SAINTE-HÉLÈNE

DEUXIÈME PARTIE. — LA PETITE ISLE

 

CHAPITRE II. — LONGWOOD.

 

 

LONGWOOD House, construite en 1753[1], se composait alors d'une grange et d'une étable. En 1787, le Lieutenant-gouverneur Robson, pour se faire une maison des champs, avait converti la grange en une suite de quatre pièces. Il en avait ajouté une autre, en équerre, au milieu du Uniment. Derrière il établit des communs et des logements d'esclaves. Tout cela sans cave ni sous-sol. Ce n'était qu'une habitation d'été. Pour agrandir l'appartement de Napoléon, l'amiral avait fait élever, dans le prolongement de ce salon, une salle en bois de sapin qui pût servir d'antichambre ou de billard. On y accédait par un étroit perron de cinq marches et une véranda vitrée. Cette pièce, assez vaste[2], s'éclairait par cinq châssis à guillotine, deux regardant le Barn, montagne sombre qui tourne vers l'Afrique un immense profil humain, et trois orientées vers la chaîne de Diane, l'avenue, la sévère silhouette de High Knoll[3] et une étendue d'océan. Les murs étaient peints en vert clair et bordés d'une grecque noire. On y trouvait deux sofas, quelques autres sièges, plusieurs tables, un piano et, placées de chaque côté de la porte, une sphère terrestre et une sphère céleste envoyées par le colonel Wilks[4]. On passait de là dans le salon, tapissé d'un papier chinois à motifs jaunes, et percé de deux fenêtres à l'ouest. L'ameublement, ramassé à la hâte, au hasard et à bas prix dans l'île, était là encore bien chétif. Un tapis à fleurs presque usé, des fauteuils, des chaises foncées de crin noir, des tables ployantes, une table à jeu, Sur la cheminée un miroir. Les rideaux étaient de simple mousseline.

Derrière s'ouvrait la salle à manger, plus basse et très sombre. N'y donnait jour que le haut vitré d'une porte accédant au jardin. Les murs étaient peints en bleu[5]. On y avait placé un tapis marron, dix chaises, une grande table et une desserte. Un paravent dissimulait la porte allant à l'office et à la cuisine. Sur la gauche était une chambre froide et nue, sans foyer. L'Empereur l'affecta aux Montholon comme premier logement.

De l'autre côté de la salle à manger étaient les deux petites pièces qui formaient l'appartement privé de Napoléon, ce qu'il appelait son intérieur. De la première il fit son cabinet, de la seconde sa chambre. Toutes deux prenaient jour sur un parterre, au nord-est, c'est-à-dire — dans l'hémisphère austral — au soleil. Elles étaient pareillement tendues de nankin jaune, bordé de papier à fleurs rouges. La chambre seule avait une cheminée. Les montants et la tablette en étaient de bois peint en gris. Un mauvais tapis qui avait servi auparavant à un officier de Sainte-Hélène, cachait le plancher. Un fauteuil, des chaises cannées de hêtre peint en vert, une commode, un vieux sofa couvert de cotonnade...

Marchand, du premier jour avec un goût pieux, transforma ce réduit. Devant le miroir de la cheminée, il disposa deux flambeaux d'argent, une tasse de vermeil, une cassolette. De chaque côté il suspendit les plus chers, les suprêmes souvenirs du captif le portrait du roi de Rome, les miniatures de Madame Mère, de Joséphine et, dernier butin de guerre, la montre-réveil du grand Frédéric, prise à Potsdam. A droite de la cheminée, il plaça le lavabo d'argent emporté (le l'Élysée, à gauche, le nécessaire d'or. Le lit de camp dont les rideaux s'étaient rejoints sur tant de rêves longea le mur intérieur[6]. A son pied, le canapé fut protégé par un paravent sur lequel on accrocha un portrait de Marie-Louise, son fils dans les bras.

Derrière la chambre étaient le cabinet de bains et un couloir où fut dressé le lit du valet de service, Marchand ou Aly. On passait de là par une galerie à la cuisine installée dans une petite maison à un étage. Las Cases y eut d'abord sa chambre. Son fils coucha dans le grenier qu'il atteignait par une échelle. Ces bâtiments et les communs étaient séparés par une cour intérieure souvent boueuse, qui ouvrait sur le bois des gommiers. Au delà près du mur de pierres sèches bordant le domaine sur la vallée du Pêcheur, se trouvaient les écuries.

La famille Montholon, comme Gourgaud, comme O'Meara et l'officier de surveillance Poppleton, devaient être logés dans une annexe, placée à angle droit contre le mur de la cuisine. Quand ils arrivèrent, les couvreurs posaient seulement la toiture de feutre goudronné. En attendant, les Montholon campèrent près de l'Empereur, les autres couchèrent sous des tentes plantées dans le jardin.

Mme Bertrand s'était refusée à vivre avec tant de personnes[7] dans une habitation si étroite. Elle voulait garder ses habitudes et ne paraître qu'à sa guise. Chapitré par elle, le grand-maréchal demanda à l'Empereur la permission de s'abriter dans un cottage qu'il avait remarqué sur la route de Longwood, au coude de Hutt's Gate. Son éloignement ne durerait d'ailleurs que quelques mois, l'amiral étant disposé à lui faire construire une maison séparée, à un jet de pierre des fenêtres de Napoléon.

L'Empereur accueillit mal cet arrangement

— Faites ce que vous voudrez, dit-il, Montholon logera avec moi.

Il n'oubliera pas cette marque d'indépendance. On le vit bien, quand Napoléon, minutieux en cette matière, ordonna sa maison. Le grand maréchal en devait normalement garder la direction. L'Empereur la fit passer à Montholon. Bertrand ne fut plus dès lors qu'une sorte de secrétaire général, chargé surtout des rapports avec les Anglais. Gourgaud reçut la surveillance de l'écurie. Las Cases eut en partage l'administration du matériel, mais, soucieux d'abord de rester le portefeuille et la plume de l'Empereur, il ne prit pas ces fonctions au sérieux et s'en laissa dépouiller par Montholon.

 

Parmi les douze serviteurs[8] qui à Plymouth avaient été autorisés à suivre Napoléon, la plupart étaient et devaient rester des comparses, mais quelques-uns, par leur intelligence ou leur courage, allaient jouer près de l'Empereur un rôle bien supérieur à leur rang.

Des premiers sont le chef d'office Pierron, habile pâtissier et confiseur, qui a été à Pile d'Elbe, les deux frères Archambault, d'abord valets de pied, maintenant cochers, qui conduisent avec une étonnante adresse, Rousseau, chargé de polir l'argenterie, Lepage, cuisinier médiocre cédé par Joseph à Rochefort, qui s'est laissé faire sans entrain et que son caractère tient à l'écart, l'Elbois Gentilini gardé dans son emploi de valet de pied, le chasseur Noverraz, grand et gros Suisse, fort obtus, mais d'une fidélité éprouvée.

Ceux qui vont compter sont tout d'abord le valet de chambre Marchand et le maître d'hôtel Cipriani. Louis Marchand avait vingt-quatre ans. Sa mère, la bonne Chanchan, berceuse du roi de Rome, l'avait suivi à Vienne en 1814. D'abord simple garçon d'appartement, quand Constant et Roustan trahirent à Fontainebleau, Marchand avait été choisi par le grand-maréchal pour l'emploi de premier valet de chambre. Il fut de l'île d'Elbe et des Cent Jours, et son service plut à Napoléon qui lui donna peu à peu sa confiance. Il la méritait. Grand, brun, de figure belle et sérieuse, de santé solide, d'excellentes manières, Marchand était plus cultivé qu'un homme de son état. Il écrivait, comptait, dessinait bien. Il portait à l'Empereur un respect tendre et désintéressé. Pour Napoléon il sera le serviteur le plus attentif et, dans les derniers jours, le plus délicat des amis.

Cipriani Franceschi, Corse, et qui connaissait depuis l'enfance la famille de Napoléon [9] avait joué durant l'Empire, comme agent secret de Saliceti à Naples, un rôle mystérieux. Il vint à l'île d'Elbe et fut maitre d'hôtel aux Tuileries pendant les Cent Jours. Polichinelle à voix nasale, vif, hardi, quoique révolutionnaire de cœur, il s'était attaché à l'Empereur, surtout depuis les revers, comme au chef de son clan. Il sera à Longwood l'informateur, le bureau de renseignements de Napoléon.

Sur un plan inférieur se placent le petit chasseur Natale Santini, qui s'est battu depuis Austerlitz jusqu'à la campagne de France, a suivi à l'île d'Elbe comme huissier du cabinet et que, parce qu'il est Corse, Napoléon, sans trop savoir à quoi l'occuper, a désigné pour venir à Sainte-Hélène, et l'ancien mameluck Saint-Denis, que tous appellent Aly, et qui à Longwood tient avec un zèle égal l'emploi de second valet de chambre, de copiste et de gardien des livres et papiers. Il est droit de cœur et laborieux. C'est un autre Marchand, plus effacé[10].

Les premiers jours, à cheval avec ses officiers, Napoléon reconnut son domaine. Il longea le mur de quatre milles, fut à la ferme de la Compagnie, située sur le revers ouest du plateau de Longwood, et descendit dans le ravin de Mulberry Gut où s'allongeaient les potagers et vergers du fermier Breame. Une fois, il se trouva arrêté par un factionnaire qui avait outré sa consigne. Bingham accourut présenter des excuses.

Les limites fixées par Cockburn aux promenades de l'Empereur, sans qu'il fût accompagné de l'officier d'ordonnance anglais, étaient étroites : un espace d'environ douze milles de pourtour, qui comprenait le plateau de Longwood-Deadwood, la route allant de Longwood à Hutts' Gate, celle qui conduisait à Orange Grove et à la vallée du Pêcheur[11]. En somme, en dehors du parc de Longwood, Napoléon pouvait faire librement trois promenades de huit à dix kilomètres, toujours les mêmes, avec pour buts le camp du 53e, la maison du grand-maréchal et le cottage de miss Mason. Au delà — mais s'il le voulait dans toute l'île —, l'Empereur devait être suivi d'un officier anglais.

A la porte de Longwood, autour du mur, sur les trois routes ouvertes à Napoléon, étaient postés des piquets de soldats. A neuf heures du soir des factionnaires pénétraient dans le jardin et encadraient la maison. Dès lors, nul n'y devait entrer sans mot d'ordre, nul n'en pouvait sortir sans être accompagné.

Les moindres mouvements de l'Empereur étaient signalés. Un télégraphe aérien, placé à Longwood même, les faisait aussitôt connaître par un jeu de pavillons à Plantation House et à Jamestown. D'autres postes, sur les principales hauteurs de l'île, inspectaient la campagne et la mer.

Ces précautions avaient d'abord été dédaignées par Napoléon. Des maladresses de subalternes les lui rendirent bientôt sensibles. Son entourage, Las Cases et Gourgaud surtout, maugréait contre ces indignités. A la fin il s'emporta. Le 21 décembre, il fit adresser par Montholon à l'amiral une note trop roide demandant un élargissement des limites, la liberté pour tout habitant de l'île ou tout officier du 53e de venir à Longwood, la permission rendue à O'Meara d'accompagner les Français, l'autorisation permanente pour les membres de sa maison d'aller à Jamestown sous la conduite d'un officier ou d'une ordonnance, suivant leur rang. Enfin il réclamait une autre résidence que Longwood qui, malsain et incommode en été, serait intolérable en hiver[12].

Cockburn n'allait pas laisser cette protestation sans réponse. Il répliqua le lendemain à Montholon avec brutalité : L'intempérance et l'indécence du langage que vous vous permettez à l'égard de mon gouvernement, je ne condescendrais pas peut-être à les remarquer, si je ne croyais juste de vous informer qu'à l'avenir, je ne répondrai plus à des lettres écrites sur un pareil ton d'invective[13].

Pris peut-être d'un regret, il vint deux jours après à Longwood présenter le capitaine de la Doris et deux dames venues de l'Inde. Napoléon répondit sèchement qu'il ne voyait personne, qu'on le laissât tranquille. L'amiral invita Montholon, sa femme et Gourgaud à dîner. Ils refusèrent, d'ordre de l'Empereur.

Tandis qu'aux Briars il avait vécu de la façon la plus simple, à Longwood où il sort de l'improvisé, il entend se créer une existence qui maintienne, vis-à-vis des Anglais, vis-à-vis du monde qui l'épie, son caractère souverain. Dans cette maison rustique il prétend perpétuer une observance stricte de l'étiquette, une véritable vie de cour comme s'il était encore dans ses palais de France. Fiction de grandeur qu'il impose moins par vanité que par orgueil, par conscience de ce qu'il a été dans un passé si proche, de ce qu'il représente encore pour l'avenir. Même avec ses compagnons il se redresse, évoque à tous moments son règne, parait plus susceptible sur les formes. On dirait qu'il craint que le quotidien de l'exil, la triste communauté des besoins n'affaiblissent trop vite en eux l'idée qu'il reste l'Empereur...

Vers l'aube — six heures environ sous cette latitude — il sonne le valet de chambre qui entre et ouvre les volets. Napoléon se jette à bas du lit de camp, revêt un pantalon de futaine blanche, une robe de chambre de piqué, des pantoufles de maroquin rouge. Chantonnant un air de sa jeunesse, toujours faux, il prend une tasse de café noir, puis se rase lui-même. La toilette vient ensuite, minutieuse. Napoléon se fait brosser fortement la poitrine et le dos qu'on inonde d'eau de Cologne, ou d'eau de lavande quand l'eau de Cologne fait défaut. Il s'habille alors redingote de chasse verte à boutons d'argent ciselé, cravate noire, gilet et culotte de basin blanc, souliers à boucles d'or, remplacés par des bottes quand il doit sortir.

A moins qu'il ne pleuve ou que le brouillard ne soit trop dense[14], il part chaque matin à cheval, le plus souvent avec Las Cases et Gourgaud. Ils font un temps de galop sur le plateau de Deadwood ou vont sur la route, jusqu'à Alarm House, pour revenir par la maison de miss Mason, perchée sur sa colline, Woody Ridge et la vallée du Pêcheur. Au fond de cette vallée, ils ont trouvé une chaumière et devant la porte une enfant de quinze ou seize ans, Mary-Ann, fille du fermier Robinson, qui fait la révérence. Napoléon soulève son chapeau, sourit et l'interroge par l'intermédiaire de Las Cases. Prompt à baptiser les gens, il l'appelle la Nymphe. Cette partie de la vallée du Pêcheur sera désormais pour les Français la vallée de la Nymphe. Ils y reviennent souvent, quoique la pente soit très escarpée, le fond bourbeux, et que le premier jour l'Empereur ait failli y choir[15]. Il prend plaisir à revoir cette fille des champs qui vient à sa rencontre, des fleurs à la main, quand les cavaliers approchent. Figure naïve, joues roses, larges yeux bruns, de la grâce sans timidité...

Gourgaud croit que Napoléon a des vues sur elle. L'Empereur prétend au contraire qu'elle songe à Gourgaud :

— Elle fait plus attention à vous qu'à moi, parce que vous n'êtes pas marié. Les pauvres demoiselles ne pensent qu'à se marier !

En rentrant, Napoléon se met au bain où il s'attarde. Il reçoit son médecin O'Meara, bavarde avec lui en italien, se fait conter les nouvelles de la ville, les bruits du camp. L'Irlandais, qui sous sa vulgarité ne manque pas d'humour, l'amuse, comme l'amusait jadis Constant, Bertrand vient, et, s'ils sont appelés, Gourgaud et Montholon. Las Cases est presque toujours là. L'Empereur déjeune sur le guéridon de sa chambre, d'ordinaire seul. A moins que par beau temps, il ne se transporte sous la tente dressée dans le jardin, non loin de la véranda ; il invite alors à partager son repas l'un ou l'autre de ses officiers, parfois tous les quatre : c'est un signe de bonne humeur.

Ce déjeuner est pour l'époque des plus simples. Deux plats seulement : des veufs, un poulet rôti, une poitrine de mouton panée et grillée, des côtelettes, une tranche de gigot, des haricots en salade, des lentilles, sont les mets préférés de Napoléon. Il ne prend guère que d'un plat, après son potage qu'il veut bouillant. Il boit un verre de bordeaux coupé d'eau, les Anglais ne lui fournissant pas le chambertin dont il avait l'habitude. Pour finir, une tasse de café. C'est l'affaire de dix, quinze minutes. Il mâche vite, l'air absorbé, et ne se plaint jamais des digestions. On le sait, les vivres laissent à désirer. Napoléon s'en apercevrait à peine, tant il est sobre, si ses compagnons ne se répandaient chaque jour en doléances. Le déjeuner leur a été servi d'abord en commun, mais quand, la mésentente croissant, leurs rapports deviennent trop pénibles hors la présence de l'Empereur, chacun mange dans sa chambre.

Napoléon fait un tour de jardin, puis rentre dans le parloir, pièce qu'il trouve la plus sèche et la mieux éclairée[16], où il peut marcher selon son habitude, les mains croisées sous ses basques, tandis qu'il dicte à l'un de ses officiers les commentaires, les notes de stratégie et de tactique, chaînons de ses futurs Mémoires. Il les occupe tour à tour[17]. Parlant vite, d'une voix qui monte lorsqu'il s'anime, il va et vient de la porte du salon à celle de la véranda, flanquée des deux sphères. Sans doute en passant les tourne-t-il de la main. Parfois aussi doit-il chercher sur le globe terrestre, dans l'énorme étendue bleue de l'Atlantique, ce point infime où l'enferment la haine, la peur du monde[18]. Sa main caresse les continents, les mers qui ont retenti de son nom. Du doigt il peut parcourir les étapes de son assomption : Corse, Italie, Égypte, guerres d'Autriche et de Prusse ; celles de son déclin Espagne, Russie, campagne de 1814. Il détourne les yeux de la forme si réduite à présent de la France. Il voit dans le lac méditerranéen l'île où l'année d'avant il était déjà captif, mais encore prince... Quelquefois il s'interrompt et allant vers l'une des fenêtres, il regarde avec sa lunette de poche par les petites ouvertures pratiquées dans les volets. On les laisse mi-clos, car il ne veut pas être observé par l'officier anglais.

Dans l'après-midi se présentent souvent des visiteurs. Les Wilks, les Skelton, les Bingham, les Balcombe sont reçus en amis. L'Empereur s'entretient volontiers avec Wilks qui, longtemps accrédité près des princes hindous, connaît bien l'Asie. Il a approché Tippoo Sahib à qui Bonaparte, en Égypte, avait pensé s'allier, Tippoo Sahib dont la puissance a été brisée par le même Wellesley qui, plus tard, sous le nom de Wellington, devait en briser une autre, à Waterloo... Mrs. Wilks est généreuse, obligeante, de la meilleure compagnie, comme sa fille Laura, que le pauvre Gourgaud rêve d'épouser. Les Skelton sont aussi bienvenus, et les Bingham. Lady Bingham, petite, ni laide, ni jolie, ni spirituelle, ni sotte, a plu par son bon ton, sa mise élaborée. Mrs. Balcombe vient quelquefois, accompagnée de ses filles. Betzy n'ose plus prendre avec Bogey les libertés du temps des Briars. Il lui apparaît maintenant entouré d'un appareil, d'un luxe qui l'écartent. Napoléon prend plaisir à entendre le pourvoyeur assurer que les Anglais s'indignent contre sa déportation, qu'on parle à Londres d'un changement de ministère. Aussi dit-il de Balcombe

— Il est très bien pour moi ; il m'apporte toujours de bonnes nouvelles.

Montent aussi à Longwood marins, officiers, Anglais de marque, qui allant à la Chine ou aux Indes, ou en revenant, sollicitent l'honneur d'être présentés à Napoléon. Se déploie alors un véritable cérémonial.

Munis d'un laissez-passer du gouverneur, après avoir vu le grand-maréchal qui leur délivre une lettre d'audience, les visiteurs sont reçus dans le parloir par Montholon ou Gourgaud en uniforme. L'huissier Santini ou le chasseur Noverraz, dans leur meilleure livrée, annoncent l'arrivant à l'Empereur qui se tient dans le salon, debout, son chapeau sous le bras[19]. Las Cases est près de lui pour servir d'interprète, car Napoléon ne sait toujours que quelques mots d'anglais.

Presque chaque jour, vers quatre heures, il fait atteler et invite une ou deux dames — Mme de Montholon, une visiteuse, Mme Bertrand quand elle est là — à monter près de lui en calèche[20]. Bertrand et Las Cases s'assoient sur la banquette de devant, Montholon et Gourgaud suivent en selle. Au grand galop des six chevaux[21], conduits par les deux frères Archambault, l'on fait le tour du parc, qui n'est en somme que l'ancienne plantation de gommiers où quelques pistes ont été ouvertes. Le train est si rapide qu'il ne faut guère plus d'un quart d'heure pour parcourir tout le plateau et la voiture est si secouée sur ses hauts ressorts que les dames ont peine respirer. Ce tour fait, on recommence. Parfois l'on sort de l'enceinte et l'on va jusqu'au camp. D'autres jours, quand pour quelque cause Bertrand n'est pas venu, la calèche remonte l'avenue, passe le corps de garde et vole jusqu'à Hutt's Gate. Mme de Montholon alors a bien peur, car le chemin borde le Bol à Punch, sans parapet, et il ne faudrait qu'une faute du cocher pour que la voiture vint rouler à trois cents mètres de profondeur. Mais l'Empereur aime à aller vite et sans doute s'amuse-t-il de ce danger.

Quelquefois la course en calèche est remplacée par une promenade à pied. Les femmes sont en robes à plis, manches à gigots, grandes capelines de dentelle ou de broderie. Napoléon marche lentement en causant avec l'une ou l'autre. On ne quitte guère le jardin ou le petit bois. Certains jours, dans la même allée, la promenade dure des heures, à force de retourner sur ses pas[22].

Mais le soleil, entre High Knoll et les pentes du Flagstaff, disparaît dans la mer, sans crépuscule. Le canon d'Alarm Hill ébranle l'air[23]. L'on rentre à la maison et chacun retrouve sa liberté pour un moment. L'Empereur lit sur son sofa. Journaux français et anglais[24] vieux de trois mois, livres emportés de France, d'autres prêtés par le gouverneur ou Cockburn. Il les lit vite, avec le pouce, puis les jette sur le tapis. Quand il quitte la pièce, le sol est jonché de brochures et de papiers.

Avant le dîner, fixé d'abord à huit heures[25], il se rend au salon, où l'attendent ses officiers en grande tenue, Mme Bertrand et Mme de Montholon décolletées, les bras nus, coiffées pour le soir. Napoléon les salue en soulevant son chapeau et les invite à s'asseoir. Les hommes restent debout[26] hormis celui qu'il désigne à tour de rôle pour jouer avec lui aux échecs. Les parties sont courtes. L'Empereur joue mal, par à-coups. Il attaque toujours, exposant ses pièces. Bien que ses adversaires ne soient pas de première force, qu'ils le ménagent — sauf Gourgaud —, et qu'il triche, il perd souvent.

Ouvrant la porte de la salle à manger, Cipriani annonce le dîner. L'Empereur passe dans la pièce voisine, suivi par la file des dames et des officiers, à leur rang d'emploi ou de grade, car les préséances sont entre eux l'objet d'infinies querelles. Napoléon s'assied au centre de la table, le dos à la cheminée. A sa droite est Mme de Montholon, à sa gauche Las Cases. En face le jeune Emmanuel, Gourgaud, et Montholon. Ces places changent quand le dimanche les Bertrand viennent dîner, ou quand l'Empereur veut faire honneur aux étrangers qu'il invite dans les premiers mois du séjour. Il est servi par Aly et Noverraz qui se tiennent derrière son fauteuil. Gentilini et les marins du Northumberland transformés en valets servent les autres convives. La salle est brillamment éclairée. Plats, assiettes, couverts sont d'argent[27]. Au dessert parait le beau service de Sèvres, dit des Quartiers Généraux, accompagné de couverts de vermeil. Les mets sont plus nombreux qu'au déjeuner : potage, relevé, deux entrées, un rôti, deux entremets, des sucreries. L'heure a quelque chose encore d'impérial. On oublie le lieu, la distance, les murs étroits, les meubles modiques. Ces lumières, ce vermeil, cette porcelaine précieuse, ce service aisé, muet, font comme un îlot de grandeur française autour de Napoléon. Les Anglais le voient sans bienveillance. Bingham écrira à sa femme en sortant de Longwood :

Ce fut un magnifique dîner ; il ne dura que quarante minutes et après nous passâmes au salon pour jouer aux cartes... Le dîner fut plutôt morne. Les gens qui vivent avec Bonaparte parlaient à voix très basse et lui-même était si occupé à manger qu'à peine a-t-il dit un mot. La pièce était si remplie de bougies qu'il y faisait chaud comme dans un four.

On passe au salon pour le café, servi par Pierron dans un Sèvres admirable où sont peintes des vues d'Égypte. Les hommes ont alors permission de s'asseoir. On joue au reversi, parfois encore aux échecs. Quelquefois, à la demande de l'Empereur, Me de Montholon chante au piano. Elle a peu de voix, mais sait nombre d'airs italiens, faciles et gais. Napoléon les entend avec plaisir. Fermant les yeux, se souvient-il des concerts des Tuileries où, sous l'éclat des lustres, devant un peuple de princes et de femmes parées à éblouir, les violons jouaient les cantates de Paër ou de Cimarosa ?...

Le plus souvent, quand les Français sont seuls, la soirée passe à la lecture. L'Empereur se fait donner une tragédie de Corneille ou de Voltaire, un roman : Don Quichotte, Manon Lescaut, Faublas, parfois Homère, la Bible, Ossian, et se met à lire. Quand ce sont des vers, il imite Talma, mais il lit sur un ton monotone, sans respecter la prosodie[28]. Les femmes étouffent des bâillements. Qu'il s'en aperçoive, par malice il tend à l'une ou l'autre le volume en la priant de continuer. Lui-même alors est prompt à s'endormir. Les soirées ne s'animent que lorsque Napoléon, grand causeur, même grand bavard, retrace quelque épisode de sa prodigieuse carrière. Alors point de somnolents. On passerait la nuit à l'écouter[29]... Tout à coup, las ou l'esprit traversé par d'autres reflets, il s'arrête, adresse un petit salut aux dames et donne à tous congé.

Il rentre dans son intérieur, où Marchand l'attend, se déshabille à la volée, noue un madras autour de sa tête, se couche et, éclairé par son flambeau à trois bougies, reprend un livre. Il lit longtemps parfois, bercé par le cri stridulé du grillon, la plainte de l'alizé, ou l'égouttement de la pluie sur les ardoises. Dès qu'il s'assoupit, Marchand, sur la pointe du pied, enlève le flambeau, allume la veilleuse. Le souffle de l'Empereur est régulier. Mais souvent il s'interrompt. Napoléon rouvre les yeux, remue, tousse, soupire, se lève, va s'asseoir près de son feu, tente d'écrire, essaie de l'autre

Lui qui pendant tant d'années a commandé au sommeil, depuis Waterloo ne sait plus, quand il le veut, dormir.

Le 29 décembre arriva à Sainte-Hélène un hôte inattendu, Piontkowski, cet officier de lanciers polonais qui, s'étant faufilé parmi la suite de l'Empereur, de Malmaison à Torbay, n'avait pu obtenir de l'accompagner sur le Northumberland. Nul ne le connaissait, que Bertrand qui l'avait vu à File d'Elbe. Il paraissait suspect à tous. Par quelles voies était-il parvenu à se faire transporter à Sainte-Hélène par les Anglais ? On n'a pu le démêler. Napoléon ne voulait pas d'abord le voir, puis il réfléchit qu'il apportait peut-être un message d'Europe et, sur l'avis de Bertrand, le reçut. Montkowski eut le front de se présenter en habit d'officier d'ordonnance — il n'y avait aucun droit, pas plus qu'au grade de capitaine qu'il avait pris —. Il débita force mensonges sur l'état des esprits en France, flatta l'Empereur par l'étalage d'un dévouement fanatique et fut admis à rester à Longwood. Il dîna le premier jour à la table de Napoléon, puis fut servi seul, enfin partagea les repas d'O'Meara et de Poppleton. On employa vaguement à contrôler les écuries. Pendant huit mois il va demeurer ainsi inutile, à l'écart, mal vu des Français comme des Anglais. On l'a cru un espion. Il était seulement un aventurier. Il n'avait vécu jusqu'alors et ne devait vivre dans la suite que d'impostures. Il passa à Sainte-Hélène comme une ombre douteuse ; l'Empereur, tôt édifié sur ses hâbleries, ne lui accordera quelque attention qu'à l'heure de son départ.

Le 1er janvier 1816, à dix heures, Napoléon trouva au salon ses amis qui lui présentèrent leurs vœux. Il caressa les enfants, fit à tous de petits présents. Descendant au jardin, il dit qu'ils devaient s'efforcer de vivre en famille, sans brouilleries :

— Vous ne composez plus qu'une poignée au bout du monde : votre consolation doit être au moins de vous y aimer.

On lui apporta ses fusils de chasse, de la part de l'amiral qui jusque-là les avait retenus, L'Empereur les remit à Aly qui, déjà bibliothécaire, devint ainsi armurier.

Il faisait chaud. Napoléon se promena en calèche, puis à cheval descendit dans la vallée. Le soir, il fut gai et conta ses amours de lieutenant.

C'était maintenant le plein été. Mais à Sainte-Hélène il n'est pas de saisons franches. Point de nouveauté dans le paysage. Toujours les mêmes arbres qui, sauf quelques têtes rousses de chênes à l'automne, ne jaunissent et ne se dépouillent jamais. Cette verdure permanente ennuie, lin changement de saison, c'est une espérance : elle était refusée à Napoléon.

Le ciel n'était guère moins capricieux, moins subitement variable. La mer est bleue, un dur soleil raye la peluche des prés et fait éclater dans les jardins tous les rouges des hibiscus, des géraniums, des bougainvilliers, et de ces poinsettias qui portent au bout de feuilles plates d'éblouissants diadèmes. Les moineaux de Java, en troupes innombrables, pépient sur les gommiers, les sapins du bosquet, le chêne sous lequel l'Empereur s'assied souvent...

Un moment après, la féerie est morte. Un lourd couvercle de nuages s'abat sur Pile, les montagnes fauves et noires, striées de vert, ont disparu. Une ouate opaque couvre tout. On ne voit point à six pas. Puis une gifle du vent, un réveil de l'alizé qui ne dort jamais qu'à demi, et les buées s'évaporent. La lumière de nouveau inonde. Un instant plus tard, elle s'éteint encore et une longue, fine pluie commence qui ne durera peut-être ) qu'un quart d'heure, ou ne finira que clans huit jours... Maintenant qu'ils étaient installés à Longwood, la distraction de la nouveauté s'épuisant, ces gens accoutumés aux plus beaux hôtels et châteaux de France éprouvaient l'incommodité du site et la pénurie du logement. Cinquante personnes entassées, la maison pleine d'allées et venues d'ouvriers occupés à édifier les annexes[30], les rats qui, sortant par troupes du plancher, épouvantent les femmes et les enfants[31], l'extrême humidité qui fait en quelques jours des habits, des robes à ruches et volants, de pauvres nippes qu'il faut sans cesse passer au fer, les cheminées qui fument, l'odeur de la cuisine trop proche qui se répand partout, les plaintes des domestiques qui trouvent tout mal, les mouches et les moustiques dont les mousselines sur les fenêtres, les lits, n'abritent pas... Et sur tout cela, la surveillance étroite, mesquine, insupportable des Anglais. Ne pouvoir sortir des étroites limites sans l'escorte d'un habit rouge, se heurter à chaque pas à des sentinelles qui croisent sur vous la baïonnette, avoir sans cesse sous les yeux le manège du corps de garde, du camp dressés pour assurer la prison, à la longue ces désagréments tournent au supplice. Les Anglais demeurent sur le qui-vive. Des imprudences, des espiègleries de l'Empereur les entretiennent dans leurs craintes. Un après-midi, il fait avertir Poppleton qu'il veut aller à cheval à mi-chemin de Sandy Bay. Puisqu'il va franchir les limites, le capitaine doit raccompagner. Napoléon part en tête, suivi de Bertrand et Gourgaud. Poppleton trotte derrière, à cent pas. Ils descendent dans la vallée de la Nymphe, remontent jusque chez miss Masan. Napoléon s'arrête à plusieurs cottages, donnant chaque fois des pièces d'or aux esclaves. En passant un ravin, il remarque que Poppleton s'est rapproché :

— Qu'il ne soit pas si près ! crie-t-il à Bertrand.

Et Bertrand, avec hauteur, de dire à l'officier :

— Mais, capitaine, est-ce que vous croyez que nous voulons nous sauver ? Vous êtes tout à fait sur notre dos. Sa Majesté désire que vous restiez plus à distance...

Poppleton obéit. Cependant Napoléon, que cache le tournant de la piste, enlève son cheval :

— Gourgaud, au galop !

Suivi des deux généraux, il file par un chemin casse-cou. Poppleton, dont le cheval bronche, est bientôt hors de vue. Essoufflés, les Français arrivent au cottage de Rock Rose, saluent la maîtresse de la maison, Mrs. Pritchard, et se promènent dans le jardin. La vue, dominant deux vallées et la mer, est une des plus belles de l'île. Napoléon l'admire, puis donne l'ordre du retour. On rentre à Longwood par Woody Ridge. L'Empereur est enchanté de sa fugue. Il compte la renouveler. Il ira déjeuner chez les habitants, dit-il à Gourgaud. Un cheval portera le repas avec un service d'argenterie. Cela fera de l'effet.

— Je ne veux que leur demander de l'eau, et de temps en temps j'en inviterai à manger avec nous.

Cependant, Poppleton, affolé, a couru chez l'amiral, qui dîne avec Bingham aux Briars.

— Monsieur, s'écrie-t-il, j'ai perdu l'Empereur !

L'Empereur ! Cockburn toise le malheureux, puis, quand il a conté l'incident, lui commande avec calme de retourner à Longwood, où sans doute il va trouver le général Buonaparte.

Bingham a paru s'émouvoir. Cockburn le rassure :

— Ce n'est rien, il n'y a pas de danger. Seulement, c'est une leçon...

Dès lors, en effet, Poppleton reçoit l'ordre de suivre Napoléon de plus près. L'Empereur s'en agace ; quoique ces courses l'apaisent, lui donnent appétit, abrègent les journées, plutôt que d'avoir l'Anglais à ses trousses, il ne sortira plus des limites, réduira ses chevauchées.

Ces rapports de déportés à gardiens, quelques formes qu'on y mette, ne peuvent qu'être délicats. Ils sont rendus encore plus malaisés par la différence des caractères, l'incompréhension réciproque des deux peuples. Les Anglais tiennent les Français de Longwood dans cette estime courte qu'ils ont de tout temps réservée aux continentaux. Ils les trouvent légers, bavards, menteurs, exigeants, querelleurs. lis s'étonnent de leur respect, de leurs empressements autour de ce général vaincu. Seule Mme Bertrand, poor Madame Bertrand, leur est sympathique. Mais c'est qu'elle est presque des leurs par la naissance et tout à fait par les goûts, les instincts.

A l'inverse, les Français réunis autour de Napoléon luttent contre les habitudes, les idées anglaises où cette vie les plonge. Les Britanniques leur paraissent rudes, hautains, pointilleux, absurdes. En sus du malheur qui les aigrit, l'exil excite en eux le nationalisme amer que nous vaut l'éloignement. Ils se ferment, ils s'aveuglent, ils s'insurgent contre tout ce qui n'est pas, ne peut pas être français.

Avec plus ou moins de bonheur, selon les jours, ils tuent le temps. Les Las Cases s'absorbent dans les dictées dont ils feront le Mémorial, Bertrand lit, s'occupe de ses enfants. Les Montholon multiplient les soins près de l'Empereur. Le mari régnant sur la dépense, la femme essaie de régner au salon. Gourgaud fait le despote à l'écurie, monte le plus qu'il peut pour fatiguer son sang, va aux jeux du camp, à la chasse, abat quelques perdrix, des colombes qu'il offre à Mme Bertrand.

Au reste, sauf l'Empereur, qui ne saurait accepter aucune invitation, les Français ont maintes occasions de sortie. Ils sont priés dans toutes les maisons de la : colonie. La vie y est large et l'hospitalité fastueuse. L'île, enrichie par le passage obligé des navires de l'Extrême-Orient, est prospère. On y reçoit à table ouverte. Chaque escale est prétexte à grands repas, à soirées, à thés, à collations en plein air. Gourgaud va souvent, seul ou avec O'Meara ou l'un des Las Cases, à Plantation House. Il se promène avec Laura Wilks dans le parc. Mrs. Skelton en amie, lui fait la morale. Il ne peut prétendre à épouser la fille du gouverneur. D'ailleurs elle va partir bientôt avec son père. Le général Hudson Lowe a été désigné pour remplacer Wilks, et il est attendu par un prochain bateau. Napoléon console son aide de camp

— Je vous marierai en France mieux que cela !

Les commensaux de l'Empereur vont assez souvent à la ville. Encore faut-il que Poppleton — que sa mésaventure a blessé — veuille bien les y conduire, et il ne s'y prête pas toujours. On sait ce qu'est la ville. Mais pour les exilés de Longwood ce sont quelques éventaires où acheter de menus objets, la rue, le quai où ils rencontrent des gens, le port rempli de barques et, à l'ancre, un peu plus loin, sous les falaises, toujours les grands vaisseaux qui, faisant claquer leurs pavillons à la brise, parlent à ces reclus des espaces qu'ils vont encore parcourir. C'est là qu'ils apprennent les nouvelles. Chaque navire venu d'Europe rend des bruits que déforment l'imagination, l'espérance. Les Alliés ne s'entendent plus... On dit que Fouché a été exécuté. Le roi de Rome va revenir[32]...

Des journaux dépareillés arrivent qui passent de main en main, lus, commentés avec fièvre. Ils annoncent la mort de Murat, le procès de Ney. Contre Murat l'Empereur garde de la rancune :

— Il faut qu'il ait été fou pour débarquer en Calabre avec cinquante Corses !

Mais, sur une réflexion de Gourgaud, il s'attendrit. Il revoit l'admirable cavalier que fut le roi de Naples :

— C'est affreux. Ceux qui ont ordonné sa mort sont des monstres[33]...

Pour Ney, ses sentiments suivent le même cours. Lisant son interrogatoire, il se montre dur :

— Ses réponses sont bêtes, son caractère ne répond pas à son courage.

C'est qu'il se rappelle la promesse du maréchal de le ramener à Louis XVIII dans une cage de fer. Bientôt il l'excuse :

— On ne peut oublier, dit-il, que Ney a sauvé soixante mille Français dans la retraite de Russie. Et quand il apprend sa terrible fin, il s'écrie :

— La mort de Ney est un crime... Son sang était sacré pour la France... Louis XVIII et ses émigrés se sont vengés sur lui de leur fuite !

Disparus, Murat, Ney, soldats incomparables, quelle assurance que l'Empire n'est plus que du passé ! Ces grands noms, associés à son règne, lui font mieux sentir la médiocrité de son entourage actuel. Il n'a près de lui maintenant que des serviteurs...

 

Dans le train quotidien de Longwood, il est cependant des heures de détente, même de gaieté. On fait trêve aux plaintes sur la nourriture. Querelles et rivalités s'apaisent pour quelques jours. L'Empereur retrouve sa bonne humeur. Le climat et le site, vus sans parti pris, paraissent moins affreux. Cette température modérée et monotone, écrit Las Cases, présente peut-être plus d'ennui que d'insalubrité. Exil pour exil, dit Napoléon, Sainte-Hélène est peut-être encore la meilleure place. Dans les latitudes élevées, nous aurions beaucoup à souffrir des rigueurs du froid et nous aurions expiré misérablement sous l'ardeur brûlante de toute autre île des tropiques.

Et les Anglais ne sont pas toujours haïssables. L'Empereur, après avoir pesté contre Poppleton, comprend qu'il suit sa consigne et l'invite à sa table. Il prend plaisir à surveiller les travaux de la ferme, même, comme on laboure, à prendre la charrue et dans l'argile rouge à tracer un sillon. Il va s'asseoir chez miss Mason, vieille fille aux façons d'homme, brusque et charitable, qu'on rencontre sur tous les chemins de l'île, montée sur un bœuf[34]. Dans ces bons jours, il rend justice au caractère de l'amiral : Nous regretterons Cockburn, dit-il, c'est un homme d'honneur. Sa brusquerie nous blesse, mais en définitive, c'est un vieux et brave soldat.

Il se félicite de sa santé : Il se trouvait aussi fort qu'il l'avait jamais été ; il s'étonnait lui-même du peu d'effet sur lui de ces grands événements... Ses propos montrent qu'il ne doute pas de son retour en Europe, de sa rentrée en France où l'avenir les paiera, lui et ses compagnons, d'autant mieux de leurs épreuves qu'ils les auront tous plus dignement supportées...

 

 

 



[1] Longwood et Deadwood, un siècle avant, faisaient partie d'une plantation appelée The Great Wood. Mention s'en trouve dans les archives de Jamestown, pour la première fois le 11 août 1678. Peu à peu, ce bois, mal protégé, fut détruit par les hommes et les animaux. Une nouvelle plantation de gommiers fut entreprise sur une étendue d'environ 300 hectares, close par un mur de pierres sèches élevé eu 1723. Le pourtour en atteignait quatre milles — un peu plus de six kilomètres. Ce mur, assigné comme première limite aux prisonniers de Longwood, fournira en 1817 des pierres pour la nouvelle habitation destinée à Napoléon (New Flouse). Il existe encore dans sa plus grande partie.

[2] 8 mètres de long sur 5 m. 30 de large et 3 m. 70 de haut. Ces dimensions ont été exactement relevées avec l'aimable assistance de M. Georges Colin, conservateur du domaine français de Longwood.

[3] La forteresse située au sud-ouest de Jamestown et qui domine la plus grande partie de l'île.

[4] Ces deux globes, montés sur des pieds de bois noir, ont été reconnus par l'auteur au château de Jamestown, où ils avaient échoué sans que personne se doutât de leur provenance. Grâce aux Souvenirs du Mameluck Aly, qui en donne une description précise, et à l'inventaire dressé par le tapissier Darling après la mort de l'Empereur, retrouvé dans les archives locales, il a été possible de les identifier avec certitude. En bon état, ils ont repris leur ancienne place à Longwood dès l'ouverture du musée Napoléon (5 mai 1934.)

[5] Comme du temps des Skeiton ; Cockburn n'avait pas jugé utile de les repeindre. En 1819 cette pièce sera revêtue d'un papier rouge à fleurs dorées. A la même date le salon fut tapissé d'un papier paille à étoiles bleues.

[6] Le second lit de campagne fut placé dans le cabinet de travail. La nuit, Napoléon allait souvent de l'un à l'autre. Il avait couché dans le premier la veille d'Austerlitz et le second avait fait la campagne de France.

[7] En tout, maitres et serviteurs, Longwood House abritera en 1816 cinquante et une personnes.

[8] Dans ces douze on doit compter le Belge Bernard Heymann qui, avec sa femme (en surnombre), était au service des Bertrand. Une femme de chambre, Joséphine Brûlé, avait été également laissée en sus à Mme de Montholon.

[9] Sa femme, Adélaïde Chamant, vivait à Rome. Son fils servait chez Fesch, sa fille chez Madame Mère. Ils avaient une petite fortune, déposée à Gênes (F. Masson, Napoléon à Sainte-Hélène, 163).

[10] Le service était ainsi établi à Longwood : le valet de chambre de jour se tenait dans le couloir qui précédait le cabinet de bains, deux valets de pied dans le passage conduisant de la salle à manger à la cuisine. Un valet était affecté au service du salon. Cipriani et Pierron portaient l'habit vert brodé d'argent, gilet blanc, culotte de soie noire, bas de soie blancs, souliers à boucles, Marchand et Aly, le même costume, avec la broderie en or. Les autres domestiques, y compris les soldats anglais prêtés par l'amiral, portaient la livrée verte à galons d'or.

[11] Ces limites avaient été suggérées à Cockburn par le colonel Wilks (Lowe Papers, 20.114), L'amiral adopta ses propositions en élargissant un peu les limites.

[12] Lowe Papers, 20.114. Inédit.

[13] Lowe Papers, 20.114. Inédit. Mes instructions, ajoutait l'amiral, respirent la modération et la justice qui caractérisent la conduite de mon gouvernement et qui seront, à n'en pas douter, admirées par les âges futurs.

[14] Dans ce cas la promenade était reportée à l'après-midi. Napoléon passait alors la matinée à lire et à dicter. L'emploi du temps de l'Empereur à Longwood a constamment varié. Frédéric Masson et Frémeaux l'ont retracé d'après Las Cases, Montholon et Gourgaud. Les différences qu'on trouvera dans notre récit viennent de ce que nous avons terni compte des sources anglaises et notamment des rapports quotidiens de l'officier de surveillance.

[15] C'est Las Cases qui avait découvert Mary-Ann Robinson et le premier en avait parlé à l'Empereur. En revenant fatigué de cette expédition, Napoléon dit en riant : Voilà ce que c'est de vouloir faire le jeune homme pour s'approcher d'un joli minois. Mon cher Las Cases, si je m'étais cassé le cou, c'eût été votre faute. Pourquoi diable vouloir que je visse votre nymphe ? Si encore elle était jolie ! (Montholon, I, 199.)

[16] Il y faisait très chaud quand le soleil donnait sur ses cloisons de sapin. Et, par temps humide, on n'y pouvait entretenir de feu, car la cheminée tirait mal.

[17] Napoléon avait ainsi réparti les sujets : Bertrand eut l'expédition d'Égypte, Las Cases la première campagne d'Italie, Gourgaud Waterloo. Montholon écrivait sur des sujets variés. En outre, l'Empereur dictera à Marchand un précis des guerres de César. La plupart des copies étaient confiées à Aly qui avait une belle main.

[18] Sur ce globe, autour de Sainte-Hélène, demeurent marquées de nombreuses traces d'ongles.

[19] Depuis que Cockburn s'était assis devant lui sans y être invité, Napoléon restait debout pour recevoir ses visiteurs. Il s'appuyait d'une main à un siège ou au mur quand il était trop las.

[20] C'était une vieille voiture de Wilks, que le gouverneur, faute de mieux, avait envoyée à Longwood.

[21] Ce chiffre dans la suite fut réduit à quatre.

[22] Mme de Montholon, 141. Si l'on était trop fatigué, on cherchait à s'éclipser en se glissant dans une allée transversale ; mais quelque adresse que l'on mit à exécuter ce mouvement, il n'échappait pas à l'Empereur, si occupé qu'il fût de sa conversation ; même lorsqu'il était plusieurs pas en avant, il s'apercevait toujours que l'on avait disparu et il ne manquait jamais de dire : Voilà Mme de Montholon (ou un autre de nous) qui s'enfuit.

[23] La grosse pièce qu'on voit encore couchée près d'Alarm House tirait chaque soir, comme chaque matin, au lever du soleil. High Knoll tirait à midi.

[24] Au début Napoléon se les faisait traduire par Las Cases. Plus tard il put les parcourir lui-même. Aly se tenait alors près de lui et cherchait dans le dictionnaire les mots qui l'arrêtaient. (Aly, 179.)

[25] Las Cases, II, 65. Il fut ensuite avancé à sept heures, Puis l'Empereur le fixa à neuf heures. Les heures des repas varièrent beaucoup durant la captivité. Napoléon les changera par une sorte de douloureux caprice, comme pour échapper à la pesanteur des habitudes, couper le temps, si long...

Outre la table de l'Empereur, à laquelle s'asseyaient Las Cases et son fils, M. et Mme de Montholon et Gourgaud, l'office de Longwood devait fournir plusieurs autres tables. Les Bertrand faisaient cuisine à part, mais recevaient certains plats préparés. L'officier d'ordonnance anglais et O'Meara avaient leur table à laquelle mangera un peu plus tard Piontkowski. Enfin deux tables étaient servies pour les domestiques principaux et pour les subalternes. Les marins ou soldats anglais prêtés par l'amiral ou sir G. Bingham pour compléter la livrée étaient nourris par le camp de Deadwood.

[26] Ils étaient quelquefois près de se trouver mal de fatigue. Le général Gourgaud s'appuyait contre la porte : Je l'ai vu pâlir en regardant la partie d'échecs. (Mme de Montholon, 144.)

[27] Une argenterie considérable avait été emportée. Quand on en aura brisé 130 livres en 1816, il restera encore 96 couverts, 34 plats, 134 assiettes et un grand nombre d'ustensiles de table.

[28] Il n'avait pas l'oreille poétique ; il ajoutait souvent à un vers une ou deux syllabes et ne s'en doutait pas. Le livre sous les yeux, il changeait un mot et toujours de la même manière ; jamais en lisant Cinna il n'a dit autrement que Sylla, soyons amis, Sylla. (Mme de Montholon, 150.)

[29] Un jour (le 9 janvier 1817) le monologue de l'Empereur durera jusqu'à trois heures du matin.

[30] Pendant près d'un an, ils ne quitteront pas Longwood.

[31] Les rats furent toujours, sont encore une des plaies de l'île. Pendant la captivité, ils fourniront ample matière aux caricaturistes de Londres et de. Paris (Napoléon commandant une armée de rats. — Napoléon chassé par les rats. — Napoléon entouré d'une cour de rats, etc.).

A Longwood, on les attrapait au moyen de pièges qu'on ouvrait le matin dans la petite cour. Deux chiens les étranglaient au fur et à mesure de leur sortie. Ces chiens n'avaient point accès aux appartements. Seul un grand chien de chasse, d'une race venue de la Chine, et qu'avait donné miss Maison, était admis dans les entours de l'Empereur. Il s'appelait San-au). Sa robe était blanchâtre et truitée de taches brunes. On lui avait coupé les oreilles à la mode chinoise. Gourgaud ou l'officier de surveillance souvent s'en faisaient suivre à la chasse. Bertrand l'emmena avec lui en France en 1821 et lui donna ses invalides à Châteauroux. On l'y voit encore, empaillé, dans l'hôtel du grand-maréchal converti en musée.

[32] Le moindre incident suscite de grands espoirs. Le 5 lévrier 1816, un baleinier, n'ayant pas répondu à la sommation d'un des bricks qui surveillent étroitement les abords de file, est chassé par quinze coups de canon. Longwood est en émoi. N'est-ce pas une escadre amie qui vient délivrer l'Empereur ? Cette journée passe clans une constante anxiété. Le lendemain, on apprend la méprise. Et Napoléon dit : Nous sommes de vieux enfants, et moi qui devrais vous donner l'exemple de la sagesse, je le suis autant que vous. (Montholon, I, 216.)

[33] Gourgaud, I, 134. Le dîner est triste, personne ne parle. On lit les gazettes anglaises. Sa Majesté, triste, préoccupée, joue machinalement avec des jetons pendant la lecture. Elle souffre...

[34] C'était une écuyère consommée. Son souvenir est encore vivant à Sainte-Hélène. Sa maison, dominant la vallée de la Nymphe, avait, d'agréables jardins en terrasse. Un immense mélèze (Cape Yew), sous lequel Napoléon s'est plusieurs fois reposé, se voit de très loin.