L'AIGLON PRISONNIER

 

CHAPITRE II. — DEVOIRS D'ÉCOLIER.

 

 

Entouré d'Allemands, ne parlant qu'allemand, le duc de Reichstadt avait presque oublié le français. Dietrichstein craignit d'avoir dépassé les ordres de Metternich. Il décida qu'un jour sur deux, ses maîtres lui donneraient leurs leçons dans sa langue maternelle. Peu à peu l'enfant la rapprit. Il la parlait sans accent, avec un tour germanique. Il pensait désormais en allemand.

Au printemps de 1820, il avait subi, en présence de l'Empereur, un petit examen qu'on déclara satisfaisant. Ses études élémentaires ainsi achevées, il passa aux études classiques. En même temps, il devait recevoir une éducation militaire. Ce qui touchait à la guerre lui plaisait toujours. Le comte Maurice, dans un rapport à Marie-Louise écrivait déjà en 1819 : La profession des armes est sans doute l'unique qu'il puisse embrasser, tous ses goûts l'annoncent, et il serait bien dommage de ne pas seconder de pareilles dispositions.

Mathias Collin lui enseignait le latin et un peu de grec. Foresti lui servait de répétiteur. Cette étude l'ennuyait. Trop vif, toute application régulière était pour lui une fatigue. S'il n'aimait pas le latin — comme Napoléon —, il était également faible en mathématiques où son père, tout jeune, excellait. L'histoire l'intéressait ainsi que les éléments de tactique et de stratégie professés par Foresti. Deux commissions, nommées par l'Empereur François venaient, à la fin de chaque trimestre, examiner ses progrès. Celle des études classiques était composée de Mgr Wagner, aumônier de la Cour, du conseiller aulique Summaruga et des gouverneurs. Celle des études militaires était présidée par le colonel Schindler, professeur à l'Académie du génie. L'Empereur et sa quatrième femme, la nouvelle impératrice Caroline-Auguste, bienveillante, assistaient souvent à ces examens. On comptait ainsi suppléer à l'émulation qui manquait au jeune prince. Mais si, par amour-propre, il faisait effort pendant ces épreuves orales, en temps ordinaire il travaillait mal.

Les lettres de sa mère lui conseillent en vain la sagesse et l'application, il rend difficile la tâche de ses maîtres. Il se plaît à les décevoir. Ce qu'il sait, il le cache. Il fait des fautes volontaires. Peut-être veut-il se venger par là de la contrainte qui pèse sur lui. Parfois, il joue l'idiot pour lasser la patience de Foresti. L'Empereur, afin de rompre son obstination, autorisé u une grande sévérité. On le punit privations, pensums. Dietrichstein a renoncé au fouet. Il répugne à cette méthode qui du reste était sans effet.

Le comte Maurice voit son pupille chaque jour. Bien qu'il ait rempli, d'autre part, de 1819 à 1826, les fonctions absorbantes d'intendant de la musique de la Cour, et de directeur du Hoftheater, il passe toujours au moins une heure avec l'enfant, lit ses principaux devoirs, l'interroge souvent, surtout lui donne sous une forme assez douce mais insistante, les conseils qu'il croit propres à vaincre son inattention, à amortir dans son caractère ce levain de révolte qui lui parait redoutable pour l'avenir.

Mais c'est avec Foresti et Collin que s'écoule la vie du fils de Napoléon. Plus que Dietrichstein, ils savent ses qualités réelles et ses défauts. Ils se disent qu'à vivre entre des adultes, il a pris comme honte de sa jeunesse. En eux-mêmes et quoique persuadés que le genre de vie imposé au duc de Reichstadt s'inspire de son réel intérêt, ils plaignent sa solitude.

L'instruction religieuse lui est donnée maintenant par le chapelain de la Cour, Darnaut, et par Mgr Wagner. Les récits de la Bible l'amusent. Mais il n'est point très religieux. Il dit ses prières machinalement.

Ses rapports avec ses maîtres sont souvent tendus. Pourtant après l'orage viennent des bonaces. En août 1823, passant les vacances au château de Persenbeug, avec toute la famille impériale, et Marie-Louise, qui depuis ISIS fuit la chaleur de l'été italien, et vient presque chaque année passer deux mois en Autriche, il écrit à Mathias Collin demeuré à Schönbrunn. On trouve de la confiance dans ses lettres. C'est assurément Collin que de ses professeurs, il a aimé le mieux

J'ai ajouré deux lignes en italien à la lettre du comte (Dietrichstein) à Foresti ; elles étaient d'un style laconique, car je suis un jeune Spartiate — Oui, oui, beau Spartiate, vous entends-je dire, qui ne mange jamais de brouet noir qu'on n'y ait mis des œufs ! — Mais ici, je mène vraiment une vie spartiate. je me lève à six heures et demie, &habille, dis mes prières, déjeune et saute autour de ma chambre avec une longue branche en guise de fouet. Puis le travail difficile commence, sous la direction du comte. Après, je suis appelé chez ma mère et souvent vais me promener avant le liner. Enfin, l'on dîne, après quoi une pause pour la digestion, Dans l'après-midi, ce sont des marches, des excursions, mais point au lac ; après, souper et lit. Fortifié et rafraîchi, je vous écris ces lignes, me recommande à votre famille et à votre amitié, et signe, votre reconnaissant pupille, Franz.

Il lui écrit encore quelques jours plus tard :

Je suis ici, à Persenbeug, dans une très grande pièce, au moins pour cet endroit-ci, et je vous écris ces lignes à la fenêtre, non pour regarder dehors, mais pour voir clair. Cependant il arrive souvent que mes yeux quittent le papier, quoique j'aie pris la ferme résolution de ne pas regarder autour de moi.

 

Pendant ce séjour à Persenbeug, vieux château de plaisance bâti sur un rocher en saillie sur le Danube, devant les derniers contreforts des Alpes, il a retrouvé avec joie sa mère. Neipperg l'accompagne et son fils Gustave. Il n'a pas conscience des rapports établis entre Marie-Louise et le borgne, il ne voit en lui que le grand-maître de la cour de Parme. Même il lui porte de la sympathie. On lui a dit que le général fut vaillant soldat et qu'il a connu son père. Il joue et se promène avec Gustave, de deux ans plus âgé que lui. De ces vacances heureuses, il a, sur l'ordre de son gouverneur tenu, sans beaucoup d'orthographe, niais avec une gentille sincérité, un journal retrouvé récemment par M. de Bourgoing dans les papiers du comte Dietrichstein. Il y note ses courses dans la montagne, à pied ou à cheval, les chasses auxquelles il a pris part, toute cette vie de châtelains débonnaires où l'été se complaisaient l'empereur François et ses enfants.

Le 17 août. Après la messe, nous sommes allés chez mon grand-père. On commençait déjà les préparatifs pour le bal que mon grand-père offrait aux paysans. Il devait avoir lieu dans la cour, et une grande activité régnait dans les cuisines, car ce bal devait être accompagné d'un diner. Plus tard, nous nous sommes promenés avec ma mère et mes deux oncles ; mais la pluie nous a fait rentrer. Après déjeuner, la pluie a recommencé et n'a pas cessé de toute la fournée ; jusqu'à cinq heures et demie je suis resté chez ma mère. Ensuite je suis allé chez mon grand-père ; beaucoup de gens venaient déjà pour le bal, mais on les conduisait au stand. Le bal a commencé à sept heures et a duré jusqu'à une heure. Pour commencer les enfants des écoles ont dansé, et ce n'est que plus tard que les grandes personnes ont commencé ; quand mon grand-père est allé se coucher, ils ont renvoyé la musique turque qui avait joué jusqu'alors, et ils se sont contentés de violons et d'une contrebasse ; il y avait trois salles, dans chacune desquelles il y avait une table, et sur chaque table il y avait trois grands gâteaux et une quantité de pain, de jambon, de langue et de rôti de veau...

Le 21 août. Aujourd'hui, j'ai travaillé toute la matinée ; après déjeuner nous sommes allés à cheval à Kleehof, ma grand'mère montait de nouveau le petit Régent, qui l'autre four, en allant à Marialaferl, s'était tout à coup arrêté et n'avait plus voulu avancer. Nous avons d'abord longé le Danube, et il faisait très chaud. Ensuite nous sommes entrés dans la vallée de l'Yser. De là nous sommes montés sur le Purgstall ; à la montée, le cheval du colonel Eckard a pris peur et s'est cabré, immédiatement Piccolo a voulu aussi faire volte-face et rentrer avec moi, j'ai eu toutes les peines du monde à le maîtriser. A Kleehof nous avons visité toutes les chambres ; à la montée le petit cheval blanc a fait un écart. Derrière mon grand-père, venait oncle Antoine, derrière lui oncle Louis, puis ma mère et moi derrière la comtesse. Comme il commençait à faire frais, le colonel Eckard avança au trot avec la capote de grand-père ; grand'mère dit au piqueur, qui allait à côté d'elle, d'aider grand-père à la mettre, et comme elle arrêtait son cheval trop brusquement, il se cabra et tomba..., j'arrêtai mon cheval et je sautai à terre, nous courûmes tous à ma grand'mère ; par bonheur elle ne s'était fait aucun mal et s'était seulement un peu écorché le bras, et elle remonta de suite sur un autre cheval ; à la dernière colline de l'Ostron, les voitures nous attendaient pour nous conduire à la maison. Le soir, il y avait l'illumination, où on a fait flotter des coquilles d'œufs sur le Danube.

— Le 26 août. Ce matin, je suis allé chez ma mère, qui m'a appris à faire des lettres avec des myosotis. A midi est venue la nouvelle de la mort du pape. À cinq heures, nous sommes allés à Rottenhaus, une nouvelle seigneurie de mon grand-père. Le soir, nous nous sommes assis au jardin.

— Le 28. Après déjeuner, nous avons été à la chasse dans la forêt près de Petzenkirchen ; ma mère et le comte Neipperg étaient postés avec moi. Dès la première battue, un lièvre sortit de la forêt dans ma direction, je tirai et le touchai en pleine poitrine, il fit une culbute et tomba raide mort. Dans cette même battue, il en est encore venu deux vers moi, mais je n'ai pu tirer à cause des rabatteurs. Dans les autres battues, il est encore venu un lièvre, sur lequel j'ai tiré et oncle Antoine l'a abattu...

Le 30. Après midi, nous avons été à la chasse dans la forêt qui est au-dessus de la ferme de Perzelhof. Dans la première battue, m'a-t-on dit, un renard a passé à portée de mon fusil, mais je ne suis pas arrivé à le voir. Dans la deuxième, j'étais en plein soleil, à côté de grand-père ; une biche avec deux faons est venue vers moi, j'ai tiré, mais je l'ai manquée. Grand-père a tiré un lièvre. Comme c'est demain l'anniversaire d'oncle Antoine, on lui a envoyé six garçons pour le féliciter. Ils étaient vêtus d'habits de cérémonie en toile, et portaient, au côté droit, des épées de bois. Le soir, il y eut de la musique sous ses fenêtres jusqu'à minuit.

 

Ces pages d'une écriture encore enfantine le montrent à ce moment alerte, soulagé, détendu. Il n'est plus seul avec ses maîtres. Il a sa mère, des compagnons de son âge, Gustave Neipperg et de jeunes archiducs. On le voit gambader dans ces prairies molles qui bordent le fleuve. On l'entend siffler dans les sentiers de la forêt. Que cette aimable vie ne continue-t-elle ! Il voudrait bien aller à Parme avec Marie-Louise. Il le dit à Gustave. Mais Metternich ne le permet pas. Il faut donc retourner à Sch5brunn, quitter la maman distraite, mais douce, qu'il aime de tout son cœur et reprendre le train d'études qui l'assomme, sa prison morale, sous l'œil de maîtres agacés.

Ils font de leur mieux, certes, mais ils ne sont que des hommes. Devant eux, pour eux, le fils de Napoléon demeure un petit étranger. Es le croient ensemble meilleur et plus mauvais qu'il n'est. Ils voient le contour de sa nature, mais ne comprennent pas cette intelligence couverte, pleine d'idées et de sentiments qui ne leur parviennent que par lambeaux.

Sans amis de son âge, du moins sans amis sûrs, car lorsqu'il a confié quelque pensée, quelque désir à un de ses jeunes cousins, ils ont été aussitôt rapportés — moins par malveillance que pour obéir à un mot d'ordre de délation., familiale ; — n'ayant autour de soi, dans le quotidien, que des professeurs ou des laquais, seul par sa naissance, par sa nation, par ]'énorme souvenir qui rôde autour de sa claire figure à cheveux de soie, entre ces gens chargés des bandelettes dont ils croient ligoter son âme, il n'a qu'un refuge, cette âme même qui n'est qu'à lui et qui, d'être contrainte, est devenue plus profonde et plus forte. Il rêve, et par le rêve atteint la liberté...

Dès qu'il échappait à la surveillance de Foresti ou de Collin, au lieu de travailler à ses versions, ses thèmes, ses exercices d'arithmétique, il ouvrait les livres dorés donnés à ses anniversaires par son grand-père ou les archiducs, et songeait, la tête appuyée sur sa main, devant les images un peu ridicules de ce temps, où l'on voit des généraux à grandes plumes caracolant à la lisière de leurs armées, tandis que des boulets viennent mourir au pied de leur cheval, que dans un coin de la gravure, des aides de camp lisent un ordre et que, de l'autre côté, près d'une civière, un aumônier à genoux confesse un mourant.

Parfois, courbé sur un atlas, il voyageait en esprit sur les mers bleues et les continents bordés de couleurs acides, Un jour, Mathias Collin en entrant le vit la joue posée sur une carte. A son approche, le prince ne se releva pas. Son maître crut qu'il dormait. Mais allant vers lui, il vit ses yeux grands ouverts. L'écolier fit un geste craintif. Collin, plus indulgent que Foresti, ne le punit point.

A Schönbrunn souvent, à la tombée du jour, en attendant les grosses lampes à huile qui, par leurs ronds de clarté jaune et leurs amples pénombres, changeaient l'aspect des chambres, leur apportaient douceur et mystère, il collait son front aux vitres et regardait vaguement la nuit s'étendre sur le parc. Il voyait la perspective linéaire, les buis taillés, les statues blanches, Pœtus et Arria, Hercule et Cérès, les rigides charmilles, les pièces d'eau tout à l'heure glacées de lumière peu à peu s'enliser et se dissoudre comme sous des plis à tout moment plus denses. Derrière la Gloriette, presque noire, le ciel était clair encore et montrait une étoile. L'enfant haussait vers elle son front blanc. Il avait entendu dire, jadis, par Fanny Soufflot, que son père avait eu son étoile. Elle avait brillé d'un plus vif éclat la veille de ses victoires et elle s'était assombrie pour annoncer ses malheurs. Il songeait que lui aussi peut-être avait, perdue dans le ciel, son étoile. Mais où la chercher, comment la découvrir dans ce poudroiement de feux ? Plus il y songeait pourtant plus il croyait qu'eue brillait là-haut. Un jour viendrait où, par quelque signe, il la reconnaîtrait. Idée confuse, puérile, qui lui était douce. Cette étoile lui apporterait, croyait-il, le bonheur.

Des laquais poudrés et galonnés, à pas muets, entraient avec les lampes. On abaissait les volets, on tirait les rideaux. Revenu à sa table, et soupirant, il commençait un devoir.

L'hiver, à la Hofburg, il avait une autre distraction. Dans la grande cour, où donnaient ses fenêtres, deux fois par jour, il entendait la musique annoncer la relève de la garde. Il se levait aussitôt, bousculant cahiers et livres, et courait à la fenêtre. La vue des soldats alignés sous le long auvent, le sec et rapide mouvement d'armes, le mot d'ordre passé aux sentinelles, ce spectacle avait toujours pour lui le même attrait. Foresti et Collin avaient grand'peine à le rappeler à sa leçon.

Seule la musique militaire, les tambours, les trompettes, lui plaisaient. Les violons lui semblaient fades. Il n'avait du reste oreille ni voix. Enfant, il avait chantonné souvent. Il s'en déshabitua en grandissant. Il sifflait les airs qu'il avait entendus, avec des fausses notes qui consternaient le comte Dietrichstein. Quand par hasard il y assistait, il s'ennuyait aux concerts de la cour, On avait commencé de lui donner quelques notions de solfège et de piano. Il y fallut bientôt renoncer. Il dessinait bien, mais pour s'amuser, suivant sa fantaisie. Dès qu'il devait s'appliquer, il ne traçait plus que de médiocres croquis.

Il restait fort adroit à tous les exercices du corps. Il sautait et courait avec agilité. Quand il jouait avec ses cousins à Schönbrunn ou à Persenbeug, il les défiait à la lutte et souvent, quoique moins âgé qu'eux, arrivait à les terrasser ou à leur faire demander grâce. II adorait les chevaux. Tout jeune, il montait d'instinct et se tenait parfaitement en selle. Mais on ne lui donna de leçons régulières d'équitation que lorsqu'il eut atteint quatorze ans, pour ne pas le distraire davantage des études. Auparavant, on lui apprit à nager. Il se jeta du premier coup dans l'eau, sans hésitation. Il dit ensuite qu'il avait cru qu'il en mourrait, mais qu'il aimait mieux mourir que de montrer sa peur devant ceux qui le regardaient.

Sous la surveillance du comte Dietrichstein, il était entouré d'excellents soins matériels. De larges armoires étaient pleines du linge le plus fin, brodé à son blason ducal. Il avait de beaux jouets, de beaux vêtements. Il était très coquet, voulait des habits à la dernière mode. Il avait plusieurs cannes à manches précieux, des montres et deux bagues. Le comte Maurice, non sans aigreur, lui recommandait plus de simplicité.

Son mode de vie en avait fait trop tôt un petit homme. Il n'aimait point qu'on le traitât en enfant. A une fête de printemps donnée à Schönbrunn, dans les grandes serres où s'épanouissait toute la flore exotique, l'Impératrice et les darnes de sa cour étaient seules assises auprès d'une table. Les hommes faisaient cercle autour d'elles. Le prince se trouvait au premier rang. L'Impératrice, d'un signe, l'invita à s'asseoir à côté d'elle. L'enfant rougit beaucoup sous ses boucles et refusa obstinément cet honneur. Le soir, quand Foresti le tança, et lui demanda la raison de sa conduite, il répondit :

— Ma place n'était pas avec les femmes ; elle était avec les hommes.

On l'accueillait avec plaisir aux réunions de la Cour. Presque toutes les femmes le plaignaient en secret. Elles étaient séduites par la grâce naturelle qui marquait le moindre de ses gestes. Il montrait une élégance innée pour entrer dans un salon, saluer, tendre la main, avancer un siège à une dame. Il avait aussi le sens, très fin, de ce qu'il devait aux autres, le goût social. A la table de l'Empereur, il se tenait fort bien, mangeait avec propreté. Turbulent de nature, il se faisait silencieux pour ne pas gêner son grand-père quand il venait dans son cabinet. Il souriait aux officiers de service qui s'effaçaient pour le laisser passer.

Cela ne l'empêchait pas d'être impertinent à l'égard des gens qu'il n'aimait pas. Son visage prenait alors un air de hauteur qui accablait.

Une femme de la cour, plutôt malveillante, parlait de la France devant lui, dans l'intimité du cercle impérial.

— Ce doit être un bien beau pays, dit-il !

— Ah, fit ironiquement la dame, il était bien plus beau, il y a douze ans !

Elle voulait dire sous Napoléon.

— Vous aussi, répliqua l'enfant.

Il fut puni, mais l'Empereur lui-même avait ri.

Dietrichstein, encore qu'il grondât et se plaignit toujours, était flatté des succès mondains de son élève. Dans un rapport adressé à Marie-Louise, le 27 novembre 1824, il écrivait :

On admire sa stature, sa tenue, en un mot tous ses mouvements ; il est d'une politesse exquise ; par exemple, il apprit, pendant une valse avec une princesse Lichtenstein, que le prince Schönberg l'avait engagée et que celui-ci l'avait cédée au duc. Il pria aussitôt le prince Schönberg de danser avec elle un tour de valse. En général, il excite l'enthousiasme des cours de Bavière et de Saxe ; il est très galant, surtout avec la princesse Louise, ce qui amuse beaucoup ses sœurs et leurs dames. Après le bal, j'eus l'honneur de dîner avec lui chez la reine de Bavière qui causa ensuite longuement avec moi, et presque tout le temps du prince, qui la ravit. En résumé, l'opinion de tous est qu'il peut devenir un prince accompli. Il pétille d'esprit, sa conversation est pleine de finesse, et les égards qu'il a pour tout le monde, avec les nuances justes. lui donnent une aisance qu'on ne trouve pas, d'ordinaire, à son âge. Avant de se coucher, il m'embrassa en disant :

— Eh bien avez-vous été content de moi ?

Justement parce qu'il est si aimable en société, tout le monde croit qu'il doit être parfait sous tous les rapports.

Il savait fort bien, il savait trop peut-être, qu'il y avait en lui, autour de lui, comme un charme, et il en jouait, avec un art naïf, une coquetterie qui irritaient ses maîtres et les désarmaient à la fois, Il est possible, comme l'a dit M. de Bourgoing que si assuré de plaire, il ait considéré l'éducation comme quelque chose de secondaire et comme une restriction inutile de sa personnalité.

Il n'avait encore que treize ans et demi. Dans ses habits bleus ou tabac d'Espagne, à col de velours, à larges manches, à boutons d'or, avec ses gilets à fleurs qu'il chargeait de breloques, ou dans ses petits uniformes moulés, il se tenait très droit, ses minces épaules effacées, avec déjà une contenance militaire. Parfois, dans sa chambre, il marchait les mains derrière le dos, en se dandinant, comme il savait que faisait Napoléon. Il l'avait imité d'abord et l'habitude était venue. Un jour, l'empereur François, entrant chez lui sans être annoncé, surprit cette attitude qui lui rappelait le Corse entré par effraction dans sa lignée. Il mordit sa grosse lèvre et l'enfant le trouva préoccupé.

En 1824, Mathias von Collin mourut. Son pupille en éprouva sans doute un rée! chagrin, mais se roidissant, comme toujours, il feignit l'indifférence. On eût dit qu'il craignait, par une effusion de sensibilité, de donner prise sur lui. Collin fut remplacé par Joseph Obenaus, conseiller de Basse-Autriche, ancien gouverneur de l'archiduc François-Charles. Il sera fait baron en 1827. Un homme érudit, indique Prokesch dans ses Notes, y mais désagréable, dans ses formes, violent et passionné. L'expression de son visage n'était jamais franche. Il était toujours aux aguets, toujours épiant. Il traita assez durement le duc, qu'il trouvait sournois. Il se donnera surtout pour tâche de développer l'esprit de son élève. Mais lui aussi va se heurter à son obstination. Après avoir écrit en français, en italien ou en allemand, des lettres satisfaisantes, il affiche un style presque inintelligible. Le comte Dietrichstein intervient pour lui faire honte :

— Comment, pour le plaisir de me surprendre, pouvez-vous m'écrire une lettre pleine de fautes, de négligences qui vont jusqu'à la signature !

Il lutte durant des mois contre l'application d'une simple règle de grammaire. Puis, soudain, montre qu'il l'a comprise, y satisfait plusieurs fois de suite et très bien, pour retomber quelques jours plus tard dans son obstination. Les maîtres, en plein désarroi, se plaignent à Dietrichstein. Le gouverneur s'exaspère : Il faut mater cet insolent garçon, écrit-il dans un billet à Obenaus, sinon nous n'avons plus de ressource.

Découragé, il dira un jour à son pupille :

— Vous donnerez à rire dans le monde. Faites ce que vous voudrez, votre sort est dans vos mains.

A de meilleurs moments, lui parlant de l'avenir qui peut l'attendre, il s'efforce de stimuler son orgueil. Il lui répète les conversations qu'il a eues à propos de lui avec des hommes éminents. Il faut, dit-il, que votre éducation soit complète, car vous êtes destiné à jouer un rôle brillant en Autriche et à attirer les regards sur vous. Vous avez perdu beaucoup de temps, mais avec vos dons naturels et une bonne volonté stable, vous pourrez le rattraper.

D'année en année, les programmes se sont étendus. Les leçons succèdent aux leçons. Obenaus explique César, Horace, Tacite, expose les notions de la philosophie et du droit, enseigne l'histoire ancienne et moderne. C'est là le cours préféré de l'adolescent, celui où il parait le moins rétif. Il retient bien les événements, assez mal les dates. Tout ce qui est chiffre le rebute. Deux professeurs de Vienne, Podevin et Barthélemy, se relayant, lui apprennent la littérature française. Chose ordinaire à son âge — et d'ailleurs comme son père — il préfère Corneille à Racine. Il sait d'assez longs fragments de leurs tragédies et aussi de la Henriade. Mais il n'est guère sensible aux formes de la poésie. L'harmonie et le rythme n'éveillent en lui aucune résonance. Semblable ici encore à Napoléon, il est surtout touché par la hauteur des pensées, exprimées avec concision. De là son penchant pour La Bruyère, l'auteur français qu'il goûte le mieux. Il trouve en lui un maître des âmes. A son exemple, il s'essaie à deviner les hommes. Il écrit quelques petits portraits. Les personnes qui l'entourent lui servent de modèles. Il y montre peu d'indulgence. Mais ses observations sont fines.

Il lit l'Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, dont il traduit plusieurs chapitres en italien. Il sait nombre de poésies allemandes. Il admire l'Histoire de la Guerre de Trente ans de Schiller. Peut-être frappé par l'analogie des deux destinées, il a appris par cœur dans Don Carlos la scène douloureuse où le fils de Philippe II dit à son confident le marquis de Posa :

Laisse-moi pleurer, verser sur ton cœur des larmes brûlantes, ô mon seul ami ! Je n'ai personne sur cette terre immense, personne ! Je ne suis qu'un orphelin au pied d'un trône... Je ne sais pas ce qu'est un père... et je suis fils de Roi !

Seriné par l'abbé Pina et par Foresti, le duc de Reichstadt comprend bien maintenant l'italien et lit dans le texte la Jérusalem délivrée. Baumgartner, professeur à l'Université de Vienne, lui enseigne la physique, la chimie, et les sciences naturelles. Il le conduit à l'Observatoire pour recevoir des notions d'astronomie du savant Littrow. Le prince y apprend l'usage des instruments avec lesquels on travaille à établir une carte du ciel. Il suit aussi les cours et visite en détail le musée de l'École Polytechnique : riches collections de minéraux, modèles de machines et d'outils, échantillons de toutes les fabrications de l'industrie européenne. Avec le major Weiss, qui le persuade enfin qu'il ne peut espérer de s'ouvrir vraiment une carrière militaire s'il ignore les mathématiques, il fait une révision sérieuse de la géométrie. Il s'intéresse aux différents systèmes de fortifications, à la levée des plans, il dresse des croquis cotés et coloriés.

Pour ces études-là, plus de mauvaise volonté, mais, au contraire, effort continu, empressement. Dietrichstein, si porté à maugréer, le reconnaît. Il écrit le 23 janvier 1823 à Marie-Louise :

Ses connaissances, dans tout ce qui a rapport au militaire, sont vraiment étonnantes ; il ne traite pas superficiellement ces matières, il veut les approfondir, et d'après cela il est indubitable qu'à l'âge de seize ou dix-sept ans, il en saura davantage que beaucoup d'officiers supérieurs.

A présent que son père est mort, ses maîtres ne craignent plus de lui parler de Napoléon. Comment du reste Obenaus pourrait-il lui enseigner l'histoire contemporaine sans rendre sa place à celui qui l'emplit ? Il lui donne un bref aperçu de ses campagnes, le représentant d'une façon détachée, comme un grand capitaine que son ambition dévorante a perdu.

Quand Reichstadt a quinze ans, on lui permet de lire des extraits de Montholon, de Ségur, de Gourgaud, de Fleury de Chaboulon, de Las Cases. Malmaison conserve un cahier où il a copié quelques pages des Mémoires du valet de chambre Constant. Parfois, lorsque Obenaus lui propose, pour s'essayer au style militaire, de rédiger un ordre du tour d'Annibal à ses troupes, il imite — souvenir volontaire ou réminiscence — le Bonaparte des proclamations d'Italie :

A messieurs les chefs de brigade et colonels par ordre de S. E. le commandant en chef,

La bataille que nous avons livrée hier est une de celles dans lesquelles les Carthaginois ont montré ce que peuvent le courage, l'endurance, la bravoure et l'amour de la patrie et de la gloire, quand ils sont réunis. Dans cette bataille, nous avons prouvé que le peuple romain, qui veut se faire passer pour invincible, ne l'est pas... A l'heure actuelle, nous nous sommes tellement aventurés dans cette fière Italie, qu'il s'agit pour nous de vaincre ou de mourir. Nous avons franchi les Alpes glacées et leurs champs de neige ; dans leurs défilés et leurs abîmes, nous avons perdu tous nos éléphants et la moitié de nos frères, nous avons vécu dix jours dans les contrées où nichent les aigles, nous avons montré au monde que rien n'effraie l'intrépidité des Africains. Et c'est maintenant, après une victoire, que nous devrions rentrer dans nos pénates, nous, les Fils d'un État que je n'ai jamais vu vaincu ! En vain nous aurions vu les paysages délicieux de la grasse Italie, nous pourrions ne pas en faire la conquête !

Sans doute trouvera-t-on ici de l'empois. Mais l'époque en est toute roidie. L'adresse aux chefs de brigade par ordre de S. E. le Commandant en chef sent le néophyte autrichien. N'y a-t-il pas là pourtant un écho de l'ordre lancé par Bonaparte à ses bataillons après la victoire de Cherasco ? L'aiglon se souvient de l'aigle et ses cris balbutiés — en allemand — rendent encore un son français.

On ne lui enseigne pas  quoi qu'on ait prétendu — à haïr Napoléon. Seulement aucune occasion n'est perdue pour le camper comme un démesuré soldat de fortune qui a ravagé l'Europe et fait le malheur de son pays. Croit-il tout ce qu'on lui en dit ? Non, certes. Les images confuses de sa petite enfance flottent encore dans sa mémoire. Il se rappelle toujours son père l'embrassant et jouant avec lui. Sa tendresse filiale a pu se recouvrir de cendres avec les années, les cendres sont encore chaudes et ne refroidiront plus. Toutefois, à la longue, ces affirmations d'hommes éminents, et qui sont d'une bonne foi évidente, ont labouré son esprit. Il admet que son père, avec tout son génie, a joué un rôle funeste.

Avec le temps, baigné dans l'air insinuant d'Autriche, pénétré peu à peu par les principes, les idées, les sentiments, que ses éducateurs, ses parents, tous anciens opposants ou victimes de Napoléon, répandent autour de lui, par conviction ou par dessein, il en viendra, le pauvre enfant, sans contrainte, semble-t-il, à employer en parlant de son père et de la France, des mots pénibles qui, même pour les esprits les moins prévenus, et en tenant compte du légitime patriotisme autrichien, condamnent le système ordonné par Metternich pour le fils de son ennemi, et ceux qui s'en sont faits les instruments.

En 1826, sous la direction de Foresti, le duc de Reichstadt rédigea en italien, en s'aidant de la biographie de Schwartzenberg publiée par son ancien aide de camp le chevalier de Prokesch-Osten, une étude sur le principal adversaire de Napoléon. Les événements dans cet exposé ont beau être retracés de manière objective, les caractéristiques de l'art militaire de l'Empereur et de celui du maréchal autrichien définies avec une apparente impartialité, le fils de Napoléon y nomme les Français : l'ennemi, il appelle à plusieurs reprises son père Buonaparte, comme l'aurait fait un émigré. On y trouve ce passage :

La paix de Vienne le fit rentrer dans la carrière diplomatique : Schwartzenberg fut envoyé à la cour de Napoléon... Par son mérite personnel, il s'acquit le respect des hommes influents et même, d'une façon exceptionnelle, l'inclination de Napoléon. Ceci apparut clairement lors du malheureux incendie de la salle d'un bal donné en l'honneur de l'impératrice Marie-Louise, incendie dans lequel la femme de son frère Joseph Schwartzenberg trouva la mort. A cette occasion, !a grandeur d'âme du prince remplit l'Empereur d'admiration et toucha son cœur impitoyable.

Son cœur impitoyable... Sous la plume d'un fils !...

Plus loin, toutefois, le duc de Reichstadt désigne son père avec noblesse :

La contenance grave et prudente de Schwartzenberg, tant envers les ennemis qu'envers les Alliés, lui concilia d'une façon rare l'estime de tous les belligérants. Il fut reçu par Napoléon avec la même affabilité avec laquelle il se sépara de lui, ne sachant pas encore à quoi on le destinait à Vienne, il devait conduire l'armée de l'Europe contre ce héros.

Pourtant, c'est bien en archiduc qu'à ce moment le jeune homme s'exprime en esquissant la campagne de 1813 :

D'abord nos armées étaient alliées ; l'avantage incalculable de Napoléon, c'est qu'il était le seul chef, souverain maitre de ses soldats, et cette plus grande facilité de disposer de ses troupes rendait ses forces presque égales à celles des alliés. Deuxièmement, la position de l'armée française lui donnait l'avantage de pouvoir être plus forte partout où elle attaquerait. Les fortifications, sur les rives de l'Elbe, de l'Oder et de la Vistule étaient pour Napoléon des points d'appui et de passage ; de leurs murailles, il menaçait et affaiblissait ses adversaires et préparait ses entreprises sur l'intérieur du pays. En troisième lieu, l'armée française était si bien équipée, si assurée d'être bien menée, et en même temps si proche du secours qui pouvait lui venir, soit d'Allemagne, soit du pays ennemi, qu'elle semblait assurée contre tout échec.

Il faut encore compter à l'avantage des Français les talents éminents du capitaine qui les conduisait, et qui était en même temps empereur ; et tenir compte de l'importance de la lutte qui mettait en cause l'existence même de l'un des belligérants, pour comprendre pourquoi Schwartzenberg repoussa toute provocation venant d'une confiance exagérée et se déclara contre tout risque, tant qu'on pouvait l'éviter, et qu'on pouvait atteindre au but désiré par des voies sûres.

Il parle sur un ton neutre de la campagne de France :

Le prince — Schwartzenberg — ordonna à Blücher d'avancer le long de la Marne, tandis que lui-même avancerait le long de la Seine ; le but de tous deux était Paris. Le manque de prévoyance des Alliés, joint à la promptitude et au regard pénétrant de Napoléon amenèrent les batailles de Champaubert, de Montmirail et d'Etoges (10, 11 et 14 février) par suite desquelles l'armée de Silésie fut contrainte de se retirer à Châlons, après la perte d'un quart de ses forces.

Si cette étude fut montrée à Metternich, et c'est probable, car on lui rendait un compte exact des travaux du prince, il dut éprouver quelque plaisir d'un pareil résultat.

Il y a fallu une peine minutieuse et des années. Mais à la fin, le filet de l'habitude a circonvenu, garrotté l'esprit du fils de Napoléon.

Ils ont réussi, semble-t-il, ces maîtres distingués qui, à cinq ou six, se sont partagé la tâche de reformer l'âme d'un enfant. Par la sévérité, par la bienveillance, par la répétition, par le climat nouveau où on l'a fait vivre, par tout ce qu'on lui a fait voir, tout ce qu'on lui a caché... Qu'il s'est débattu ! Un homme eût été moins tenace peut-être. Il a bandé ses faibles forces. Tous les ressorts de son cerveau, sa mémoire, son intelligence, sa volonté ont soutenu un long combat. Trop inégal. Il n'a pu tenir entièrement, ni sans cesse. Les mailles une à une ont pressé sa jeune vie. Réseau subtil dont son instinct a longtemps écarté l'approche et que maintenant qu'il l'enserre, il ne soupçonne plus.

C'en est fait, maintenant, pensent ses éducateurs. Le Roi de Rome n'est plus qu'un Habsbourg. Il parle allemand et pense autrichien. Qu'ils ne se congratulent pas trop. L'avenir montrera que dans sa trame même, l'âme garde son identité. Plus tard, le prince écrira encore, en italien, de courtes biographies de Montecuccoli, de Wallenstein, de Tilly. Devoirs sages et ternes, qui ne soulèvent qu'une poussière d'histoire.

Sous la conduite du comte Maurice ou de Foresti, l'adolescent, qu'il fût à Schönbrunn ou à Vienne, faisait des promenades à cheval au Prater, visitait les musées, assistait à des revues, voyait les pièces nouvelles du Burgtheater. Ses parents, presque tous, le traitaient avec sympathie. La nouvelle impératrice, Caroline-Auguste, lui montrait un intérêt marqué. Bavaroise, elle avait dans sa jeunesse à Munich, tant entendu parler de Napoléon et du Roi de Rome ! Elle le recevait souvent en privé, après ses visites à l'Empereur, ou allait le voir à Schönbrunn. Elle lui faisait lire à haute voix des ouvrages allemands et français et discutait avec lui de leur mérite. Elle s'occupait de sa santé et de ses aises, faisait même à l'occasion lever des punitions ou adoucir des réprimandes.

L'archiduc François-Charles, l'ancien camarade du fils de Marie-Louise, était maintenant marié. Sa femme, l'archiduchesse Sophie, Bavaroise aussi et demi-sœur de l'Impératrice, avait dès son arrivée à Vienne, témoigné à Reichstadt une vive affection. Elle n'avait que six ans de plus que lui. Elle était fine et jolie, avec ses cheveux châtain clair disposés en grandes coques sur ses tempes. Dans son appartement de la Burg, dont elle avait diminué l'apparat, pour l'orner dans un goût intime, dans son salon aux meubles d'acajou recouverts de velours jaune, sans dorures, Reichstadt venait s'asseoir près d'elle, feuilletant des albums, tandis qu'elle jouait au piano de faciles airs italiens. Il la regardait peindre. Ils causaient. Elle le soutenait dans ses traverses, le plaignait, l'aimait. Grâce à Sophie, dans ces temps troubles de l'adolescence où l'enfant s'efface et l'homme se cherche, il trouva ce qui lui avait été refusé si longtemps une amie.

A présent, il avait quinze ans ; il était grand et fluet. Il avait été éprouvé par une fièvre de croissance, qui n'interrompit pas ses études, mais le baignait parfois de sueur et l'obligeait de rester étendu chaque soir avant le souper. Il s'en était délivré à la longue, grâce aux soins du docteur Staudenheim qui lui avait prescrit des fortifiants, une nourriture plus abondante — il avait peu d'appétit — et un exercice plus régulier.

Sophie l'interrogeait sur son travail et ses distractions. Il lui répondait sans détour. Il ne se plaignait qu'à elle de ses maîtres ; Dietrichstein exigeant et instable ; Foresti, raidi dans sa mine d'adjudant. Il reconnaissait leur dévouement, s'accusait d'inattention et d'étourderie. Pourtant ces longues études, trop diverses, lui pesaient. Il les savait nécessaires. Mais qu'il serait content de les voir finir ! Il aurait voulu voyager, visiter l'Italie, l'Allemagne... Il n'osait ajouter : la France. Il aspirait au mouvement, à l'espace, aux fuites d'horizon. Il était né pour l'action, disait-il, et on ne semblait l'avoir élevé que pour une vie de cour où sans trêve il serait mondé, assujetti...

Sophie l'encourageait. Il devait prendre patience. Ses écoles ne dureraient pas toujours. Il serait bientôt un homme et jouirait d'une entière liberté. Il secouait la tête. Il ne serait jamais tout à fait libre. Officier, il recevrait des ordres, assurerait un service. Mais il était sûr d'aimer la vie de soldat. Il s'occuperait de ses hommes, les conduirait à la manœuvre, les passerait en revue. Peut-être y aurait-il la guerre. Comme il se battrait ! A cette idée, s'animant, il parlait d'une voix âpre et prompte. Sophie le regardait pensive. Dans cet enfant courait une flamme dont seule elle avait mesuré l'ardeur.

***

De Parme, Marie-Louise écrivait souvent à son fils et au comte Maurice. Elle venait en Autriche presque tous les étés. Dans son duché, bien géré par Neipperg, elle était satisfaite, ne désirait rien de mieux que cette molle vie sans affaires. Elle engraissait, ne toussait plus. Sa faible poitrine semblait réparée. Ses nerfs la laissaient en repos. Gourmande, elle présidait de fins dîners. Elle s'occupait beaucoup de musique, organisait des concerts d'amateurs où elle jouait au clavecin. Elle s'habillait avec recherche, donnait des audiences, montait à cheval, allait à la comédie. Elle écrivait à son amie la comtesse de Crenneville :

Je suis si contente ici que si j'avais mon fils auprès de moi, je ne demanderais plus rien d'autre en ce monde, mais le bonheur parfait ne peut pas y exister.

Un court soupir, puis elle se faisait nouer les brides de sa capeline, donner son schah] ou son carrick, et elle partait en voiture avec le général pour quelque visite, ou un goûter dans un des casinos champêtres qui lui servaient de Trianons.

Ses rapports avec les Bourbons étaient excellents. Elle recevait avec des égards particuliers le marquis de la Maisonfort, ministre de Charles X, qui dans ses dépêches, la couvrait d'éloges. Par l'influence de Neipperg, Parme étalait sa dévotion pour la légitimité. Le borgne y avait vu un moyen de règne. Écarter de Marie-Louise tout ce qui pouvait lui rappeler la France et Napoléon ne lui semblait point assez. A toute occasion, il les abaissait dans son souvenir, lui faisait lire des pamphlets venus de Paris ou de Londres qui jetaient sur l'Empereur un jour odieux et dénaturaient ses actes. Napoléon n'avait été qu'un faux héros, un tyran. A peine lui laissait-on quelque habileté militaire. Marie-Louise se trouvait bien heureuse de lui avoir échappé. Elle s'enquérait avec respect de la santé du Roi, de la duchesse d'Angoulême, des espérances que donnait le duc de Bordeaux...

La cour des Tuileries voyait avec satisfaction une attitude si modeste. Cependant si la mère rassurait, le fils inquiétait toujours. L'affection que lui témoignait son grand-père irritait les royalistes. L'ambassadeur de France à Vienne, Caraman, écrivait au baron Pasquier

Le jeune duc de Reichstadt commence à se former. Il est d'une figure agréable et amuse toute la cour par des manières vives et spirituelles qui contrastent singulièrement avec la gravité habituelle de toute la famille impériale. L'Empereur le gronde souvent, mais l'Impératrice, les archiducs et les archiduchesses ne résistent pas à la séduction de ses manières. Il le sait et en fait usage pour obtenir tout ce qu'il désire. Il est impossible de ne pas s'arrêter au moment où acquerra la connaissance de tout ce qui s'est passé et du rôle qu'il était appelé à jouer dans l'avenir... La sagesse de l'Empereur n'a peut-être pas assez combattu l'attrait qu'il a senti pour cet enfant, par cela même qu'il était abandonné...

Le fils de Napoléon à Vienne, élevé en prince, alors que les libéraux s'agitaient à Paris et que la gloire de l'Empereur, lavée par son martyre, revenait sur la France comme une aube et dédorait les lis, c'était une image à faire suer de peur les ministres du Roi. Ce fils, symbole des idées nouvelles, tant qu'il vivrait, la vieille monarchie ne serait point sûre de son lendemain. La police française, toujours en alerte, se créait des fantômes et perdait souffle à les pourchasser. En octobre 1825, il ne fut bruit que d'un complot organisé en Suisse pour assassiner le Roi, le Dauphin et le duc de Bordeaux et proclamer Napoléon II. Un voyage en France du prince Dietrichstein, frère du gouverneur, fit penser que la cour de Vienne préparait en sous-main une restauration impériale. Ce n'étaient que fumées. Toutefois, dans l'esprit des hommes les plus importants du régime, elles prenaient corps. Talleyrand ne disait-il pas au baron de Vitrolles

— Voyez-vous, la question se place entre le duc de Bordeaux et le duc de Reichstadt.

Par un cheminement insensible, le nom, l'image du Roi de Rome, prisonnier de la Sainte-Alliance, et sur qui l'Europe vengeait ses terreurs, abordaient, occupaient, dominaient les imaginations françaises. Les provinces étaient traversées de colporteurs qui, défiant les gendarmes, vendaient au fond des derniers hameaux des portraits du Petit Napoléon en caporal, en sergent, des foulards, des mouchoirs, des cravates, des bretelles à son chiffre, des flacons, des pipes, des tabatières, des assiettes, des couteaux, des verres à son effigie. Estampes représentant l'Empereur et son fils, bustes, statuettes, lithographies, affiches, chansons, médailles, entraient dans les maisons et arrêtaient les âmes. On les regardait, on les touchait, le soir à la veillée, et les mères soupiraient en pensant à l'orphelin beau et triste, que seules des mains d'hommes avaient bordé dans son petit lit. On pouvait en sourire dans les châteaux. Les ouvriers à l'usine chantaient en chœur les chansons de Béranger, et de la Flandre à la Gascogne, des paysans au labour serraient Ies poings sur leur charrue et l'œil farouche, crachaient contre les Rois.

Conspiration du cœur, la plus redoutable, et pour qui les prisons n'ont pas de verrous. La police était hagarde. Elle grattait l'écorce des arbres gravée des initiales rebelles, coffrait les revendeurs, perquisitionnait chez les libraires. Elle épurait le Salon, où l'on n'osait plus exposer de portraits d'enfants. Une note du 12 juin 1828 montre à quel degré montait son souci

Napoléon appartient à l'histoire et son fils à l'Autriche. Qu'on vende le portrait de ce dernier, il n'y a rien de prohibé là-dedans du moment qu'on lui laisse ses noms et titres actuels, les seuls légitimes. Mais qu'on vende son portrait, qui le représente à cheval en uniforme de hussard, et qu'on ajoute au bas de la gravure un N couronné et entouré d'une auréole, cela passe les limites, car le duc de Reichstadt a même renoncé au nom de Napoléon, et rappeler ce nom en l'appliquant à son fils, cela paraît inconvenant.

Au-dessus de cette eau lente de regret, de pitié qui pénétrait le sol français, des lames plus hautes passaient par moments, vite brisées, mais qui, par leur fréquence, redoublaient les craintes des Bourbons et des ultras.

Dès 1820, un grand complot, monté par le général Tarayre, les colonels Fabvier, Ordener et de nombreux officiers, visait à attaquer les Tuileries, et, la famille royale prise, à rétablir l'Empire. Il fut éventé. Le procès fit trois morts. Le général Masson, gouverneur de Paris, qui avait laissé entrevoir quelque sympathie pour les accusés, fut remplacé par Marmont. En 1821, la Charbonnerie organisa un pronunciamiento. Les garnisons de Belfort et de Neuf-Brisach, de Saumur et de Marseille se soulèveraient et déclareraient la déchéance du Roi. Un gouvernement provisoire s'installerait sous la présidence de La Fayette et réclamerait à l'Autriche le fils de Napoléon. L'affaire échoua encore. L'année d'après, le colonel Caron recommença à Colmar. Il fut fusillé. Deux autres tentatives, préparées à Saumur, coûtèrent d'autres têtes, dont celle du général Berton. La conspiration des quatre sergents de La Rochelle avait une apparence moins bonapartiste que libérale. Mais eût-elle réussi, qu'elle aboutissait, fatalement, sous la poussée de l'opinion, à Napoléon II.

En 1823, nouvelle entreprise, celle de la Bidassoa. Beaucoup d'officiers en demi-solde ou en réforme, de prévenus acquittés des procès politiques, de carbonari, s'étaient réunis en Espagne, près de la frontière française. Ils vinrent au-devant de l'armée du duc d'Angoulême, qui passait les Pyrénées pour rétablir l'absolutisme, et essayèrent de débaucher ses soldats. Ils affirmaient que le roi de Rome était en Espagne et allait se rendre au milieu des troupes. On tira sur eux à boulets. Ceux qui échappèrent au massacre gagnèrent à grand'peine l'étranger.

Il n'y eut plus dès lors de coups de force. Mais une immense rancœur avait gagné la jeune armée. Dans l'infanterie et le génie surtout, guère de soldats ou de lieutenants qui n'eussent une cocarde tricolore cachée dans la doublure de leur habit.

Les pamphlets continuaient leur besogne de tarets dans les assises du régime. Mais les pamphlétaires sont moins dangereux que les poètes. Et dans la dernière phase du règne de Charles X, une génération de poètes, obsédée par l'homme au petit chapeau, chantait les fastes consulaires, la lutte et le foudroiement de l'Aigle.

A Vienne, la police, très méfiante, expulsait tous les Français suspects de bonapartisme, et même ceux dont le voyage en Autriche semblait de but incertain. Quelques-uns pourtant arrivaient à se glisser jusqu'aux entours du duc de Reichstadt. Le 24 août 1826, comme, en calèche avec son oncle l'archiduc Louis, il rentrait au château de Persenbeug où il passait les vacances, un jeune homme bien mis le salua sur la route et lança dans la voiture une lettre qui tomba sur les genoux de l'archiduc. Celui-ci la prit sans en parler à son neveu qui, regardant d'un autre côté, ne s'était aperçu de rien. Il la remit à l'Empereur qui l'ouvrit. Adressée au fils de Napoléon, elle contenait une cocarde tricolore et ces mots :

Sire, trente millions de sujets attendent votre retour. Revenez en France. J'apporte à Votre Majesté l'étoile du matin.

Signalé aux autorités françaises, le pauvre diable, nommé Doudeuil, fut cueilli à son retour et emprisonné deux ans au fort de Ham. Il reparut à Vienne en 1828. Arrêté à Nussdorf et expulsé, il tenta de revenir en 1830, mais reconnu à la frontière, il fut repoussé en territoire bavarois.