Des Anges. — De la fin du Monde. — Du Jugement dernier et de la Résurrection des
corps.
§ I. — DES ANGES.
S'il est une croyance ancienne, répandue, partagée
également par les philosophes de l'antiquité et par le vulgaire, c'est
l'opinion qu'il existe entre la
Divinité et la nature humaine des êtres intermédiaires,
inférieurs à Dieu et supérieurs à l'homme, de même nature que notre âme,
sortis comme elle des mains qui ont tout créé, disséminés dans les espaces,
et chargés de veiller à la conservation de l'univers et de ceux qui
l'habitent. Nous voyons par Plutarque, qu'Orphée, Hésiode, Homère, Héraclite,
Pythagore, croyaient, comme le peuple, à l'existence de génies bienfaisants
et de démons funestes, qui peuplaient les airs et exerçaient une action
puissante sur nos destinées[1]. Cette doctrine,
selon Plutarque, est venue soit de la Perse et de Zoroastre, soit de la Thrace, soit de l'Égypte,
et il assimile ce qu'on rapporte de Typhon, d'Isis et d'Osiris aux traditions
grecques sur les Titans et les génies. Dieu, dans le Timée, commence son
œuvre par la création des divinités subalternes, il les charge ensuite de
former les âmes des astres, les âmes humaines, et de les unir à des corps[2]. De là
l'étymologie du mot Génie, donnée par Varron et Festus : genius a gignendo ; Le
Génie est un Dieu qui a la mission et la puissance de tout créer[3]. Qu'il y ait eu parmi
ces intelligences des classes diverses et une sorte d'hiérarchie, c'est ce
qui résulte de l'idée que les anciens s'en formaient, de la variété des
emplois qu'ils leur assignaient, et du degré inégal de puissance que leur
accordait le caprice populaire et la fantaisie des poètes. Rien n'est plus
connu que la grande distinction des bons et des mauvais génies. Platon et
Xénocrate parlent de ces esprits impurs qui inspirent aux hommes des pensées
funestes et répandent sur eux des calamités. Les Pères de l'Église leur
attribuaient les erreurs superstitieuses dont le monde avait été si longtemps
infecté. C'était encore une opinion ancienne que, parmi ces êtres supérieurs
à l'homme, quelques-uns s'étaient dégradés par des faiblesses et par des
crimes, et en avaient été punis. Le combat des Titans contre les dieux et les
luttes dont les poètes remplissent l'Olympe sont un écho de ces traditions
primitives. Outre les génies préposés à la garde du monde, où, suivant
Platon, pas un atome n'est laissé sans surveillance[4], il en est dont
la fonction spéciale consiste à prendre soin des hommes, à s'attacher à
chacun de nous, comme un compagnon, un protecteur, un maître. Il serait
infini de citer les témoignages des philosophes et des poètes, d'accord en
cela avec la multitude[5] ; contentons-nous
d'exprimer de cette doctrine ce qu'elle a de plus conforme au christianisme,
et, comme de coutume, c'est Platon que nous ferons parler.
Chacun sait que, suivant la foi de l'Église, l'ange
gardien, à la mort de l'homme, accompagne jusqu'au tribunal de Dieu l'âme
dont il a été chargé ; si elle est condamnée, il s'en éloigne avec douleur et
avec effroi. Socrate et son disciple disent à peu près la même chose : Voici ce qui se passe, lorsque quelqu'un est mort : le
même génie qui a été chargé de lui pendant sa vie le conduit dans un certain
lieu où les morts se rassemblent pour être jugés... Quand l'âme est arrivée au rendez-vous des âmes, si elle
est impure et souillée, personne ne veut être son conducteur, et elle erre
dans un abandon total ; mais celle qui a passé sa vie avec pureté a les dieux
Mêmes pour compagnons et pour guides[6]... Le platonicien
Apulée développe en ces termes la doctrine du maître : Quand l'âme est en présence du souverain Juge, si elle
ment dans l'interrogatoire qu'elle subit, son génie la convainc de fausseté ;
lorsqu'elle dit la vérité, celui-ci confirme son récit, et c'est sur le
témoignage du génie que la sentence est rendue[7]. Platon dit aussi
que pendant la vie, ces génies qui nous accompagnent non-seulement voient nos
actions, mais connaissent nos pensées et lisent dans le secret des cœurs,
qu'ils servent de médiateurs entre le ciel et la terre, portent aux dieux nos
prières et nos désirs, et rapportent les oracles et les bienfaits de la
Divinité[8]. Enfin, ce philosophe
ne représente-t-il pas l'armée des dieux secondaires et des génies, divisée
en onze sections, et s'avançant avec majesté au plus haut du ciel pour
contempler de près l'essence éternelle ? Quoi d'étonnant qu'Eusèbe ait vu
dans ces passages un emprunt fait aux livres saints et une imitation des Trônes, des Puissances,
des Principautés, et de la céleste
hiérarchie des anges[9] ?
Lactance a conservé un fragment des ouvrages perdus de
Sénèque, où ce philosophe parle des génies disséminés dans le monde pour en
régler la marche et faciliter l'exécution des lois divines. Cela prouve qu'il
n'était pas en opposition avec le sentiment universel. On peut trouver aussi
quelques traces de cette opinion dans ceux de ses écrits qui subsistent.
Admettait-il, en outre, comme Platon, Pythagore, et le genre humain,
l'existence des génies protecteurs de l'homme, en un mot, des anges gardiens
? Pour le prouver, on cite une phrase qui signifie, au contraire, qu'il
mettait cette croyance au rang des superstitions : ... Oubliez un instant, dit-il à Lucius, cette opinion de quelques-uns, que chacun de nous est sous
la garde d'un divin pédagogue, d'un de ces dieux de bas étage qu'Ovide
appelle des dieux plébéiens. Toutefois, en écartant cette opinion, songez que
les anciens qui l'ont adoptée étaient des stoïciens ; ils ont donné à chaque
homme un génie. Nous verrons plus tard si les dieux ont assez de loisir pour
s'occuper de nos affaires privées[10]. Sénèque, comme
on le voit, traite fort légèrement une opinion partagée même par les siens,
et il parle avec une ironie peu respectueuse de cette plèbe de dieux,
ministres subalternes de la
Providence, sur laquelle d'ailleurs il émet des doutes que
le christianisme n'a pas inspirés.
Telle est, encore une fois, la valeur des preuves qu'on
met en avant pour nous persuader que Sénèque avait lu l'Évangile[11].
§ II. — LA
FIN DU MONDE ET LA RÉSURRECTION.
Les Pères de l'Église ont souvent remarqué que la doctrine
stoïcienne sur la fin du monde par le
feu présentait quelque analogie avec les prédictions où Jésus et ses apôtres
décrivent ce grand événement. Nous n'avons pas à faire l'historique de la
question : elle est trop connue. La doctrine stoïcienne est en principe dans
Héraclite, et même, selon Plutarque, dans Hésiode et dans Orphée ; Zénon,
Cléante, Chrysippe, Antipater, l'avaient soutenue dans des écrits spéciaux ;
Boëtius de Sidon et Panétius la combattirent, pour adopter le dogme
péripatéticien de l'éternité du monde ; Posidonius la remit en vigueur, et
nous voyons, par l'adhésion de Sénèque, que son siècle y avait souscrit[12]. Le
christianisme et le Portique l'accordent surtout en un point, c'est que le
monde présent périra, et l'un et l'autre considèrent le feu comme le
principal agent de cette destruction. Il est donc naturel de rencontrer
quelques traits assez semblables dans les descriptions stoïciennes et les
prophéties évangéliques, puisqu'on y dépeint les mêmes effets produits par
les mêmes moyens. Deux tableaux représentant une ruine ou un incendie, et
surtout la ruine ou l'incendie du même objet, ne pourront pas différer
entièrement de ton et de couleur. Mais à part quelques ressemblances
apparentes et passagères, que de différences essentielles entre les livres
saints et les écrivains profanes, au sujet du dernier jour, non-seulement
pour le fond de la doctrine, mais encore dans l'expression ! Le monde,
suivant les stoïciens, doit périr pour se renouveler ; la nature inanimée,
les hommes, les génies, tout disparaîtra dans un feu divin, âme impérissable
de l'univers, qui ensuite produira un monde brillant de jeunesse, peuplé de
races nouvelles. Cet anéantissement du genre humain, qui aboutit à une palingénésie, ces évolutions périodiques du
monde qui rentre dans le sein de Dieu pour en sortir encore, cette
suppression complète de la personnalité humaine, de la responsabilité de
l'âme, des châtiments et des récompenses de l'autre vie, n'est-ce pas
l'opposé de la doctrine évangélique ? Aussi comparez les amplifications de
Sénèque sur le dernier jour, avec les prédictions de Jésus selon saint
Mathieu : dans l'écrivain profane vous voyez un désordre et un bouleversement
purement physique qui se terminent par le calme profond du néant[13] ; au contraire,
c'est un effet moral que produisent les descriptions chrétiennes, la terreur
qu'elles inspirent agit principalement sur l'âme, et, en somme, le fracas
extérieur n'est qu'un accessoire ; les phénomènes sensibles n'épouvantent que
parce qu'ils sont les signes précurseurs du jugement dernier ; ce qui fait
sécher d'effroi la créature responsable, au milieu de ces ruines
universelles, ce sont ces bruits qui l'appellent au pied d'un tribunal plein
d'une redoutable majesté. La diversité des doctrines se marque dans la
diversité des descriptions.
Ce qui n'a été ni soutenu ni avancé par aucun philosophe
ancien, c'est que la fin du monde présent sera suivie de la résurrection universelle des corps, et d'un jugement de tous les hommes. De tous les dogmes
chrétiens, aucun, peut-être, n'a excité dans le monde païen plus d'étonnement
et d'incrédulité. L'Aréopage d'Athènes ferma la bouche à saint Paul,
lorsqu'il annonça, dans la patrie de Socrate, Jésus ressuscité. En signalant
les analogies du christianisme et de la philosophie, les Pères avouent que
Pythagore et Platon ont singulièrement altéré et mutilé le dogme de la
résurrection qu'ils avaient trouvé dans les traditions du genre humain[14], Saint Augustin
cite un passage de Varron où il est question de certains astrologues qui
prétendaient que les hommes renaissent après 440 ans et reprennent le même
corps qu'auparavant[15]. Mais il
reconnaît que ces sortes d'assertions, traitées de rêveries et d'impostures,
n'ont jamais été ni émises sérieusement, ni discutées. Platon admet un
jugement individuel après la mort, mais nulle part il ne fait mention d'un
appel général du genre humain au tribunal de Dieu. Sénèque, nous l'avons vu,
ne croyait pas même à ce jugement qui attend l'âme au sortir du corps ;
comment donc peut-on trouver dans ses écrits quelque allusion au jugement
dernier et général ? Lactance cite de lui une phrase détachée d'un ouvrage
disparu, où il dit en parlant de la mort prématurée : Ne comprends-tu pas l'autorité et la majesté de ton juge, maître de la
terre et du ciel, Dieu des dieux, cause unique d'où dépendent ces divinités
que nous adorons comme éternelles ?[16] Mais que peut-on
inférer d'un fragment que rien n'explique, dont le vrai sens n'est déterminé
par rien, et que Lactance cite dans toute autre intention que de prouver la
croyance de Sénèque au jugement dernier ? En le prenant dans le sens le plus chrétien,
on ne pourrait y voir qu'une sorte d'opinion platonicienne sur le jugement
individuel. Mais nous repoussons même cette interprétation, qui est condamnée
par la doctrine de Sénèque et par tous ses écrits. On ne soutiendra pas, je
pense, qu'un fragment isolé et d'une signification douteuse prouve seul
contre plusieurs volumes.
Si l'on veut savoir comment la philosophie a parlé du
jugement particulier, lorsqu'elle se rapproche le plus du christianisme, on
peut relire cette page du Gorgias où l'âme humaine est représentée devant son
juge, sans appuis, sans défenseurs, dépouillée de toute vaine pompe et de
tous les voiles de la dissimulation ; elle porte la marque de ses penchants
vicieux, la souillure de ses crimes ; elle est cicatrisée de mensonges, de
fraudes, d'injustices ; elle a les monstruosités de l'orgueil, de la cruauté,
de la débauche ; en cet état, elle apparaît sous un regard sévère et
inquisiteur, et entend la sentence qui la condamne à une expiation éternelle
ou temporaire[17].
On relira encore les dernières paroles du même dialogue ; Socrate y exhorte
ses amis à penser à leurs fins dernières
: J'ajoute, Calliclès, une foi entière à ces discours,
et je m'étudie à paraître devant le Juge avec une âme irréprochable. Je
méprise ce que la plupart des hommes estiment ; je ne vise qu'à la vérité, et
tâcherai de vivre et de mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi vertueux
que je pourrai. J'invite tous les autres hommes, et je t'invite toi-même à
embrasser ce genre de vie et à t'exercer à ce combat, le meilleur, à mon
avis, de tous ceux d'ici-bas ; et je te reproche que tu ne seras point en
état de te défendre lorsqu'il faudra comparaître et subir le jugement dont je
te parle... Vous trois qui êtes les plus
sages Grecs d'aujourd'hui, vous ne sauriez prouver qu'on doive mener une
autre vie que celle qui nous sera utile quand nous serons là-bas. Au
contraire, de tant d'opinions que nous avons discutées, toutes les autres ont
été réfutées ; et la seule qui demeure inébranlable est celle-ci, qu'on doit plutôt
prendre garde de faire une injustice que d'en recevoir... que si quelqu'un devient méchant en quelque point, il faut
le châtier, et qu'après être juste, le second bien est de le devenir, et de
subir la punition qu'on a méritée... Rends-toi
donc à mes raisons, et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur, et
pendant ta vie et après ta mort. Souffre qu'on te méprise comme un insensé,
qu'on t'insulte, si l'on veut, et même laisse-toi frapper volontiers de cette
manière qui te parait si outrageante. Car il ne t'en arrivera aucun mal, si
tu es solidement homme de bien et dévoué à la culture de la vertu[18].
L'examen de la métaphysique et de la théologie, dites
chrétiennes, de Sénèque est terminé. Deux mots le résument : 1° Sénèque, dans
toutes les questions examinées, est un interprète fidèle du stoïcisme, acerrimus stoïcorum, comme dit Lactance. 2° Sur
tous les points, sans exception, Platon est beaucoup plus près du
christianisme que Sénèque. La raison en est simple : Sénèque suit ouvertement
la doctrine du panthéisme, et ses opinions particulières dérivent de ce
principe.
Passons à sa morale.
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