SAINTE-HÉLÈNE

PREMIÈRE PARTIE. — DE WATERLOO À SAINTE-HÉLÈNE

 

CHAPITRE III. — À BORD DU BELLÉROPHON, À LA MER...

 

 

HORMIS Savary, lié à sa fortune par le souvenir du duc d'Enghien, Bertrand, qu'il connaît depuis l'Égypte, Mme Bertrand, vague parente de Joséphine, Napoléon n'a auprès de lui, alors qu'il quitte la France, que des gens assemblés par le hasard et qui lui sont presque inconnus. La plupart de ceux qui l'accompagnent vers l'Angleterre sont des hommes que l'intérêt, la crainte ou quelque espoir de fortune ont réunis, ces derniers jours. Le dévouement aussi, car leurs mobiles ont d'infinis alliages, mais c'est chez les subalternes, chez les petits qu'on le trouvera surtout avec le moins d'impuretés.

Le plus âgé de tous, de trois ans même l'aîné de Napoléon, le comte de Las Cases est un homme de l'ancienne France, de noble sang. Il a été marin, puis a émigré. Échappé au désastre de Quiberon et réfugié à Londres, il y a publié, sous le nom de Le Sage, un Atlas historique qu'on réédite avec succès. Rentré en France, il se rallie en 1806 à Napoléon, sollicite une place et la croix, obtient seulement, marquis de la monarchie, le titre de baron de l'Empire. En 1809, il est nommé chambellan (sans service), et l'an d'après maitre des requêtes. On le charge de plusieurs missions. En 1814, il est comte ; la Restauration le fait conseiller d'État et, prétendra-t-il, capitaine de vaisseau. Au retour de l'île d'Elbe, il revient près de l'Empereur. Après Waterloo, à l'Élysée, on l'a vu tenir seul, avec Montholon, l'office de chambellan. Il suit à Malmaison et demande à Napoléon de ne pas le quitter dans ses destinées nouvelles. L'Empereur s'étonne. A peine a-t-il remarqué ce très petit homme chafouin au front ridé, aux cheveux et aux favoris grisonnants, aux manières onctueuses, qui, lorsque tant d'anciens amis trahissent ou se cachent, affiche une si hardie fidélité.

— Savez-vous où cela peut vous conduire ? lui demande-t-il.

— Je ne l'ai point calculé, répond Las Cases.

Napoléon parait consentir, Las Cases aussitôt prépare son départ, se munit de fonds, court chercher au lycée son fils Emmanuel, à peine âgé de quinze ans. Sa femme, qui l'approuve, espère le rejoindre avec ses autres enfants quand l'Empereur sera établi dans sa résidence nouvelle.

Las Cases est cultivé, réfléchi, patient, plein de ressources. Il a voyagé, connu la misère, traversé des sociétés diverses. Il admire Napoléon, pense que jamais plus grand homme n'ouvrit les veux à la lumière du monde. Il est prêt à lui tout sacrifier. Est-il donc parfaitement désintéressé ? Non, il y a presque toujours intérêt. Las Cases veut lier si fort son nom au malheur du héros, qu'il en soit pour l'avenir inséparable. Être son historiographe, recueillir ses pensées, ses réflexions, tenir le journal de sa vie, cette gloire le paiera de tout. Il est profondément homme de lettres. Il se voit l'Homère de la nouvelle Iliade. Cette intention, transparue dès les premiers jours, seule explique son attitude à l'égard de Napoléon.

Las Cases est d'éducation fine, et l'on entend que l'infortune exige plus de soins ; mais ses empressements auprès de l'Empereur sont d'un courtisan. Ses compagnons s'en irritent ; ils raillent sa platitude, l'appellent l'Extase. Ils enragent de sa faveur. Car, dès l'embarquement sur le Bellérophon, le petit homme se rend utile à Napoléon à tout moment, le renseigne sur la navigation, lui rapporte les entretiens de Maitland et de son état-major, lui sert de secrétaire. Surtout, il l'écoute avec ferveur. Et Napoléon a toujours aimé se raconter, s'expliquer, développer ses mobiles. Naguère le poids d'un empire arrêtait sa langue. Maintenant qu'un loisir de toutes les heures l'accable, il lui faut un confident. Nul pour cet emploi ne vaut Las Cases. Par une question adroite, un mot insinuant, il sait faire rebondir l'entretien.

Aussi Napoléon traite-t-il bientôt en vieil ami ce nouveau venu. Lui arrive-t-il de dormir un jour, étendu contre le bordage, la tête sur les genoux de Las Cases, comme le montre une gravure célèbre ? Ce n'est point sûr. Mais il le reçoit tête-à-tête et longuement dans sa chambre, il fait avec lui l'examen des raisons qui l'ont conduit à bord du Bellérophon, lui en dicte un précis. Enfin il l'autorise à prendre la croix de la Légion d'honneur pour décorer son uniforme. Dira-t-on que ce fier marin, déshabitué de la houle, pâlit et disparaît dès que le vaisseau penche ? La traversée au vrai est mauvaise. Le Bellérophon tangue et roule. Tous les Français sont malades. C'est l'Empereur qui résiste le mieux.

 

Charles-Tristan de Montholon a trente-deux ans. Sa physionomie est agréable et molle : cheveux foncés, yeux doux, nez fort sur une bouche d'enfant. Son haut col brodé d'uniforme lui prête un air de virilité qui n'est pas de son caractère. Son intelligence peut paraître médiocre, mais il ne manque pas d'esprit à la française. Il est capable d'assiduité et de gentillesse. Ses manières sont parfaites. Plus gaspilleur encore qu'avide, toujours en embarras d'argent, ambitieux, léger, plein d'imagination, il a ce goût de servir des gens de l'ancien régime, auquel, malgré ses frasques, le rattachent encore bien des liens. Son père, mort jeune, était premier veneur de Monsieur. Deux de ses ancêtres ont été chanceliers de France. Encore enfant, embarqué sur la Junon, avec son beau-père Sémonville, ambassadeur en Turquie, il avait, à la fin de 1792, fait relâche à Ajaccio, et, logeant chez Mme Bonaparte, reçu d'elle, assurait-il, un accueil de famille. Napoléon, alors lieutenant en congé, lui aurait donné des leçons de mathématiques et Lucien des leçons de latin. Ce qui est certain, c'est qu'il a retrouvé peu après Louis et Jérôme au collège et aussi Eugène de Beauharnais. Porté ainsi aux franges de la cour consulaire, il se pousse, sert sous Championnet, sous Augereau, sous Macdonald — qui devient son beau-frère. Entré dans l'état-major de Berthier, il y passe colonel. Bel avancement, à vingt-six ans et sans action d'éclat.

Pourtant il quitte le service pour raison de santé. Ce joli garçon supporte mal les fatigues militaires. A la fin de 1809, Joséphine le fait nommer chambellan. Mais bientôt l'influence de Sémonville, très active, l'oriente vers la diplomatie. Il est ministre plénipotentiaire auprès de l'oncle de Marie-Louise, à Wurtzbourg, quand une sottise vient briser sa carrière. Il a épousé de façon clandestine sa maîtresse, Albine-Hélène de Vassal, femme élégante dont on avait un peu trop parlé. Napoléon, du fond de la Russie, le destitue. Cette rigueur peut-être excessive, car l'Empereur a souvent montré plus d'indulgence, oblige Montholon à se terrer en province. Endetté, il se trouve dans une position étroite. En 1813, le besoin d'officiers généraux fait qu'on lui offre de revenir à l'armée. Il se récuse, invoque blessures, maladie. Il n'accepte qu'un poste sédentaire : le commandement du département de la Loire, qu'il reçoit en effet en mars 1814. Il réunit alors un corps de gardes nationaux et d'ouvriers des forges avec lesquels il entreprend la guérilla contre les Autrichiens jusqu'à l'abdication de l'Empereur.

Sémonville, homme à toutes places, aussitôt insinué près des Bourbons, le fait nommer par Louis XVIII maréchal de camp. Pourtant il n'obtient pas d'emploi. Le voici de nouveau retiré à la campagne où sa femme lui donne un second enfant. Au retour de Napoléon, il l'attend dans la forêt de Fontainebleau et le suit vers Paris. Son rôle pendant les Cent Jours demeure effacé. Après sa défaite, il s'attache aux pas de l'Empereur. Par dévouement si l'on veut, par nécessité surtout. Il se juge compromis sans retour auprès du Roi. Il n'a pas un sou vaillant. Au reste, si jeune, il ne hait pas l'aventure. Sa femme non plus. Et il manœuvre à sa guise, ne voit que par son regard.

Mme de Montholon a quelques années de plus que son mari. Elle a pu être jolie. Elle ne l'est plus. Son teint frais a passé. Mais elle est restée mince, elle garde d'aimables yeux bleus et de beaux cheveux châtains. Coquette, adroite, elle a du savoir-faire, un fond de gaieté précieux, une durable patience. Elle ne s'emporte pas, reçoit galanteries et rebuts d'un sourire égal. Résolue à jouer un rôle, elle a dû comprendre qu'il serait plus aisé pour elle d'en tenir un près de Napoléon déchu que dans une cour véritable où son passé la gênerait. Elle a dû penser aussi à l'argent. Pour l'Europe entière comme pour son entourage, Napoléon a amassé un trésor immense, mis à l'abri en des endroits, chez des gens sûrs. Puis, avec un tel homme, un retour n'est-il pas toujours à prévoir ? Il s'est évadé de Pile d'Elbe. Un autre exil saura-t-il le garder ? La France sera lente à retrouver son assiette. Si Napoléon remonte jamais au pouvoir, ses compagnons des mauvais jours pourront tout espérer. Qu'ont à perdre les Montholon ? S'il y a calcul chez eux, et il serait naïf d'en douter, ce calcul n'est ni risqué ni maladroit,

Mine brave, même fanfaronne, regard franc et sensible, Gaspard Gourgaud a l'âge de Montholon. Il est le fils d'un violon de la chapelle du Roi, le neveu de l'acteur Dugazon. Sa mère était une des remueuses du duc de Berry. Sorti à dix-huit ans de l'École Polytechnique, il a fait dans l'artillerie un prompt chemin. Après les campagnes d'Espagne et d'Autriche, en 1811 il est officier d'ordonnance de l'Empereur. II se bat en Russie, entre le premier au Kremlin, y découvre une mine placée par les Russes. Le voilà baron de l'Empire. Avide de grades, il s'évertue, travaille des coudes, dans les remous oû s'enfonce la fortune de Napoléon.

Devenu premier officier d'ordonnance, il reçoit de beaux traitements et une dotation. Ce qui vaut mieux encore, accès direct près du maître. Blessé plusieurs fois, il a sauvé l'Empereur en janvier 1814., au soir de Brienne, en tuant un cosaque qui s'élançait sur lui. E est alors colonel et commandeur de la Légion d'honneur. Dans l'universel sauve-qui-peut de la première abdication, il court aux Bourbons, recherche la protection du duc de Berry, et par lui se fait confirmer dans son grade.. Quand Napoléon reparaît, des premiers aux Tuileries, à force d'instances il obtient son pardon et l'accompagne en Belgique. La veille de l'abdication, il se fait nommer général de brigade, aide de camp de l'Empereur. Davoust se prête à cette promotion in extremis.

Pourquoi le trouve-t-on à Rochefort, à Aix ?

Il aime, et violemment, l'Empereur. Mais il ne se voit pas non plus d'autre issue. Il croit sa carrière brisée en France ; sa tête même, dit-il, y est en danger. Car il s'exagère tout ce qui le touche. Son caractère est droit, mais inquiet, impatient, orgueilleux, jaloux, exalté, sans équilibre. Malgré dix ans de guerre il est resté très jeune. Il ne connaît la vie ni les hommes. Au demeurant des qualités solides : il a du coup d'œil, écrit aisément, dessine bien, parle l'allemand et l'espagnol. Parmi ceux qui ont suivi l'Empereur, il est le plus intelligent.

 

Le général Bertrand, qui a succédé en 1813 à Duroc dans l'emploi de grand-maréchal du palais, porte un visage de femme mûre que déparent les favoris. Il est assez grand, mais chauve, malingre, timide, il se rapetisse par ses façons.

Ingénieur plus que soldat, officier appliqué, sans vues, pourtant il a été choisi, promu, établi par Napoléon qui a trouvé chez lui, dès l'Égypte, l'homme intègre capable de toujours adhérer à son devoir.

Il lui avait fait épouser une protégée de Joséphine, Fanny Dillon, fille du général guillotiné sous la Terreur, et qui, de nom irlandais, ayant séjourné longtemps en Angleterre, était Anglaise de goûts, de sentiments, d'idées. Elle ne s'était laissée marier à ce général effacé, simple comte de l'Empire, que par lassitude. Elle espérait un prince italien ou allemand.

— Quoi, sire, avait-elle osé dire à l'Empereur,

... Bertrand,

Singe du pape en son vivant !...

— Assez, Fanny gronda Napoléon, irrité par ce dédain.

Et Joséphine aidant, et aussi une dotation généreuse[1], les noces avaient été vite faites à Saint-Leu, chez Hortense.

Fanny était trop grande, svelte, blonde avec une petite tête aux yeux noirs et brillants, que gâtait un grand nez. Capricieuse, irréfléchie, entichée de sa noblesse et de ses alliances, elle avait aussitôt dominé son mari. Lui, l'aimant, se prêtait à tout, jusqu'à recevoir d'elle des soufflets. Quand de fortune il élevait la moindre objection, elle se répandait en cris. Elle adorait les plaisirs, le monde, la toilette, la dépense. Elle avait fait dans les dernières années de l'Empire grande figure en Illyrie, dont Bertrand était gouverneur. Ils étaient venus à l'île d'Elbe, lui tout de suite, elle plus tard, sans entrain. Elle s'y était conduite en enfant gâtée. L'Empereur la supportait. Elle ne rêvait que de Paris.

Avec cela, malgré cela, franche et fidèle. Elle suivit Napoléon et son mari sans trop se plaindre. Elle avait agi de toutes ses forces, — et dans si pauvre entourage, ses assurances avaient pesé, — pour que l'Empereur demandât l'hospitalité de l'Angleterre.

Elle faisait fond sur l'esprit gentleman des Anglais et ne doutait point de leur bonne foi. Déjà elle se voyait installée à la campagne, près de Londres, avec ses enfants, recevant parents et amis de la gentry, et courant à leurs châteaux.

L'escorte de l'Empereur compte encore une dizaine d'officiers, Savary, Lallemand, les chefs d'escadrons Planat de la Faye, Résigny, Schultz, un bizarre Polonais, Piontkowski, trois lieutenants, le page Sainte-Catherine, le docteur Maingault. Enfin un très nombreux personnel domestique, soixante têtes au moins, qui s'est casé tant bien que mal dans les recoins du Bellérophon et du Myrmidon.

 

A bord, du premier jour, Napoléon a réglé sa vie. Il déjeune seul et demeure chez lui le matin. Vers une heure, il se fait habiller et vient sur le pont où il se promène en parlant avec le capitaine, le médecin O'Meara, jeune Irlandais jovial, Las Cases ou les généraux français. Quand il apparaît, tous se découvrent, on ne vient vers lui que le chapeau à la main. Souvent, assis à l'abri du soleil, dans un berceau que Maitland a fait disposer sur le pont, il tient un livre qu'il ne lit pas.

Le vaisseau marchait mal, contrarié par la houle et des vents sans constance. Le 23 juillet seulement, il passa devant Ouessant. Il faisait à peine jour. Une brume fumait sur la mer. Les hommes de garde, étonnés, virent l'Empereur sortir de sa chambre et se diriger vers la poupe. Il demanda à l'officier de quart si la côte qu'on apercevait dans les déchirures du brouillard était celle d'Ouessant. Il prit une lunette et regarda. Bertrand, des officiers anglais étaient derrière lui, immobiles. Eut-il le pressentiment qu'il ne reverrait plus la France ? Il demeura ainsi plusieurs heures. Quand la côte disparut enfin, il s'écarta du bord, la main sur son visage, et faillit tomber dans les bras de Bertrand, qui le soutint jusqu'à sa cabine.

Entré dans la Manche, le navire eut meilleur vent. A tout moment il rencontrait d'autres vaisseaux. Le soir vit blanchir les falaises d'Angleterre. Le lendemain 24, à huit heures, le Bellérophon jetait l'ancre dans la rade de Torbay.

Il y trouve des ordres sévères : nul ne peut débarquer. Bientôt survient Gourgaud, nanti de la lettre au Prince-régent qu'on ne lui a pas permis de porter à Londres. Il s'est muni de journaux anglais, qui discutent du lieu où Napoléon sera retenu captif la Tour, le château de Dumbarton, le fort Saint-Georges, en Écosse, ou bien l'île de Sainte-Hélène, au fond de l'Atlantique[2].

Sainte-Hélène... Ce nom avait été prononcé déjà au Congrès de Vienne, qui s'effrayait de voir Napoléon si près de l'Italie[3]. Réveillait-il dans l'esprit de Napoléon de plus anciens échos ? Ce n'est point probable... En 1788, à Auxonne, pauvre et studieux, prenant des notes sur les possessions des Anglais dans le monde, il avait écrit sur son cahier : Sainte-Hélène, petite isle... Après ces quatre mots où il marquait sans y songer la fin de sa course, il avait laissé, — peut-être interrompu, — la page blanche...

Sainte-Hélène ! Après les assurances de Maitland, Napoléon ne peut croire à pareille félonie. Il voit le port de Torbay se couvrir d'embarcations d'où des Anglais enthousiastes le saluent. Ce revirement subit de la haine à l'engouement inquiète le cabinet britannique. Il l'avait prévu. Aussi dès le 20 juillet, le premier ministre, lord Liverpool, réclame-t-il l'internement sous les tropiques. Il est du reste agité d'une autre crainte. Il redoute que Napoléon, invoquant la vieille loi d'Habeas corpus, n'obtienne d'un juge quelconque un writ lui garantissant la liberté sur le sol anglais, en attendant sa comparution devant un tribunal[4]. Pour plus de sûreté, le cabinet ordonne de mener le navire dans la rade militaire de Plymouth, tandis qu'il négocie avec les Alliés pour obtenir leur agrément à la déportation de Napoléon. Il doute si peu de leur docilité que le 25, lord Bathurst, ministre de la Guerre et des Colonies, traite avec les directeurs de la Compagnie des Indes orientales, propriétaire de Sainte-Hélène, afin que l'île soit, pour le temps de la détention, remise au plein pouvoir de la couronne d'Angleterre.

A Plymouth, des chaloupes armées faisaient sentinelle autour du Bellérophon. Deux frégates, la Liffay et l'Eurotas, mouillaient à ses côtés. L'Empereur et ses amis y virent un malheureux présage. Les illusions, une à une, tombaient. Maitland, étant allé à terre, revint avec une figure défaite. Son silence inquiéta plus que des paroles. Le lendemain 27, il fit transporter sur la Liffay les officiers qui n'étaient pas du service personnel de l'Empereur. Enfin vint l'amiral Keith, commandant en chef de la flotte britannique. Napoléon avait demandé à le voir dès son arrivée à Plymouth. Il s'excusa de ces deux jours de délai il n'avait pas encore reçu les ordres de Londres. Beau vieillard, de haute distinction[5], il était reconnaissant à Napoléon d'avoir fait soigner lui-même son neveu, le capitaine Elphinstone, blessé dans les premiers combats de Waterloo. Il eût voulu lui être de service. Mais il demeura dans des rapports de forme et sa visite fut courte. Peu après entrèrent dans le port plusieurs bâtiments chargés de soldats français blessés et faits prisonniers à Waterloo. On cacha cette arrivée à l'Empereur.

Savary, par quel moyen ? l'on ne sait, s'était mis en rapport avec le grand juriste anglais sir Samuel Romilly, qui lui envoya une note sur l'assignation à lancer contre l'amiral pour l'obliger à laisser débarquer Napoléon. Les conseils furent suivis. Lord Keith fut pourchassé pendant une journée entière, à travers sa flotte, par un huissier porteur de l'assignation[6].

La mer comme à Torbay se chargeait de barques, remplies à couler de curieux et d'admirateurs qui par tous moyens tentaient de s'approcher du Bellérophon[7]. Les cutters de garde faisaient des rondes sans souci des accidents. Le soir, les matelots tiraient même des coups de fusil[8].

Longs jours, jours d'anxiété, dans cette immense rade où le Bellérophon roulait aux vagues venues du large et faisait grincer ses amarres, au milieu des yoles, des canots où se dressaient des hommes fleuris d'œillets rouges, des femmes parées, des enfants même qui poussaient des hourras, agitaient leurs mouchoirs, quand sur le pont, la silhouette de Bogey, appuyé au bras d'un général, se découpait sur le ciel. Le ventre en avant, son habit trop tendu ouvrant ses basques, il ne ressemblait pas mal, dit un Anglais, à un gros pigeon.

Il ne paraissait plus guère avant cinq heures, jusque-là enfermé dans sa chambre ou se promenant le long des fenêtres de poupe. Il lisait beaucoup, parfois dormait étendu sur un sofa. Il avait l'air indifférent à toutes choses.

Les gazettes, communiquées par Maitland, confirmaient que le lieu de détention choisi pour Napoléon serait Sainte-Hélène. Ses compagnons, consternés, semblaient un gibier pris au piège. Certains oubliaient toute dignité[9]...

Le 31 juillet, à onze heures, lord Keith. et sir Henry Bunbury, sous-secrétaire d'État, montent sur le Bellérophon et sont conduits chez l'Empereur. Il les reçoit debout en présence de Bertrand. Lui donnant pour la première fois le titre de général et non plus celui d'empereur, ils lui font connaître la décision du ministère. Pas même une notification adressée à Napoléon. Une simple lettre du vicomte Melville, premier lord de l'Amirauté, à lord Keith, que sir Henry lit dans sa traduction française, écrite sur un morceau de papier

Comme il peut être convenable au général Buonaparte d'apprendre, sans un plus long délai, les intentions du gouvernement britannique à son égard, Votre Seigneurie lui communiquera l'information suivante :

Il serait contraire à notre devoir envers ce pays comme envers les alliés de Sa Majesté de laisser au général Buonaparte les moyens ou l'occasion de troubler à nouveau la paix de l'Europe ; il est donc inévitable qu'il soit restreint dans sa liberté... L'île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence. Le climat y est sain, et la situation locale permettra de le traiter avec plus d'indulgence qu'en aucun autre lieu, avec la même sécurité.

Napoléon entend cette information sans interrompre et sans qu'un muscle bouge sur son visage[10]. Sir Henry, lui-même impassible, poursuit :

Parmi les personnes qui ont été conduites en Angleterre avec le général Buonaparte, il lui est permis de choisir, à l'exception des généraux Savary et Lallemand, trois officiers qui, avec le chirurgien, pourront l'accompagner à Sainte-Hélène, et douze domestiques. Tous ces individus, soumis à des restrictions durant leur résidence dans l'île, ne pourront la quitter sans l'autorisation du gouvernement anglais.

Le contre-amiral sir George Cockburn, désigné pour commander en chef au Cap, conduira à Sainte-Hélène le général Buonaparte et sa suite.

Il se tait. Alors la voix de Napoléon s'élève.

— Du moment où j'ai été reçu librement sur le Bellérophon, je me suis trouvé sous la protection des lois de votre pays. Le gouvernement viole à mon égard le droit sacré de l'hospitalité. Je fais appel de sa décision à l'honneur britannique.

Lord Keith, gêné, presque honteux, prie Napoléon de formuler par écrit sa protestation ; il la transmettra aux ministres du Régent.

Il salue et sort de la cabine. Dans la pièce qui la précède, trouvant Mmes de Montholon et Bertrand, il leur annonce, en mauvais français, l'envoi à Sainte-Hélène. Elles s'indignent. Il essaie de les apaiser, puis y renonçant, avec sir Henry regagne son canot.

Napoléon appelle ses principaux officiers. Entassés dans sa chambre, ils entendent l'arrêt. Lallemand et Savary, que leur exclusion nominative semble promettre à l'échafaud, se débattent avec véhémence. L'Empereur déclare qu'il ne consentira pas à son transport à Sainte-Hélène :

— Ce serait, dit-il, mourir d'une manière ignoble.

— Oui, sire, s'écrie Gourgaud, bien ignoble ! Mieux vaut nous faire tuer en nous défendant, ou mettre le feu aux poudres !

Quelques voix montent avec la sienne. Napoléon les congédie, sauf Bertrand. Lallemand et Savary vont écrire à lord Keith et aux ministres pour invoquer la promesse faite, disent-ils, par Maitland, qu'ils trouveraient un inviolable asile sous le pavillon anglais. Tiraillé par eux, Maitland leur donne son attestation, sans réfléchir que ce qui est vrai pour eux l'est aussi pour l'Empereur.

Napoléon s'est juré sans doute de montrer une âme supérieure à la fortune. Mais pour un bref instant cette résolution se détend. Après tout il est homme, et c'est en homme qu'il va se plaindre, à celui-là même aux mains de qui il s'était remis dans l'espoir d'un traitement généreux :

— Sainte-Hélène... dit-il à Maitland. L'idée seule m'en fait horreur. Être relégué pour la vie dans une ile entre les tropiques, à une distance immense de tout continent, privé de toute communication avec le monde et de tout ce qu'il renferme de cher à mon cœur !... C'est pis que la cage de fer de Tamerlan ! Je préférerais qu'on me livrât aux Bourbons !

Après avoir relevé l'insulte qu'on lui fait en l'appelant général, il ajoute :

— M'exiler là autant aurait valu signer tout de suite mon arrêt de mort, car il est impossible qu'un homme de mon tempérament et de mes habitudes puisse vivre longtemps dans un tel climat.

Il n'en parait pas moins sur le pont à l'heure accoutumée. Redescendu chez lui, il fait appeler Marchand. Quand il entre, les rideaux de soie rouge tirés sur les fenêtres ne laissent entrer qu'une lueur de sang. Napoléon se déshabille et se couche, puis prie le jeune homme de lui lire la vie de Caton dans le Plutarque posé sur sa table. Marchand obéit, plein d'effroi. Tandis que les phrases défilent sur ses lèvres, il se demande ce que fait l'Empereur sous sa courtine. Il sait que Napoléon garde sur lui du poison. Va-t-il se tuer pour échapper à un traitement ignominieux ? L'angoisse du jeune homme un instant est si vive qu'il s'arrête...

— Lis, ordonne la voix derrière le rideau.

Marchand reprend Plutarque. Il lit ainsi pendant une demi-heure et finit par la mort de Caton. Comme il achève, Napoléon se lève, paisible, et passe sa robe de chambre[11].

Il est seul à garder ce maintien. Autour de lui tout est crainte, colère et confusion. Las Cases, qui doit se juger responsable pour une large part de la venue de l'Empereur à bord du Bellérophon, semble désespéré. Mme Bertrand vocifère, et en français comme en anglais, injurie les ministres du Régent. Lallemand, Montholon et Gourgaud cherchent à effrayer Maitland, et à travers lui Keith, par cette idée d'un suicide possible de Napoléon :

— Vous pouvez y compter, lui disent-ils, l'Empereur n'ira jamais à Sainte-Hélène, il se tuera plutôt. C'est un homme d'un caractère déterminé, et ce qu'il dit, il le fera.

— A-t-il jamais dit qu'il se tuerait ? interroge Je commandant, sans quitter son flegme.

— Non, mais il a dit qu'il n'irait pas à Sainte-Hélène, ce qui signifie la même chose. Et ils ajoutent, menace obscure

— S'il y consentait, nous sommes trois ici qui avons résolu de l'empêcher.

Après ces explosions, quelque bon sens renaît. Qu'est-ce donc que Sainte-Hélène ? demandent les Français, et ils se penchent sur toutes les cartes qu'ils peuvent trouver. A leurs questions, les marins répondent que c'est un paradis. Las Cases, qui en a lu plusieurs relations avantageuses, ne les dément pas. Les montagnes sont couvertes de beaux arbres. Les vallées sont riches en toutes espèces de légumes et de fruits qu'y font croître des eaux riantes. Bétail, gibier, volaille abondent. La mer est poissonneuse. Point de fauves ni de reptiles. Les seuls animaux gênants sont les rats.

En somme un délicieux séjour. Mais dans l'entourage de Napoléon plusieurs ne sont point tentés de le connaître. Le médecin Maingault se récuse sans pudeur. Bertrand, secoué par sa femme qui veut demeurer en Angleterre, tergiverse[12]. En cachette, Mme Bertrand a écrit aux ministres pour les supplier d'empêcher que son mari ne suivit Bonaparte, assurant qu'il ne le faisait que par honneur et à regret. Son excuse est qu'elle a perdu un enfant à l'île d'Elbe et qu'elle craint pour la santé de ceux qui lui restent. Laissant toute vergogne, vers le soir, elle force la porte de Napoléon et, ses yeux vifs noyés de larmes, balbutiant, menaçant presque, elle l'adjure de ne pas emmener Bertrand. L'Empereur, qui dictait quelque note à Las Cases, l'écoute, étonné, et répond seulement que si le grand-maréchal veut partager son exil, il en est le maître. La furie rentre aussitôt dans sa cabine, et, après de nouveaux transports, devant Bertrand et Mme de Montholon, par la fenêtre ouverte tente de se jeter à la mer. Bertrand la saisit par la taille et la retient. Savary, qui du pont voit la scène, crie en riant au grand-maréchal : Lâche-la ! Mais Lâche-la donc ![13]

Bertrand était trop bon mari pour suivre ce conseil. En dépit de sa violence, ce fut la comtesse qui céda. Le grand-maréchal promit de ne s'éloigner d'Europe que pour une année. Mme Bertrand, les jours d'après, fit encore, et publiquement, des algarades. Elle fut jusqu'à dire à son mari qu'on voyait bien qu'il n'était pas gentilhomme. On pense avec tristesse que c'est le capitaine Maitland qui rapportait ces folies à Napoléon.

 

L'Empereur peut encore dire, même à Gourgaud, qu'il n'ira pas à Sainte-Hélène : il y est à peu près résigné. Toujours réaliste, il prend déjà des mesures, songe au choix des officiers qui le suivront. A Las Cases, qui lui traduit les journaux, il demande quelles pourront bien être leurs occupations dans ce lieu perdu.

— Sire, répond. Las Cases, nous vivrons du passé... Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d'Alexandre ? Nous posséderons mieux : vous vous relirez !

— Eh bien, dit Napoléon, nous écrirons nos Mémoires. Oui, il faudra travailler. Le travail est aussi la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées, c'est ma grande doctrine. Que les miennes s'accomplissent !

Il avait pris, raconte Las Cases, un air aisé et même gai. La seule idée qu'il ne serait point désœuvré lui apportait un réconfort.

Le 4 août, Maitland reçoit l'ordre de quitter la rade et d'aller croiser à Start-Point en attendant le Northumberland qu'on arme en toute hâte à Portsmouth pour conduire Napoléon à Sainte-Hélène. Lord Liverpool et ses collègues étaient de plus en plus anxieux de l'affluence du public à Plymouth. Boney, longtemps si haï, devenait populaire.

Sur le navire, déjà officiers et matelots prenaient hautement son parti. Encore un peu et il aurait pour lui toute l'Angleterre, depuis le dernier commoner jusqu'au Prince-régent. Lord Keith était de cet avis : Que le diable l'emporte ! disait-il. S'il avait obtenu une entrevue avec S. A. R., ils auraient été les meilleurs amis du monde au bout d'une demi-heure !

Maitland met à la voile par un temps très houleux qui rend tous les passagers malades. Le Tonnant et l'Eurolas font escorte au Bellérophon.

Dans la journée du 5, Napoléon envoie à Keith la page illustre dont le retentissement par ondes allait gagner l'Europe et toucher tant de cœurs hier hostiles ou indifférents...

Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m'est faite, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je ne suis pas le prisonnier, mais l'hôte de l'Angleterre... Si le gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir, ainsi que ma suite, n'a voulu que tendre une embûche, il a forfait à l'honneur et flétri son pavillon...

J'en appelle à l'histoire. Elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois ; quelle plus éclatante preuve pouvait-il donner de son estime et de sa confiance ? Mais comment répondit-on en Angleterre à une telle magnanimité ? On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi, et quand il se fut livré de bonne foi, on l'immola.

NAPOLÉON.

A bord du Bellérophon, à la mer.

 

Cet appel qui, après plus d'un siècle, rend encore un son si grave, Napoléon n'espère pas qu'il intimidera Liverpool et ses acolytes[14]. Ils sont trop médiocres pour comprendre que clans les grandes heures de l'histoire, la seule politique sage, prévoyante, irréprochable, habile, est celle de la générosité. Qu'ils eussent un motif puissant pour mettre Napoléon hors d'état de tenter un retour offensif, nul homme de bonne foi ne saurait le nier. Par deux fois il avait menacé l'Angleterre d'une invasion à laquelle, s'il eût mis le pied sur les collines de Douvres, elle n'eut pas résisté. Le triumvirat de Londres — Liverpool, Castlereagh et Bathurst — ne l'oubliait pas. Il oubliait moins encore que la guerre, commencée par Pitt et achevée par Wellington, avait poussé leur pays au bord de la mine. Si Waterloo avait été une victoire française, l'Angleterre à bout de forces faisait faillite et se voyait acculer à une misérable paix. Ils voulaient donc en finir avec le terrible Corse. Il était revenu de l'île d'Elbe. Il serait revenu d'Amérique. Mais il ne reviendrait pas de Sainte-Hélène, perdue derrière l'équateur, à deux mois de voiles, et que, maîtres de la mer, ils sauraient garder.

Les oligarques anglais de 1815 — il n'est pour s'en assurer que de relire les romans de Disraeli — n'avaient ni vues longues ni haut courage. Ils n'avaient que de la vanité, de la jalousie, de la haine, un égoïsme brutal... Les accuserons-nous encore de traîtrise comme on l'a fait longtemps ? Non. Le gouvernement britannique n'avait rien promis à Napoléon. Maitland, s'il alla trop loin dans ses conversations avec Las Cases, puis avec l'Empereur même, n'avait pas qualité pour engager ses chefs, et les Français ne l'ignoraient point. Pourtant devant leur peuple, devant le monde, les membres du cabinet Liverpool demeureront toujours coupables d'avoir transformé en prison l'asile qu'une confiance héroïque leur demandait.

L'Angleterre pouvait sortir de l'effroyable lutte appauvrie, contuse, exsangue, léchant ses plaies. Mais elle en sortait maîtresse de l'Europe qui courait à son mot d'ordre et à sa caisse. Elle devait abriter Napoléon, et le lier d'une chaîne que rien n'eût pu rompre, celle d'un accueil digne de lui, digne d'elle, qui eût relevé le malheur et salué la gloire. Des gouvernants infirmes lui imposèrent alors un visage qu'un si grand peuple ne méritait pas[15].

Qu'ils éloignent pourtant Napoléon, ces Anglais qui songent étroitement à leur pays, on pourrait l'admettre encore. Du moins devaient-ils, même à Sainte-Hélène, le traiter en souverain. N'avoir vu en lui qu'un convict, là est leur grande faute, celle que les plus loyaux de leurs compatriotes leur reprochaient déjà quand l'Empereur reçut son arrêt, et qu'après tant d'années, pesant les nécessités et les causes, l'Histoire sereine ne peut leur pardonner.

Par-dessus le cabinet anglais qu'à présent il méprise, de qui il n'attend plus rien, Napoléon s'est adressé à l'Europe, à l'univers qu'il veut émouvoir ; il a lancé son message à l'avenir de qui il attend tout. Pour lui-même, il est prêt à subir la peine de son trop de puissance et d'avoir donné du pied dans les taupinières des rois...

 

A Start-Point, la mer grossit ; l'Empereur en souffre. Tous ces jours, il est resté confiné chez lui, n'a paru à déjeuner ni à dîner. Le peu qu'il mange est préparé par Marchand. Pourtant, comme il se promenait un instant avec Las Cases dans la galerie du vaisseau, il lui confie le collier d'Hortense, que le chambellan portera dès lors sous son gilet.

Le dimanche, vers neuf heures du matin, un grand navire est aperçu sous le vent. Quand il approche, on reconnaît le Northumberland. Il est accompagné de deux frégates chargées de troupes. Les trois vaisseaux mouillent près du Bellérophon. Peu après l'amiral Keith vient présenter à Napoléon l'amiral Cockburn, chargé de le conduire à Sainte-Hélène.

Cockburn s'est battu sous Nelson. Il a brûlé la flotte américaine et pris Washington en 1813. C'est un solide marin, un peu hirsute, orgueilleux, sans jointures. Il n'a pas les façons délicates de Keith. Devant lui Napoléon renouvelle sa plainte hautaine. On n'y répond qu'en lui remettant un extrait des instructions de lord Bathurst en vue de son transfert à bord du Northumberland. Les bagages du général Buonaparte et de ses officiers seront visités de façon exacte. Argent, bijoux, objets de valeur, toutes les armes seront remis à Cockburn.

Napoléon avait fait porter à Keith, écrite par Bertrand, la liste des personnes qui devaient l'accompagner. Il y avait inscrit Bertrand, Montholon, Planat de la Faye — qui lui plaisait et qu'il savait tout dévoué —, enfin Las Cases. Gourgaud, ainsi exclu, alla chez l'Empereur et fit une scène de reproches et de larmes telle que Napoléon remplaça le nom de Planat par le sien. Les Anglais ne voulaient pas de Las Cases. Ils étaient prévenus contre lui depuis le jour où, envoyé de l'île d'Aix à Maitland, il avait paru ignorer leur langue pour surprendre leurs intentions. D'ailleurs les ordres du ministère réduisaient la suite à trois officiers. Sur les instances de Bertrand, lord Keith consentit à considérer Las Cases comme un civil, et il permit à son jeune fils Emmanuel de demeurer avec lui près de Napoléon.

La défection de Maingault causa quelque embarras. On ne pouvait songer à le remplacer par un médecin français. Le chirurgien du Bellérophon, Barry O'Meara, qui savait mal le français, mais couramment l'italien, et avec qui Napoléon avait pris plaisir à causer dans cet idiome, se proposa. Sur la demande de l'Empereur, l'amiral consentit, non à le mettre à sa disposition, mais à lui permettre de l'accompagner à Sainte-Hélène, dans l'exercice de sa profession médicale. Il demeurerait officier britannique, payé par l'Amirauté et sous ses ordres. Napoléon acquiesça ; il ne vit là qu'un détail. En réalité, O'Meara partait pour Sainte-Hélène dûment endoctriné par son ami Finlaison, actuaire de la Marine, qui, de la part de lord Melville, l'avait chargé d'espionner Napoléon[16].

Avant qu'on fit l'inspection des effets, Bertrand partagea entre les Français la plus grande partie de l'or emporté de Paris, soit 250.000 francs qu'on dissimula dans des ceintures. On cacha en outre des diamants et une certaine somme en lettres de crédit et billets négociables ; le grand-maréchal put ainsi déclarer que la cassette de l'Empereur se composait seulement de 4.000 napoléons. Ils furent pris, sauf 1.500, qu'on laissa pour payer les gens.

L'humiliante visite des bagages fut pratiquée sous les yeux de Cockburn par son secrétaire Glover et un agent des douanes. Marchand assista seul à cet examen d'ailleurs rapide, mais qui s'appliqua même aux vêtements et au linge de l'Empereur, Les effets de ses compagnons furent vus pour la forme.

Les officiers français sont désarmés en dépit de leurs murmures. Napoléon seul est excepté. Las Cases se donne l'avantage d'avoir persuadé lord Keith de ne pas descendre à cette indignité. Il semble plus probable, comme le dit Savary, que Bertrand protesta avec une émotion qui toucha le vieux gentleman. Cockburn, plus strict, ayant élevé une objection, l'amiral lui dit que puisqu'on rendait son épée à un officier pris sur le champ de bataille, à plus forte raison devait-on le faire dans le cas du général Buonaparte.

Avant de quitter le Bellérophon, l'Empereur fait ses adieux à ceux qui vont rester. Réunis dans la pièce qui précède sa chambre, ils défilent devant lui par ordre de grade. La plupart pleurent, lui baisent les mains. Il leur dit, lui-même ému, quelques mots simples venus du cœur. Savary, sanglotant, s'est jeté à ses genoux. L'Empereur le relève et l'embrasse. Il embrasse aussi Lallemand. Au premier, il refuse de reprendre la ceinture remplie d'or qui lui a été confiée. Au second, il donne la cargaison du bateau danois de l'île d'Aix. Ayant pris congé de Maitland et de ses officiers, d'un pas égal, il se dirige vers le canot qui le conduira au Northumberland. Pour la dernière fois, et bien que Maitland ait déjà reçu à cet égard le blâme du ministère, lui sont rendus les honneurs royaux. Le tambour bat, la garde présente les armes, tout l'équipage est assemblé dans la grand'rue et sur le gaillard d'avant, tête nue. Napoléon à deux ou trois reprises parle et sourit. Lord Keith, qui est venu le chercher et marche derrière, semble surpris du chagrin des officiers français.

— Vous observerez, mylord, lui dit Las Cases, qu'ici ceux qui pleurent sont ceux qui restent.

L'Empereur descend dans la barque, suivi par Mmes Bertrand et de Montholon, les deux généraux, Las Cases, enfin Lord Keith. Il reste debout d'abord, puis, quand, sous l'effort des rameurs, le Bellérophon s'éloigne, il s'assied près de l'amiral avec une apparente sérénité. A quelques encablures, le Northumberland élève dans le ciel ses immenses voiles jaunissantes où le vent s'engouffre et claque avec fracas. Le temps est sombre et frais. Les matelots élèvent et abaissent leurs rames dans une stricte cadence. Sur le Bellérophon, tous regardent. Napoléon ne lève pas les yeux. A deux heures, on touche le Northumberland.

 

 

 



[1] 200.000 francs à Bertrand et le domaine de la Jonchère ; 200.000 francs à Fanny, 50.000 francs de diamants et 30.000 francs de trousseau.

[2] Dans une lettre à Las Cases, lady Clavering, Française d'origine et qui, du temps qu'elle était modiste, avait été son amie, lui confirmait la probabilité de cette dernière désignation. (Montholon, I, 102.)

Wellington l'a avoué (Stanhope, Conversations with the duke of W., 105), l'idée d'un internement à Sainte-Hélène était ancienne. Les conjurés de 1800 qui voulaient enlever le Premier Consul projetaient déjà de l'y déporter. Cependant à Paris il semble qu'on ait songé d'abord à une réclusion en Europe. Metternich, le 18 juillet 1815, écrivait à Marie-Louise : D'après un arrangement pris entre les puissances, il (Napoléon) sera constitué prisonnier au fort Saint-Georges, dans l'Écosse, et placé sous la surveillance de commissaires autrichiens, russes, français et prussiens. Il y jouira d'un très bon traitement, et de toute la liberté compatible avec la plus entière sûreté qu'il ne puisse s'échapper. (Octave Aubry, La trahison de Marie-Louise, 40.)

Mais l'Angleterre avait d'autres vues. Si Napoléon était pris et que Louis XVIII ne se crût pas de taille à le faire juger comme rebelle, elle était prête à se constituer sa geôlière au nom des Alliés. Le 15 juillet elle préconisait une déportation lointaine. La meilleure place serait à une grande distance de l'Europe. Le cap de Bonne-Espérance ou Sainte-Hélène, écrivait Liverpool à Castlereagh, répondraient pour le mieux à ce dessein.

[3] Bausset (Mémoires, III, 56) Le propos le plus généralement répété à Vienne était qu'il fallait envoyer Napoléon à Sainte-Hélène. Talleyrand, le 13 octobre, avait proposé l'une des Açores. (Correspondance inédite, 171.)

[4] Liverpool à Castlereagh, 20 juillet 1815 : Nous sommes tous décidément d'opinion qu'il n'est pas expédient de l'emprisonner dans ce pays, De fort belles questions légales peuvent âtre soulevées à ce sujet qui seraient particulièrement embarrassantes. En outre de ces considérations, vous connaissez assez les sentiments des gens de ce pays pour ne pas douter qu'il ne devienne immédiatement un objet de curiosité et, dans quelques mois, de compassion. Sa présence ici ou n'importe ailleurs en Europe maintiendrait un certain degré de fermentation en France.

Le reste de la lettre, encore inédit en français, rassemble en quelques lignes tous les motifs du choix de Sainte-Hélène par le cabinet anglais. Depuis que je vous ai écrit, lord Melville et moi avons parlé de cette affaire avec M. Barrow et il recommande instamment Sainte-Hélène comme le lieu du monde le mieux calculé pour la réclusion d'une telle personne. Il y a là une belle citadelle où il peut résider. L'endroit est très sain. Il n'y a qu'une place dans le pourtour de l'île où les navires puissent jeter l'ancre et nous pouvons en exclure les vaisseaux neutres si nous le jugeons nécessaire. A pareille distance, dans un pareil endroit, toute intrigue serait impossible et, étant écarté si Loin du monde européen, il en serait bientôt oublié. (Lettres de Castlereagh, 3e série, II, 430.)

[5] George Elphinstone, lord Keith (1746-1823) avait eu une carrière brillante. Il prit le Cap, Minorque et en 1800, à Gênes, obligea Masséna de capituler. Il était amiralissime depuis 1812. C'était un des hommes les plus populaires du Royaume-Uni.

[6] Rovigo, VIII, 251. Aussi Keith commanda-t-il à Maitland d'écarter toute espèce de bateau. Maitland obéit strictement. Sa femme, venue en canot, ne put monter sur le Bellérophon. Napoléon l'apercevant du pont, la trouva jolie. Il lui lit envoyer quelques bouteilles de vin de France, que la douane saisit sans pitié.

[7] Certaines avaient été louées jusqu'à soixante livres. Elles étaient si nombreuses, dit Rovigo (VIII, 245), qu'elles resserraient petit à petit les chaloupes de garde jusque contre le bordage du Bellérophon.

[8] Napoléon s'en plaignit à Maitland : Cela me trouble et me peine, lui dit-il, je vous serai obligé de l'empêcher. On fit aussitôt cesser cette pratique. (Relation, 140.)

[9] Montholon, étant au privé, entendit Mme Bertrand venir dans la cabine de Maitland. Elle lui dit (c'est Gourgaud qui le rapporte) que l'Empereur s'attendait à être déporté. Comme il était un monstre d'égoïsme, qui verrait périr femme, enfants, sans rien éprouver, elle conjurait le capitaine d'obtenir que la liste des personnes qui devaient l'accompagner fût dressée par l'Amirauté même, et qu'on n'y comprit pas son mari. Montholon, Gourgaud, Lallemand, outrés de cette attitude, protestèrent près de Maitland. Mme Bertrand, se sentant découverte, eut après le dîner une crise de nerfs. (Gourgaud, inédit, 29 juillet 1815. Bibl. Thiers, carton 18.)

[10] Le caractère général de sa physionomie était grave et presque mélancolique, mais il ne laissait paraître aucune trace d'humeur ou de violente passion. (Six Henry Bunbury, 31 juillet 1815.)

[11] Marchand. Bibl. Thiers, carton 22 (inédit).

[12] Napoléon lui avait dit : Ce n'est pas pour moi que je veux vous emmener, c'est pour vous. Si vous me quittez maintenant, vous perdrez la réputation que vous avez acquise à l'île d'Elbe. (Mme de Montholon, 60). Au fond, l'Empereur pensait que Bertrand, seul grand officier de La Couronne qui l'eût accompagné jusqu'à Plymouth, lui serait indispensable dans son exil pour l'aider à garder figure de souverain.

[13] Il détestait Mme Bertrand. Trop franche dans ses propos, elle avait dit que Savary avait attaché une lanterne sur la poitrine du duc d'Enghien. Le duc de Rovigo ne le lui avait point pardonné. (Mme de Montholon, 63.)

[14] Keith, le 7 août, adressa à Napoléon la lettre suivante, inédite (Bibl. Thiers, fonds Masson, carton 21),

A bord du Tonnant, 7 août 1815.

Monsieur,

J'ai reçu par le comte de Las Cases la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser et je m'empresse de vous assurer que je n'ai pas perdu de temps pour transmettre à mon gouvernement la protestation qui y était jointe.

L'ordre relatif à votre départ du Bellérophon est impératif, je dois y obéir comme officier. J'ai devant moi les lettres du capitaine Maitland ; il en résulte que rien de pareil à une promesse ou à ce qui aurait pu être pris pour une promesse n'a été fait de sa part, mais une simple offre de bon traitement et de transport en Angleterre, et je suis heureux de penser que ce double objet a été rempli avec tous les égards et l'attention possibles.

Les ordres au sujet de vos biens ont été adressés au contre-amiral sir George Cockburn et, de même qu'ils paraissent raisonnables et n'ont été calculés que pour empêcher l'usage dangereux d'une somme excessive, je suis certain qu'ils seront exécutés avec délicatesse.

Je n'ai pas qualité pour juger des lois. Ma carrière est d'une autre nature. Il est vrai que j'ai dit dans l'entretien que j'ai l'honneur d'avoir avec vous que c'était un pénible devoir que de communiquer à quelqu'un une nouvelle désagréable ; j'espère que vous me rendrez cette justice de croire à mon sincère regret. Mais je suis obligé d'accomplir les devoirs de ma position.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur.

KEITH, amiral.

[15] Nul n'a été plus sévère pour les ministres anglais de ce temps que lord Rosebery, dont le livre Napoléon, la dernière phase, est admirable d'impartialité et de pénétration. Il écrit, p. 74 : Par bonheur, quoique nous n'ayons pas à en remercier nos ministres la honte d'avoir livré Napoléon à Louis XVIII pour être fusillé comme Ney nous a été épargnée.

[16] Encore sur le Bellérophon, à l'insu de tous, O'Meara écrivait à Finlaison des lettres remplies d'informations tendancieuses sur Napoléon et son entourage, Il continuera durant tout son séjour à Sainte-Hélène. Les lettres d'O'Meara, conservées au British Museum, sont une des sources auxquelles, en prenant les précautions nécessaires, car elles regorgent de grossièretés et de mensonges, on ne peut se dispenser d'avoir recours aujourd'hui pour éclairer lès dessous de la captivité. (Lowe Papers, B. M., 20, 146.)