Le génie n'a rien à craindre de la vérité. GOETHE. I C'EST un déchirement de voyager. On s'enrichit et pourtant on accumule les pertes. J'ai perdu trois mois mes amis de France et, maintenant que je les ai retrouvés, voici que j'en perds d'autres qui n'étaient pas moins chers à mon cœur. Amis de Sainte-Hélène, vous m'avez donné votre amitié tout de suite, à l'arrivée, comme un bouquet, car vous saviez que le temps me pressait et que les courriers de mer n'attendent pas. Je vous dois à cette heure en premier mon souvenir, parce que, dans un lieu où sue encore l'agonie d'un héros, vous m'avez /ait sentir tout ce qu'on peut trouver de douceur à la vie errante et ce qu'il y a de noble dans la bienveillance des inconnus. J'ai vu tant de choses, j'ai reçu tant d'émotions dans ce pèlerinage entrepris sans joie, mais par honnêteté envers moi-même, et qui m'a payé d'un prix immérité, que je me trouve aujourd'hui l'esprit confus... Sur Sainte-Hélène, je n'ai plus une idée que ne traverse un sentiment. J'en suis heureux, mais inquiet. Pardonnez-moi. Les jours, les mois, m'apportent leur crible ; je compte sur la secrète influence de mon pays pour me rasseoir et m'ordonner. Je suis parti à la pointe du printemps tour vous trouver déjà dans l'automne. Ce voyage m'a montré la petitesse du monde avec la relativité des saisons. Il m'a convaincu aussi de l'aridité de la mer et qu'après des semaines devant les vagues, un récif semble une patrie où se tendent des bras. Point d'escale sur cette ligne qui, une fois le mois, porte à l'île perdue le 'message de l'Europe. Deux heures seulement à Las Palmas, ville d'or qu'éventent ses bananiers. Puis une nuit, entre le noir du ciel et le noir de l'eau, deux lumières lointaines l'Ascension. Je me suis levé, j'ai regardé par le hublot. Un marin qui passait, pieds nus sur le pont et traînant un cordage, m'a dit : — Après-demain, vous verrez Sainte-Hélène... Elle a paru, l'île illustre et mystérieuse, à l'aube, comme une tache brune vers le sud-est. Nous en séparaient une trentaine de milles. Mais par temps clair de bons yeux peuvent l'apercevoir à cent kilomètres. Une heure passa, impatiente, Peu à peu la tache se dressa, devint très haute, parut sur la mer vide comme un énorme piédestal. Une masse de nuages lui faisait un lourd plafond... Encore une heure, car nous avions l'alizé contre nous, et le navire jeta l'ancre. Nous étions à quelques encablures de la prison de l'Empereur. Si près, l'impression reçue est terrible. Une colossale muraille de basalte debout sur la mer qui fuse contre elle en aigrettes, sans un arbre, sans un buisson. Dans une échancrure, une bourgade jaune qui semble avoir peur d'être écrasée par les falaises. Un wharf désert. Vers nous viennent quelques barques où rament des hommes aux visages et aux mains sombres. Quand ils sont contre notre flanc, on les entend qui parlent, dans un très doux anglais... A présent, me voici à Longwood. J'ai traversé pour l'atteindre, par des lacets de montagne, un âpre, divers, admirable pays. Tout est gouffre ici, tout est abîme, Le volcan que fut l'île aux premiers jours du monde ne s'est éteint qu'en boursouflant et déchirant son écorce. Mais au fond des vallées sont de verts pâturages, et j'ai vu des pentes de velours ras où glissent des ruisseaux, si bordés d'arums, de lis bleus, qu'ils n'ont jamais reflété le ciel. La maison de Napoléon est une demeure de campagne bonne au plus pour un notaire retraité. Le contraste entre tant de gloire et celle fin, parmi ces murs bas, coiffés de gris, empêche qu'on respire. Qu'il ait vécu, qu'il ait souffert, qu'il soit mort là, dans la moiteur des îles, souffleté six années par l'inexorable vent, gardé par la mer, si jalouse qu'il la trouvait toujours au niveau de ses yeux, est d'une dérision magnifique. Sa courbe, retombée dans la misère, est plus parfaite ainsi. Napoléon n'est complet qu'à Sainte-Hélène. S'il se fut retiré, comme il le souhaitait au lendemain de Waterloo, dans l'opulent silence de l'Amérique, il se fût perdu comme un fleuve parmi les sables. A Sainte-Hélène, il s'est concentré, approfondi, épuré, humanisé, achevé. Son vrai sacre — il l'avait dit — fut son supplice. Il faut plaindre l'homme, mais on doit féliciter le héros. J'ai donc vécu là où l'Empereur fil sa halle extrême ; j'ai marché sur le gravier de lave où se traîna son pied ; j'ai respiré l'air de ses souffles, j'ai vu son fantôme, oui, je l'ai vu qui se levait derrière ces portes plates, dans ces pièces mesquines, je l'ai vu qui appliquait la lorgnette d' Austerlitz à son volet troué pour apercevoir au loin les tentes du camp de Deadwood ; je l'ai entendu parler, se raconter à ses derniers, si rares fidèles. Quand tombaient les ombres du soir, j'ai écouté, comme lui, monter vers des astres nouveaux le tenace chant du grillon. Ainsi j'ai peut-are rejoint — oh ! humblement — une trace de son âme et je crois que si jamais on trouve quelque vérité et quelque frémissement de vie dans les portraits que je peindrai de Napoléon, c'est Sainte-Hélène qui m'aura mis ce frémissement, cette vérité dans l'esprit... Adieu ; je ne reviendrai plus sur ce rocher si lourd dans nos mémoires et où j'ai trouvé la vie quiète d'un comté anglais, endormi depuis cent ans. Rien certes n'est plus mélancolique, pour ceux qui ne sont pas trot détachés, que de se dire qu'on laissera le vent effacer nos pas sur une terre émouvante sans les recreuser jamais. Mais cela vaut mieux. Il ne faut pas risquer de gâter nos images. Quand, dans la vie si courte, nous avons éprouvé un profond battement du cœur, arrêtons-nous, fermons les yeux et ne comptons pour nous le rendre que sur nos rêves. Adieu, maison de l'Empereur, adieu, tombe isolée. Falaises livides, socle jailli du Sud-Atlantique pour qu'y puisse venir s'asseoir une figure de majesté, enfoncez-vous derrière les houles qui secouent les eaux d'un pôle à l'autre à chaque retour des saisons. Sainte-Hélène est un lieu trop unique : c'est assez pour un homme que d'avoir une fois dans ses jours touché de si près au surhumain... II J'aurais pu, quand j'écrivais cet ouvrage, me borner à retracer les épisodes saillants de la captivité de Napoléon. Le lecteur m'aurait su gré, je crois, de lui épargner des longueurs, une monotonie que je crains bien, qu'il n'ait à me reprocher ici. Mais c'est justement ce qu'avaient fait avant moi Frédéric Masson et lord Rosebery, dont les livres sont fondamentaux. Mon dessein, en m'attaquant à ce sujet immense — car il est immense — ne pouvait être de les répéter ou de les fondre par un amalgame adroit. J'ai pensé que le temps était venu de reprendre et d'étudier la question de Sainte-Hélène tout entière, dans son ensemble comme dans son détail, avec des yeux nouveaux, un souci franc et profond de vérité. On a répandu beaucoup de fables sur la petite isle, sur son climat, sur l'existence de l'Empereur et de ses compagnons, sur l'attitude de leurs geôliers. Se sont affrontés le point de vue français et le point de vue britannique, tous deux tendancieux, tous deux incomplets. Une révision totale faite dans un esprit d'indépendance m'a paru possible et nécessaire à présent. Le temps n'est plus aux histoires orientées par une thèse ou par d'honorables partis pris. La principale originalité de cette étude sera donc de présenter au public le lent, le triste déroulement de la vie de Napoléon à Sainte-Hélène, tel qu'il résulte non seulement des sources connues, mais aussi des documents inédits que recélaient encore nos Archives Nationales, le fonds Masson de la Bibliothèque Thiers, le fonds anglais de la Bibliothèque Nationale, les archives locales de Jamestown, le Record Office de Londres et surtout la réunion, pour une grande part inexplorée, de rapports, de notes, d'ordres, de lettres, de comptes, de bulletins émanant de sir Hudson Lowe, de son état-major, des médecins et des officiers d'ordonnance de Longwood, et qui remplissent quatre-vingt-dix in-folios des Additionnal Manuscripts, au British Museum. Ces textes, conférés avec soin, jettent sur la détention de l'Empereur assez de lumière pour dissiper ce qu'on a appelé le mystère de Sainte-Hélène. Pour cela même, je m'attends à bien des critiques tant en Angleterre qu'en France. Les peuples n'aiment point qu'on touche aux légendes qu'on leur a fait si longtemps caresser. Mais ici plaire ne pouvait être mon souci... J'ai voulu indiquer l'état d'esprit des gouvernants anglais en 1815, je les ai lavés du reproche d'avoir voulu faire mourir Napoléon sur un rocher affreux et malsain, je leur ai imputé par contre d'autres fautes, graves et sans excuse ; j'ai essayé de montrer ce qu'était réellement Sainte-Hélène, de tracer le caractère du gouverneur, d'exposer le rôle irritant des deux entourages, celui de l'Empereur et celui de Lowe, enfin j'ai réuni sur les derniers moments de Napoléon et sur les conséquences en Europe de sa réclusion et de sa mort, des données jusqu'ici éparses ou inconnues. J'ai relevé Gourgaud d'accusations excessives ; par contre, j'ai tenté de faire voir les Bertrand, Montholon, Las Cases sous leur vrai jour, avec leurs torts, avec aussi les raisons qui peuvent les faire pardonner. Je n'ai pas dessiné de Napoléon une figure idéale, j'ai désiré d'évoquer un grand homme, mais un homme, profondément complexe et divers dans son malheur, souvent dur, parfois injuste, mais qui s'épure et se magnifie à mesure qu'il va vers la mort... J'ai déjà indiqué les sources de ma documentation. Presque toujours je n'ai travaillé que sur des originaux. Les notes, trop massives à mon gré, qui accompagnent ce récit, justifieront de l'exactitude rigoureuse des références. Pour la gouverne de ceux qui après moi s'attacheront à un sujet que je n'ai pas la prétention d'épuiser, je me permettrai d'ajouter quelques mots sur la valeur relative des pièces à consulter. Une extrême prudence est nécessaire dans l'étude des nombreux témoignages parvenus jusqu'à nous. Aucun n'est négligeable, mais presque tous sont partiaux. Il faut les contrôler les uns par les autres et choisir entre deux, trois, parfois dix récits du même fait, en se défiant des visées, des intérêts du narrateur. C'est ainsi que, pour un même témoin, on devra préférer à sa Voix de Sainte-Hélène les lettres qu'O'Meara écrivit à son ami Finlaison, la correspondance du comte de Montholon aux Récits de la Captivité, les notes prises le jour même par Hudson Lowe sur une conversation avec Napoléon ou Bertrand aux rapports adressés par lui dans la suite à lord Bathurst. Les déformations s'accroissent à mesure que l'événement s'éloigne. C'est ce qui donne tant de prix aux bulletins quotidiens des officiers chargés de surveiller Longwood, et qui chaque soir rendaient compte au gouverneur de ce qu'ils avaient vu et entendu chez les prisonniers. Parmi les sources françaises ou plutôt de langue française, les plus considérables de beaucoup sont le Journal de Gourgaud, merveilleux de franchise et de brutalité (surtout quand on le lit dans son. texte original, car l'édition qu'on en conne a été fart expurgée), le Mémorial de Las Cases, flatteur et calculé, mais dont souvent la rhétorique se déchire pour laisser entendre la voix même de Napoléon. Viennent ensuite les Souvenirs du Mameluck Aly, mal rédigés, mais pittoresques, les dépêches du comte Balmain, commissaire russe, le seul qui de 1816 à 1820 ait dit la vérité. Moins indispensables, quoique encore précieux, sont les rapports du commissaire autrichien Stürmer et de son collègue français, le ridicule Montchenu. Enfin les lettres de Montholon à sa femme offrent un vif intérêt pour les dernières années de la Captivité, encore que passant sous les yeux des Anglais, on y trouve d'obligés mensonges. Les Souvenirs de Mme de Montholon précisent quelques curieux détails. On doit se défier à l'extrême des Récits écrits par Montholon à la prison de Ham, vingt ans plus tard, et qui sont arbitraires et faux. Quant aux Mémoires d'Antommarchi on n'y peut voir qu'un tissu d'impostures où presque tout est à rejeter. Deux mémoriaux attendent encore leur publication, qu'on voudrait prochaine, ceux de Bertrand et de Marchand. Je n'ai pu malgré plusieurs tentatives obtenir communication du premier, jalousement gardé, mais on en cannait la tournure et l'esprit. Il a été rédigé bien après le retour en France par un homme déçu, aigri, qui fait surtout parler ses rancœurs. Par là ce document semble d'ordre secondaire. Les souvenirs manuscrits de Marchand, dont Frédéric Masson s'était déjà servi, et dont j'ai trouvé une copie fidèle dans ses papiers, ont beaucoup plus de valeur. Ils permettent des recoupements, un contrôle des autres sources. On doit regretter que leur ton de respect trop uniforme les prive de maints détails naïfs ou piquants. Passons maintenant aux sources anglaises. En toute première ligne il faut placer les papiers de Hudson Lowe. Leur masse est si pesante qu'elle a longtemps rebuté l'examen. Cependant ils demeurent l'aliment essentiel de toute histoire de la Captivité. Lowe tenait registre de tout, de ses difficultés avec Napoléon ou les commissaires, comme des commérages d'office ou des invitations à dîner. La vie de Sainte-Hélène de 1816 à 1821 est consignée là, jour par jour, dans un, détail infini et, compte tenu du tempérament du gouverneur, avec une véridicité qui ne peut se rapprocher que de celle de Gourgaud. Il est incompréhensible que nos historiens, et Frédéric Masson le premier, n'en aient Pas discerné l'intérêt dominant et s'en soient tenus à la compilation aveugle de Forsyth, au lieu de dépouiller eux-mêmes ce prodigieux amas. Le présent ouvrage, au contraire de ses devanciers, l'a pris pour pivot de sa documentation, je doute qu'on me reproche ce choix quand on verra ce qu'apportent de nouveau sur l'existence à Longwood les minutes de Reade et de Gorrequer, les notes d'espionnage d'O'Meara au gouverneur, les lettres plus significatives encore d'O'Meara à Finlaison, les rapports des officiers d'ordonnance Poppleton, Blakeney, Nicholls, Lutyens, Crokat, Croads, Jackson, pour ne parler que des témoins principaux. Quelque secondaires qu'elles paraissent au regard des Lowe Papers, les sources imprimées britanniques gardent encore une grande importance. Les souvenirs de Mailland, Bunbury, Howe, Lyttleton, Cockburn, Mrs Abell, lady Malcolm, Warden, Hall, Ellis, Henry sont connus. Mais pour la plupart ils ont été tronqués ou mal traduits, et des surprises, souvent heureuses, m'attendaient quand je me suis reporté aux originaux. Contrôlée et corrigée par son Diary et ses messages à Finlaison, la Voix de Sainte-Hélène d'O'Meara m'est apparue d'une valeur beaucoup plus grande qu'on n'en avait décidé jusqu'ici. A bien des égards, on peut la mettre en balance avec le Mémorial. Chez O'Meara l'homme était méprisable, mais l'observateur savait voir et retracer. On comprend l'immense succès de son livre quand il parut ; on comprend moins le discrédit dans lequel on l'a fait tomber depuis et dont il y aurait lieu, je crois, de le relever. Qu'on me permette en finissant de remercier tous ceux qui, en France, à Londres ou à Sainte-Hélène, se sont intéressés à mes recherches, les ont orientées ou facilitées : lord Tyrrel, sir Spencer Davis, Mr. Ellis, Mr. Kitching, Mrs. Bovell, la regrettée Mrs. Aubrey Le Blond, MM. Deason et Jackson, le R. Walcott, M. et Mme A.D. Pardee, MMrs Maggs, M. et Mme Georges Colin, MM. Gabriel Hanotaux, Ernest d'Hauterive, Jean Hanoteau, Robert Chantemesse, Albert-Émile Sorel, Arnna, Mlles Chauffier. Je leur dois d'avoir pu terminer cet ouvrage qui, s'il présente des lacunes et même des erreurs, les fera, j'espère, excuser par son constant effort d'impartialité. |