars. Las Cases en revient enchanté, et Gourgaud mécontent. Les Skelton font leurs adieux. L'Empereur offre en souvenir la Mes. Skelton une tasse de son service de Sèvres. Le docteur Warden, médecin du Northumberland, vient examiner Emmanuel, malade. Napoléon s'entretient avec lui durant deux heures, puis l'invite faire un tour de calèche avec les Bertrand. Tandis que les chevaux galopent, il essaie de parler anglais, taquine Mme Bertrand, indisposée ces derniers jours et qu'il veut divertir. Il lui passe le bras autour du cou et dit à Ward.

This is my mistress ![13]

Mme Bertrand veut se dégager. Le grand-maréchal éclate de rire. Napoléon demande s'il s'est trompé, et comme on lui dit ce que mistress signifie en anglais, il s'écrie :

Oh, no, no ! I say any friend, my love. No, no love, my friend, gay friend ![14]

Ses compagnons l'engagent à monter de nouveau à cheval. Mais tourner toujours ainsi sur lui-même, dit-il, le dégoûte ; il se croit dans un manège, en a la nausée. Enfin on l'y entraîne. Il va avec Las Cases et Gourgaud jusqu'aux abords du Flagstaff. Ils reviennent en passant sur le front du camp de Deadwood.

Les soldats quittent leurs baraques et font la haie en saluant. Napoléon est enchanté. Mais point le gouverneur, quand on l'en informe : il défend sous peine du fouet qu'à l'avenir pareil hommage soit rendu au prisonnier.

Montholon a pris à son service un domestique persan que laissait derrière lui Skelton. Mécontent que la permission de l'engager ne lui ait pas été demandée, Lowe l'a fait empoigner avec défense de revenir à Longwood. Montholon et sa femme se répandent en invectives contre le gouverneur, devant O'Meara, qui adresse à Plantation un rapport fielleux sur l'incident[15].

Les Bertrand vont à Jamestown rendre visite à lady Bingham. Lowe les rencontre et leur dit, insolent :

— Vous ne connaissez pas bien votre position. Vous vous croyez encore aux Tuileries. Vous pensez pouvoir donner des bourrades comme Napoléon : M. de Montholon vient d'écrire que le vin envoyé par mon gouvernement était celui qu'en France buvait la dernière classe du peuple. Vous croyez que mon gouvernement est comme le vôtre !...

Quand Bertrand lui rapporte l'algarade, l'Empereur fait venir Montholon. Que signifie cette sotte réclamation ? Il hausse les épaules. Ah ! que tout ce qui l'entoure est mesquin !...

Les bâtiments destinés aux Montholon, à Gourgaud et à O'Meara enfin s'achèvent. On couvre la maison où doivent loger les Bertrand, à cent vingt mètres de l'Empereur. La comtesse la trouvant trop étroite, le gouverneur y fait ajouter une véranda carrée construite en bois, tout en fenêtres sur trois côtés et qui sera un agréable salon.

On dispose les nouveaux meubles. Un billard est placé dans le parloir. Napoléon n'y sait pas jouer. Il se contente en passant de pousser les billes avec la main. Mais il trouve le tapis vert commode pour étaler ses cartes et ses plans. La pièce devient ainsi une sorte de cabinet topographique, tout en restant salle d'attente ou parloir. Dans le salon entrent deux canapés, six fauteuils et six chaises de bois noir, ornés de bronzes dorés, foncés de velours vert, un tapis, un lustre, une console à dessus de marbre, des rideaux. Dans la salle à manger une table, des chaises. Un bureau et un guéridon d'acajou dans la chambre de l'Empereur. Une grande armoire chez Marchand pour y serrer le linge et les effets de son maître. Enfin la librairie que Napoléon décidera d'installer dans la pièce occupée d'abord par la famille Montholon, reçoit trois corps de bibliothèque, à rideaux et treillis de cuivre. Les anciens meubles devenus inutiles sont partagés entre les compagnons de l'Empereur.

Le brick Mosquito, venu d'Angleterre, apporte des lettres. Napoléon en reçoit une de sa mère. Je suis bien âgée, écrivait Mme Letizia par la main de Fesch, pour faire un voyage de deux mille lieues, je mourrai peut-être en route, mais n'importe, je mourrai près de vous. L'Empereur parait ému. Il relit la lettre, pousse un soupir et la déchire. Il se remet à feuilleter le Journal des Débats dont Lowe a envoyé la collection jusqu'au 5 mars, puis un moment après, s'interrompant, il dit à Las Cases :

C'est de la pauvre Madame. Elle se porte bien et veut venir me joindre[16]...

Le joindre, non. Qu'un des siens, fût-ce sa mère, le voie dans son abaissement, il n'y consentira jamais.

L'Honorable John Elphinstone, frère de l'officier blessé à Waterloo, lui adresse de Canton un très beau jeu d'échecs, une boite de jetons frappés de la couronne impériale et deux paniers à ouvrage en ivoire. Napoléon reçoit ces objets avec plaisir. Mais il renvoie à Plantation les trois fusils qu'on lui a expédiés d'Angleterre, puisqu'on ne peut chasser qu'au delà des limites et qu'à Longwood on ne trouve en fait de gibier que des rats.

Le 17 juin s'ancra à Jamestown la frégate Newcastle, portant à son bord le contre-amiral sir Pulteney Malcolm, désigné pour remplacer Cockburn, et deux des trois commissaires des puissances, le comte Balmain, nommé par le tsar Alexandre, et le marquis de Montchenu, envoyé par Louis XVIII.

Le lendemain, de l'Orontès débarquait le baron Stürmer, commissaire autrichien.

Cette arrivée excita à Longwood un extrême intérêt. Napoléon, dont l'imagination galopait toujours, croyait que le représentant de l'empereur François lui apportait des nouvelles de Marie-Louise et de son fils, que le commissaire russe avait pour lui un message du Tsar, son ami de Tilsitt et d'Erfurt, avec qui il pourrait dès lors nouer une correspondance. Apprenant la façon dont il était traité à Sainte-Hélène, la générosité d'Alexandre ne le porterait-elle pas à obtenir des Alliés la fin de sa captivité ? Pour l'envoyé de la France, royaliste chevronné, si mal intentionné qu'il pût être, c'était toujours un Français. Si loin du pays les oppositions politiques devaient perdre de leur force. Napoléon saurait l'apprivoiser. Il en avait charmé de plus réfractaires et qui avaient contre lui des motifs personnels d'inimitié... Il y aurait ainsi désormais un petit corps diplomatique accrédité près de lui. Il en rejaillirait de l'éclat sur Longwood. La dignité de l'Empereur s'en trouverait consolidée. Son entourage se réjouissait à l'idée des distractions que lui vaudrait ce renfort de société. Mmes Bertrand et de Montholon pourraient trouver en Mme Stürmer une amie. On ne serait plus condamné à ne voir que des Anglais...

O'Meara fut à la ville en éclaireur. Revenu à Longwood, il dit à l'Empereur qu'il avait vu le commissaire de France.

— Quelle espèce d'homme est-ce ?

— C'est un vieil émigré, le marquis de Montchenu... Comme j'étais au milieu d'un groupe d'officiers, il s'approcha de moi et me dit : Pour l'amour de Dieu, si quelqu'un de vous parle français, faites-le-moi savoir ; je suis venu finir mes jours au milieu de ces rochers et je ne connais pas un mot de la langue.

— Bavard, imbécile ! dit Napoléon en riant. Quelle folie d'envoyer ici ces commissaires sans charge et sans responsabilité ! ils n'auront rien à faire qu'à courir les routes... Le gouvernement prussien a montré plus de discernement, et il a économisé son argent[17].

Tout en disant cela, il dépêchait Gourgaud pour rencontrer Montchenu et voir si vraiment il était la vieille bête qu'on prétendait.

Le rapport de Gourgaud fut encourageant. Chez Porteous où étaient hébergés les commissaires, il avait rencontré le marquis et son aide de camp. Montchenu avait fait l'important, mais ces messieurs montraient beaucoup de politesse.

Napoléon répondit que Gourgaud ne devait pas s'y fier.

— M. de Montchenu vous considère peu, parce que vous êtes de la canaille. Vous êtes roturier.

A quoi Gourgaud répliqua non sans esprit qu'il était gentilhomme de la façon de l'Empereur et que cela lui suffisait.

M. de Montchenu pouvait saluer et dire des riens avec des airs de talon rouge. A cinquante-neuf ans il n'était qu'un courtisan suranné, un débris de l'émigration. Petit, gros, rubicond, les traits assez beaux, il se coiffait à la vieille mode, poudre et longue queue. Il était d'ancienne famille mais devait son titre de marquis à sa seule libéralité. Napoléon avait pu l'apercevoir à Valence quand il était colonel en second au Mestre de Camp-Dragons. En 1792, il émigra et demeura huit ans en Westphalie. Il revint en France après Brumaire, vivre obscurément à Lyon. Il disait parfois, parlant de l'Empereur : Quand cet homme sera tombé, je supplierai le Roi de me rendre son geôlier. Il se fût rallié peut-être, s'il en avait trouvé le moyen, mais où, sous l'Empire, utiliser pareil sot ? A la Restauration, il courut à Paris, demanda gratifications, grades, croix pour prix de sa fidélité forcée, n'obtint rien d'abord. On le vit à Vienne, réclamer au Congrès pour une affaire des fourrages datant de la guerre de Sept ans. On en rit, mais il se glissa dans les entours de Talleyrand qui t d'un coup d'œil perça cette outre. Quand on dut choisir un commissaire pour Sainte-Hélène, il se souvint de lui, et par une sorte de gageure méchante, le nomma. Montchenu avait aussitôt essayé de tirer de l'aubaine tout le profit imaginable. On lui refusa le cordon rouge, mais il reçut un traitement de 30.000 francs, le grade de maréchal de camp[18], enfin on lui accorda un secrétaire, jeune garde du corps de vingt-cinq ans, Jean-Claude Gors, qui pour servir sous si noble chef, prit la particule et le titre d'aide de camp[19].

Le comte Alexandre de Balmain, voyageant avec eux sur le Newcastle, avait montré peu de goût pour leur société. C'était un homme élégant, aimable, cultivé, disert, plein à la fois de bon sens et d'esprit[20]. D'abord officier, il avait passé jeune encore dans la diplomatie. Il fut secrétaire d'ambassade à Naples, à Vienne, à Londres. En 1813 il rentra dans l'armée et prit part à la campagne d'Allemagne. Il était attaché à la personne de Wellington à Waterloo. Le tsar Alexandre, qui goûtait son intelligence, lui confia plusieurs missions. Il n'avait point sollicité celle de Sainte-Hélène, mais l'accepta sans déplaisir et sans s'occuper des conditions matérielles du séjour[21]. L'éloignement ne l'effrayait pas. N'était-il pas assuré par le caractère même de son emploi de demeurer sous les yeux et dans la pensée de son souverain ? C'était pour lui l'essentiel.

Le commissaire autrichien, baron Barthélemy Stürmer, avait, comme secrétaire de Schwartzenberg, débuté au Congrès de Châtillon[22]. Il s'éprit à Paris d'une petite Française grasse et jolie, fille d'un commis de la Guerre nommé Boutet. Devenue baronne et femme de diplomate, elle tâchait d'oublier la modestie de son premier état. Mais elle n'oubliait pas la France et en secret admirait Napoléon[23]. Son mari, tout soumis qu'il fût à Metternich, ne manquait de réflexion ni de jugement. Il était doux, poli, instruit, d'apparence un peu lourde, très soucieux de sa carrière, en tout fort Autrichien[24].

Dès l'arrivée des commissaires, Hudson Lowe leur offrit un dîner à Plantation. Il eût voulu demeurer avec eux en bons termes sans faciliter leur mission. Le gouvernement anglais s'impatientait de ce contrôle. Lowe pour sa part n'en attendait que des ennuis et des complications. Il craignait comme Bathurst que les commissaires ne finissent par s'entendre trop bien avec les Français. Mais puisque le cabinet n'avait pu éviter leur envoi, il allait limiter leur action de son mieux et, s'il le pouvait même, par des moyens obliques, les empêcher de prendre contact avec Napoléon.

Les instructions emportées par les commissaires et qu'ils communiquèrent au gouverneur ne concordaient pas. Montchenu et Stürmer tenaient de leurs cours l'ordre de s'assurer par leurs propres yeux de l'existence de Buonaparte. Chaque fois qu'ils l'auraient constatée, un procès-verbal serait dressé et envoyé à Paris et Vienne.

Balmain avait des ordres plus larges. Le Tsar lui-même y avait mis la main : Votre rôle sera purement passif ; vous observerez tout et rendrez compte de tout. Dans vos relations avec Bonaparte, vous garderez les ménagements et la mesure qu'exige une situation aussi délicate, et les égards personnels qu'on lui doit. Vous n'éviterez ni ne rechercherez les occasions de le voir, et vous vous conformerez à cet égard strictement aux règles qui seront établies par le gouverneur.

Le Tsar avait souligné : et les égards personnels qu'on lui doit. Quand il le saura, Napoléon en concevra d'excessives espérances...

Montchenu avait voulu, le jour même de son arrivée, se faire conduire à Longwood.

— Je ne puis, disait-il, laisser partir le Northumberland sans envoyer à ma cour un procès-verbal constatant l'existence de Buonaparte. Cela est de la plus haute importance pour la France.

Hudson Lowe observa qu'on ne voyait point ainsi Buonaparte à sa fantaisie. Le bouillant marquis répondit qu'il n'y avait qu'à se rendre chez lui avec une compagnie de grenadiers.

Hudson Lowe le fit pour ce jour renoncer à si beau projet. Mais le lendemain Montchenu réclama l'aide de ses collègues :

— Messieurs, je compte sur vous si on m'oblige à user de la force.

Stürmer et Balmain s'écrièrent contre l'extravagant. Vaincu par leur opposition et celle du gouverneur, bon gré mal gré il lui fallut se résigner à attendre. Il devait attendre longtemps...

Lowe vint à Longwood le 20 juin pour présenter à Napoléon le nouvel amiral, sir Pulteney Malcolm. Cockburn la veille était parti pour l'Angleterre sur le Northumberland. Il ne prit pas congé de l'Empereur, se contenta de rendre visite à Bertrand.

Napoléon reçut l'amiral Malcolm de la meilleure grâce, pour faire pièce au gouverneur. Avec Lowe même, il se montra courtois. Il parla marine avec l'amiral et l'invita à revenir le voir avec lady Malcolm. Il la savait une Elphinstone et la nièce de lord Keith, de qui malgré Plymouth il gardait bon souvenir.

L'amiral partit enchanté. Napoléon de son côté l'avait trouvé fort à son goût

— Voilà un homme qui a une physionomie agréable, ouverte, intelligente et sincère, dit-il à O'Meara. C'est vraiment la figure d'un Anglais. En vérité, j'éprouve autant de plaisir à le voir que si c'était une jolie femme. Il dit franchement et hardiment ce qu'il pense, sans craindre de vous regarder en face.

Allusion à Lowe qui souvent, par embarras, détournait les yeux.

Cinq jours plus tard, l'amiral reparut à Longwood avec sa femme. Logés à Plantation, ils vinrent à cheval jusqu'à Hutt's Gate et là trouvèrent, envoyée au-devant d'eux, la calèche de l'Empereur. Lady Malcolm y prit place avec Mme Bertrand, tandis que Bertrand et Malcolm les accompagnaient à cheval. Comme à l'accoutumée, les postillons enlevèrent leurs bêtes. Lady Malcolm s'effrayait ; Mme Bertrand la rassura. Elle désirait fort de gagner la nouvelle venue, liée par sa famille avec toute l'aristocratie anglaise. Elle lui confia son isolement, son chagrin...

Arrivés à Longwood, ils furent introduits dans le salon. Napoléon fit asseoir lady Malcolm près de lui sur le canapé et invita les autres à prendre des sièges. La conversation fut animée et générale. Napoléon parla de lord Keith et demanda des nouvelles d'Europe. L'amiral dit que les armées allaient être réduites et l'income-fax supprimé. Lady Malcolm, interrogée par Napoléon, avoua que Sainte-Hélène lui plaisait, lui rappelait l'Écosse, son pays, Alors il parla d'Ossian, le poète de sa jeunesse :

— C'est moi qui l'ai mis à la mode. On m'a même accusé d'avoir la tête emplie des nuages d'Ossian !...

Si l'amiral avait conquis Napoléon par sa beauté militaire, lady Malcolm, dès cette visite, lui fut aussi agréable, pour des motifs bien différents. Elle était petite, bossue, franchement laide. Plâtrée, fardée, elle s'habillait sans goût, avec un étalage de couleurs qui la faisait ressembler à un vieil ara. Mais elle était vive, amusante, pleine d'esprit, très humaine, d'un cœur noble et tendre qui perçait sous la gaieté de ses mots. Elle regardait de tous ses yeux Napoléon, le trouvait étrangement simple dans son habit usé, que relevait l'étoile de la Légion. Son air de bonté la frappait surtout. N'était-ce pas lui qui à Waterloo avait sauvé son frère ? Elle se sentait pour lui pleine de reconnaissance et de respect.

A Longwood désormais ils seront traités en favoris. Napoléon aura de familiers entretiens avec l'amiral. Il promènera lady Malcolm dans son jardin, badinant pour elle, excitant ses reparties. Ces deux loyaux Anglais n'entreprendront rien contre l'autorité du gouverneur. Mais ils essaieront de rendre la captivité moins lourde, ils voudront adoucir l'aigreur de Lowe, faire comprendre aux gens de l'île l'état d'esprit des exilés, ils seront les meilleurs amis, les plus attentifs que dans ces années douloureuses, chez des étrangers, ait rencontrés Napoléon.

 

A l'issue de la première visite de Malcolm, l'Empereur avait fait demander à Lowe si les commissaires étaient porteurs de lettres de leurs souverains et quel était l'objet spécial de leur mission. Le gouverneur répondit qu'ils n'avaient point de lettres. Il pria Bertrand de demander à son maître à quelle époque et de quelle manière il lui serait le plus agréable de les recevoir.

L'Empereur tomba de son haut. L'Europe ne lui envoyait point des ambassadeurs, mais des surveillants ! Aucune nouvelle de Marie-Louise et de son fils, pas un souvenir d'Alexandre ! Les souverains ne voulaient voir en lui qu'un prisonnier. Allait-il donc se soumettre en recevant officiellement les commissaires ? Se résignerait-il à s'entendre nommer par eux le général Buonaparte ? Depuis onze mois il luttait pour garder le titre qui, s'il ne devait plus lui servir jamais, serait du moins l'héritage de son fils ! Mais s'il leur condamnait sa porte, il brisait tout lien avec l'Europe, dès lors n'était plus qu'à la merci des Anglais. Il balança trois semaines. Son entourage était partagé. Les Montholon, Gourgaud, Mine Bertrand désiraient profiter de ce que les commissaires apportaient d'agrément social, d'air européen. Bertrand et Las Cases étaient pour le maintien sans compromis d'une attitude de protestation. A Malcolm, chargé par Lowe d'un sondage, Napoléon exprima son indécision : il voulait bien voir les commissaires en tant que particuliers, mais il répugnait à leur donner audience en leur qualité officielle.

— Que pourrais-je dire au commissaire autrichien, qui vient ici sans un mot de mon beau-père pour me dire que mon fils — son petit-fils ! — est vivant ? Un homme qui m'a supplié d'épouser sa fille et à qui j'ai rendu deux fois ses États ! Et comment m'adresserais-je au Russe, dont l'empereur était à mes pieds et m'appelait son meilleur ami ? J'ai de ses lettres qui le prouvent, je les ferai voir un jour. Je suis moins embarrassé avec le Français. Louis ne me doit rien...

 

Cependant les trois envoyés, logés dans la maison Porteous, n'ayant pour se distraire que quelques causeries avec les officiers anglais, des allées et venues dans la rue de Jamestown, se morfondaient.

Montchenu expédiait à ses amis de France une véritable circulaire où il déplorait la rudesse de l'île. L'aspect en est hideux. Vous ne voyez que des montagnes sans végétation, de la hauteur de cinq cents à quinze cents toises... Une seule petite ville où il y a une soixantaine de maisons, pas un seul village, quelques chaumières éparses que l'on décore du nom de maisons de campagne, dont une dizaine sont logeables, de très beaux chemins taillés dans le roc et toujours bordés de précipices effrayants, point de sentiers praticables, voilà mon cher, le séjour de votre ami... On manque de tout et tout est d'un prix exorbitant.

Stürmer, plus mesuré, se plaignait aussi à Metternich : J'ai appris à connaître les difficultés innombrables que l'on rencontre ici de toutes parts dans les moindres choses. La position géographique de l'île qui rend les communications lentes et pénibles, l'isolement où se trouve Bonaparte et tout ce qui lui appartient, le caractère difficultueux de celui de qui tout dépend ici (Lowe), sont autant d'obstacles, souvent insurmontables, contre lesquels nous avons à lutter. — La beauté du climat, ce seul point de compensation que nous espérions pouvoir opposer à tant de désagréments, ne mérite pas la moitié des éloges qu'on lui donne...

Et Balmain : Sainte-Hélène est l'endroit du monde le plus triste, le plus inabordable, le plus difficile à attaquer, le plus insociable, le plus pauvre, le plus cher et surtout le plus propre à l'usage qu'on en fait maintenant.

S'ils étaient jetés — pour combien de temps, ils ne savaient  sur ce rocher, au moins les commissaires voulaient-ils y remplir leur mission. Ils prièrent par écrit le gouverneur de leur procurer l'occasion la plus prochaine de voir Napoléon Buonaparte[25].

Lowe transmit cette demande à Bertrand. Sans insister d'ailleurs. Il joignit à sa lettre une copie de la convention du 2 août dont il attendait qu'elle confirmât Napoléon dans son intention de refuser les commissaires à titre officiel.

Quant à leur réception comme particuliers, il se flattait de les détourner d'y consentir. Ainsi resterait-il seul en face de son prisonnier, maître de le garder au gré de son inquiétude, sans contrôle d'étrangers curieux on malveillants, sans possibilité non plus, par leur entremise, d'un appel à la justice ou à la tardive magnanimité de l'Europe.

Un mois passera sans qu'une réponse soit envoyée au gouverneur. Ce ne sera que le 23 août, après la dernière entrevue que Napoléon aura avec Lowe, que Montholon lui adressera une protestation d'ordre général où l'Empereur refusait de reconnaître le caractère des envoyés européens.

Dans ce moment on pouvait observer chez Napoléon une sorte de détente. L'arrivée de six caisses de livres apportées sur le Newcastle lui avait procuré un vif plaisir[26]. Il était si impatient de les voir ouvertes qu'il y travailla lui-même avec un marteau et un ciseau. Les semaines qui suivront, il s'occupera de classer les volumes dans les bibliothèques, et comme elles ne suffisaient pas, sur des rayons de sapin qu'on peignit en vert. Aly commença d'établir un catalogue sur une table de bois blanc où s'étalait la grande carte d'Italie du baron d'Albe.

Dans les caisses l'Empereur avait trouvé la collection complète du Moniteur, indispensable pour la rédaction de ses Mémoires, auxquels, ces temps derniers, faute de matériaux, il avait moins travaillé. II s'en saisit et ne la quitta plus. Point de sortie ; le temps était affreux. Au Biner on ne parla que de lectures. Et la nuit entière passa pour lui à parcourir des tomes et à dicter des notes à Marchand. Il dit à Las Cases qu'il s'en était amusé comme d'un roman.

Une autre joie était venue à Napoléon. Avec le commissaire autrichien était arrivé à Sainte-Hélène un jeune botaniste attaché aux jardins de Schönbrunn, Philipp Welle. Avant son départ, son chef, Boos, lui avait remis un paquet ouvert, contenant une boucle de cheveux blonds avec un morceau de papier sur lequel Mme Marchand, berceuse du roi de Rome, avait écrit pour son fils :

Tu trouveras ci-inclus quelques-uns de mes cheveux. Si tu as le moyen de te faire peindre, envoie-moi ton portrait. Ta mère, Marchand.

Ruse innocente, inventée par une pauvre femme pour transmettre à l'exilé, par delà tant de mers, un souvenir de l'enfant perdu. Ces cheveux de soie, si fins, Marchand ne pourra s'y tromper, ce ne sont pas ceux de sa mère, mais ceux du petit roi.

Informé par un nommé Prince que d'elle avait pour lui un message, Marchand descendit de Longwood, accompagné d'un soldat qui l'attendit devant la maison Porteous. Welle lui remit le paquet et lui donna de vive voix des nouvelles de sa mère, et aussi de l'enfant impérial qu'il avait souvent aperçu dans le parc de Schönbrunn, beau, gracieux, brillant de santé.

Marchand revient en hâte à Longwood. L'Empereur prend les cheveux de son fils, les caresse doucement... Une servante française a eu pour lui la pitié que n'ont montrée ni son beau-père, ni sa femme... Il serre la boucle dans son nécessaire, près d'une mèche de Joséphine qu'Hortense lui avait donnée.

Ses dispositions plus conciliantes, Napoléon les montra dans une réponse adressée par Montholon à Lowe qui insistait pour savoir s'il voulait demeurer à Longwood agrandi ou préférait ailleurs un nouveau bâtiment.

Cette lettre, avait dicté Napoléon, est écrite avec l'intention d'être aimable. Elle contraste avec les ignobles vexations qu'on imagine chaque jour. Cela ne s'accorde pas avec la conversation que j'ai eue avec sir Lowe et dont il est question dans cette lettre. Il ne me reste de cette conversation qu'un souvenir pénible... Cette île est fort contraire à ma santé, c'est le pays le plus humide de la terre. On se fait une étude de m'en rendre le séjour encore plus malsain et plus affreux...

Montholon regrettait ensuite que l'Empereur n'eût pas été établi à Plantation House. Ajouter des ailes à Longwood ne serait qu'augmenter une masure. On n'y demandait que des réparations urgentes. Les toitures de papier goudronné laissaient la pluie pénétrer chez Las Cases et Gourgaud.

Le gouverneur ordonna aussitôt les travaux nécessaires.

Mais, par des maladresses répétées, il gâta ces rapports meilleurs. Il s'était pour une vétille attiré une affaire personnelle avec Bertrand. Mme Bertrand, sachant par Gourgaud que Montchenu avait vu à Paris sa mère malade, le pria de venir à Hutt's Gate lui donner plus de détails[27]. Sa lettre, confiée à Porteous, fut portée par celui-ci au gouverneur. Lowe la retourna à Bertrand avec une mercuriale rappelant que toutes les communications destinées à Longwood ou en provenant devaient passer par lui, ouvertes. Bertrand répliqua de la meilleure encre. Longwood ne se soumettrait pas à son visa. Pour l'Empereur, il ne voulait plus recevoir de lettres décachetées. S'il en arrivait pour lui, Hudson Lowe était le maître de les brûler. Le gouverneur maintint ses ordres. Si les compagnons de Bonaparte ne voulaient point y déférer, ils n'avaient qu'à quitter Sainte-Hélène. Les ponts étaient coupés entre le grand-maréchal et lui.

Un autre incident vient irriter Napoléon. Il apprend que les deux volumes, richement reliés, de l'ouvrage de J.-C. Hobhouse : Lettres écrites par un Anglais résidant à Paris sous le règne de Napoléon, envoyés par leur auteur avec cette dédicace frappée en or sur le plat : Imperatori Napoleoni[28], ont été confisqués par le gouverneur. Lowe ne songe pas qu'imperator veut dire général aussi bien qu'empereur. Ce présent venu d'un Anglais lui semble une trahison : il ne sera point remis. Napoléon furieux dit à O'Meara :

— Ce galérien n'a pas voulu que j'aie ce livre, parce qu'il pensait que j'éprouverais quelque plaisir à voir que tous les hommes ne lui ressemblent pas, et que je suis estimé par quelques-uns de ses compatriotes. Je ne croyais pas qu'un homme pût être si bas, si vil !...

Quand Hudson Lowe se présenta, le 16 juillet, pour s'entendre enfin avec Napoléon sur les aménagements de Longwood, il vit tout de suite à l'attitude de l'Empereur que l'entretien serait difficile. Napoléon resta muet pendant les dix premières minutes. Lowe, gêné, battait le buisson. Tout à coup, l'Empereur l'interrompit :

— Vous nous faites des compliments dans vos lettres et en même temps vous nous enfoncez des épingles dans le dos... Il n'y a pas moyen de traiter avec vous. Vous êtes lieutenant-général, vous ne devez pas exécuter votre devoir comme une consigne. Songez à votre gloire qui souffrira de la manière dont vous nous traitez...

Lowe se défendit. L'entourage de Napoléon, disait-il, prenait plaisir à aigrir leurs rapports ; il empoisonnait tout. Il n'était pas venu à Sainte-Hélène pour chercher la gloire, il n'avait point sollicité cet emploi, niais il accomplirait son devoir.

Comme il revenait aux constructions, l'Empereur haussa les épaules :

— Une nouvelle maison ? Il faudrait six ans pour la bâtir. Dans deux ans il y aura un changement de ministère en Angleterre ou un nouveau gouvernement en France et je ne serai plus ici...

La conversation, debout, avait duré deux heures. Lowe conclut en disant qu'il allait en référer à Londres. Il salua et partit.

Ainsi qu'il l'avait annoncé, car cet homme mesquin n'est pas déloyal, il adressa à Bathurst un rapport exact. A plusieurs reprises, causant avec O'Meara, Napoléon avait indiqué comme lieux de préférence, pour élever un autre bâtiment, soit les Briars, soit les environs de Rosemary Hall. Les Briars étaient trop près de la ville, pensait Lowe ; il recommandait donc au ministre le choix de Rosemary pour la résidence future de Napoléon,

Peu après[29], l'Empereur reçut Malcolm qui lui apportait la collection du Journal des Débats jusqu'au 13 mai. Elle venait d'arriver par le Griffon avec des lettres de Madame Mère, de Pauline et de Lucien. Après avoir parlé des événements de France : prorogation des Chambres, insurrection de Grenoble, condamnation à mort du général Bertrand par une commission militaire, Napoléon dit du gouverneur :

— Il n'a pas le caractère d'un Anglais. C'est un soldat prussien. Il est rusé, écrit bien et doit servir d'adroits rapports à son gouvernement... Ses façons me déplaisent au point que s'il venait me dire qu'une frégate est prête pour m'emmener en France, il ne me donnerait pas de joie.

Malcolm le jugeait sans vues. Pourtant il défendit son compatriote. L'intention du gouverneur était bienveillante, s'il péchait par la manière. Napoléon en convint. Mais la manière lui importait d'abord.

Ce qu'il ne peut souffrir chez Lowe c'est cette affectation de le traiter d'égal à égal, avec juste la nuance de déférence qu'il croit devoir accorder à l'ancienneté de grades.

— Nous ne pouvons nous entendre, dit-il. Appelez cela de l'enfantillage si vous voulez, mais c'est ainsi.

Pourquoi ne le laisse-t-on pas se promener à cheval dans toute l'île sans que Poppleton le suive ? Il est absurde de craindre une évasion :

— Seul un oiseau pourrait sortir d'ici. A quoi bon ces sentinelles sur la crête des collines ? Si la côte est gardée, cela suffit... Lowe n'est pas un général, il n'a jamais commandé que des déserteurs corses... J'aurais préféré être enfermé à la Tour de Londres que dans cette vilaine île. J'y mourrai avant trois ans[30].

L'amiral revient à Longwood quand on y essaie une machine à glace de Leslie, envoyée de la part du Prince-régent. L'appareil, défectueux, donne de piètres résultats. L'Empereur casse un thermomètre.

— Voilà qui est bien de moi ! s'écrie-t-il en riant.

Et il entraîne Malcolm dans le bosquet, pour une causerie sur la marine.

Arrive le 15 août. Gourgaud a préparé un bouquet de violettes pour l'offrir à l'Empereur de la part du roi de Rome. Napoléon entre dans sa chambre à huit heures, par surprise. Gourgaud lui fait tant bien que mal son petit compliment.

— Bah, dit l'Empereur, le roi de Rome ne pense pas plus à moi qu'à vous !

Ils vont prendre Las Cases et descendent au jardin. Les Montholon puis les Bertrand paraissent avec leurs enfants. Vœux, hommages. Tous, grands et petits, déjeunent sous la tente. La journée passe en famille. Le soir les domestiques ont un grand souper, après quoi ils dansent...

 

Lord Bathurst, dans ses dépêches, avait enjoint à Lowe de comprimer les dépenses de Longwood de façon à ne pas dépasser 8.000 livres sterling par an. Le gouverneur essaya de gagner du temps. Il trouvait bien que les dépenses de Longwood étaient exagérées (elles allaient à 17.000 livres). Mais une réduction si forte lui faisait craindre une tempête chez Napoléon. Le ministre insistant à chaque courrier, Lowe dut agir. Il parla d'abord à Montholon qui, au moins en discours, parut envisager des économies. Napoléon, informé par lui, dit qu'il avait assez d'argent pour subvenir à la totalité de ses besoins, mais qu'il n'en voulait demander en Europe que par lettres cachetées. Des lettres cachetées ! Lowe s'effraya. Ce serait pour Napoléon le moyen d'établir une correspondance avec l'Europe, qui sait ? par là de préparer sa fuite !...

Jours passant, les dépenses continuent. Le gouverneur veut en finir. Le 16 août, il monte à Longwood, demande à parler à l'Empereur qui le renvoie à Bertrand[31]. Celui-ci se cache. Lowe revient le lendemain et remet au grand-maréchal un état de comptes en demandant que Napoléon prenne des dispositions pour se procurer des fonds en Europe. Bertrand répond sans aménité. Lowe se crispe :

— Le comte Montholon m'a assuré que le général Bonaparte ne ferait pas de difficulté pour traiter de cette question avec moi.

Bertrand, blessé de se voir opposer Montholon, à qui il parle à peine, rend l'état à Lowe :

— Très bien, donnez ce papier au comte Montholon. Quant à moi, monsieur le gouverneur, je désire avoir avec vous aussi peu de communications que possible, soit de vive voix, soit par lettres[32].

Lowe quitte la pièce en disant :

— Je puis vous assurer, monsieur, que ce désir est chez moi bien réciproque...

Il va se plaindre à Napoléon, L'Empereur ne le reçoit pas. Lowe écrit alors à Montholon qu'il se verra obligé de réduire à 8.000 livres par an les dépenses de Longwood si Napoléon ne consent pas à couvrir le surplus. Et le lendemain, bien que dimanche, il reparaît à Longwood, flanqué de l'amiral, à qui il a demandé de l'accompagner pour avoir une explication décisive avec Napoléon.

Profitant d'une éclaircie, car la pluie et le vent ces deux jours ont fait rage, l'Empereur allait et venait devant la maison avec Las Cases et Mme de Montholon. Dès qu'il aperçoit Hudson Lowe, il tourne les talons et se dirige vers le petit bois. Un instant après il revient, Montholon l'ayant averti que le gouverneur insistait pour lui parler. Il accueille l'amiral à la manière habituelle, mais ne dit pas un mot à Lowe. Tous trois marchent dans l'allée centrale du jardin, Napoléon entre les deux Anglais ; Mme de Montholon, Las Cases et Gorrequer demeurent à l'écart. Dès qu'il le peut, Lowe s'adresse à l'Empereur :

— Je suis fâché d'avoir à vous importuner, mais la conduite du général Bertrand à mon égard m'oblige à vous entretenir directement des dépenses de votre

Les mains derrière le dos, Napoléon marche sur les cailloux de lave sans répondre. Enfin, évitant de s'adresser à Lowe, il se tourne vers l'amiral :

— Le comte Bertrand est un homme qui a commandé des armées et il le traite comme un caporal... Il nous traite comme si nous étions des déserteurs corses. Il méritait ce que le maréchal lui a dit... Les gouvernements ont des emplois pour deux sortes de gens, ceux qu'ils estiment et ceux qu'ils méprisent : il est de ces derniers. La place qu'on lui a donnée est celle d'un bourreau.

Le gouverneur, la face envahie de plaques rouges, réplique :

— Je suis le sujet d'un pays libre, je déteste le despotisme, on veut me salir par la calomnie parce qu'on n'a pas contre moi d'autres armes. Je ne puis faire autrement que d'exécuter mes instructions.

— Ainsi, dit l'Empereur, si l'on vous donnait l'ordre de m'assassiner, vous obéiriez ?

— Non, monsieur. Les Anglais n'assassinent pas.

— Vos instructions sont les mêmes que celles de sir George Cockburn — il me l'a dit — mais vous les interprétez avec cinquante fois plus de rigueur. Vous êtes intraitable. Vous suspectez tout et tous. Vous ne savez pas vous conduire envers des gens d'honneur. Vous avez l'âme trop basse. Au moins, traitez-nous en prisonniers de guerre et non en convicts de Botany-Bay !...

Hors de soi, il martèle ses mots, les accompagne de gestes saccadés. Il reprend un à un ses griefs. Lowe a enlevé à Bertrand le droit de donner des laissez-passer pour Longwood....

Malcolm interrompt :

— Ce n'est pas Lowe, mais Cockburn...

— Non, monsieur, c'est lui qui vous l'a dit, mais ce n'est pas vrai... Je ne puis écrire un billet sans qu'il le voie, je ne puis recevoir une femme sans sa permission. Je ne puis recevoir les officiers du 53e... Il n'a aucune sensibilité. Les soldats du 53e, eux, quand ils passent près de moi nie regardent avec compassion et pleurent... Il a retenu un livre qui m'avait été envoyé par un membre du Parlement, et il s'en est vanté.

— Comment, je m'en suis vanté ?

— Oui, monsieur, vous vous en êtes vanté au gouverneur de l'île de France. Il me l'a dit. L'amiral de nouveau intervient :

— Sir Hudson Lowe a conservé ces volumes parce qu'ils étaient dédicacés avec le titre d'Empereur. Il lui était interdit de vous les remettre.

— Il m'a envoyé des lettres adressées : à l'Empereur.

— Oui, dit Lowe, mais elles avaient passé par le secrétaire d'État, et elles venaient de vos parents ou de vos anciens sujets, non d'Anglais.

— Il a commis l'indiscrétion de parler en public du contenu de ces lettres, qui lui arrivent ouvertes. Ma vieille mère m'a écrit qu'elle voulait venir à Sainte-Hélène pour mourir avec moi. Toute l'île en a été informée.

L'amiral proteste. Le gouverneur tient de telles lettres pour sacrées.

— Ce n'est pas moi qui en ai parlé, dit Hudson Lowe, ce sont sans doute des personnes de votre maison, par qui toutes choses vous sont faussement représentées. Vous êtes mal environné, monsieur. Malcolm appuie :

— Oui, vous êtes mal entouré...

— Dans peu d'années, lord Castlereagh, lord Bathurst et vous, vous serez ensevelis dans l'oubli, ou si l'on vous connaît, ce sera par les indignités que vous avez commises contre moi... Mon corps est en votre pouvoir, mais mon âme est libre. Elle est aussi courageuse que lorsque je commandais à l'Europe... Cette Europe sera juge plus tard du traitement qu'on m'inflige. La honte en retombera sur le peuple anglais.

— Si mon gouvernement n'approuve pas ma conduite, je donnerai ma démission.

— Vous ferez bien, et pour vous et pour moi... Vous voulez de l'argent, je n'en ai pas, si ce n'est entre les mains de mes amis, mais on ne me permet pas de leur envoyer de lettres. Si vous ne pouvez plus me nourrir, mettez-moi à la ration... Si j'ai faim, ajouta-t-il en montrant de la main les tentes du camp, j'irai m'asseoir à la table des officiers du 53e, et même j'irai demander à partager la gamelle des soldats. Ils ne repousseront pas, j'en suis sûr, le plus ancien soldat de l'Europe

Il ajouta après un temps :

— C'est la haine aveugle de lord Bathurst qui vous a envoyé ici. Vous n'êtes pas un général, vous n'êtes qu'un scribe d'état-major.

Ce dernier mot, trop vrai, blesse Hudson Lowe mieux que ne l'ont fait de plus dures insultes. Il perd le sang-froid qu'il a eu quelque mérite à garder :

— Vous me faites rire, monsieur, dit-il. Napoléon se tourne brusquement vers lui :

— Comment, je vous fais rire ?

— Oui, monsieur, la fausse opinion que vous concevez de mon caractère et la rudesse de vos façons m'inspirent de la pitié... je vous souhaite le bonjour !

Son chapeau sur la tête, sans saluer, il quitte l'Empereur qui s'arrête de marcher. L'amiral lui dit alors, en s'inclinant

— Il faut que moi aussi, je vous souhaite le bonjour. Il ne peut demeurer sans désavouer son compatriote et son chef...

Napoléon le charge de ses compliments pour lady Malcolm. L'amiral rejoint Lowe et tous deux, à cheval, reprennent le chemin de Plantation.

L'Empereur s'est trop emporté. Son antipathie contre Lowe lui a fait passer les bornes. Il le sait ; il en convient avec Las Cases et Montholon :

— C'est la seconde fois de ma vie[33] que je gâte mes affaires avec les Anglais ; leur flegme me laisse aller, j'en dis plus que je ne devrais. Je ne veux plus voir le gouverneur, il me met trop en colère et j'oublie ma dignité...

Il ne le verra plus, en effet. Napoléon demeurera fidèle à la règle qu'il vient de s'imposer. Cinq ans passeront. Lowe essaiera en vain, à plusieurs reprises, de se retrouver en sa présence ; il n'y réussira qu'un matin de mai, devant des hommes silencieux et qui pleurent. Cette fois Napoléon ne le foudroiera plus de ses yeux, de sa voix. Étendu sur son petit lit de camp, pâle, il laissera son geôlier approcher en silence. Et Lowe marchera sur la pointe des pieds, tête nue...

 

 

 



[1] Un article du Morning Chronicle, envoyé par Cockburn à Longwood, blâmait la sévérité des mesures employées à l'égard de Napoléon. Longwood y avait vu l'annonce d'un heureux changement.

[2] A ce moment Napoléon regardait derrière un volet de sa chambre.

[3] Ah ! avete ta vostra maglie, state ! bene !... (Lowe Papers, 20.115.)

[4] Son chef d'état-major sir Thomas Reade, son aide de camp le major Gorrequer, l'inspecteur de la milice lieutenant-colonel Lyster, le major du génie Emmett, les lieutenants Wortham et Jackson, le docteur Baxter, inspecteur des hôpitaux de Sainte-Hélène.

[5] Des historiens comme sir Archibald Alison ont jugé Hudson Lowe de la façon la plus objective : Sa nomination à Sainte-Hélène fut un choix malheureux. Il était de mœurs roides et peu accommodantes et son genre d'esprit le disposait mal à adoucir la détresse de l'Empereur durant sa captivité. (History of Europe, 1789-1815, XIV, 194.)

Quant à Wellington, voici quelle était son opinion, notée par Stanhope :

31 octobre 1835 : Le Duc, en réponse à mes demandes, dit qu'il pense que le traitement de Napoléon à Sainte-Hélène ne devait pas donner matériellement lieu à des plaintes, mais que sir Hudson Lowe était un très mauvais choix. Il manquait d'éducation et de jugement.

21 décembre 1835 : Je dis au Duc que je supposais qu'il avait à peine connu sir Hudson Lowe personnellement. — Oui, je l'ai connu. Je l'ai connu très bien. C'était un imbécile. — Je pense, dis-je, qu'il avait un caractère mauvais, irritable, et qu'à cet égard il était mal qualifié pour cet emploi. — Il n'était pas un mauvais homme. Mais il ne connaissait rien du monde, et comme tous les hommes qui ne connaissent rien du monde, il était soupçonneux et jaloux. Stanhope, Conversations with the Duke of Wellington.

[6] Le 6 août, dans une requête adressée au gouverneur. Il reçut alors une augmentation qui porta son traitement à 520 livres.

[7] La lettre de sir Hudson Lowe, adressée à Bertrand, était ainsi rédigée : Si les dispositions du général Bonaparte le permettaient, sir Hudson Lowe et lady Lowe seraient heureux de l'honneur de sa compagnie pour rencontrer la Comtesse à dîner lundi prochain à six heures. Ils prient le comte Bertrand d'avoir la bonté de lui faire connaitre cette invitation et de leur adresser sa réponse. (Lowe Papers, 20.115.)

[8] Par courtoisie vis-à-vis d'une femme, Napoléon eut l'attention d'envoyer Bertrand le lendemain faire visite à lady Loudon, et quelques jours plus tard, il dit à l'un de ses visiteurs anglais, aide de camp de lord Moira : Assurez lady Loudon que si elle avait été dans les limites de Longwood, j'aurais été lui faire ma cour. Et il lui envoya des bonbons pour ses enfants.

[9] Hudson Lowe était si peu conscient que, le 4 août suivant, il demanda à Bertrand si Napoléon voudrait venir chez lui à l'occasion de la fête du Prince-régent ! (Gourgaud, I, 233.)

[10] Lowe Papers, 20.114.

[11] Le 16 mai 1816 et non le 17 mai comme l'a dit par erreur Forsyth, I, 217. Las Cases, Gourgaud, Montholon, O'Meara sont à cet égard formels. Pour cette entrevue comme pour la précédente, les sources essentielles sont Las Cases, III, 341, et les Papiers Lowe, 20.115.

[12] Il devait reconnaître d'ailleurs bientôt qu'il s'était trop emporté contre Lowe. Le 31 mai, après dîner il dit à Las Cases : Je l'ai fort maltraité sans doute, mais la mauvaise humeur m'est permise : j'en rougirais dans toute autre situation. Si c'eût été aux Tuileries, je me croirais en conscience obligé à des réparations. (Las Cases, III, 430-431.)

[13] Voici ma maîtresse. Warden, 180.

[14] Oh non, non, je dis mon amie, mon amour. Non, pas mon amour, mon amie, mon amie !

De janvier à avril 1816, Napoléon avait essayé de nouveau d'apprendre l'anglais avec Las Cases. Il fit peu de progrès. Sa prononciation était telle qu'il semblait parler une langue inconnue. Las Cases ne lui en faisait pas moins de grands compliments. Il admira fort une petite lettre que l'Empereur lui avait adressée, seul échantillon de correspondance anglaise qu'on possède de Napoléon : Count Las Cases. Since sixt wek, y learn the english and y do not any progress. Sixt week do fourty and two day. If might have learn fivty word, for day, i could know it two thousands and hundred. It is in the dictionary more of foorty thousand ; for knows it on hundred and twenty week which do more two years. Alter this you shall agree that the study one tongue is a great labour who it must do into the young aged.

Longwood, this morning the seven march thursday one thousand eight hundred sixteen alter nativity the lord Jesus-Christ.

Count Las Cases, Chambellan of the S. M. Longwood ; into his polac ; very press. (Lowe Papers, 20.117.)

Peu après l'Empereur renonça définitivement aux leçons.

[15] Lowe Papers, 20,115. Inédit.

[16] 29 mai 1816. (Las Cases, III, 418.) Il semble que cette lettre soit la première que Napoléon ait reçue des siens.

[17] La cour de Prusse s'était abstenue de nommer un commissaire.

[18] Avec une solde de 10.000 francs qui s'ajoutait au traitement de commissaire.

[19] Gors n'eut qu'un traitement de 6.000 francs, parce qu'on pensait à Paris que Montchenu, chez qui il vivrait, le défraierait de tout. On se trompait bien.

[20] Sa famille était originaire d'Écosse et se rattachait aux Ramsay de Balmain.

[21] Il partit avec un mince traitement de 1.200 livres sterling, qu'il fallut presque aussitôt porter à 2.000. Il reçut aussi 1.600 livres pour payer l'arriéré des dettes qu'il avait dû contracter dans les premiers temps de son séjour à Sainte-Hélène.

[22] Il avait vingt-neuf ans. Sa femme dix-huit. Las Cases l'avait connue jeune fille : Un commis au bureau de la Guerre, très brave homme pour cc que j'en connais, racontait-il à l'Empereur, venait chez moi donner des leçons d'écriture et de latin à mon fils. Il avait une fille dont il comptait faire une gouvernante et nous priait de la recommander si nous en trouvions l'occasion. Mme de Las Cases se la fit amener : elle était charmante et de l'ensemble le plus séduisant.

[23] Elle prit soin de ne reconnaître ni Las Cases, ni Emmanuel. Mais allant un jour aux Briars visiter le pavillon naguère habité par l'Empereur, elle n'y put maîtriser ses larmes. Elle parlait du roi de Rome avec une tendre pitié.

[24] Stürmer avait été gratifié du même traitement que Balmain, 1.200 livres. On ne l'augmenta point. Installé à Rosemary Hall, son ménage lui coûtera bon an mal an 4.000 livres. Il se ruinera à moitié.

[25] 21 juillet 1816. (Lowe Papers, 20.115.)

[26] Le 22 juin (Gourgaud, I, 208). Sept autres caisses arrivèrent encore les 24 et 25 juin. C'étaient les livres qui, de Madère, avaient été demandés à Londres par Bertrand. Le cabinet anglais devait eu réclamer le prix, 36.000 francs, qui ne fut pas payé, parce que malgré les réclamations du grand-maréchal, on ne lui fournit jamais la facture. lis formèrent le fond de la bibliothèque de Sainte-Hélène avec les 588 volumes reliés aux armes qui provenaient de la bibliothèque de Trianon, (sauf une trentaine empruntés à Malmaison). D'autres envois furent faits par lord Bathurst et surtout par lord et lady Holland. A la fin de la Captivité, la bibliothèque comptait 3.370 volumes. Aly avait fort â faire pour tenir la librairie en bon ordre. L'Empereur était un lecteur exigeant. Bertrand voulait des romans. Las Cases et Gourgaud des livres d'histoire ou des traités militaires, Les Montholon empruntaient et ne rendaient pas : Je fais le désespoir d'Aly, écrira Montholon à sa femme le 11 août 1819, il prétend que j'ai plus de cent volumes, que je ne lui rends rien ; cela est vrai, mais je ne l'écoute pas. Il mettait ainsi le pauvre bibliothécaire dans un grand embarras, car lorsque Napoléon, qui connaissait bien ses livres, en demandait un qui se trouvait égaré, Aly recevait de rudes bourrades. (Cf. Albéric Cahuet, Après la mort de l'Empereur, 201.)

[27] Montchenu avait d'ailleurs apporté à Sainte-Hélène des lettres de Mme Dillon à sa fille, de Mme de Las Cases à son mari, et d'autres pour les Montholon. Elles leur avaient été remises dès son arrivée par le truchement du gouverneur. (Gourgaud, I, 208. Montholon, I, 313.)

[28] Ami de Byron, Hobhouse faisait partie aux Communes de l'opposition libérale. La dédicace complète en latin peut se traduire ainsi :

A l'Empereur Napoléon

qui a supporté l'adversité d'une âme égale,

l'écrivain anglais J.-C. Hobhouse

a offert ces volumes,

dans lesquels il a retracé

les récents événements survenus dans la malheureuse France,

pendant la tentative d'un héros échappé à l'exil

pour lui rendre la liberté.

Il n'est que juste d'ajouter que Hobhouse avait, dans une note adressée à sir Hudson Lowe, laissé au gouverneur la faculté, s'il trouvait incorrect de remettre son ouvrage à Napoléon, de le placer dans sa propre bibliothèque. Lowe choisit de le garder.

[29] Le 25 juillet. La veille, il avait fait dresser dans le jardin de Longwood une fort belle tente pour remplacer celle de Cockburn que le vent et la pluie avaient mise en lambeaux.

[30] Journal de lady Malcolm, 35 et s. L'Empereur retint Malcolm jusqu'à la nuit. A un moment, Napoléon demanda à l'amiral s'il pensait qu'il dût rester toujours à Sainte-Hélène.

Oui, répondit l'amiral. Et il l'engagea à s'accommoder le mieux possible de sa situation.

[31] Il y était déjà venu le 14. Gourgaud écrit à cette date : Le gouverneur vient dire à Montholon que son crédit est épuisé. Sa Majesté ne le reçoit pas. Ni Bertrand.

[32] Minute du major Gorrequer. (Low Papers, 20.115.)

[33] Il faisait allusion à son entrevue avec lord Whitworth le 18 février 1803, qui préluda à la rupture de la paix d'Amiens. Il avait accablé l'ambassadeur de tels reproches que celui-ci écrivit à Addington : J'ai cru entendre un capitaine de dragons et non le chef d'un des plus grands États de l'Europe.