De la Grâce
et des Sacrements. — Confession. — Péché originel.
§ I. — LA
GRÂCE.
Pour prouver que Sénèque croyait au dogme de la grâce, on
met en avant deux sortes de citations : quelques-unes semblent établir la
présence de l'Esprit-Saint dans le cœur ; d'autres, le besoin que l'âme
éprouve d'un secours surnaturel. Nous connaissons déjà les premières : Un esprit sacré habite en nous... un hôte divin réside dans le corps de l'homme[1].
Nous nous sommes suffisamment expliqué, et à plusieurs
reprises, sur le sens de ces passages, et nous croyons avoir prouvé, ce qui
était facile d'ailleurs, qu'il n'y a nulle ressemblance entre l'esprit sacré
des stoïciens et le Saint-Esprit des chrétiens ; on a vu aussi ce que
signifiait pour le Portique l'influence permanente de la Divinité sur nos âmes,
ou plutôt cette perpétuelle occupation de l'homme par un principe supérieur,
dont il émane[2].
Cette première partie de la thèse adverse n'est donc pas soutenable. — La
seconde s'appuie sur les passages suivants : Personne
n'est homme de bien, sauf un dieu. Qui pourrait s'élever au-dessus de la
fortune si un dieu ne nous secourait ? — Les
dieux ne sont ni dédaigneux ni envieux ; ils sont accessibles ; ils tendent
la main à ceux qui montent vers eux[3]. Cela revient à
dire que les hommes ont besoin du secours des dieux, et que les dieux
accordent leur secours aux hommes. Si c'est là ce qu'on entend par la grâce,
l'antiquité entière y a cru ; car de tout temps, l'homme, sentant sa
faiblesse, a imploré l'assistance divine avec l'espoir de l'obtenir.
Non-seulement il a demandé au Ciel la vie, la santé, les biens du corps, mais
les qualités de l'âme et les dons de l'esprit. Platon, en plusieurs endroits,
dit expressément que la vertu vient de Dieu, et qu'on ne peut sortir de
l'ignorance et du vice sans son aide ; nous connaissons déjà sur ce point la
déclaration si nette et si précise que renferme le Ménon et le Premier
Alcibiade.
Il revient ailleurs sur cette pensée : L'âme privée d'éducation produira nécessairement tous les
vices, à moins qu'il ne se trouve un Dieu qui la protège[4]. — Dans les Lois,
avant d'entamer la discussion d'un sujet important et épineux, il croit
devoir implorer les lumières d'en haut : Si jamais
nous avons eu besoin d'invoquer la Divinité, c'est surtout à ce moment : implorons
donc de toutes nos forces le secours des dieux, pour en démontrer l'existence
; et, nous attachant à leur protection comme à une ancre sûre, embarquons-nous
dans la discussion présente[5]. — Invoquons Dieu pour l'heureux succès de notre législation,
qu'il daigne écouter nos prières, et qu'il vienne, plein de bonté et de
bienveillance, nous aider à établir notre ville et nos lois[6]. — Si nous réussissons, Clinias que voici, et nous autres
vieillards, à te convaincre qu'en parlant des dieux comme tu fais, tu ne sais
ce que tu dis, ce ne peut être que par un bienfait de Dieu même[7]. — Pour ériger des autels aux dieux, et réussir dans une
telle entreprise, il faut des lumières supérieures[8].
Héraclite pensait de même, lui qui répétait souvent : L'esprit humain n'a aucune connaissance ; Dieu seul
connaît, car l'homme dépourvu de sagesse apprend autant de Dieu que le petit
enfant apprend de l'homme[9]. Terminons par ce
mot de Simonide : Nul n'a possédé la vertu sans le
secours des dieux[10]. Ne soyons donc
pas surpris que dans une lettre où Sénèque encourage son ami à s'élever au
rang des dieux, il ait pu lui dire : Les dieux ne
sont pas jaloux de nos efforts ; ils ne dédaignent pas notre société ; ils
nous admettent parmi eux et nous tendent la main. Il parle ainsi,
comme il le déclare au même endroit, d'après Sextius et tous ses maîtres ;
son but est de montrer à l'homme, non le secours qu'il peut espérer de la Divinité, mais sa
puissance personnelle, et d'exciter en lui les plus orgueilleuses espérances.
Car il vient de dire quelques lignes plus haut : Jupiter
ne peut pas plus que l'homme de bien ; son unique supériorité, c'est d'être
vertueux plus longtemps ; et même le sage l'emporte en un point, c'est que
Jupiter s'abstient des faux biens par la condition même de sa nature, tandis
que le sage les dédaigne et les rejette librement[11]. Nous sommes
bien loin de l'humilité chrétienne et des maximes de Platon.
Il nous reste très-peu de chose à dire sur la manière dont
on démontre que Sénèque connaissait les sacrements de l'Église. Ce genre de
preuve est fort simple ; il consiste à traduire sacramentum,
qui signifie serment, par l'expression
théologique sacrement. Ainsi interprétée,
la phrase n'a plus de sens ; mais nous ne pouvons pas changer l'argumentation
qu'on nous donne pour légitime, et nous l'exposons ici avec une fidélité
scrupuleuse. Tout ce que nous sommes forcés de
souffrir, dit Sénèque, d'après les lois
immuables qui régissent l'univers, empressons-nous de l'accepter : nous avons
prêté un serment qui nous lie, c'est de supporter tout ce qui peut arriver à
un mortel[12].... Le sens
n'est pas équivoque, il est hors de toute contestation.
§ II. — LA CONFESSION.
Les points de comparaison que nous allons examiner sont
d'une invraisemblance moins choquante ; et nous comprenons qu'en étudiant
Sénèque comme si la philosophie ancienne commençait et se bornait à ses
écrits, il y ait lieu de voir avec surprise certaines conformités de sa
doctrine avec le christianisme. Mais on ne veut pas voir tout ce qui a
précédé et inspiré Sénèque.
Par exemple, à quoi bon insinuer qu'il a pris de saint
Paul l'habitude d'examiner chaque soir sa conscience, et.de se confesser
lui-même, puisqu'on sait que cet usage est ancien parmi les philosophes, et
qu'il remonte jusqu'à Pythagore et aux gymnosophistes de l'Inde[13] ; puisque
Sénèque nous dit qu'il le tient de son maître Sextius et qu'il le pratiquait
depuis sa jeunesse[14] ? Ou il n'y a
plus d'évidence et de certitude, ou il faut admettre un témoignage si
catégorique.
Quelle différence, du reste, entre le sacrement de la
confession et cet examen philosophique de la conscience, ce compte rendu
journalier qu'une âme bien réglée se demande à soi-même ! Où est le coupable
qui s'humilie aux pieds d'un autre homme qu'il prend pour confident et pour
médecin de ses maux ? Où est le pouvoir de lier et de délier, de condamner et
d'absoudre ? Le caractère religieux, sacramentel, manque entièrement à la
pratique des philosophes anciens. On a bien essayé de voir dans Sénèque
l'analogue de la confession chrétienne, mais c'est au moyen de textes
tronqués et dénaturés. On cite ces fragments : Conscientiam
suam (vir
bonus) diis aperit[15]... Nemo invenitur qui se possit absolvere[16].... qui
signifient, dit-on, l'homme se confesse à Dieu même
; nul ne peut s'absoudre soi-même, ou se donner l'absolution. Mais tel
n'est pas le sens véritable de ces passages. Dans le premier, Sénèque veut
dire que si, entre autres vertus, le sage possède franchise et innocence,
s'il tient son cœur ouvert aux dieux et vit comme sous les yeux du public, il
parviendra à une sagesse consommée. La seconde de ses pensées est que tous
les hommes sont pécheurs, et qu'un juge ne doit pas être sévère envers ceux
dont peut-être il partage le crime. Nous ne trouvons rien dans les anciens
qui ressemble au sacrement de la pénitence ; le sit
erranti medicinq confessio de Cicéron[17] est un conseil
sensé et non une prescription religieuse. Platon recommande de s'accuser en
public, au grand jour, lorsqu'on a commis quelque faute ; il veut même qu'on
dénonce ses proches s'ils sont coupables : Être
châtié, dit-il, quand on a fait le mal, est
ce qu'il y a de plus heureux après l'innocence... Si l'on a commis quelque injustice, il faut aller de
soi-même se présenter au lieu où l'on recevra la correction convenable, et
s'empresser de se rendre auprès du juge comme auprès du médecin, de peur que
la maladie de l'injustice, venant à séjourner dans l'âme, n'y engendre une
corruption secrète et ne la rende incurable[18]. Voilà du moins
le principe de l'expiation de la faute par le repentir et par l'aveu
volontaire ; nous touchons ici au dogme chrétien d'assez près, beaucoup plus
près que par l'examen de conscience des stoïciens, qui est une précaution
plutôt qu'une confession ; mais le caractère de la doctrine platonicienne est
tout politique ; il s'agit de fautes commises contre les lois, et le juge, le
médecin qu'il faut aller trouver, est un magistrat.
Lorsque Sénèque recommande à Lucilius d'avoir tout à la fois
un conseiller et un modèle[19], il est entièrement
dans l'esprit de sa secte, ou plutôt de la philosophie parénétique de
l'antiquité. Son langage est celui de tous les philosophes qui, depuis Thalès
et les sept sages, ont pris pour objet de leur étude la culture morale des
âmes et l'art de faire des progrès dans la vertu. De tout temps les
moralistes, comme les auteurs de poétiques, ont proclamé l'utilité d'un
censeur et d'un guide. Ayez un ami sincère qui vous
éclaire sur vos défauts, disait Diogène, si vous voulez devenir et rester un
homme de bien[20]. — Fuyez les méchants, disait aussi Platon, sous peine de leur ressembler, et fréquentez ceux dont
vous voulez imiter la conduite[21]. Ce n'étaient
pas seulement les écoles spiritualistes qui recommandaient cette double
pratique : les mêmes prescriptions sont dans Épicure, et la preuve, c'est que
Sénèque, en les formulant, lui emprunte son autorité et ses propres termes,
bien qu'on ait soin, en citant Sénèque, d'omettre ce qui a rapport à Épicure
: Il faut faire choix d'un homme de bien, l'avoir
toujours devant les yeux, comme si nous vivions sous son regard, comme si
nous agissions en sa présence. Voilà le précepte que nous donne Épicure ; il
nous impose un gardien et un guide... Agissez,
disait-il aux siens, comme si Épicure vous regardait[22]. Ainsi, c'est
d'après Épicure que Sénèque recommande le choix d'un directeur de conscience
: mais pourquoi, en citant Sénèque, omettre le nom du philosophe qu'il cite
lui-même et traduit littéralement ? La même remarque s'applique à cette
maxime : Le commencement du salut, c'est de
connaître sa faute[23]. Ce n'est pas
sans surprise, ajoute-t-on, que l'on rencontre dans Sénèque une sentence aussi
formellement biblique ; puis on la rapproche de plusieurs pensées des livres
saints. Pour nous, ce qui nous surprend, ce n'est pas de rencontrer dans un
philosophe une maxime du sens commun, c'est de voir qu'on attribue à Sénèque
ce qu'il déclare appartenir à autrui. Cette belle
maxime, dit-il, appartient à Épicure[24]. Quant aux
modèles à imiter, Sénèque propose, par une sorte d'éclectisme assez en vogue
de son temps, les plus illustres sages de Rome et de la Grèce, Caton, Lélius,
Tubéron, Socrate, Zénon, Chrysippe, Posidonius : Les
uns, dit-il, vous apprendront à mourir
lorsque la nature l'exige, les autres, avant même qu'elle l'exige[25]. Du reste, rien
de plus vulgaire que ces préceptes et ces formules dans les écoles de
philosophie, et principalement chez les stoïciens, qui, plus que toute autre
secte, ont développé et approfondi la morale. Les Diodote, les Antipater, les
Athénodore, les Cornutus, les Julius Canus, les Musonius, étaient des
confidents intimes, des médecins spirituels, des directeurs de conscience
attachés à la personne des plus illustres Romains, de Cicéron, de Caton,
d'Auguste, de Perse, de Plautus, de Thraséas, vivant sous le même toit, assis
à la même table, les accompagnant dans leurs voyages et leurs expéditions,
et, à l'heure suprême, leur prodiguant les consolations de l'amitié et de la
philosophie. Sénèque lui-même est le conseiller de Lucilius, et il a son
propre directeur, Démétrius le Cynique[26]. Il peut
paraître surprenant de rencontrer dans des moralistes une science si
consommée, un art si délicat et si raffiné : et cependant, parmi leurs
nombreux écrits, combien peu sont parvenus jusqu'à nous[27] !
§ III. — PÉCHÉ ORIGINEL.
Ces mêmes philosophes ne semblent pas avoir connu la
théorie du péché originel et de la transmission des fautes ; du moins elle
est étrangère à Sénèque, et les textes où on prétend l'entrevoir sont pris à
contre-sens. Aucun âge n'est exempt de fautes[28], signifie non
pas que la race humaine a été infectée dans sa source par une faute
primitive, mais simplement que le mal est de tous les temps. Or, autre chose
est de dire qu'aucun âge n'a été exempt du péché d'un premier père, autre
chose d'exprimer cette pensée fort commune : nul siècle n'est pur de
désordres et de corruption.
Entre la doctrine stoïcienne et le dogme chrétien la
différence est bien marquée : les stoïciens attribuaient la perversité de
l'homme à sa nature complexe, où deux principes contraires sont en lutte ; le
christianisme enseigne que notre corruption a sa source dans une faute
unique, commise par le chef de la race, et transmise par lui à ses
descendants frappés à jamais de déchéance. La diversité des deux doctrines
éclate surtout dans les conséquences : l'homme, suivant le stoïcisme, peut
vaincre en lui-même l'énergie du mal par l'énergie du bien, et atteindre par
sa vertu propre à la perfection. Suivant le christianisme, un Dieu médiateur
pouvait seul relever l'humanité de sa dégradation. De même, on a dit de tout
temps : Les hommes, sans exception, sont sujets à la mort ; mais aucun
philosophe, avant saint Paul, n'avait dit : La mort
est le châtiment du péché ; c'est le péché qui a introduit la mort dans le
monde[29].
L'axiome banal : Nous mourrons tous, nous sommes nés pour mourir, n'est pas
l'équivalent de la sentence apostolique : Tous les
hommes meurent parce qu'Adam a péché.
Or, Sénèque sur ce point n'est pas plus chrétien que
l'antiquité ; lorsque son sujet l'amène à parler de la mort, il se contente
de dire comme tout le monde, qu'il faut mourir tôt ou tard et que le moment
n'y fait rien. Et de même que les poètes et les philosophes en répétant ce
lieu commun cherchent à le rajeunir par quelque comparaison ou quelque
métaphore, Sénèque nous compare à des condamnés qui attendent l'appel, et il
taxe de lâcheté celui qui demande à périr le dernier. C'est dans un endroit
des Questions sur la nature où il veut prémunir les esprits craintifs
contre la peur du tonnerre. Il use des raisons suivantes : Après tout, puisqu'il faut mourir un jour, qu'importe que
ce soit par la foudre ? Est-il quelqu'un qui puisse se dérober à cette loi ?
Eh bien ! n'est-ce pas le comble de la démence et de la lâcheté que
d'implorer si instamment un délai ? Ne mépriserait-on pas celui qui, placé
parmi des hommes destinés à périr, demanderait en grâce de mourir le dernier
? Nous ne faisons pas autre chose. Nous sommes sous le coup d'une sentence de
mort qui est d'une extrême justice ; que nous importe que nous allions à la
mort volontairement ou par force, puisque la mort est certaine ? Insensé de
craindre de mourir quand il tonne[30]. On voit clairement le sens et la portée de
ces expressions. Sénèque n'a pas eu recours à saint Paul pour prouver qu'il
est insensé de craindre la foudre, et il n'a pas saisi cette occasion
d'exposer la théorie du péché originel : cette loi si équitable, dont il
parle, c'est la commune nécessité de mourir, et ce supplice capital est un
terme métaphorique, pareil à l'urne ou à la barque des pontes. Sans doute
saint Paul a dit qu'un décret condamne les hommes à
la mort[31]
; mais cette sentence, ainsi détachée, n'est pas particulière à l'Apôtre, et
jamais on n'a songé à rapprocher Cicéron[32], Horace,
Properce et tant d'autres, de l'Épître aux Hébreux, parce qu'ils ont dit que
l'homme était né mortel.
Ce n'est pas que la philosophie ancienne ait entièrement
ignoré la tradition d'une faute originelle et d'une déchéance du genre
humain. Ce souvenir, perpétué en Orient, fut recueilli par les pythagoriciens,
placés sur les confins des deux mondes, et passa même dans les écrits de
Platon, mais vague et affaibli. Empédocle, Philolatis, et l'école de
Pythagore, pensaient que l'âme est ensevelie dans le corps comme dans un
tombeau, en punition de quelque faute ; cette vie, selon eux, est une
expiation, au sortir de laquelle l'âme purifiée s'unira intimement à Dieu[33]. Il y a longtemps, disait Crantor, que des philosophes éclairés ont déploré la condition
humaine. Ils regardaient la vie comme un châtiment et la naissance comme le
plus grand des malheurs[34]. Platon admet un
état antérieur parfait et plein de béatitude, où l'âme contemplait dans une
vive et éblouissante lumière les essences divines ; cet état a cessé parce
que les âmes, incapables de soutenir ce vol élevé qui les emportait au sommet
des cieux, sont tombées sur la terre. Là, elles sont emprisonnées dans le
corps comme dans un tombeau[35].
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