La critique moderne et la légende de Sénèque et de saint Paul.A la fin du XVe siècle, la tradition du christianisme de
Sénèque est dans toute sa force ; les histoires ecclésiastiques, les
commentaires des Épîtres de saint Paul, les éditions de Sénèque la rapportent
avec respect. Mais, dès l'époque de Ses défenseurs en abandonnent successivement quelque partie, et se défont peu à peu des illusions du moyen âge. Ainsi Lefèvre d'Étaples[1], Curion, Sixte de Sienne, Pamélius ne croient plus à la conversion de Sénèque, mais seulement à sa bienveillance pour les chrétiens, à un échange de politesses entre lui et l'Apôtre. Du reste, pas plus que Salméron et Marguerin de la Bigne[2], ils ne soupçonnent d'artifice ni dans la prétendue correspondance, ni dans le faux saint Lin. Tels sont les seuls suffrages dont la tradition puisse se glorifier au XVIe siècle. D'autres critiques, encore favorables, sont plus difficiles ou plus clairvoyants. Déjà, au commencement du siècle, Louis Vivès, commentateur de saint Augustin, rejetait la correspondance comme apocryphe[3] ; Juste Lipse la condamne sévèrement, et s'il conserve un faible pour cette vieille croyance, c'est par déférence pour saint Jérôme, et par une sorte d'engouement pour l'élévation morale de certaines pensées de Sénèque[4]. A partir de cette époque, les prétendues lettres, tant admirées de Pierre de Cluny et de ses contemporains, sont répudiées, avec l'écrit de saint Lin, par ceux mêmes qui sont disposés à admettre les rapports des deux personnages. Le Père Alexandre et Tillemont n'ont que du mépris pour ces grossières supercheries[5]. Les commentateurs les plus estimés, Dionysius Carthusianus, Eutalius, Jean Gagnier, théologien en Sorbonne, Estius, Cornelius à Lapide, Mariana, appliquent aux esclaves de César et non à son ministre l'expression de l'Épître aux Philippiens. Et la seule concession que le P. Alexandre, Ernest Cyprien et Tillemont fassent à une opinion dont ils ruinent les appuis, c'est de convenir que, selon toute apparence, Sénèque a dû connaître les chrétiens. A cette poignée de défenseurs on peut opposer des adversaires bien autrement redoutables par le nombre et par l'autorité ; ils se divisent en deux classes : les premiers traitent la question incidemment, sans en embrasser l'ensemble ; ils se contentent de relever les erreurs qui leur semblent les plus choquantes. Les seconds approfondissent la matière dans un travail spécial où, profitant des recherches de leurs devanciers, ils résument et coordonnent les objections déjà soulevées. La première classe compte des noms célèbres dans l'exégèse sacrée et dans la critique profane ; on y distingue des protestants, des catholiques, des philosophes, des historiens, des érudits. Dès 1441, un de ces princes italiens qui excitaient l'essor des lettres renaissantes par un culte assidu et par une protection délicate, Léonello, marquis de Ferrare, s'avisa de penser, contre l'opinion de son siècle, que l'histoire des rapports de Sénèque et de saint Paul était une pure fable ; au milieu de cette petite cour académique qu'attirait le charme de ses entretiens, il se plaisait, l'histoire en main, à signaler les invraisemblances d'un tel récit et la fausseté d'une telle correspondance[6]. Mêmes scrupules et même incrédulité dans un autre bel esprit, Érasme ; qui avait le goût trop fin pour être dupe : Ce ne sont pas seulement les protestants, Théodore de Bèze, Heinsius Rivet, qui se déclarent contre la tradition ; leur hostilité pourrait sembler passionnée ; mais le savant annaliste de l'Église romaine, Baronius, le cardinal Bellarmin, le cardinal Duperron, le P. Raynaud, jésuite, les PP. Possevin et Labbe, de la même Compagnie, Frassen, cordelier, le chanoine Modius, appliquant à cette étude la sagacité de la critique moderne, combattent victorieusement cette erreur si longtemps respectée. Voici les points principaux qu'ils s'efforcent d'établir la correspondance est apocryphe ; le récit de saint Lin est une imposture ; Sénèque n'est pas désigné dans le verset de l'Épître aux Philippiens ; Sa philosophie est contraire à l'esprit de l'Église ; sa mort est celle d'un païen. Ces arguments sont repris au XVIe siècle par les historiens Schildius, Horn, Boxhorn, et par le philosophe Lamothe le Vayer. Au XVIIIe siècle, Brucker, historien de la philosophie, Tiraboschi et Lami, littérateurs italiens, le théologien protestant Witsius, le professeur allemand Strobach écrivent dans le même sens. C'est surtout en Allemagne, au sein des universités, que cette thèse est développée dans des écrits spéciaux. On cite la dissertation de Kortholt : Du christianisme de Philippe l'Arabe, d'Alexandre Mammée, de Pline le Jeune et de Tacite[7]. Celle d'Hunterus, contre l'athéisme de Sénèque ; celle de Kaewitz, la plus complète de toutes ; l'ouvrage de Lintrupp, qui rassemble toutes les preuves, pour et contre ; celui de von Seelen : Des écrivains considérés à tort comme chrétiens, celui de Heineccius : Des philosophes semi-chrétiens[8]. Ce dernier s'attache principalement à censurer les désordres de la vie de Sénèque[9]. Ces attaques redoublées, ce combat prolongé de la critique moderne, cette suite d'écrits restés sans réponse, prouvent tout ensemble la vogué durable et la faiblesse réelle de la tradition. Elle séduit les esprits par certaines apparences ; mais elle ne résiste pas à l'examen. On s'occupe d'elle pour la détruire, et l'imposture est si manifeste que personne n'ose en prendre la défense. Le XVIe et le XVIIe siècles virent commencer et se poursuivre au sein de l'Église un grand travail de critique sur les origines du christianisme : on fixa l'ordre des temps, la date des événements ; on épura les textes, on examina sévèrement ces mensongères productions qui pullulèrent pendant les huit premiers siècles, actes des martyrs, légendes, lettres, passions, voyages ; et tout ce qui ne portait pas un caractère satisfaisant d'authenticité fut répudié. Alors parurent les Annales de Baronius, l'Histoire ecclésiastique du Père Alexandre, les Mémoires de Tillemont, les Actes des martyrs par dom Ruinart, le Specimen critici sacri par Raynaud, l'Apparatus de le Nourry. L'histoire de saint Lin, les lettres de Sénèque à saint Paul furent enveloppées dans cette proscription générale, et bannies pêle-mêle, avec les compositions du même genre, de la littérature sacrée qu'elles déshonoraient. Il n'est donc pas étonnant qu'au XVIIe siècle les plus grands docteurs et les plus beaux génies de l'Église aient gardé un silence absolu sur cette tradition, à l'exemple des anciens Pères. Ils la connaissaient par la lecture des ouvrages d'exégèse cités plus haut ; mais en même temps ils avaient appris à la juger. Bossuet, par exemple, si versé dans toute antiquité, avec une imagination si amie de toute grandeur, n'a rien dit de cette communication prétendue, dans les pages incomparables et toutes pleines d'allusions romaines qu'il a écrites sur saint Paul[10]. On n'en trouve aucune trace ni dans Fléchier, ni dans Bourdaloue, ni, avant eux, dans le Père Lejeune, bien qu'ils se plaisent à représenter le Docteur des gentils prêchant au sein de la cour de Néron, centre de tous les vices, l'Évangile de l'humilité, de l'austérité et de la pureté[11]. Malebranche, d'autre part, est bien éloigné de considérer Sénèque comme un chrétien ; il l'appelle un homme fort imaginatif et peu judicieux ; il est visible, ajoute-t-il, que l'esprit de Sénèque est un esprit d'orgueil et de vanité. Aussi, puisque l'orgueil, selon l'Écriture, est la source du péché, l'esprit de Sénèque ne peut être l'esprit de l'Évangile, ni sa morale s'allier avec la morale de Jésus-Christ, laquelle seule est solide et véritable. Il ne se laisse pas éblouir par les fausses lueurs de christianisme qui brillent çà et là dans les écrits de ce philosophe : Il y a de bonnes choses dans l'Alcoran, dit-il à ce sujet, et l'on trouve des prophéties véritables dans les centuries de Nostradamus... mais ce qu'il y a de bon dans l'Alcoran ne fait pas que l'Alcoran soit un bon livre, et quelques véritables explications des centuries de Nostradamus ne feront jamais passer Nostradamus pour un prophète[12]. Frappée d'un tel discrédit, durant plus de deux siècles, cette opinion eût dû, ce semble, disparaître à jamais, ou du moins se perpétuer obscurément dans quelques esprits charmés du merveilleux et qui craignent d'être détrompés. Elle s'est relevée cependant avec éclat, et a bravé de nouveau la publicité et la discussion ; notre siècle lui a donné, ce que lui refusaient les deux siècles précédents, des défenseurs avoués et convaincus. L'Allemand Gelpke, après lui Schœll et M. de Maistre[13] recommençant un procès déjà jugé, essayèrent de remettre en lumière les probabilités d'une liaison entre les deux personnages, et les ressemblances de leurs doctrines. L'effort de la critique, au XVIe et au XVIIe siècles, avait porté sur la prétendue correspondance et sur l'écrit de saint Lin ; ils abandonnèrent ces pièces compromettantes et se bornèrent à démontrer, d'une manière générale, l'influence du christianisme sur la philosophie de Sénèque. Dans ces derniers temps, M. l'abbé Greppo[14], et surtout M. Amédée Fleury, ont repris et développé l'ancienne thèse sur ce nouveau plan : le Mémoire de ce dernier est de beaucoup le plus érudit qui ait été écrit sur la matière[15]. Ainsi cette tradition vivace, longtemps accablée des attaques et du dédain de deux siècles éclairés, a reparu, sinon plus forte du moins plus fortement défendue qu'auparavant. La critique avait fait justice des illusions du moyen âge ; aujourd'hui, c'est avec les armes mêmes de la critique et à l'aide de ses ressources qu'on prétend défendre et faire triompher ce qu'elle avait sévèrement condamné[16]. |
[1]
Lefèvre d'Étaples commenta les Épîtres de saint Paul (1458-1536). — Curion,
éditeur de Sénèque, vers 1557. — Sixte de Sienne, auteur de
[2]
Salméron, commentateur, mort en 1585. — Marguerin de
[3] Né en 1492.
[4] Né en 1547. — De Senecæ vita, ch. X. — Manududtio ad stoïc. phil., liv. XVIII.
[5] Noël Alexandre, théologien et historien de l'Église, né en 1639. —Voyez Hist. ecclés., t. III, siècle Ier, ch. XII, art. 5. — Tillemont, mort en 1698. — Voyez Mémoires sur l'hist. ecclés., t. I, Saint Paul, art. 43, et son Hist. des empereurs, t. I, Néron, art. 35.
[6] Voyez le De politia litteraria, par Décembrius, qui a recueilli ces entretiens, liv. I, ch. X.
[7] De Philippi Arabis, Alexandri Mammœœ, Plinii Junioris et Senecœ christianismo.
[8] De scriptoribus falso in christianorum ordinem relatis. — De philosophis semi-christianis.
[9] Voyez l'ouvrage de M. Amédée Fleury, partisan décidé du christianisme de Sénèque, t. I, 2e partie, ch. XI-XIV. — M. Fleury déclare qu'il n'a pu, malgré d'opiniâtres recherches, découvrir ces thèses allemandes excepté celle de Kaewitz, sur laquelle nous reviendrons. Il en est de même, ajoute-t-il (t. I, Ire partie, ch. I), d'autres petits écrits de la même nation en faveur du christianisme de Sénèque : tels que celui de Schellemberg (Seneca christianus), auteur inconnu ; celui de Hall, théologien anglican, ne en 1574 (même titre) ; celui de Juste Siber, De Seneca divinis oraculis quodammodo consono (Dresde, 1668). Il cite encore Harschmidt, De Seneca notitia Dei naturali (Iéna, 1668) ; André Schmidt, De Seneca ejusque theologia ; Philippe d'Aquin (mort en 1650), sur la religion de Sénèque ; un traité anonyme en allemand (Leipzig, 1712) et un autre en anglais (Londres, 1786). — Tous ces ouvrages ont échappé à ses recherches.
[10] M. Villemain, rapport à l'Institut en août 1854.
[11] Bourdaloue, Panégyrique de saint Paul. On y lit encore ce passage : Ce ne sont pas seulement des barbares ou des ignorants qu'il persuade, mais ce sont des riches, des nobles, des puissants du monde, des juges, des proconsuls, des hommes éclairés qu'il fait renoncer à toutes leurs lumières, en leur proposant un Dieu crucifié. Ce sont des femmes vaines et sensuelles qu'il dégage de l'amour d'elles-mêmes pour leur faire embrasser la pénitence. — 1re partie. Bossuet eût sans doute parlé de Sénèque dans le passage suivant, s'il eût cru à la tradition : Il (saint Paul) prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l'Aréopage dans l'école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains dans la personne d'un proconsul, et il fera trembler dans les tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d'une lettre du style de Paul, adressée à ses citoyens, que de tant de fameuses harangues qu'elle a entendues de son Cicéron. (Panég. de saint Paul, 1re partie.)
[12] Recherche de la vérité, 3e partie, de l'Imagination.
[13] Gelpke, Tractatiuncula de familiaritate, quœ Paulo apostolo cum Seneca philosopho intercessisse traditur, verisimillima (1815). — Schœll, Hist. de la litt. rom., t. II. — De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II.
[14] Trois mémoires relatifs à l'Hist. ecclés., mém. 1er (1840).
[15] Saint Paul et Sénèque, 2 vol., 1853. — M. Durozoir (Sénèque, éd. Pankoucke), M. Troplong (Infl. du christ. sur le droit civil des Romains), sans entrer dans l'examen de cette opinion, semblent la partager.
[16] Deux savants docteurs anglicans, MM. Connybear et Howson, auteurs d'un vaste et profond mémoire sur saint Paul (Londres, 1854), auquel nous avons fait plusieurs emprunts dans notre première partie, n'ont donné aucune place dans leur travail à l'hypothèse des rapports de Sénèque avec saint Paul. Ils se contentent de dire en note (t. II, p. 432, éd. de 1856, n° 3) : Nous ne pouvons pas passer le nom de Sénèque sans faire une allusion à la correspondance supposée entre lui et saint Paul ; mais une simple remarque est suffisante pour un faux aussi insignifiant.