Clément-Wencelas-Lothaire, duc de Portella, prince Metternich, se reposait dans son splendide château de Königswart, près de Marienbad, quand il reçut une dépêche d'Apponyi, son ambassadeur à Paris, annonçant la publication des Ordonnances de Charles X. Il revint aussitôt à Vienne. Le désastre des Bourbons lui paraissait inévitable. Depuis les élections de 1828, il prévoyait leur chute. En juillet 1829, il écrivait à Apponyi : Sans l'adoption de deux mesures, la monarchie en France ne peut être sauvée. L'une serait de brider la presse et l'autre de changer le système électoral. C'est bien ce que tentait Polignac, mais sans les moyens appropriés et d'abord l'appui de troupes sûres, l'armée partie pour Alger, il se lançait dans un coup d'État. C'était trop de témérité. L'entreprise d'Alger pourra réussir, disait en juin 1830 le chancelier d'Autriche, le gouvernement n'en périra pas moins. Il attendit l'événement avec calme et sans beaucoup de regret. Il jugeait durement Charles X : Un vieux fol. Et Polignac, un fat absurde. Il leur reprochait leur projet d'entente avec la Russie, préface à l'éboulement de la Sainte-Alliance et à une révision des traités de 1815. Or la Sainte-Alliance, les traités de 1815, il les considérait comme son œuvre, son triomphe, la pierre d'angle de l'édifice européen et le pivot de sa politique de conservation. Qu'on fit mine d'y toucher l'emplissait de colère. Son insolent succès, l'exercice depuis quinze ans d'un pouvoir entier l'avaient porté à ce degré d'assurance où l'on n'admet opposition ni critique. Il avait cinquante-sept ans, il était au sommet de son règne. Il avait été gracieux, galant, mondain, souple, beau. Le temps, les affaires l'avaient figé et raidi. Sa figure pâle, où le front se haussait sous les boucles plus rares, ne montrait plus qu'un sourire contraint. Il gardait des manières exquises. Mais se tenant pour supérieur aux hommes et aux faits, il se croyait capable de les toujours manier à son choix. Il ne comptait que sur l'habileté, jointe à la force. Les sentiments, les aspirations des individus et des masses ne lui paraissaient que des moyens momentanés dont on pouvait se servir, s'ils donnaient un secours, mais qu'il fallait étouffer ensuite, parce qu'ils étaient en eux-mêmes un danger. Du zénith où il se croit monté, il persifle ses pairs et ses contemporains. Capo d'Istria n'est qu'un rêveur niais, Nelselrode un courtier, Canning un sot, Thiers un pauvre acrobate. Seul un grand homme dans ce temps : lui. Qu'il se rende en Italie : Ma présence, écrit-il, est d'un effet incalculable. En Allemagne : Je suis venu à Francfort comme le Messie. Il répète avec complaisance : Je suis l'arbitre de tous les intérêts. Par cette morgue, et par l'égoïsme, il ressembla à Talleyrand. Mais il était moins cupide. Il avait de l'esprit sous ces mots aigus qui ont fait de l'ex-évêque d'Autun le prince des cyniques. Il était appliqué, attentif, patient, même laborieux. Son intelligence avait moins de hardiesse et peut-être d'étendue. Mais elle se concentrait davantage. Sa volonté était plus ferme. Il avait, comme son rival français, beaucoup joui du luxe et des femmes. Il n'aimait plus vraiment que la poli-4 tique. L'Europe était son tapis. Il y jouait avec lenteur une partie qui assurerait l'hégémonie de l'Autriche sur des peuples rentrés dans la servitude, après le bouillonnement de la Révolution. Son système imposait aux petits États la tutelle des grands. La Prusse, tombée sous son influence au point que Bernstorff ne semblait plus que son lieutenant, muselait la Saxe, comme l'Autriche la Bavière. Un moment on craignit, à Londres et à Paris, qu'il ne songeât à faire de toute l'Allemagne un corps uni où il n'y aurait plus qu'un Empereur et des vassaux. Serrant l'Italie dans un garrot que chaque spasme rendait plus dur, il envoyait pourrir ses patriotes au Spielberg. Lié à la cour de Saint-James qui le pensionnait, il se montrait rogue et défiant envers la France. En elle il voyait toujours l'abcès de l'Europe, qui avait essaimé dans le continent entier des germes d'infection. Tout ce qui venait d'elle lui était suspect. Il l'avait déjà mutilée, il eût voulu la réduire encore. A l'intérieur de la monarchie, la même surveillance tendait au même équilibre. Chaque peuple gardait son voisin. Des Hongrois casernaient l'Italie, des Italiens la Hongrie, des Croates la Galicie, des Polonais la Bohême. La méthode avait réussi. L'empereur François pouvait dire en frottant ses mains goutteuses : Je n'ai pas besoin d'hommes éclairés, mais de fidèles sujets. S'étant fait de l'adresse et de la constance une manière de génie, Metternich, par successives ondes, était parvenu à en imposer à tous. A son maitre d'abord qui ne voyait plus rien que par ses yeux. lui remettait tout le soin de l'État, n'était plus en somme qu'un mannequin à couronne. Il en imposait aux archiducs, qu'un regard filtré sous ses paupières lentes faisait balbutier. Il en imposait à la cour, aux diplomates étrangers. N'était-il pas le vainqueur de Napoléon, le vengeur de l'ancien ordre social souffleté par les idées françaises, ne représentait-il pas la stabilité, la durée, la force immobile où s'appuieraient en cas de péril les rois secoués ? Je suis, disait-il, le confesseur de tous les cabinets. Je donne l'absolution à celui qui a le moins de péchés et je maintiens ainsi la paix du monde. On l'appelait le cocher de l'Europe. On eût dit qu'il se croyait au pouvoir pour l'éternité. Le général Grizelli lui demandant : Que feriez-vous, prince, si vous ne gouverniez plus ? — Vous admettez là, répliqua Metternich, un cas qui est impossible. Ces derniers jours de juillet 1810, ceux qui pénètrent dans son cabinet de la Chancellerie, le trouvent à son ordinaire calme et condescendant. Cette pièce lui ressemble. Un ordre sec y règne. Une bibliothèque occupe tout un mur. Sur la cheminée se dresse un petit temple égyptien en granit rose gravé d'hiéroglyphes, don de Méhémet-Ali. Quelques tableaux. Face au fauteuil de Metternich, un portrait en pied de sa femme morte, Antoinette Leykam. En robe blanche, drapée dans un cachemire, une rose dans ses cheveux noirs, elle regarde le bureau du ministre vieilli d'un air étonné. Seule cette effigie semble vivre dans le salon aux meubles luisants, où pas un livre, pas un dossier ne traînent, où, par les fenêtres à doubles vitres, glisse une lumière brisée, sans éclat, où ne pénètre aucun bruit. Sur sa table, les dépêches de Paris se succèdent. Chaque courrier flatte sa certitude. Charles X peut résister encore. Son abdication ne doit demander que des heures. Qui va lui succéder ? Orléans, le fils d'Égalité ? Il faudra, si l'on peut, lui barrer la route. Napoléon II ? Metternich l'a dans ses mains et saura l'y garder. Que le fils de l'ennemi rentre aux Tuileries qui l'ont vu naître, c'est la faillite de son système, le désaveu de l'éducation imposée au petit solitaire de Schönbrunn. Quinze années de politique retorse jetées au néant. Avoir abattu le Corse, l'avoir fait si lentement, si cruellement mourir, pour en arriver à couronner son fils, cela ne peut-être, cela ne doit pas même effleurer l'esprit : Metternich a décidé de façon irrévocable qu'il resterait au service de l'Autriche, fantôme en réserve qu'il pourra remuer à l'occasion pour faire peur aux gens de Paris et même aux gens de Londres et de Berlin. La République, alors ? Non. Jamais. Soufflet aux rois. Exemple aux peuples. Pologne, Italie, Pays-Bas entreraient aussitôt en combustion... Reste le petit duc de Bordeaux. Si sa mère, la duchesse de Berry, devient régente, il ne sera pas impossible de peser sur elle, de l'attirer dans l'orbite autrichien. Cette hypothèse plaît à Metternich. Une longue minorité, sans doute coupée de troubles, affaiblirait encore le monstre français. ***Ces mêmes jours, Reichstadt se trouvait avec sa mère à Baden, petite station thermale près de Vienne, où Marie-Louise, toujours occupée de sa santé, prenait les eaux. Elle logeait au Pavillon de Flore. Son fils était installé dans une maison qui lui faisait face et qu'on nommait, pour son fronton, le Temple grec. Depuis son retour de Styrie, le prince semblait préoccupé. Il parlait peu. Marie-Louise lui reprochait son apathie. Elle s'étonnait que son fils fût si peu semblable aux autres jeunes gens. En simple habit brun, coiffé d'un feutre noir, et suivi d'un valet, il montait à cheval deux fois par jour, et s'enfonçait dans les méandres boisés de l'Helenenthal. — Ce nom devait réveiller en lui de graves résonances. Il s'asseyait souvent au pied d'un chêne, à l'entrée d'un ravin, lisait et songeait. A ceux qui l'approchèrent alors, il donna une impression de tristesse et de désœuvrement. Soudain, les journaux lui apprennent les événements de Paris. Il est saisi d'une agitation qu'il essaie de cacher, mais qui ne lui permet pas de demeurer en place, et qui, pendant plusieurs nuits, lui ôte le sommeil. Les nouvelles se précisent. Nul à présent n'en peut douter : la France encore une fois est en révolution, Avide de détails, Reichstadt presse sa mère de rentrer à Vienne. Il a jusqu'ici respecté dans les Bourbons de la branche aînée un principe dont, à l'exemple même de son père, il reconnaissait la force. La légitimité avait sa grandeur. Elle pouvait balancer la gloire, Mais Charles X renversé, quel droit avait Louis-Philippe, cadet tortueux, à devenir roi ? Si, écartant le duc de Bordeaux, il s'était emparé du trône par surprise, il ne pourrait s'y maintenir. Sans base historique, ni éclat militaire, mal vu du peuple, méprisé de l'Europe, il s'effondrerait à son tour. Un seul gouvernement alors serait viable l'Empire. L'heure de Reichstadt sonnerait. La Sainte-Alliance aurait beau lui faire grise mine. Effrayée, elle céderait. Napoléon II renouerait la tradition d'autorité nationale et reprendrait aux Tuileries la place de Napoléon Ier. Il était à Schönbrunn quand on lui annonça Prokesch. Le major avait connu à Zurich les journées de juillet. Lui aussi, tout de suite, eut la pensée que pour Reichstadt une porte s'ouvrait, et sur les plus hautes espérances. Autour de lui en Suisse, on ne parlait que d'une restauration bonapartiste. Le prince, qui se trouvait avec Foresti, se montra réservé. Le comte Maurice parut peu après. On parla de la maison militaire du prince, dont Metternich à présent arrêtait la liste. Dietrichstein blâma les choix du chancelier. Le général Hartmann, le capitaine Moll et le capitaine Standeïski pouvaient être des officiers capables. Mais ils ignoraient tout du prince, qui ne se sentirait pas en communauté de pensée ni de goûts avec eux. Reichstadt avait insisté pour que Prokesch fût attaché à sa personne. Il avait fait agir son gouverneur et Marie-Louise. Ces démarches avaient échoué. Metternich raya le nom de Prokesch parce que, confia-t-il à Gentz, il mettait dans la cervelle du prince des projets trop vastes. Il faisait ainsi allusion à l'idée de régner en Grèce. Il habilla son refus d'un prétexte courtois, disant qu'il réservait l'officier-diplomate pour d'autres missions : J'en ai besoin pour moi-même. Reichstadt fut désolé, mais n'en laissa rien voir. Dietrichstein et Foresti les laissèrent. Dès que la porte fut refermée, le prince se jeta dans les bras de son ami. Que savait-il du nouveau régime français Quel contre-coup croyait-il que ce changement aurait pour lui ? Ils avaient prévu dans leurs entretiens de Gratz la fin de la Restauration. Mais elle s'était produite beaucoup plus tôt qu'ils ne s'y attendaient. Trop tôt sans doute. Cependant le principal obstacle qui s'opposait aux ambitions de Reichstadt avait disparu ; Quelle conduite devrait-il adopter désormais pour profiter de mouvements qui d'un jour à l'autre pouvaient se produire ? — Tel que vous me voyez aujourd'hui, suis-je vraiment digne du trône de mon père ? Suis-je capable de repousser loin de moi l'intrigue, le mensonge ? Suis-je capable d'agir ? Ne me laisserai-je pas prendre à l'improviste quand viendra l'heure décisive ? Prokesch dit que, si menacé que parût dès ses premiers jours, le gouvernement orléaniste, il durerait pourtant assez pour permettre à Reichstadt d'arriver à la maturité. On ne devait point regretter l'avènement de Louis-Philippe, mais y voir une transition nécessaire. Le jeune homme parut rassuré. Cependant bientôt un nouveau scrupule vint l'assombrir. — Répondez, mon ami, dit-il avec feu, à cette question qui est pour moi d'une importance capitale en ce moment Que pense-t-on de moi dans le monde ? Me reconnaît-on dans cette caricature que font de moi tant de feuilles, qui s'évertuent à me représenter comme un être à l'intelligence inerte et comme atrophiée à demi par l'éducation ? Toujours cette crainte, née en lui depuis sa lecture du poème de Barthélemy et qui succédait à ses plus impatients désirs. — Tranquillisez-vous, monseigneur, répondit Prokesch, Ne paraissez-vous pas tous les jours en public ? Ceux-là même qui sont le moins au courant des faits peuvent-ils vous voir et ajouter foi à de pareilles fables, inventées par des charlatans ? Il ajouta qu'en Suisse, en Allemagne, il n'avait entendu prononcer son nom qu'avec sympathie. Le fameux historien Rotteck, à Fribourg, lui avait déclaré que le fils de Napoléon était le seul gage de stabilité pour la France et de paix pour l'Europe. Reichstadt écoutait Prokesch avec plaisir. Toutefois il revint bientôt sur l'entourage que lui imposait le chancelier : — Je ne vous aurai pas près de moi, dit-il avec un soupir, Metternich l'a refusé à ma mère... Puis il se redressa de toute sa taille et, le regard dur, il ajouta entre ses dents : — Un temps viendra pourtant où il faudra bien compter avec ma volonté ! Il consulta le major sur le projet de l'empereur François de l'établir à Prague avec sa maison, pour le former, près de la troupe, au métier militaire. Il partirait du meilleur gré. — Il faut, dit-il, que je voie et sois vu ; les stations thermales de la Bohême attirent du monde de tous les points de l'Europe ; ces personnes viendront aussi à Prague. Prokesch fut d'un tout autre avis. Mieux valait pour le prince demeurer à Vienne. A Prague il serait isolé, on l'oublierait. Il avait intérêt à rester à la cour, à garder l'audience intime de l'Empereur, à pratiquer les milieux diplomatiques, à attirer même chez lui, pour des réunions intimes, dès qu'il aurait un train indépendant, les hommes en vue de l'Autriche et les étrangers de distinction. — C'est le meilleur moyen, dit-il, de vous faire apprécier. Reichstadt en tomba d'accord. ***Quoique Metternich vit d'un œil soupçonneux son assiduité près du prince, Prokesch, s'attachant de plus en plus à lui, venait le voir presque chaque jour. Souvent ils se rencontraient pour une longue promenade au Prater ou au Volksgarten. L'influence du major équilibrait l'esprit du jeune homme. Il calmait ses appréhensions, lui donnait confiance en soi. C'était le premier, le plus important service qu'il pût lui rendre. L'inquiétude, ce mal du siècle, dont les grands esprits, en France et en Allemagne, avaient mesuré la fièvre, il_ en était plus que tout autre atteint. — Comment espérer, demandait-il à son ami, de me trouver au niveau des circonstances extraordinaires qui dominent l'univers dans l'époque actuelle ? Quel malheur pour moi, si je me trouvais aujourd'hui sur un trône Dans ce moment la flatterie et ]e monde pourraient facilement s'emparer de mes passions et les maitriser... et j'ignore absolument ce que je saurais être dans l'action... Les travaux, la réflexion, le temps et surtout l'expérience peuvent seuls m'apprendre si j'ai le droit de compter sur mes facultés. Autour de lui, on parlait d'une guerre possible contre la France, si elle s'avisait de propager la révolution dans les pays voisins. Les officiers préparaient leurs équipements. Les gazettes publiaient des articles belliqueux. Si l'Autriche en venait à cette folie, Reichstadt se demandait avec angoisse quel parti il serait obligé de prendre. — Être militaire et rester inactif quand tout s'ébranle autour de moi, ce serait une situation affreuse ; d'un autre côté, si je m'associais à une guerre contre la France, que penserait-on de moi ? Je sais bien que la victoire seule décide de l'opinion des hommes... Le succès est la condition essentielle de la popularité aussi bien que de la gloire... Je ne porterais les armes que dans le cas où la France attaquerait l'Autriche je devrais alors défendre ma patrie adoptive... Un instant après, il ajoutait, ému aux larmes : — Et cependant le testament de mon père me dicte un devoir qui dirigera les actions de ma vie ! Tirée par deux univers, sa pensée allait de l'un à l'autre, avec des heurts pénibles et violents. Fils de soldat, il n'était lui-même qu'un champ de bataille, où deux races combattaient. Mais la plus forte finirait par surmonter l'autre. Prokesch, sans y paraître, l'aidait à dégager ses sources profondes, à se reconnaître, à préparer le choix d'où dépendrait l'avenir. Au contact de cet esprit que la guerre, les voyages, les négociations, avaient chargé d'expérience, Reichstadt éprouvait une véritable fièvre d'action. Dans sa chambre de Schönbrunn, il lisait fort tard dans la nuit des ouvrages d'économie, de politique, de stratégie, il étudiait l'histoire, tachant de combler ses lacunes. Il lui fallait rattraper des années qu'il trouvait aujourd'hui molles et vides. Il emmagasinait le savoir avec une sorte d'emportement. Le travail, au reste, le calmait. Il s'assurait dans son maintien, ses paroles, il redevenait gai. Son humeur s'égalisait. Quand il avait quelque pique avec le comte Maurice, qui, pour le surveiller d'un peu moins prés, le morigénait encore, Prokesch l'exhortait à garder patience. Aigri par sa faible santé, Dietrichstein reprochait à son pupille des fautes vénielles : Laissez donc, écrivait le
major dans un de ces billets, que, lorsqu'ils ne
devaient point se voir, ils échangeaient presque chaque jour, laissez donc
D... amasser sur vous le blâme, dans le feu de son affection puérilement
inquiète ! Il a de bonnes intentions, mais il est vrai qu'il lui arrive parfois
de donner aux choses une importance qu'elles n'ont pas. Les principaux motifs
de ses gronderies sont : une imitation poussée trop loin, à son gré, dans le
vêtement, la tenue, la conduite, etc., des jeunes gens de la société ; pas
assez de prudence dans le langage ; pas assez de dignité, etc. Il trouve que
le fils de Napoléon ne se voit pas assez en vous, qu'il ne se montre pas, la
tête haute, à chaque instant. Vous connaissez ses désirs et sa crainte, vous
en savez donc assez pour comprendre son affection, même à travers le blâme. Qu'il montrât donc plus de souplesse, qu'il n'usât pas trop de cet esprit de contradiction qui jetait Dietrichstein hors des gonds. Il devait apprendre à supporter l'injustice. Ainsi seulement, deviendrait-il un homme et un chef. Reichstadt acceptait ses amicales réprimandes, d'un cœur obéissant. Rebelle envers ses éducateurs, il se soumettait aux avis de Prokesch. Il le sentait acquis non seulement à sa cause, mais à sa personne, à ce qu'il était, avec ses pouvoirs et ses manques. Il était sûr de sa sincérité. Le major lui rapportait ce que par son ami Gentz, bras droit de Metternich, il pouvait saisir des projets et des dispositions du chancelier. Metternich n'avait point pleuré sur la ruine de la monarchie légitime en France ; toutefois il en mesurait à présent les conséquences. L'Allemagne, l'Italie, touchées d'un premier frisson, s'éveillaient. Si un régime stable ne se fondait au plus tôt à Paris, on pouvait craindre que la révolution de proche en proche, ne gagnât tout le continent. Mais quel régime ? Celui qu'édifiait à grand'peine en ce moment Louis-Philippe ? Metternich détestait ce coucou royal, capable selon lui, pour se maintenir au nid usurpé, d'embraser l'Europe. Pourtant puisqu'on ne voulait ni de la République, ni de Napoléon Il, que le duc de Bordeaux pour longtemps semblait impossible, il faudrait, en le menaçant pour le rendre sage, en lui montrant sa faiblesse, en l'humiliant, l'accepter. Le trône du 9 août,
écrivait Metternich, est-il dans de bonnes
conditions de vitalité ? Evidemment non. De la République, il n'a pas la
force populaire, quelque brutale que soit cette force. De l'Empire il n'a pas
la gloire militaire, le génie et le bras de Napoléon. Des Bourbons il n'a pas
l'appui de la légitimité. Le trône de /8lo est quelque chose d'hybride...
Condamné à flotter entre deux réalités, la Monarchie
et la République, Louis-Philippe se trouve dans le vide, car le mensonge
c'est le vide. Une difficulté insurmontable pour le roi résulte de la
nécessité où il s'est mis de vivre dans les conditions de la mort. Vis-à-vis du roi des barricades Metternich allait suivre une politique cauteleuse et dure, le reconnaître avec réticence, mais l'effrayer en laissant entendre que s'il ne rétablissait pas l'ordre en France et ne s'opposait pas à la propagande révolutionnaire en Belgique et en Italie, on le dissiperait comme une ombre en lâchant sur lui le fils de Napoléon. Pareil épouvantail le ferait rentrer sous terre et l'asservirait aux volontés de Vienne. A la fin d'août, le général Balard, ambassadeur extraordinaire de Louis-Philippe, vint à Vienne notifier l'avènement du roi des Français. Metternich fut de glace, Il savait que Belliard, avec le maréchal Maison et d'autres généraux, avaient signé secrètement quelques semaines plus tôt, un manifeste où ils s'engageaient, si le duc de Reichstadt paraissait à la frontière, à le conduire en triomphe à Paris. Le chancelier lui dit que l'Autriche admettrait le nouveau régime, à la condition expresse qu'il ne troublât pas l'harmonie de l'Europe. Dans une autre audience, il se montra presque menaçant : — L'Empereur abhorre ce qui vient de se passer en France... Le sentiment profond, irrésistible, de l'Empereur est que l'ordre de choses actuel ne peut pas durer... Que votre gouvernement se soutienne, qu'il avance sur une ligne pratique, nous ne demandons pas mieux... Et il ajouta : comme il reconduisait l'ambassadeur : — Jamais nous ne souffrirons d'empiètement de sa part. Il nous trouvera, nous et l'Europe, partout où il exercerait un système de propagande. Belliard partit pour Paris sous cette mercuriale. Il avait demandé à voir le duc de Reichstadt : Metternich répondit par un refus. D'ailleurs le jeune homme, qui ignorait les sentiments vrais de Belliard, eût lui-même décliné l'entrevue. Quand il apprit la demande du général, il dit avec colère à Prokesch : — Que pouvait avoir à faire avec moi l'ambassadeur de Louis-Philippe ? Me demander mon adhésion à ce qui s'est passé à Paris ? Il ne savait pas, il ne sut jamais sans doute. — Metternich filtrant dans les journaux les nouvelles, et le prince, à Vienne ou à Schönbrunn, ne voyant que peu de gens, qu'encore la peur bridait — il ne sut jamais qu'à ce moment même, Paris, surpris et déçu par l'intrigue orléanaise, s'était tourné vers l'héritier de l'Empereur. Dans ces premiers jours d'août, où Louis-Philippe allongeait les mains vers la couronne vide, la capitale avait été soulevée par une explosion bonapartiste. Les portraits de Napoléon et du Roi de Rome s'étalaient à toutes les vitrines. Dans les carrefours, des musiciens ambulants chantaient des complaintes où revivaient la gloire du père, te malheur du fils, et dont le dernier couplet annonçait le retour de Napoléon II. Une profusion d'objets familiers, à leur chiffre ou à leur image, assiettes, couverts, gobelets, pipes, couteaux, mouchoirs, inondait les éventaires. Dans les théâtres, des pièces de circonstance évoquaient Waterloo, Sainte-Hélène. Les salles, debout, criaient : Vive l'Empereur ! L'armée, autour du drapeau tricolore ressuscité, veillait frémissante. Chaque régiment tenait prêtes des aigles. Il ne s'était pas trompé, le vaincu endormi sous les saules de la vallée du Géranium. Mort, il recommençait la conquête du monde. Son ombre, échappée au filet des méridiens et des tropiques, était revenue dominer les horizons d'Europe. Après le retour de l'île d'Elbe, il y avait ainsi le retour de Sainte-Hélène. Et ce retour était invincible, parce qu'il n'y a point de défense contre les sortilèges de l'esprit. Les peuples à la veillée, répétaient son nom : par un étonnant mirage, ils y voyaient l'enseigne de la liberté. Les écrivains, les poètes saluaient le héros. Les plus pauvres maisons plaçaient son image, enluminée et grossière, sur leur mur de chaux, près du chapelet qu'ont tenu les mains des morts. Sa gloire, comme un flot montant, léchait la base des monarchies décrépites. Elles y fondaient. Les rois semblaient des enfants éperdus devant la marée de ce prestige. Ils couraient sur leurs monts de sable, haussaient leurs remparts, calfataient leurs digues. Se riant d'eux, la vague montait. ***Aux premiers jours de septembre, Reichstadt partit avec la cour pour assister en Hongrie au couronnement du prince héritier Ferdinand. A Presbourg, il écrivit à Prokesch que pendant les fêtes, à plusieurs reprises, se trouvant seul avec son grand-père, il lui parla des événements de France. L'Empereur, livré à sa seule affection par l'absence de Metternich, dit au jeune homme qu'ils influeraient peut-être sur sa destinée. Pour lui, si le peuple français demandait son petit-fils, il ne s'opposerait pas à son retour à Paris. Reichstadt sentit gonfler ses espérances. De retour à Vienne, il sut que Metternich à qui certains, parlant de la révolution qui venait d'éclater en Belgique, proposaient de placer Reichstadt à la tête du nouvel Etat, avait tranché avec un dédaigneux sourire : — Une fois pour toutes exclu de tous les trônes L'avaient entendu Prokesch et la comtesse Molly Zichy — malveillante, et qui appelait le fils de Napoléon un bâtard. Il haussa l'épaule et parut indifférent. Sa destinée, pensait-il, tôt ou tard, emporterait les digues où on l'enfermait. Un jour viendrait où, las des troubles qui, secouant la France déçue, ne laisseraient nul repos à l'Europe, l'empereur François imposerait sa volonté et permettrait à son petit-fils de reconquérir son héritage. Il apparaîtrait un matin à l'Est, escorté par quelques compagnons de son père, et la nation se lèverait pour l'accueillir, pour l'embrasser, pour courir sur ses pas. Louis-Philippe enverrait des régiments pour l'arrêter, mais il ferait comme Napoléon sur la route de Grenoble. il leur montrerait sa poitrine ; ils baisseraient leurs fusils et l'abriteraient sous leurs drapeaux. L'ombre de Sainte-Hélène l'accompagnerait, mouvante et vengeresse. A son passage, les vieux soldats mordant leur moustache, les jeunes gens, ses frères de berceau, se joindraient au cortège du fils de Napoléon. L'Aigle avait mis vingt jours pour voler du golfe Juan au clocher de Notre-Dame. Il en faudrait moins à l'Aiglon. Paris ne l'attendrait pas. Il éclaterait dans un ouragan de colère où s'évanouirait l'usurpateur. Reichstadt se voyait remontant le grand escalier des Tuileries, saisissant de nouveau cette rampe à laquelle, enfant, on avait dû l'arracher. Il porterait l'uniforme français. Les dignitaires de l'Empire, les serviteurs de Sainte-Hélène feraient la haie. Et autour du palais, incendié de lumières, monterait du peuple et de l'armée un rugissement de joie qui ferait tressaillir au delà des mers, dans sa tombe froide, le cœur du banni. Élans d'espérance que suivait toujours un accès de pessimisme. Il était au sommet de la vague ou dans son creux. L'attente rongeait cette jeunesse brûlée par la solitude et qui, à tout moment, fracassait ses envolées contre les plafonds des palais d'Autriche. Il souffrait de sa vie lente, des petites vexations auxquelles parfois ses imprudences l'exposaient. Ainsi, on le tançait pour avoir trop ouvertement montré son antipathie contre la Prusse. Le souvenir de Waterloo lui faisait détester les compatriotes de Blücher, en qui, de surplus, il voyait les ennemis-nés de l'Autriche. Un jour à Schönbrunn, une audience lui ayant été demandée pour deux officiers prussiens de passage à Vienne, il alla brusquement dans l'antichambre, les vit qui s'inclinaient, ne leur répondit pas, descendit le perron et sauta à cheval. Avec quelques amis, il avait soupé trop gaiement chez lui. Il apprit le lendemain que son service de bouche était supprimé et qu'il devrait désormais prendre tous ses repas à la table frugale de son grand-père. Serait-il donc toujours traité en enfant ? Voulait-on l'abaisser encore, après l'avoir déjà placé si bas, le réduire à n'être qu'un Auguste ballotté dans les eaux bourbeuses de Metternich ? Qu'on prit garde ! Prince français, il ne laisserait pas déshonorer son titre. Qu'on lui fit les chaines trop lourdes, il les briserait. Prince français... Ce qu'il y avait d'autrichien en lui se diluait peu à peu, passait aux plans seconds de l'âme. Devenir un grand capitaine au service des Habsbourgs, il y avait pensé jadis ; à présent il rejetait cette idée. Le sang des Bonaparte remontait en lui, exigeant et fort. Il voulait reprendre la trace de son père, il voulait régner. Son orgueil, jamais dompté, repoussait tout à coup en rameaux hautains. Il disait à Prokesch : — Je remplirai mon destin, quoi qu'il m'en coûte, et jusqu'où il voudra me porter. Mon père est mort sur son rocher en me léguant son œuvre à rétablir et son souvenir à venger. Plus d'une fois son ami lui trouva dans les mains le testament de Napoléon, dont il pesait, méditait les moindres mots. Il relisait le Mémorial, se pénétrait de son esprit, en faisait son évangile. Prokesch a souvent été effrayé du feu de son regard, de ce choc incessant d'idées qui usait sa frêle enveloppe, de ce duel entre ses deux natures dont l'une ne pouvait tuer l'autre qu'avec une perte terrible de substance. Il essayait de le détendre, lui prêchait la modération. Reichstadt s'emportait, révolté contre un compromis qui, disait-il, lui bouchait les issues. Attendre l'avenir quand le présent se refuse, n'est-ce pas duperie ? L'inaction le rongeait. Mais quelle action entreprendre ? Il cherchait dans le ciel sombre une éclaircie. Et le ciel demeurait lourd, sans rayon, muet. Devait-il s'appliquer l'antique parole : u Le vent souffle où il lui plaît, tu en entends le son, mais tu ne saurais dire d'où il vient ni où il va. Ainsi est tout ce qui naît de l'esprit ? n Fallait-il s'abandonner, se laisser aller au cours de l'air comme l'oiseau fatigué que le nuage emporte ? Où le conduirait ce souffle inconnu ? Sur le rivage de la Seine ou au caveau funéraire des Capucins ? Les ternes réunions de famille lui pèsent plus qu'elles ne le distraient. Pourtant l'ennui, le découragement chez lui ne durent pas. Sa nature active repousse soudain les cendres et jaillit dès qu'un événement lui rend espoir. La Pologne — cette Pologne en faveur de qui même un cynique comme Talleyrand semblait s'émouvoir — s'est soulevée. A Varsovie, un officier français, suivi d'une foule immense, a galopé par les rues, criant : Vive Napoléon II, roi de Pologne ! A Vienne les cercles galiciens s'émeuvent. La princesse Grasalkovitch, née Esterhazy, femme spirituelle et courageuse, ose en parler jusque devant Metternich. Reichstadt en est informé par Prokesch. Une nouvelle illusion l'anime. Si, en attendant de régner en France, il courait à Varsovie et aidait ce peuple martyr à retrouver son nom de nation ! Il ne peut, malgré son vœu de secret, se tenir d'en parler à Obenaus : — Je me regarde souvent dans la glace, lui dit-il, et je pense : cette tête a déjà porté une couronne... Si les Polonais m'élisent pour leur roi, je tiendrais la balance entre la Russie et l'Autriche. Obenaus, soumis aux directions du chancelier, secoue la tête, répond à son élève qu'il est trop jeune encore et doit laisser agir le temps. Reichstadt retombe dans un triste silence. A la dérobée, il part, pour de longues promenades à pied ou des courses à cheval d'où il revient, exténué. Dietrichstein et Prokesch s'en inquiètent. Souvent il tousse. Il a été un enfant sain et vigoureux. Mais il a grandi trop vite — onze centimètres en une année. Ses membres restent grêles et sa poitrine étroite. Depuis l'âge de quinze ans, ses doigts jaunissent à certains moments, surtout par temps humide. Cette particularité le préoccupe. Il frotte souvent ses mains pour rétablir la circulation. La puberté aussi l'a troublé et fatigué. Il a peu d'appétit, digère mal, souffre de fréquents maux de gorge. Dans l'été de 1827, à Baden, il avait été pris de malaise à la table impériale. Il se plaignait d'éblouissements et d'une extrême lassitude. Il demeura au lit plusieurs jours. Le docteur Staudenheim qui le soignait, lui trouvait une tendance scrofuleuse et une prédisposition à la phtisie de la trachée. Il ordonna des bains froids malgré l'opposition du chirurgien ordinaire Herpex. Le traitement parut réussir ; on dut l'interrompre à l'hiver. Le prince souffrit alors d'une bronchite. Staudenheim le guérit, mais l'invita à montrer dans l'avenir beaucoup de prudence. Il devait prendre une nourriture plus fortifiante, renoncer pour un temps à la danse et à l'escrime, exercices jugés trop violents. Le cheval et la nage lui restaient permis, sans abus. Il ne sortirait pas par la pluie ou par le froid. Reichstadt se soumit mal à ces prescriptions. Il se sentait fort, disait-il. Il éprouvait un besoin intense d'air et de mouvement. L'effort physique lui rendait la paix de l'esprit. Veut-on, répétait-il, que je vive en vieillard ? L'Empereur décida que pour lui éviter toute fatigue, il ne ferait pas son entrée dans le monde à dix-huit ans, comme il était d'usage pour les princes de sa Maison. On attendrait qu'il se fût fortifié. Reichstadt s'en montra dépité. Mais le dépit tourna au chagrin quand il sut qu'il ne pourrait aborder le métier militaire que lorsqu'il serait parfaitement rétabli. A Staudenheim, mort en mai 1830, succéda, comme médecin ordinaire, le docteur Jean Malfatti de Montereggio. Un Italien de cinquante-cinq ans, fort laid, aux yeux de magnétiseur. II était aimable, parlait d'abondance, et point en pédant. Il avait fait ses études à Bologne, mais fixé de bonne heure à Vienne, il y était devenu la coqueluche de la société. Son agilité de mots, la courtoisie de ses remèdes l'avaient mis à la mode. Il vit moins clair que Staudenheim dans le cas assez complexe, mais sans danger encore, de Reichstadt. Abandonnant les soins anciens, il s'employa d'abord à combattre chez le prince un léger herpès, peut-être hérité de son père. Il lui fit prendre des bains muriatiques et boire de l'eau de Seltz coupée de lait. Il croyait sa poitrine menacée, mais aussi son foie, toujours par hérédité. Cette idée le dominait. Reichstadt espérait commencer son service actif à l'automne. Le médecin s'opposa, avec raison, dans un mémoire à l'Empereur, à ce changement de vie. Dans l'état de croissance excessive, disait-il, en disproportion avec son développement organique, toute maladie accessoire peut devenir périlleuse, soit dans le présent, soit dans l'avenir. Le Prince devra éviter avec le plus grand soin tout effort, surtout de voix, et les alternatives brusques du chaud et du froid. Au désespoir du jeune homme, son entrée au régiment fut ajournée à six mois. ***L'ancien roi d'Espagne, Joseph Bonaparte, réfugié aux Etats-Unis, avait protesté publiquement contre l'usurpation de Louis-Philippe. De sa fastueuse résidence de Point-Breeze, le 9 octobre 1830, il écrivit deux lettres, la première à l'empereur François, la seconde à Metternich, qui furent remises à ce dernier par le fils de Fouché, le comte Athanase d'Otrante, secrétaire à la légation de Suède. Joseph disait à l'Empereur : Sire, si vous me confiez le fils de mon frère, celui que, sur son lit de mort, il a déclaré devoir suivre mes avis en rentrant en France, je garantis le succès de l'entreprise. Seul, avec une écharpe tricolore, Napoléon II sera proclamé. La lettre adressée à Metternich, plus explicite, ramassait en un faisceau les raisons qui s'élevaient en faveur du retour en France du duc de Reichstadt. Napoléon II empêcherait les ferments républicains de se développer en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne. Empereur des Français, il serait par son cœur, par son intérêt politique, attaché à l'Autriche, sa seule alliée sur le continent... Les branches de la maison d'Espagne et de Naples, ajoutait Joseph Bonaparte, ne pourraient en rien s'opposer aux cabinets de France et d'Autriche, ainsi réunis. L'Italie resterait dans le devoir. L'Allemagne n'aurait aucun sujet de trouble. Le nouveau roi d'Angleterre serait heureux, par la reconnaissance de Napoléon II, d'effacer la honte dont le cabinet de son pays s'est couvert par sa conduite envers Napoléon mourant. Le successeur d'Alexandre ne peut pas ignorer les regrets que, sur la fin de sa vie, ce prince a donné du système qui l'avait porté à rappeler les Bourbons en France. La Prusse ne peut pas désirer une révolution nouvelle en France, elle doit savoir qu'elle serait la première à en ressentir les effets, et les autres puissances doivent se rappeler sa conduite dans la première guerre de la Révolution. Que puis-je dire que vous ne sachiez mille fois mieux qu'un solitaire vivant au fond d'une retraite ? Mais ce que je connais peut-être mieux que qui que ce soit, ce sont les dispositions du peuple français. Le comte d'Otrante ne se borna pas à remettre ces lettres à Metternich. Il eut avec le chancelier plusieurs entretiens, où, parlant au nom de la famille de Napoléon et du parti bonapartiste, il s'engagea à fournir à l'Autriche, si elle rendait sa liberté au duc de Reichstadt, toutes garanties d'ordre, de paix durable, de stabilité. Il soumit même au chancelier un projet de constitution pour l'Empire restauré. A lui, comme à d'autres émissaires qu'il écouta avec patience, Metternich répondit, olympien, que ces propositions ne sauraient conduire à aucun résultat pratique : — Au bout de six mois, déclara-t-il, le duc de Reichstadt se trouverait entouré d'ambitions, d'exigences, de ressentiments, de haines, de complications. Il se trouverait au bord d'un abîme. L'empereur François tient trop à ses principes et à ses devoirs envers les peuples, aussi bien qu'au bonheur de son petit-fils, pour jamais se prêter à de pareilles combinaisons. Du reste, vous vous abusez entièrement sur l'issue de votre entreprise. Faire du bonapartisme sans Bonaparte n'a pas de sens. Bonaparte lui-même, demandait Metternich, pourrait-il accomplir quoi que ce fût dans cette orageuse cohue dont la vanité ne laisse pas intactes, durant vingt-quatre heures, les plus hautes réputations, où toute renommée est la risée de la presse ?... Napoléon avait reconstruit la nouvelle société avec les débris de l'ancienne. La France met sa gloire à réduire en poussière jusqu'aux débris qui jonchent son sol. C'est là sa spécialité... Les hommes supérieurs se continuent rarement dans leurs héritiers. Ils ont sur la société une grande influence, mais ils n'y sont que de rares accidents... A Joseph même, Metternich ne fait pas l'honneur d'une réponse. Lucien Bonaparte ayant demandé à deux reprises un passeport pour venir à Vienne l'entretenir des intérêts de son neveu, se le vit refuser, sous prétexte qu'il était interdit aux membres de la famille Bonaparte de changer de résidence sans l'agrément des cabinets européens. ***Un soir de novembre, Reichstadt quitta son appartement de la Hofburg, pour se rendre chez Obenaus qu'il voulait consulter sur certains points d'histoire. Entrant chez son professeur, le prince fut arrêté près du seuil par une femme enveloppée dans un carrick écossais. Elle semblait belle et jeune, niais la faible clarté de la lampe suspendue dans le vestibule ne laissait pas distinguer ses traits. L'inconnue, sans parler, lui saisit la main et la baisa. A ce moment Obenaus ouvrit sa porte. — Que faites-vous, madame ? s'écria-t-il d'un ton rude. L'étrangère répondit avec une sorte d'exaltation : — Qui pourrait m'empêcher de rendre hommage au fils de mon Empereur ? — Qui êtes-vous, madame ? demanda le duc. — Je suis votre cousine, Napoléone Camerata. Troublé, hésitant, il la salua sans mot dire et monta le degré, au haut duquel se tenait Obenaus. La jeune femme le regarda encore, puis partit, rapide, et se perdit dans la nuit. — Camerata, dit le prince à son maitre, je ne connais pas ce nom... Obenaus dit qu'il venait de voir sans doute la fille d'Élisa Baciocchi, sa cousine germaine. Elle passait pour un peu folle. Il affecta de n'attacher aucune importance à l'incident et fit dériver l'entretien. Napoléone Camerata était une créature aventureuse et singulière. Tout enfant, assistant au petit déjeuner de l'Empereur, qui, avant d'avoir un fils, s'amusait souvent à y convier ses neveux, elle tenait tête à Napoléon. Dans sa plus belle robe, elle se tenait droit devant son assiette, en face de l'Empereur. Il lui avait dit pour la taquiner : — Mademoiselle, j'ai appris de belles choses. Vous avez p... au lit cette nuit ! La petite s'était levée aussitôt. — Mon oncle, si vous n'avez que des bêtises à dire, je m'en vais. L'Empereur riait à s'étrangler. Mais il eut toutes les peines du monde à faire rasseoir sa nièce et à l'apaiser. Ce caractère s'était accentué avec l'âge. Mariée au comte Camerata, de qui elle vivait séparée, après en avoir eu un fils, excentrique de goûts, elle menait une existence d'amazone, faisait des armes chaque jour, tirait au pistolet avec une justesse renommée et montait les chevaux les plus durs sur une selle de jockey. Elle portait des vêtements de coupe masculine et toujours, à la ceinture, aux poignets, des rubans tricolores. Elle ressemblait beaucoup à l'Empereur. Depuis des années, elle pensait à son cousin. Elle s'était vouée à sa cause, ne pouvait croire que son malheur fût sans retour. Qu'était-il pourtant, ce fils de Napoléon élevé par les ennemis de son père ? On en parlait de façon si décevante Les diplomates le disaient sans énergie, sans savoir, heureux de l'obscurité qui l'enlisait. Était-ce vrai ? Avait-il oublié son origine ? Sous son uniforme blanc, quelle était la nation de son cœur ? Elle résolut d'aller à Vienne, de le voir, de lui parler, de ranimer en lui, si elle n'était pas tout à fait morte, la flamme dont, elle, elle brûlait. Elle demanda à Rome et obtint sans peine, car nul ne lui croyait de visées, un passeport pour Vienne, par Venise et Trieste. Elle voyagea ouvertement sous son nom, vit à Trieste Caroline Murat et, arrivée à Vienne, descendit à l'Hôtel du Cygne, Karthnerstrasse. Elle ne vit personne de la société, où pourtant elle avait des alliances. Elle passa des heures au Prater ; elle savait que le prince s'y promenait chaque matin. Elle le rencontra deux fois, le suivit, émue par sa haute mine. Mais elle n'osa l'aborder dans un lieu si public. Le 14 novembre enfin, se décidant, elle l'attendit sous la pluie, devant la Hofburg, et quand il parut, courut derrière lui pour le rejoindre devant la porte d'Obenaus. Reichstadt revenu chez lui, réfléchit à cette rencontre. Que lui voulait cette parente tombée du ciel ? Il avait, on le sait, peu de regard pour les Bonaparte. Le ton hardi de la comtesse l'avait choqué... Les jours d'après, il ne la revit pas. Il l'oublia, n'en parla même pas à Prokesch. Le 24 novembre, une lettre lui fut apportée à la Burg par le domestique d'Obenaus. Il brisa le cachet, vit une nerveuse écriture Vienne, 17 novembre 1830. Prince, Je vous écris pour la troisième fois ; dites-moi si vous avez reçu mes lettres et si vous voulez agir en archiduc autrichien ou en prince français : dans le premier cas, donnez mes lettres ; en me perdant vous acquerrez une position plus élevée, et cet acte de dévouement vous sera attribué à gloire, mais si, au contraire, vous voulez profiter de mes avis, si vous agissez en homme, vous verrez combien les obstacles cèdent devant une volonté calme et forte : vous trouverez mille moyens de me parler que seule, je ne puis embrasser. Vous ne pouvez avoir d'espoir qu'en vous. Que l'idée de vous confier à quelqu'un ne se présente même pas à votre esprit. Sachez que si je demandais à vous voir, même devant cent témoins, ma demande serait refusée, sachez que vous êtes mort pour tout ce qui est français, pour votre famille. Au nom des horribles tourments auxquels les rois de l'Europe ont condamné votre père, en pensant à cette agonie de banni par laquelle ils lui ont fait expier le crime d'avoir été trop généreux envers eux, songez que vous êtes son fils, que ses regards mourants se sont arrêtés sur votre image : pénétrez-vous de tant d'horreur et ne leur imposez d'autre supplice que de vous voir assis sur le trône de France. Profitez de ce moment, prince... J'ai peut-être trop dit, mon sort est entre vos mains, et je puis vous dire que si vous vous servez de mes lettres pour me perdre, l'idée de votre lâcheté me fera plus souffrir que tout ce qu'on pourrait me faire endurer. L'homme qui vous remettra cette lettre se chargera aussi de votre réponse ; si vous avez de l'honneur, vous ne m'en refuserez pas une. NAPOLÉONE C. CAMERATA. Cette fois le jeune homme fut touché. Cet appel romanesque secouait les replis de son âme. Il vit la France où tant d'amis inconnus s'abordaient en murmurant son nom comme un Sésame. Il crut entendre son père lui demander combien de temps encore il pourrait vivre entre ses bourreaux. Son premier mouvement fut de donner rendez-vous à la comtesse. Puis sa méfiance habituelle amortit cet élan. Il craignit une embûche. Metternich ne se tenait-il pas aux aguets derrière l'appât qui lui était tendu ? Par ce moyen il s'assurerait des sentiments intimes du fils de Napoléon, pour le perdre dans l'esprit de l'empereur François, s'il avait l'imprudence de répondre à cette invite. Il rognerait alors son peu de liberté, le traiterait en conspirateur, en ennemi de l'État. Dans cette angoisse, il ne vit que Prokesch à qui demander conseil. Il lui montra la lettre. — Lisez, mon ami ! Que faut-il faire ? Le major demanda au duc : — Comment cette lettre est-elle arrivée en vos mains ? — Par le domestique d'Obenaus. — Où sont les deux autres, les premières ? — Je ne les ai pas reçues. Celle-ci est du 17 novembre, dit Prokesch, et aujourd'hui nous sommes au 24. Il réfléchit. Une entente entre Napoléone Camerata et Obenaus n'était guère admissible. Cependant la police devait épier les moindres pas de la comtesse ; à Prokesch aussi cette lettre arrivant sans obstacle aux mains du duc faisait craindre un piège. Reichstadt songea un moment et dit : — C'est ce que je pense. Mais j'ai d'autres doutes encore. Où est-il fait mention dans cette lettre, de forces rassemblées ? Où sont les preuves de l'existence d'un parti assez fort pour appuyer le fils de l'Empereur ? C'est sa famille qui a perdu mon père ; elle ne constitue pas pour moi une base suffisante. Je respecte, je partage les vœux de la comtesse, mais je ne puis certes pas me fier à des espérances qui dénotent tant d'étourderie. Ils tombèrent d'accord pour rédiger un billet qui, déjouant la ruse présumée de Metternich, devait couper court aux actes irréfléchis de la comtesse. Madame, je viens de recevoir ce matin, une lettre datée du 17, dont je ne comprends ni le retard ni le contenu, et dont je puis à peine déchiffrer la signature. Je suppose que c'est la main d'une dame ; les lois de la bienséance m'imposent de répondre. Vous concevrez que ce n'est ni en archiduc autrichien, ni en prince français, pour me servir des termes de cette lettre, que je veux la recevoir mais l'honneur me prescrit de vous faire connaître, Madame, que je n'ai pas reçu les deux premières dont vous parlez ; que celle à laquelle je réponds sera immédiatement livrée aux flammes et que le contenu, autant que je le devine, restera à jamais enseveli dans mon sein. Quoique très touché et très reconnaissant des sentiments que vous m'exprimez, je vous prie, Madame, de ne plus m'adresser de vos lignes. Vienne, 25 novembre. Le duc de Reichstadt. Dure réponse qui atterra la comtesse. Elle voulait sur-le-champ quitter Vienne. C'était le fils de Marie-Louise qui parlait, ce n'était pas le fils de Napoléon ! Le roi de Rome était bien enseveli sous les habits du duc de Reichstadt. Les Bonaparte devaient tourner les yeux vers un autre chef. Des incidents secondaires la firent pourtant demeurer quelques jours. Ce retard fut heureux. Un matin, à l'hôtel du Cygne, elle reçut la visite de Prokesch. Sa lettre envoyée, Reichstadt avait éprouvé un remords. Si sa cousine était sincère, il l'avait injustement blessée. D'autre part, il tenait à ne pas décourager tous ceux qui, en France ou en Europe, attachaient leurs yeux sur lui et, au prix de leur repos, de leur vie peut-être, préparaient son avenir. Cependant, avant de dépêcher Prokesch à la Karthnerstrasse, pour se couvrir vis-à-vis de Metternich, il montra la lettre de Napoléone et sa réponse à Obenaus, qui en parla au comte Maurice. Celui-ci et son frère aîné, le prince Dietrichstein, approuvèrent Reichstadt. Le prince lui dit même : — A votre âge, Altesse, j'eusse agi comme vous. Au mien, j'aurais lu la lettre et après avoir pris note de son contenu, je l'aurais brûlée sans mot dire. Quand Prokesch arriva à l'Hôtel du Cygne, la comtesse l'accueillit mal. Elle ne voyait en lui qu'un suppôt des geôliers, un maillon de la chaîne du prince. Le major expliqua la réserve du prince, osa même reprocher à la comtesse son imprudence, qui pouvait coûter cher au fils de Napoléon. La comtesse l'écoutait, surprise. Prokesch lui dit qu'elle se faisait de son cousin une fausse idée. Il était tenu à de grands égards envers l'Autriche qui avait protégé son enfance. Mais il demeurait fidèle à la mémoire de son père, il vivait dans son reflet. Lui était sacré tout ce qui venait de lui. Qu'un temps vint, où, sans péril pour sa liberté, peut-être même d'accord avec sa famille maternelle, il pût reparaître en France et revendiquer son titre, il montrerait qu'il était resté le digne héritier de Napoléon. La jeune femme, transportée de joie, quitta son siège et serra avec effusion les mains de Prokesch. Son désappointement n'avait été si vif, disait-elle, que parce qu'elle avait admiré la beauté et la distinction du prince. L'étoile qui brillait au faîte de son berceau éclairait toujours son front. Il était marqué, elle en était sûre, pour une destinée rayonnante, qui vengerait le martyr des rois et apporterait au monde la concorde et la paix. Prokesch la fit descendre de ces hauteurs prophétiques en demandant quelles étaient les bases réelles de ses projets, les forces du parti qui pourrait rappeler Reichstadt en France. Elle répondit sans précision. Il n'avait qu'à paraitre, répétait-elle, sur un point quelconque du territoire, un peuple entier m. lui ferait une haie de triomphe vers Paris. Prokesch, pensant qu'il y avait beaucoup d'illusion dans cette foi, répliqua que le prince était trop sûr des vœux des Français pour se prêter au rôle incertain d'agitateur. Il ne fuirait pas de Vienne, il la quitterait au grand jour, le temps venu, avec l'adhésion de l'Europe, persuadée enfin qu'après la ruine de la vieille monarchie en France, ne pouvait s'affermir que le gouvernement de Napoléon II. La comtesse, mi-déçue, mi-gagnée, promit de patienter et de faire patienter ses amis. Prokesch la quitta, sur le conseil de ne pas s'attarder à Vienne. Elle partit bientôt pour Prague, sans tenter de revoir son cousin. L'Aiglon resterait prisonnier... FIN DE L'OUVRAGE |