SAINTE-HÉLÈNE

DEUXIÈME PARTIE. — LA PETITE ISLE

 

CHAPITRE PREMIER. — AUX BRIARS.

 

 

L'EMPEREUR avait voulu débarquer à nuit close pour n'être point vu. Mais tous les habitants étaient là sur deux haies, porteurs de lanternes, et c'est sous leurs yeux luisants, dans leur murmure, qu'il fut conduit par Cockburn jusqu'à une manière d'auberge, à l'entrée de l'unique rue de Jamestown, contre un jardin public planté par la Compagnie des Indes. On l'appelait la maison Porteous. Elle était propre, nue, pourvue de meubles communs. Napoléon s'établit dans une chambre du premier étage. Son service avait emporté les objets accoutumés. Il se coucha presque aussitôt.

Il dormit mal. Des curieux s'attroupaient sous ses fenêtres, il les entendait parler. A l'aube, il se leva. Cockburn vint bientôt le chercher pour lui montrer Longwood. L'Empereur tardant un peu, il s'impatienta. Napoléon le sut et dit :

— Monsieur l'amiral est un grossier personnage[1].

Il descendit et se mit en selle. Le cheval que Cockburn lui avait fait amener était un bel arabe noir. Accompagné de l'amiral, de Bertrand et d'Aly, il suivit la rue, bordée de maisons à vérandas, garnies de plantes, et d'où sortaient des cris de perroquet. Tout avait un air vieillot d'Inde portugaise. Des femmes jaunes et brunes comme des poteries, aux larges yeux sans regard, des grappes d'enfants vêtus de loques bariolées, assis sur les perrons disjoints, les mains sur les genoux, le regardaient passer. On lui fit prendre une ruelle qui â gauche escaladait la falaise. Elle devint presque aussitôt un lacet de montagne qu'un parapet de pierres sèches séparait de l'abîme, De l'autre côté, le chemin était bordé d'aloès géants et de cactus pareils, sous la broderie de leurs fruits pourpres, à des entrelacs monstrueux de cobras.

Nature âpre, tourmentée, Sainte-Hélène est le débris d'un volcan, l'un des plus puissants qui aient jailli des mers aux premiers âges de la planète. Précipices, crêtes, entassements de roches violacées et brunes, que des millénaires de pluie, de vent et de soleil n'ont pu que rider, sont les rejets de l'immense cratère englouti au sud de l'île, à Sandy Bay[2].

A mesure que les Français montaient, ils voyaient changer le paysage. A certains détours de la route, il rappelait les monts des Maures, la Corse. Plus de palmiers, de bananiers : Jamestown les gardait dans sa chaude crevasse. Sur les pentes calcinées croissaient des pins, des oliviers, de petits chênes verts et une sorte de saule africain à feuilles fortes. Rien de tropical en vérité. Napoléon pouvait se croire sur un morceau d'Europe qu'autrefois, dans le désordre d'un monde qui se fige, le flux des océans avait emporté au delà de l'équateur.

Quand il atteignit la crête, il longea à sa gauche un vaste entonnoir calciné que les gens du pays appelaient le Bol à punch du Diable. Derrière les cavaliers, dominant des vallées d'herbage, se dressait la chaine de Diane, boisée, où s'accrochaient des brumes. A un endroit appelé Hutt's Gate, on tourna et prit une piste, tracée au sommet d'une manière d'isthme, qui, entre deux vides de mille pieds, menait à Longwood.

Ils arrivèrent enfin à deux piliers de pierre flanqués de logettes blanches[3]. Là s'ouvrait une avenue de six cents pas qui conduisait à la maison choisie par Cockburn pour devenir la résidence de Napoléon. On l'apercevait de loin, sur un plateau désert, à peine ondulé, où à croissaient quelques arbres tordus par le vent. Une sorte. de petite ferme composée de bâtiments disparates, d'une fi ocre rose, coiffée d'ardoises. A l'est s'étendait un bois pâle de gommiers[4]. Devant l'habitation, sur le tapis de gazon jauni, paissaient des moutons étiques, à grosse queue. Cette vue plus tard accablera Napoléon. Mais tout d'abord il en reçut une impression favorable. Après l'ingrate route, entre des escarpements sourcilleux, cette vaste plate-forme lui offrait un repos. Le soleil brillait, l'air était doux. L'amiral affirma à l'Empereur que Longwood occupé pendant les mois chauds par le colonel Skelton, lieutenant-gouverneur, était frais et salubre, et qu'après les aménagements nécessaires, les Français s'y trouveraient à l'aise et maîtres de leurs mouvements. Il ne dit pas — sans doute ne le savait-il pas encore — que là s'amassent les brouillards les plus denses[5] et que l'alizé y souffle durant des mois. A vrai dire, il n'avait guère le choix. Peu de maisons véritables[6] surtout des bungalows et des cottages. Il ne pouvait penser au château de Jamestown, vieille bâtisse spacieuse, niais sans jardins, dès le printemps étouffante, et située trop près de la rade pour ne pas faire songer à l'évasion.

Plantation House, résidence du gouverneur, dans un site abrité, entourée d'un grand parc, offrait de beaux appartements, avec une large vue sur la mer. Seulement elle était difficile à garder. Et du reste la Compagnie des Indes, en prêtant l'île à la Couronne, avait stipulé que cette demeure devrait continuer d'être affectée au gouverneur. Le cabinet anglais n'entendait pas l'en priver en faveur de son prisonnier. Avant tout, il voulait le placer en un lieu d'où la fuite serait impossible. Que ce lieu fût aride, sans verdure, affligé par les sautes brusques du temps, souvent privé d'eau, qu'importait ? Inabordable de la côte, entouré de ravins à pic, sous la vue directe du camp de Deadwood où Bingham déjà plantait ses tentes, Napoléon et ses amis n'y feraient point un pas, un geste dont, par signaux optiques, le gouverneur ne dût aussitôt être averti...

 

A sa descente de cheval, le colonel et Mrs. Skelton, avec respect et bonne grâce, accueillirent l'Empereur. Il se promena avec eux, puis entra dans le salon où un déjeuner fut servi. Mrs. Skelton, grande blonde fanée, parlait français. Napoléon prit plaisir à causer avec elle. Il visita la maison — cinq pièces, petites, avec d'assez nombreuses dépendances. Il fit encore quelques tours dans le jardin, puis demanda son cheval. En redescendant vers Jamestown, il entendit l'amiral énumérer les travaux qu'il projetait pour agrandir Longwood qu'à la réflexion il jugeait mesquin. L'Empereur trouvait mélancolique ce plateau sans ombrage. Mais du moins pourrait-il s'y promener, en calèche ou à cheval, sans courir le risque de tomber dans un gouffre. Il y serait enfin à soi-même, il échapperait aux hommes entre qui depuis tant de jours la vie à bord l'avait serré. La solitude ne l'effrayait pas ; au moins il aurait ses souvenirs, le travail, la marche, et, ce qu'il aimait pardessus tout, une étendue de ciel...

On était à un mille environ de la vallée de Jamestown, quand il aperçut à sa gauche, non loin de la route, dans des jardins luxuriants, une habitation à l'indienne, surmontée d'un seul étage. Une avenue de figuiers banians y conduisait. Plantés sur une succession d'escarpements et de terrasses, de gros lauriers, des palmiers, des manguiers, des bananiers, des grenadiers, des citronniers lui faisaient un cadre vert et mouvant. Derrière, tombant de la roche, taillée en forme de cœur, une mince chute d'eau s'enveloppait de buées. Des fleurs d'Europe roses blanches et géraniums, des fleurs de pays chauds : magnolias, camélias, hibiscus, poussaient partout en buissons. Enfermé dans ses collines de lave, abrité de la mer par un mamelon, ce coin de terre montrait, à l'encontre de Longwood, si européen, une grâce exotique dont Napoléon fut charmé. Pour le voir de plus près il prit l'allée des banians.

Le domaine, appelé les Briars[7], appartenait à William Balcombe, pourvoyeur et agent financier de la Compagnie des Indes, qui venait justement d'être chargé par le colonel Wilks de fournir tout ce qui serait nécessaire à l'entretien des Français dans l'île[8]. Il était, disait-on à la légère, fils naturel du Prince-régent. Envoyé à Sainte-Hélène, il emplissait ses poches de son mieux pour les vider sitôt après. Ce gros homme blond était un bon vivant, adroit et serviable. A ce moment la goutte le tenait au lit. Sa femme et ses quatre enfants, deux filles et deux garçons, reçurent Napoléon. Avisant un joli pavillon[9] où, aux jours chauds, les Balcombe offraient le thé et même donnaient de petits bals, il demanda s'il ne pourrait s'établir là en attendant que Longwood fût aménagé. Élevé sur un tertre, ce pavillon ne comportait qu'une seule chambre de vingt pieds sur quinze, percée de deux portes et de six fenêtres, mais décorée avec élégance[10]. Au-dessus une soupente se partageait en deux galetas.

L'Empereur ne désirait rien tant que d'éviter les indiscrets de Jamestown. Les Balcombe lui offrirent leur maison, Napoléon refusa, ne voulant point, déclara-t-il, que rien fût changé par sa présence à leurs habitudes *. Cockburn, qui avait pensé lui-même à s'établir au pavillon, se désista. Napoléon resta aux Briars et renvoya Bertrand à la ville. Deux heures après il était installé. Son petit lit, son lavabo, son nécessaire, des meubles prêtés par les Balcombe garnissaient sa chambre. Las Cases était là à ses ordres. Sous un appentis trouvé dans le jardin, Cipriani et Marchand s'affairaient autour du dîner qui fut servi devant sa porte à l'Empereur.

Les autres Français devaient demeurer à la ville, mais viendraient chaque jour aux Briars. Napoléon était mécontent du grand-maréchal. Il lui reprochait de l'avoir laissé trop mal loger à la maison Porteous. Les Montholon et Gourgaud se montrèrent déçus d'un arrangement qui les écartait de la familiarité de l'Empereur. Ils enviaient Las Cases et, chaque fois qu'ils montaient aux Briars, fatiguaient Napoléon de leurs plaintes.

L'amiral avait détaché un officier d'artillerie, le capitaine Greatly, et deux sergents pour garder son prisonnier. L'Empereur, irrité, refusa de recevoir Cockburn, et se promena sous ses yeux avec Mme Bertrand.

Distrait par un décor si pittoresque, amusé par le train des Balcombe, il ne s'ennuyait pas dans cette vallée tiède qui, cultivée par des hommes de couleur, lui rappelait, disait-il, Paul et Virginie.

Le matin, il descendait au jardin pendant qu'on balayait sa chambre, déjeunait sous une tonnelle ombragée de vigne, puis travaillait avec Las Cases. Il parcourait le dédale rocheux des terrasses, en attendant le dîner. Presque toujours, il y rencontrait les filles de Balcombe, Jane et Betzy, qui, d'abord effrayées, s'étaient vite familiarisées avec lui.

Elles portaient des jupes courtes, des pantalons blancs serrés aux chevilles, des corsages à collerettes et des bavolets. Jane avait seize ans. Elle était brune, tranquille, un peu balourde. Sa sœur, de deux ans plus jeune, était une gamine mal élevée et jolie, avec des cheveux blonds qui s'échappaient toujours des rubans, des yeux bleus aigus, une petite bouche rose qui disait cent impertinences, mais que l'on excusait parce qu'elle avait de la grâce. Sous ce climat elle avait mûri précocement de corps, sinon d'esprit. Ses propos étaient d'une fillette, quand elle avait déjà la gorge d'une femme. Elle traitait l'Empereur en vieil oncle, se pendait à son bras, cueillait pour lui des fruits et des fleurs, lui adressait dans un français assez bon des questions folles et éclatait de rire à son nez. Las Cases n'aimait pas Betzy. Il était choqué de ses façons. Mais Napoléon se prêtait à ces jeux. Je me crois au bal masqué, disait-il.

Survivait chez lui une manière de gaîté enfantine qui jaillissait par bouffées. Son adolescence avait été trop sérieuse ; il n'avait pas eu de vraie jeunesse. Il se plaisait à taquiner, se portait même parfois à des drôleries étranges. Une petite Legge, fille d'amis des Balcombe, qui vint les premiers jours aux Briars, craignait fort le général Buonaparte. Bonne pièce, Betzy avertit Napoléon qui parut aussitôt, les cheveux ébouriffés, secouant la tête avec d'affreuses grimaces. La pauvrette eut si peur que Mrs. Balcombe dut l'emporter hors du salon. Napoléon s'amusa de passer pour un tel monstre chez les Anglais. Il voulut par les mêmes moyens effrayer aussi Betzy, mais elle se moqua de lui.

Enfant terrible, elle poussait le coude de l'Empereur tandis qu'il prenait à la cire l'empreinte d'une médaille. Des gouttes brûlantes tombaient sur ses doigts, sans qu'il parût fâché. Quand Cockburn venait aux Briars, il était parfois accompagné du chien Tom Pipes qui avait tant amusé les petits Bertrand à bord du Northumberland. Le terre-neuve, échauffé de sa course derrière les chevaux, se jetait souvent dans un bassin rond creusé près du berceau de vigne. Un jour que Napoléon y était assis, Betzy y appela le chien et le fit baigner. Quand il sortit, comme elle l'avait prévu, il se secoua contre l'Empereur dont les bas, la culotte, l'habit furent salis.

Elle lui dérobait ses papiers, criant qu'elle tenait ses secrets. Quand il avait couru après elle, elle les lui rendait assez gentiment.

Habituées à une vie large, mais rustique, et ne sachant rien du monde, les deux jeunes filles s'étonnaient de la cérémonie qui précédait les repas de Napoléon. Le maitre d'hôtel Cipriani, après avoir salué très bas, disait à haute voix :

— Le dîner de Sa Majesté est servi.

Il se retirait à reculons, et l'Empereur le suivait vers la table dressée dans la tonnelle ou sous une tente que l'amiral avait fait planter près du pavillon.

Peu de jours après son arrivée, il y invita ses jeunes amies. Napoléon plaisanta leur goût du roastbeef et du plum-pudding. Betzy en retour reprocha aux Français de manger des grenouilles. Elle fut chercher une caricature montrant un triste efflanqué, la bouche ouverte, une grenouille sur la langue. Au-dessous était imprimé Le dîner d'un Français. L'Empereur pinça l'oreille de Betzy, comme il faisait jadis à ses grenadiers.

Betzy s'entendait mal avec Emmanuel de Las Cases, à peu près de son âge, mais qu'indignaient ses espiègleries. Napoléon les tourmentait, disant qu'il les marierait ensemble. L'Empereur commanda une fois au jeune homme d'embrasser Betzy et il tint les bras de la petite, tandis que le garçon du bout des lèvres touchait sa joue. Betzy trépignait. Dès que Napoléon lui eut rendu la liberté, elle se jeta sur Emmanuel et le gifla. Mais elle n'était pas satisfaite. Comme l'Empereur et les Las Cases peu après descendaient en file indienne par une sente abrupte, elle imagina une diablerie nouvelle. Napoléon marchait le premier, puis Las Cases, puis son fils, puis Jane, enfin Betzy. Celle-ci, demeurée en arrière, s'élança de toute sa force sur lame qui tomba les mains étendues sur Emmanuel, qui s'écroula sur son père, qui heurta l'Empereur. Napoléon eut grand'peine à ressaisir son équilibre. Las Cases, hors de lui, saisit Betzy par les épaules et la poussa sur la paroi de roches. Elle se fit mal et cria de rage

— Monsieur, il m'a blessée !

— Attends, dit l'Empereur, ne pleure pas, je vais le tenir pendant que tu le puniras.

Elle usa de l'occasion sans douceur et donna plusieurs soufflets à Las Cases. A la fin, le chambellan demanda grâce. Napoléon le laissa partir en lui conseillant d'éviter d'autres coups. Betzy s'élança pour le rattraper. Napoléon, battant des mains, excitait leur course autour de la pelouse. Las Cases de longtemps ne put pardonner à Betzy.

Balcombe, assuré de gagner de belles sommes avec les Français, prenait mille soins pour l'Empereur qui le traitait avec amitié. Sa femme, puritaine et dont les conversations étaient graves, ressemblait un peu à Joséphine. Napoléon l'avait remarqué au premier jour... Effrayés des inconvenances de Betzy, les parents semonçaient leur fille. Elle reparaissait alors avec un sage maintien, puis l'instant d'après se rejetait aux folies.

Un soir que Napoléon, ayant franchi les limites des Briars, se trouvait avec les petites et Gourgaud, il traversa un pré où, paissaient des vaches. L'une d'elles, la tête basse, fonça sur lui. Il sauta par-dessus un mur bas et se mit à l'abri. Pendant ce temps, Gourgaud vaillamment dégainait et se jetait sur la vache, criant :

— C'est la seconde fois que je sauve la vie de l'Empereur !

Napoléon s'en égaya fort et toute la soirée taquina Gourgaud.

D'habitude il terminait la journée chez les Balcombe, quand ils n'avaient pas de visiteurs. Las Cases allait s'en assurer en regardant par la fenêtre.

On jouait au whist, dans une intimité campagnarde qui ne déplaisait pas à l'Empereur. Cependant il dut s'enfermer quelques jours au pavillon, ayant pris froid au brusque coucher du soleil. Ses bronches étaient sensibles. Sa gorge s'irritait aisément et il toussait avec violence. Mrs. Balcombe s'empressa pour le soigner. Elle lui offrit des infusions sucrées au miel de ses ruches. Mais l'Empereur la remercia ; il s'en tint à sa réglisse qui lui semblait un souverain remède quoi que pût dire O'Meara qui le visitait chaque matin.

Durant sa réclusion, seul avec Las Cases et Emmanuel, il passa, comme il disait, l'inspection de ses richesses. Marchand lui apporta sa boîte à tabatières. Il s'en trouvait un assez grand nombre, les unes peintes de miniatures de la famille impériale, d'autres enrichies de camées ou de médailles antiques, d'autres encore avec son portrait entouré de brillants. Y étaient mêlées trois tabatières de Louis XVIII que le roi, fuyant vers Gand, avait laissées au 20 mars sur la table des Tuileries. Elles étaient sans valeur. Napoléon se fit apporter ensuite un de ses nécessaires de campagne. Il l'examina, puis l'offrit à Las Cases, en disant :

— Il y a bien longtemps que je l'ai, je m'en suis servi le matin d'Austerlitz ; il passera à Emmanuel. Quand il aura quatre-vingts ans, l'objet n'en sera que plus curieux, il le fera voir et dira : C'est l'empereur Napoléon qui l'a donné à mon père à Sainte-Hélène.

Sensible, Emmanuel retenait mal ses larmes.

 

Parmi les deux ou trois douzaines d'esclaves employés par Balcombe était un vieux Malais nommé Toby. Dans sa jeunesse, il avait été enlevé sur un sampan par un équipage anglais et vendu à Sainte-Hélène qu'il n'avait plus quittée. Napoléon par le truchement de Las Cases interrogea le pauvre diable. Il plaignait son infortune ; chaque fois qu'il le rencontrait dans les jardins, il lui adressait un signe amical. Le vieillard, ôtant son chapeau de paille et s'appuyant sur sa bêche, le regardait en souriant dans sa peau jaune et plissée. Napoléon lui faisait donner une pièce d'or. Toby l'appelait the good gentleman ; il était heureux de lui porter au pavillon des fruits et des fleurs. L'Empereur voulut l'acheter afin de lui rendre la liberté. Il en parla à Balcombe qui s'empressa, mais l'amiral souleva des difficultés. L'affaire devait en rester là au regret de Napoléon.

Les Anglais s'étonnaient de cette bienveillance témoignée aux humbles, qui contrastait avec le ton que l'Empereur employait souvent pour les gens de qualité, fussent-ils ses amis. Un jour, revenant de la route de Jamestown où il montait parfois pour regarder la rade et les vaisseaux, il rencontra Mrs. Balcombe, accompagnée d'une jeune Écossaise, Mrs. Stuart. Tous trois, devisant, redescendirent vers les Briars. A un détour du sentier, des esclaves, chargés de lourdes caisses, les croisèrent. Mrs. Balcombe, quoique bonne femme, leur commanda de s'écarter. Napoléon l'arrêta :

— Respect au fardeau, madame ! lui dit-il.

Et il s'effaça le premier.

Mrs. Stuart ne put s'empêcher de murmurer :

— Mon Dieu, qu'il est différent de ce qu'on m'avait dit !

Parfois Napoléon prenait les jeunes frères de Betzy sur ses genoux et les laissait jouer avec ses croix, comme jadis il avait fait pour le roi de Rome. L'aîné, Alexandre, avait trouvé un jour un paquet de cartes sur lequel se trouvait l'habituelle image du Grand Mongol. L'enfant le tendit à Napoléon en disant :

— Voyez, Boney, c'est vous.

L'Empereur ne comprit pas. Betzy lui expliqua que Boney était le surnom que lui avaient donné les Anglais. Las Cases dit que Boney ou bony signifiait osseux.

— Je ne suis pas osseux, dit Napoléon en riant.

Il montrait ses mains petites et grasses et ses doigts à fossettes qui s'effilaient comme ceux d'une femme. Betzy s'étonnait qu'ils pussent tenir une épée. Napoléon fit tirer d'une boite un sabre splendide. Le fourreau en était d'écaille, incrusté d'abeilles d'or. Betzy prit dans ses mains la belle arme. Elle avait à se venger. Napoléon, qui parfois l'aidait dans ses thèmes français, avait ce matin même averti Balcombe, que Betzy ne voulait point travailler. Le pourvoyeur, partant pour la ville, avait menacé sa fille de la punir si son devoir n'était pas fait pour le dîner.

Betzy sortit la lame du fourreau et se mit à en jouer au-dessus de la tête de Napoléon, qui rompit peu à peu jusqu'à un mur où il dut s'arrêter. La diablesse lui cria de dire ses prières, car elle allait le tuer. Jane accourue suppliait en vain sa sœur. Betzy tint en respect l'Empereur jusqu'à ce qu'enfin elle laissât tomber son bras de fatigue. Las Cases qui assistait à la scène n'osa intervenir. Quand elle eut lâché le sabre, Napoléon se contenta de lui tirer le nez.

Ce même soir, il montra aux enfants Balcombe des portraits, des dessins qu'il avait emportés de son fils, couché sur des drapeaux dans le casque de Mars ou agenouillé devant un crucifix avec cette devise : Je prie Dieu pour mon père et pour la France, ou chevauchant un mouton, ou encore aux côtés de sa mère sur un fond de nuages et de roses. Il semblait heureux de voir ces jeunes Anglais admirer son petit roi...

On descendît vers la maison pour le whist. Les cartes glissaient mal. Las Cases fut chargé de les battre avec soin. Cependant l'Empereur parlait aux jeunes filles du bal de l'amiral Cockburn auquel elles venaient d'être conviées[11], et demandait quelle serait la toilette de Betzy. Elle courut à l'étage chercher sa première robe de bal, dont elle était si fière, et l'étala devant lui. Il l'admira. On joua enfin. Jusqu'alors on ne mettait pas d'enjeux, mais l'Empereur dit ce soir-là :

— Mademoiselle Betzy, je jouerai un napoléon.

La petite n'avait qu'une pagode[12] pour toute fortune. Elle l'engagea.

Napoléon, tâchant de distraire Betzy, montrait ses cartes à Jane. Betzy menaça de quitter le jeu. Il continua et, peu après, pour cacher sa fraude, brouilla les cartes. Betzy lui secoua les mains et l'accusa d'avoir triché. Il répliqua, riant aux larmes, que c'était Betzy qui trichait et qu'elle avait perdu sa pagode. Comme elle se récriait, il se leva à l'improviste et saisissant la robe qui reposait sur un fauteuil, il s'enfuit jusqu'au pavillon où il s'enferma. Betzy le poursuivit et, arrivée à la porte close, le supplia. Elle craignait qu'il ne chiffonnât sa robe et les petites roses de tissu qui y étaient attachées. Il demeura inexorable. A la fin elle rentra chez elle et s'endormit dans les larmes. Le lendemain elle espérait reprendre sa robe, mais de toute la journée elle ne put approcher Napoléon. Chaque fois qu'elle se présentait, Marchand ou Aly lui répondaient que l'Empereur ne pouvait être dérangé. Elle était au désespoir... Ce ne fut que lorsque la voiture arriva pour les conduire à la ville, elle, sa mère et sa sœur, qu'elle vit reparaître Napoléon. La robe sur le bras, il courut jusqu'à la voiture où elles étaient montées :

— Voici votre robe, mademoiselle Betzy. Soyez sage maintenant et amusez-vous à ce bal. N'oubliez pas de danser avec Gourgaud.

Elle fit la moue. Elle n'aimait pas Gourgaud, le trouvait laid, parce qu'il ne voyait en elle qu'une enfant, Napoléon marcha à côté de la voiture jusqu'au bout du chemin qui conduisait des Briars à la route. Là il s'arrêta et demanda à qui appartenait la maison qu'on apercevait au fond de la gorge. Suivi à distance par l'officier de garde, il descendit avec Las Cases et revint, après avoir été fort bien reçu à Maldivia House par le major Hodgson[13] qui lui prêta des chevaux pour revenir.

Napoléon avait été invité par Cockburn à ce bal[14]. Il ne pouvait lui convenir d'accepter. Mais il commanda à ses compagnons d'y aller tous. Ce serait une diversion, Puis il fallait ménager l'amiral.

L'île était passée sous la loi martiale. Deux navires de guerre demeuraient à l'ancre dans la baie et deux bricks croisaient sans relâche. Dès le 17 octobre, une proclamation du colonel Wilks interdisait aux habitants de circuler sans le mot de passe après neuf heures du soir. Les bateaux de pêche devaient être amenés au quai dès le coucher du soleil. Aucun navire étranger n'était admis à communiquer avec file. Tout bâtiment suspect serait canonné.

Napoléon peste contre l'amiral et dit à ses compagnons que clans leurs lettres pour l'Europe, ils doivent se plaindre du traitement qui lui est et à eux infligé. Enfin, poussé par Las Cases, il commande à Bertrand d'adresser une protestation officielle à Cockburn. Le grand-maréchal refuse. Ces récriminations sont, dit-il, indignes de l'Empereur. Napoléon parait céder, mais à plusieurs reprises revient sur ce sujet. A la fin la bourrasque éclate. L'Empereur dit à Bertrand qu'il n'est qu'un niais. Le grand-maréchal se fâche :

— Votre Majesté a bien tort de ne pas croire à mes avis...

Le timide Bertrand élève la voix... L'Empereur le regarde et murmure

— Aux Tuileries, vous ne m'auriez pas dit cela. Tout ce que je faisais alors était bien... Les têtes s'échauffant, Napoléon ajoute :

— Au reste, le Weymouth apportera bientôt à chacun la permission de partir.

Gourgaud proteste :

— Ceux qui ont suivi l'Empereur, dit-il, ne le quitteront, si mauvais que devienne son sort, que si lui-même les congédie.

Napoléon et le grand-maréchal laissés seuls peu après se rapatrient. Gourgaud et Bertrand dînent aux Briars. Quand ils doivent regagner Jamestown, l'Empereur invite Gourgaud à venir s'installer près de lui :

— Vous êtes jeune, nous parlerons de nos amours, des femmes. Elles auraient été le charme de ma vie si j'en avais eu le temps, mais les heures étaient si courtes, j'avais tant de choses à faire ! Si jamais je remontais sur le trône, je consacrerais deux heures par jour à des causeries de femmes. Mme Duchâtel, Mme de Rovigo, Mme de Montesquiou m'ont appris bien des choses que sans elles je n'aurais jamais sues...

Obéissant enfin, Bertrand envoie à Cockburn une protestation plus mesurée que ne le proposait Las Cases. L'amiral y répond avec rudesse :

Vous m'obligez à vous expliquer officiellement que je n'ai pas connaissance d'un Empereur se trouvant actuellement sur cette Île ni d'aucune personne de cette dignité venue avec vous sur le Northumberland.

Napoléon s'emporte :

— Cet homme me manque, et je suis bien sûr que Bertrand ne lui a pas écrit ce que je lui avais dicté !

A sir George Bingham, venu lui rendre visite avec le major Fehrzen, il ne cache pas son ressentiment :

— L'amiral, dit-il, est un vrai requin.

 

En vérité, dans ces premières semaines aux Briars, Napoléon n'était pas malheureux. Il respirait comme un homme tombé d'une cime et qui s'étonne de vivre. Il soutenait le courage de ses compagnons, excédés de la vie de Jamestown. Gourgaud se plaignait de tous et de tout. Bertrand et Montholon s'épiaient, en conflit latent pour la direction de la maison de l'Empereur : ordres à donner, achats à faire, comptes à tenir. Peu à peu Montholon évinçait Bertrand, armé seulement de maussaderie et. de silence. On mangeait mal ; les vivres étaient médiocres. Ils venaient du Brésil ou du Cap, souvent échauffés ou avariés. La farine moisie ne donnait qu'un détestable pain. Les bestiaux souffraient de la traversée et il leur eût fallu plusieurs mois dans les pâturages de Pile pour se rétablir. Seuls le poisson, la volaille et les légumes étaient bons. Mais ces gens habitués à la cuisine raffinée de France ne trouvaient rien à leur goût.

Les plus mal partagées sans doute étaient les femmes, si isolées dans le garni Porteous ! Les hommes, après déjeuner, partaient pour les Briars et ne revenaient qu'à la nuit. Mme Bertrand et Mme de Montholon, en les attendant, se tenaient à leurs fenêtres, sur le jardin de la Compagnie, protégées par des stores chinois. Elles s'occupaient de leurs enfants, lisaient, accommodaient leurs robes. La chaleur était lourde dans la bourgade écrasée par ses falaises. Mme de Montholon la supportait mal. Elle commençait une grossesse. Mais elle s'irritait moins que Mme Bertrand, toujours en colère et reproches. Au soir, elles allaient dans la rue, entraient dans l'unique boutique, celle de Solomon, alors fort dépourvue, au point qu'on n'y trouvait pas d'épingles.

Trop différentes de caractère, d'éducation, d'habitudes, Mme Bertrand et Mine de Montholon ne pouvaient s'entendre. Elles se querellaient âprement, se traitant l'une l'autre de catin[15]. Puis se réconciliaient pour un jour ou deux. Elles firent connaissance avec les gens de l'île, Mrs. Porteous leur hôtesse, sa fille et une jolie amie de celle-ci, Miss Knipe, que toute l'île appelait Rosebud[16], pour sa fraîcheur ; elles se lièrent avec les Skelton, les Wilks, les Doveton. Mme Bertrand donnait à médire par l'engouement qu'elle avait pris pour le beau capitaine Hamilton, de la Havannah. Elle allait parfois dîner à son bord, emmenant Gourgaud dont l'isolement lui faisait pitié.

Ces dames s'étaient rendues avec empressement au bal de Cockburn. Toutes les importances de la colonie, militaires ou civiles, se réunirent dans les deux salles du château, ouvertes par de larges baies sur la mer. De tous les coins de l'île, raconte Mme de Montholon, arrivaient de jolies personnes en robe blanche et corset rose. Les deux Françaises avaient fait toilette ; dans cette société simple, elles parurent d'une élégance raffinée. Mme de Montholon portait une parure d'émeraudes entourée de diamants qui fit un effet merveilleux. Elle et Mme Bertrand dansèrent beaucoup et, sevrées comme elles l'étaient des plaisirs du monde, s'amusèrent franchement.

Gourgaud promena dans le bal une figure fermée. Il ne voulait pas danser avec Betzy Balcombe parée de sa fameuse robe, et s'y vit contraint. La fille du gouverneur, miss Wilks, fine et gracieuse, fit sur lui grande impression. Et la charmante Rosebud. Un moment il rêva d'amour, car il avait le cœur tendre et souffrait de son célibat. Mais il se trouva mal placé au souper. Sa consolation fut de voir que Las Cases n'était pas mieux traité que lui.

Le lendemain, Napoléon se fit raconter la soirée.

— Si Votre Majesté, dit Gourgaud, s'était rendue à ce bal, comme le conseillait M. de Montholon, tous les sots habitants de l'île se seraient mis à tu et à toi avec Elle.

— Je pense que j'ai bien fait de n'y pas aller, mais si j'y avais été, soyez sûr qu'on aurait été autour de moi comme dans un grand cercle à Paris[17].

Il faut bien de la force d'âme pour parler ainsi dans ce campement de bohémiens. Pourtant le train s'en est amélioré, Chaque dimanche, les Français et O'Meara sont réunis aux Briars et dînent de compagnie. Le 29 novembre, Gourgaud s'y installe à demeure. On lui établit une petite tente à côté de la grande. Devant lui Napoléon se montre ému des nouvelles de la condamnation de La Bédoyère et de l'assassinat du maréchal Brune. Montholon, arrivant de Jamestown, dit que toute la France s'insurge, qu'une armée de 150.000 hommes s'est formée ; que partout on réclame l'Empereur. L'Angleterre effrayée met sur pied ses milices...

Mensonges, mais qui raffermissent les cœurs. Napoléon, le premier, laisse courir l'imagination

— C'est à présent qu'il est cruel d'être ici prisonnier. Qui va se mettre à la tête de ce mouvement ? Eugène ? Non, il manque de caractère. Soult ? Il n'est bon qu'à faire un intendant d'armée. Il n'y avait que moi qui pouvais réussir. Clauzel ? Oui, peut-être Clauzel... Il a des moyens, de la vigueur. je ne crains que celui-là

— Eh bien ! sire, dit Las Cases, s'il réussit, ce sera fort heureux pour Votre Majesté.

— Croyez-vous qu'il soit assez bête pour me céder sa place ?... Les derniers ont toujours raison. On oublie le passé pour le présent.

Bertrand lui propose — pour éviter des difficultés avec les autorités anglaises — de prendre un titre nouveau, celui de comte de Lyon. Il cite l'exemple de Louis XVIII devenu comte de Lille. Napoléon parait tenté. Gourgaud dit que tel déguisement prêtera au ridicule, les comtes de Lyon étant des chanoines. On y renonce. Plus tard on y reviendra...

 

Au début de décembre, l'amiral vint annoncer que les aménagements de Longwood étant terminés, Napoléon pourrait s'y installer dès qu'il lui conviendrait[18]. L'Empereur ne demandait pas mieux. Il était las maintenant des Briars, Après une longue période de beau temps, il pleuvait chaque jour. Quoiqu'on fût mieux abrité dans cette combe que sur les plateaux supérieurs, l'alizé emportait la tente de Gourgaud. Puis, disait Napoléon, ces montagnes noires qui dominaient la gorge bouchaient toute vue, l'emprisonnaient deux fois. Il dépêcha Gourgaud et Bertrand en fourriers à Longwood. Ils revinrent disant que les chambres sentaient encore la peinture. L'Empereur détestait cette odeur. Il était si impatient toutefois qu'il décida de s'y transporter dans deux jours.

Le 10 décembre, après avoir déjeuné au jardin avec Balcombe, il reçut Cockburn venu pour lui faire les honneurs de sa nouvelle résidence. Betzy était désolée de ce départ.

— Il ne faut pas pleurer, mademoiselle Betzy, dit Napoléon, vous viendrez me voir à Longwood.

Son hôtesse, souffrante, gardait la chambre. Il fut la trouver et, s'asseyant sur son lit, la remercia de ses attentions. En la quittant il lui laissa pour Balcombe une tabatière d'or. Il donna une bonbonnière à Betzy qui se sauva, les yeux dans son mouchoir.

Il avait quitté son uniforme des chasseurs de la garde[19]. Il portait un frac vert sous lequel paraissait le cordon de la Légion d'honneur. Il était coiffé d'un petit chapeau. Sur un cheval du Cap, jeune et vif, il partit avec Cockburn et ses officiers, sauf Gourgaud, qui avait pris les devants. Femmes, enfants, bagages suivirent à quelque distance dans des voitures traînées par les grands bœufs à bosse et à cornes blanches qui faisaient les charrois du pays. Beaucoup de gens, pour voir passer Napoléon, s'étaient rangés le long du chemin. Quelques officiers anglais se joignirent au cortège.

Vers quatre heures on arriva au corps de garde. Les soldats sortirent et présentèrent les armes. Le cheval de l'Empereur, effrayé par le tambour qui battait aux champs, fit quelques écarts, comme s'il se refusait à passer le seuil. Napoléon lui donna de l'éperon et le força d'entrer dans l'avenue. Devant la maison, Cockburn sauta de selle pour aider Napoléon à descendre. Il le précéda dans la maison, lui montra les pièces l'une après l'autre. L'Empereur parut plus satisfait que l'amiral ne l'avait espéré. Matelots de Cockburn, soldats de Bingham avaient bien travaillé ; ils avaient changé cette réunion de masures en un logis qui, au premier abord, paraissait décent. Cockburn partit soulagé.

Dès qu'il eut tourné les talons, l'Empereur demanda son bain. La baignoire disposée dans un cabinet derrière sa chambre était primitive : une grande auge de chêne garni de plomb qui ressemblait à un cercueil[20]. Mais Napoléon, privé depuis Malmaison du bain qui lui était si nécessaire, la vit avec une véritable joie. Il y demeura plus d'une heure, causant avec Las Cases, à qui il proposa de venir se baigner à son tour le lendemain. Le petit homme se récriant :

— Mon cher, lui dit-il, en prison il faut s'entr'aider. Je ne saurais occuper cette machine tout le jour, et ce bain vous ferait autant de bien qu'à moi.

Il ne se rhabilla pas, se mit au lit. Il était las, Il avait marché le matin, tandis qu'on déménageait sa chambre, et sa course à cheval l'avait secoué sur la dure route. Dans ces cinq mois de repos obligé, il avait grossi et Marchand avait dû lui élargir ses ceintures. Il dîna dans sa chambre, se coucha tôt et, gardé par la lueur de sa veilleuse, pour la première fois depuis des semaines dormit profondément.

 

 

 



[1] Gourgaud, I, 70. Cockburn lui avait certainement manqué d'égards en le logeant dans ce garni à tous voyageurs, alors qu'il pouvait lui offrir un appartement dans le château de Jamestown où lui-même s'était installé.

[2] Sainte-Hélène, découverte le 21 mai 1502, jour de la fête de la mère de Constantin, par Juan de Nova Castella, navigateur portugais, fut occupée par les Hollandais puis par la Compagnie des Indes Orientales (1651). L'île, la plus isolée de tout l'Atlantique, à sept cents lieues du Brésil, à quatre cent soixante lieues de la plus proche côte africaine, a 16 kilomètres de longueur sur 12 de large, avec une superficie égale à celle de Jersey, quoique tout près de l'équateur (16° de latitude sud), Sainte-Hélène, en raison de son élévation au-dessus de la mer (de 300 à 1.000 mètres) offre un climat tempéré. Jamais moins de 10° centigrades. Jamais plus de 25°. L'été commence le 22 décembre, l'hiver le 21 juin. Les jours sont de 11 heures en hiver, de 13 heures en été. Les pluies et les brouillards règnent surtout l'hiver, avec d'assez fréquentes éclaircies. Mais l'île, véritable navire à l'ancre, est en toutes saisons sous l'influence de la mer et il y pleut souvent aussi l'été.

La flore est très variée. Les fourrages et les légumes donnent des récoltes à peu près continues. On trouve autour de la chaîne de Diane une soixantaine d'espèces propres à l'île. La faune comprend également des variétés autochtones, surtout chez les insectes.

La population qui devait s'accroître après l'arrivée de Napoléon au point de s'élever, en 1820, à 7.998 âmes, se composait en 1815 de 3.395 blancs (y compris les soldats), 1.218 noirs esclaves, 489 Chinois, 116 Hindous et Malais, (Record Book of Saint-Helena, 1815.)

Après la mort de Napoléon, l'île redevint possession de la Compagnie qui la céda définitivement à l'Angleterre le 21 avril 1834. Jusqu'à l'ouverture du canal de Suez, elle recevait un grand nombre de vaisseaux, notamment tous ceux qui allaient aux Indes ou en Extrême-Orient. On l'appelait l'Auberge de l'Océan. Certaines années, cinquante bâtiments s'ancrèrent à la fois dans la petite rade de Jamestown. Après 1870, l'escale de Sainte-Hélène fut abandonnée. Aujourd'hui, c'est à peine si trente navires par an y font une relâche de quelques heures.

[3] Longwood est situé à plus de cinq milles anglais de Jamestown, prés de 9 kilomètres.

[4] Les gommiers sont des arbres grêles, de cinq à six mètres de haut, qui ne donnent guère d'ombre et dont les fleurs ressemblent curieusement à celles des asters.

[5] Ce n'est point là qu'il pleut le plus à Sainte-Hélène. L'endroit le plus sec est Jamestown. Ensuite vient Longwood où la chute moyenne de pluie est de 0 m. 597 par an, tandis qu'à Plantation House on trouve 0 m. 835 et à Oakbank 1 m. 15.

[6] Les principales, alors comme aujourd'hui, étaient Rosemary Hall, habitation du colonel Smith, Mount Plesant à Mr. Wm. Doveton, les Briars à M. Balcombe, Orange Grove, à Miss Mason. Aucune, à moins de considérables additions, n'était assez grande pour loger Napoléon.

[7] Les Églantines. On trouve encore aujourd'hui, dans les jardins abandonnés des Briars, des amas d'églantiers à larges fleurs blanc rosé.

Les Briars, quand les Balcombe les quittèrent, furent occupées par l'amiral Plampin, puis par son successeur l'amiral Lambert. La Compagnie des Indes les racheta ensuite et remplaça les jardins par une vaine culture de mûriers, L'Eastern Telegraph Company qui les possède aujourd'hui a installé ses services et logé ses employés dans de grands bâtiments de briques qui gâtent la vallée. Le pavillon habité par l'Empereur a été pourvu d'annexes et chargé d'un toit qui le défigurent. Le bungalow des Balcombe est en ruine. Les fourmis blanches s'y sont attaquées et d'ici à peu de temps, il s'effondrera tout à fait.

[8] Établi à Sainte-Hélène depuis 1807, en même temps que surintendant des ventes publiques pour l'East India Company, associé à Wm. Fowler et Joseph Cole pour le ravitaillement des navires touchant à Jamestown, il était à la fois commissionnaire et banquier.

[9] Las Cases l'appelle une espèce de guinguette (I, 306). Il exagère. Wellington, en 1806, en revenant des Indes, y avait logé. Ce qui lui permit d'écrire à sir Pulteney Malcolm qui venait remplacer Cockburn à Sainte-Hélène cette phrase cruelle que le goût de l'humour ne peut faire excuser : Dites à Boney que je trouve ses appartements à l'Élysée-Bourbon très convenables et que j'espère qu'il a aimé les miens chez les Balcombe.

[10] Dans le style Adams. Ce qui en reste encore est d'un détail délicat.

[11] Napoléon avait intercédé près de Balcombe pour qu'il laissât aller Betzy, encore bien jeune, à ce premier bal. (Mrs. Abell, 48.)

[12] Monnaie indienne ayant alors cours à Sainte-Hélène, et qui valait environ dix francs.

[13] C'était un grand diable de six pieds, fort imposant. Napoléon l'appelait Hercule. Il était major de la ville, et se montra prévenant pour les Français. II passa. la plus grande partie de sa vie à Sainte-Hélène, et assista aux funérailles de l'Empereur et à son exhumation. Sa femme était la fille de Wm. Doveton dont il sera parlé, L'amiral sir F. D. Sturdee, vainqueur des Allemands au combat naval des Falkland (1914), était le petit-fils du major Hodgson.

[14] Le 14 novembre (Gourgaud, I, 85), l'invitation était adressée au général Buonaparte. Une première fois déjà l'amiral avait convié Napoléon à dîner au château. L'Empereur avait poliment refusé. Un autre bal fut offert le 2 décembre à Plantation House par le gouverneur Wilks. Gourgaud, récriminant sur le manque d'égards dont, disait-il, les Français étaient l'objet, irrita l'Empereur au point qu'il défendit qu'aucun d'eux s'y rendît. Mme Bertrand et Mme de Montholon en furent désappointées.

[15] Gourgaud, 3 nov. 1815. Inédit. (Bibl. Thiers.)

[16] Bouton de Rose. Fille d'un fermier, elle était, dit Mme de Montholon, grande, blonde, d'une belle taille, figure polonaise. Elle avait quelques traits de Mme Walewska. Elle intéressa par là pour un instant, Napoléon.

[17] Gourgaud, 21 novembre 1815. Inédit. (Bibl. Thiers, carton 18.)

[18] Las Cases, II, 125. Cockburn désirait que Napoléon quittât au plus tôt les Briars et s'installât à Longwood. Sans doute pensait-il qu'alors seulement il serait en sûreté. Chez Balcombe les communications avec les navires et l'Europe étaient trop aisées. Montholon, pour plaire à l'amiral, dit Gourgaud, faisait tous ses efforts pour décider Sa Majesté à ce changement. (Inédit. Bibl. Thiers.)

[19] Depuis le 28 novembre, dit Marchand. Il ne devait plus le porter vivant. L'indication contraire, donnée par Las Cases (II, 36), est fausse.

[20] Elle était due à l'industrie des charpentiers du Northumberland. On en fera plus tard un petit bassin pour le jardin. L'amiral en avait commandé au Cap une autre qui arriva quelques mois plus tard.