SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE VII.

 

 

Du Purgatoire, de l'Enfer et du Paradis. — De la Spiritualité et de l'immortalité de l'âme.

On nous accordera sans peine que le paganisme a cru à une seconde vie, heureuse pour les bons, tourmentée pour les méchants. Au sujet des enfers, comme au sujet des dieux, dit Sextus Empiricus[1], il y a une opinion commune parmi les hommes. — Un grand argument, dit aussi Sénèque, c'est le consentement universel des hommes qui redoutent les enfers ou qui les honorent[2]. Le christianisme donna une sanction à ces croyances instinctives, déjà épurées et confirmées par la philosophie ; il posa en principe, et c'est là le trait original de sa doctrine, l'éternité des récompenses et des châtiments, la participation du corps à cette seconde existence.

Quelles sont les opinions de Sénèque en cette matière ? Sont-elles plus conformes à la doctrine évangélique que les systèmes de ses prédécesseurs ? Ici encore il est purement stoïcien, c'est-à-dire moins avancé en spiritualisme que Socrate et Platon.

 

§ I. — PURGATOIRE, ENFER ET PARADIS.

D'abord, Sénèque ne croit pas qu'il y ait un enfer et des tourments réservés aux coupables. Les poètes, dit-il, se sont joués de nous en nous poursuivant de fantômes effrayants et ridicules. La mort est la fin des maux : pensée qui revient en mille endroits sous sa plume[3]. Ce scepticisme était sans doute une concession faite aux épicuriens, car les chefs du Portique, et notamment Zénon, avaient admis l'opinion commune sur les enfers, d'accord en cela avec l'école de Socrate[4]. Au temps de Sénèque, le sentiment des stoïciens était celui-ci : les âmes des sages, après la mort, s'envolent dans une région supérieure, voisine des astres ; mêlées à ces essences divines dont elles émanent, elles habitent entre le ciel et la terre, un peu au-dessous des dieux, jusqu'à la consommation des siècles, c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde : avec tous les êtres, elles se confondront alors dans le grand tout. Les âmes entachées de quelque imperfection demeurent pendant un certain temps autour de notre globe et dans les couches inférieures de l'air ; elles s'y purifient de leurs souillures ; une fois brillantes de pureté et d'innocence, elles vont d'une aile moins pesante rejoindre la compagnie sublime des hommes vertueux et des grands hommes, Socrate, Lélius, Caton[5]. Ce purgatoire est un simple changement physique, et non un supplice. Que deviennent les Âmes basses et dégradées, dont la corruption est irrémédiable ? Elles tourbillonnent continuellement autour de la terre, ou périssent en sortant du corps ; car c'est encore une opinion stoïcienne que les belles âmes seules survivent à leur enveloppe périssable. Sénèque n'a pas d'autre théodicée ; il l'exprime assez longuement dans ses Consolations à Marcia et à Polybe[6]. Chez lui, l'Enfer est supprimé, le Purgatoire fort adouci et l'Éternité n'est pas de longue durée. Encore ces opinions sur la vie future n'avaient-elles rien de ferme et d'assuré ; les stoïciens y croyaient comme à une espérance dont on aime à s'enchanter, comme à un rêve que l'imagination caresse dans un moment de confiance et d'enthousiasme. La croyance au néant, à la mort de l'âme et du corps n'obtenait pas moins de crédit sur leur esprit chancelant ; entre ces deux sentiments opposés, ils flottaient au gré de leur humeur, et souvent au gré de leur sujet. Sénèque n'est pas plus affirmatif ; ordinairement, il les énonce tous les deux à la fois, sans se prononcer.

C'est encore dans Platon que nous trouverons, au sujet des mystères de la vie future, sinon une entière certitude, du moins une foi profonde et une inébranlable conviction. Loin de mépriser les mythes poétiques et les croyances populaires, il les érige en doctrine, puisque, dit-il, après bien des recherches, nous ne pouvons rien inventer de meilleur ni de plus vrai[7]. Non-seulement il admet que les crimes commis ici-bas seront punis après la mort, et que ce qu'il faut craindre le plus, c'est d'aller dans l'autre monde avec une âme chargée de souillures, mais il distingue entre les fautes légères, qui peuvent s'expier par des souffrances momentanées, et les forfaits irrémissibles, qui sont punis de supplices éternels. Quand les morts sont arrivés dans le lieu où le démon les conduit, on juge d'abord s'ils ont mené une vie sainte et juste. Ceux qui sont trouvés avoir vécu de manière qu'ils ne sont ni entièrement criminels, ni entièrement innocents, sont envoyés à l'Achéron ; ils s'embarquent sur des nacelles et sont portés au lac Achérusiade, où ils habitent ; et après avoir subi la peine des fautes qu'ils ont pu commettre, ils sont délivrés, et reçoivent la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon son mérite. Ceux qui sont trouves incurables, à cause de l'énormité de leurs fautes, l'équitable Destinée les précipite dans le Tartare d'où ils ne sortiront jamais. Mais ceux qui ont été reconnus avoir passé leur vie dans la sainteté, ceux-là s'en vont là-haut dans l'habitation pure au-dessus de la terre. Ceux même qui ont été entièrement purifiés par la philosophie vivent tout à fait sans corps pendant tous les temps qui suivent, et vont dans des demeures encore plus belles que celles des autres[8]. Voilà le Purgatoire, l'Enfer, le Paradis, le jugement qui suit la mort, l'Ange qui accompagne l'âme à son départ de la terre. De nombreux passages du même philosophe développent sa théorie, et notamment le dixième livre de la République. On y voit les âmes se réunir au pied du tribunal des juges ; là sont deux routes : l'une à droite, qui mène au ciel, et suivie par les bons ; l'autre à gauche se perd dans les enfers, et y conduit les méchants. Tandis que les âmes pures et sans tache montent vers le céleste séjour, les âmes couvertes d'ordures et de poussière sont précipitées dans les abîmes souterrains, et, chaque fois qu'elles cherchent en mugissant à s'évader de ces noirs cachots, des personnages hideux, au corps enflammé, accourent et les replongent dans le gouffre[9]. Bien que les descriptions platoniciennes de la vie future s'écartent en certains points des dogmes chrétiens, surtout en ce qui concerne la durée des châtiments et des récompenses, puisque Platon admet le passage successif des mêmes âmes dans différents corps, on ne peut qu'être frappé des ressemblances de détail qui les rapprochent des livres sacrés. Et ce ne sont pas de vains tableaux dont s'amuse l'imagination de l'auteur ou l'ironie de son principal personnage : J'ajoute, Calliclès, une foi entière à ses discours, et je m'étudie à paraître devant le juge avec une âme irréprochable... J'invite tous les autres hommes autant qu'il est en moi, et je t'invite toi-même à mon tour, à embrasser ce genre de vie et à t'exercer à ce combat, le meilleur, à mon avis, de tous ceux d'ici-bas[10]...

Quelle était l'opinion des principales écoles sur le problème de la vie future et sur la question de l'âme immortelle ? Nous croyons à propos de l'indiquer ici.

 

§ II. — DE LA SPIRITUALITÉ ET DE L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME.

On convenait assez généralement parmi les philosophes spiritualistes que l'âme était une substance ignée, un feu subtil et épuré, une sorte d'air enflammé, simple et sans mélange, doué d'un mouvement continuel : une telle âme peut être appelée un corps, si l'on veut, mais ce corps d'une essence si déliée et si peu matérielle ressemble fort à un pur esprit[11]. Que cette âme soit immortelle, Platon et Cicéron en sont persuadés ; sans lever tous les doutes de leur esprit, les raisonnements dont ils appuient cette vérité produisent en eux une solide conviction[12]. Les stoïciens ne sont pas aussi affirmatifs. Les uns, comme Panétius, veulent que l'âme s'anéantisse avec le corps ; les autres, que les âmes des sages survivent à leur enveloppe mortelle jusqu'à la fin du monde[13] ; c'est le sentiment de Chrysippe et de Sénèque. Quant aux âmes vulgaires, elles s'éteignent à la mort ou tourbillonnent quelque temps autour de notre globe, et se dissipent dans les couches épaisses de l'air.

Telle est la triste immortalité que nous promet le stoïcisme ; encore n'est-il pas confiant dans ses espérances, ni assuré dans ses promesses. Lui qui élève si haut la raison humaine, tant que dure la vie présente, tant qu'elle est soutenue de cet appui de chair si méprisé, il n'ose au delà du tombeau lui garantir une existence indépendante ; il laisse à peine entrevoir à ses héros un surcroît de quelques années, et tout son effort se réduit à prouver que l'hypothèse du néant et celle d'une vie future, toutes deux également probables, sont également rassurantes, parce que l'une et l'autre promettent au même degré une paix profonde et l'éternelle exemption de tous les maux. La philosophie de Sénèque n'ouvre pas à l'homme de plus vastes perspectives ni des espérances plus consolantes. L'éternité dont elle fait parfois retentir le nom est cette longévité prolongée que Cicéron comparait à celle des corneilles[14] ; par opposition aux misères de la vie présente, elle se plaît à imaginer un avenir qu'elle revêt de félicité et de splendeur, en avertissant que ces tableaux ne sont pas une démonstration, mais un rêve[15]. L'éloge du néant, des doutes réitérés et formels sur la possibilité d'une seconde vie, rachètent l'éloquence de ces peintures imaginaires et lui maintiennent une sorte de neutralité entre les opinions contraires. Une telle doctrine, qui aboutit à peu près aux mêmes conclusions que le scepticisme et le matérialisme, a pour conséquence, d'abord, la négation de la théodicée ; en effet, nous avons vu que Sénèque n'admet aucune expiation après la mort ; en second lieu, la justification du suicide. Flétri par Cicéron et Platon, le suicide est glorifié par Zénon et par tous ses disciples, sans excepter Sénèque[16].

D'après ce qui précède, il est facile de comprendre quelle idée la philosophie ancienne se formait de l'autre vie, soit qu'elle l'admît sérieusement, soit qu'elle se contentât de la rêver. Venue du ciel, l'âme y retourne, disaient tous les philosophes ennemis du néant ; formée de la même substance que les astres, elle s'élève par la propriété de son essence dans les pures régions du feu divin et éthéré dont elle se nourrit ; selon Platon, elle franchit la limite des globes lumineux et s'avance jusqu'aux points extrêmes du ciel, où elle contemple les idées, types éternels et immuables des choses, le beau en soi, le vrai en soi, le bien en soi. Les stoïciens la retiennent dans une région inférieure, parmi les astres, et au-dessous du séjour des dieux ; c'est là qu'ils placent leur empyrée. Ce qui faisait dire à leurs adversaires qu'ils reléguaient les âmes dans la lune. Le Paradis des stoïciens est donc moins élevé d'un degré que celui des platoniciens ; l'un et l'autre sont ouverts aux seuls sages, à ceux qui, exempts des souillures de la matière ou purifiés après la mort, soit par des châtiments, soit par un séjour forcé dans les régions voisines du globe terrestre, ont pu fléchir le souverain Juge, ou simplement gagner par la légèreté de leur vol les espaces éthérés. Une condition est mise à l'entrée du ciel ; dans le système de Platon, c'est une condition morale ; dans celui des stoïciens, une condition physique.

Que deviennent, dans ces demeures lumineuses, ces esprits bienheureux, tandis que les âmes des méchants, ou se perdent dans les airs, ou souffrent dans le Tartare, ou vont animer des corps privés de raison ? La félicité du ciel platonicien a quelque chose de plus pur, de plus divin ; le bonheur de l'âme stoïcienne est plus éblouissant et plus matériel. Dans le ciel de Platon, l'âme se nourrit avec délices de la science véritable ; elle voit briller la vraie justice, la vraie sagesse, non pas sous le voile épais de copies imparfaites, mais face à face et sans intermédiaire. Elle admire ces beaux et grands objets, calmes et pleins de béatitude, faces rayonnantes de l'Être unique, éternel, immuable, en qui résident toutes les essences. Attachée à cette ineffable contemplation, elle sent s'allumer en elle-même des amours extraordinaires[17]. L'âme stoïcienne habite au milieu des globes lumineux, éblouie, inondée de leur immense éclat. Quelles gerbes de feu ! quels vastes rayonnements ! La voûte céleste resplendit ; nulle ombre ne vient altérer ce jour si transparent. Cependant, l'âme est initiée à tous les mystères de la nature ; elle voit les astres rouler en silence, sous l'impulsion des génies, et l'univers accomplir ses lois. Nul secret ne lui échappe ; du sein de la béatitude elle laisse tomber un regard de mépris sur la terre et sur les demeures des hommes[18]. Il est encore un plaisir réservé à ceux qui, par le chemin étroit et escarpé de la vertu, comme dit Pindare[19], parviennent à ces belles demeures, à ces temples élevés de la sagesse : c'est la compagnie des plus grands génies et des plus nobles vertus qui aient paru dans le monde. Dans la cité de Dieu[20], où aspirait Socrate, l'âme converse avec Orphée, Hésiode, Homère ; avec les amis des muses et de la philosophie, avec les cœurs chastes et doux, victimes résignées de la calomnie et de la violence[21]. Dans l'empyrée stoïcien, elle retrouve les guerriers, les politiques, mêlés aux philosophes ; Scipion, Pompée, César, à côté de Caton et de Lélius[22].

Entre ces descriptions philosophiques de la vie future, si supérieures aux tableaux tracés par les poètes, et les descriptions du paradis chrétien, on a pu noter de nombreuses ressemblances. Marquer ici les différences est inutile. Les corps sont exclus du ciel des philosophes et admis dans celui du christianisme ; le ciel des stoïciens est corruptible et périssable, aussi bien que les esprits qui l'habitent ; Platon, au contraire, assigne aux bienheureux et à leur céleste demeure une éternelle durée[23]. La Divinité est absente du ciel des stoïciens, mais non du ciel de Platon, car Socrate se réjouit d'aller dans un lieu pur, immatériel, auprès d'un Dieu bon et sage[24]. Ce Dieu est aimé des âmes qui vont à lui, car c'est le propre de la beauté en soi d'exciter l'amour dans ceux qui la contemplent.

Cette exposition comprend tous les passages de Sénèque où l'on a voulu voir une inspiration chrétienne : rien de plus faux, sur ce point comme sur tant d'autres, que ces analogies prétendues[25]. Les vagues ressemblances qu'on croit saisir sont communes à la philosophie et à l'Évangile, et non particulières à notre auteur. Combien de philosophes en cela plus orthodoxes que Sénèque ! Nous regrettons que par une confusion trop fréquente on ait allégué, pour démontrer l'orthodoxie de Sénèque, quelques passages qui prouvent évidemment le contraire, et, par exemple, qu'on infère sa croyance à l'éternité, des textes mêmes où il soutient que l'homme périt tout entier avec le corps et s'ensevelit dans la paix éternelle du néant[26]. L'erreur est complète, et ce n'est pas entièrement la justifier que de la tenir pour involontaire.

 

 

 



[1] Voyez J. Lipse, Phys. st., III, D. 14.

[2] Ép. CXVII.

[3] Voyez Consolatio ad Marciam, 19 ; Épîtres XXIV, XXXVI, LIV, LXIII, LXV.

[4] Lactance (l. VII, 7).

[5] Cicéron, Tuscul. — Tertullien, De anima, 54. — Pline le jeune, Panegyr. — Lucain, Phar., l. IX.

[6] Ad Marciam, ch. 25, 26. — Ad Polybium, ch. 28.

[7] C'est un hasard qu'il est beau de courir, c'est une espérance dont il faut comme s'enchanter soi-même. Phédon. — Il faut donc conserver jusqu'à la mort son âme ferme et inébranlable dans ce sentiment. République, l. X. — Gorgias, fin.

[8] Phédon, p. 312.

[9] République, X, 280. — On peut voir aussi le Gorgias, les Lois, l. X. — Cicéron, Tusc., l. XXIX et XXX.

[10] Gorgias, fin. — Voir aussi République, X, p. 289, et Phédon, p. 211.

[11] Voyez Juste Lipse, Manuductio, etc., Diss. VIII, IX, XIII. — Sénèque, Ép. I. — Cicéron, Tusc., I, 29. — Platon, Phèdre, Lois, X. — M. H. Wallon, thèse latine De animæ immortalitate, p. 27.

[12] Il me semble, Cébès, qu'on ne peut rien opposer à ces vérités. Phédon, p. 219. Voyez Phèdre, le Timée, les Lois (X), Tusculanes, I, 29, Songe de Scipion, etc.

[13] Juste Lipse, Phys. st., l. III, diss. XI, XIV.

[14] Usuram stoïci nobis largiuntur, tanquam cornicibus. Tusc., I, 31. — Voyez J. Lipse, diss. XI. — Sénèque, ad Marciam, 19. Ép. XXIV, XXXVI. — L. IV.

[15] Ép. CII.

[16] Voyez Platon, Lois, x. — Phédon, p. 194. — Cicéron, Tusc., I, 30. — Songe de Scipion, Sénèque, Lettres 24, 29, 51, 62, 70, 92 ; De Provid., 6 ; De vit. beat., 19.

[17] Doctrine du Phèdre. V. le reflet de ces idées dans Cicéron (Tusc., I, ch. 21).

[18] Sénèque, Ép. 102.

[19] Cette expression, qui appartient à Pindare et à Hésiode, est citée par Platon, République, II, p. 78, éd. de M. Cousin.

[20] Expression de Platon, République, IX, fin. Du moins peut-être en est-il au ciel un modèle (de cette cité véritable) pour quiconque veut le contempler et régler sur lui son âme. P. 233.

[21] Doctrine du Phédon, p. 206 ; de l'Ap. de Socrate, p. 118, 120, et du Gorgias. Voyez la description du bonheur céleste dans Pindare, cité par Plutarque (Cons. à Apollonius).

[22] Voyez Manilius, l. I. La description des élus y compte environ quarante vers.

[23] Phédon, p. 239 et 240. — L'âme vertueuse passe l'éternité avec les dieux. Phèdre, p. 240. — C'est aussi la doctrine de l'Apologie de Socrate.

[24] Phédon, p. 339.

[25] Les principaux rapprochements sont tirés de la lettre 102, que nous avons analysée, et de passages semblables dont nous avons expliqué le vrai sens. V. Ép. LXXIX.

[26] Ad Marciam, 19.