L'Amour de Dieu, le Culte dû à Dieu. — De la Prière et de
l'Oraison dominicale.
§ I. — L'AMOUR DE DIEU.
On peut dire que les anciens n'ont pas connu l'amour de Dieu, si l'on donne à cette
expression un sens chrétien. Les Grecs et les Romains, dont la piété était
d'ailleurs très-sobre, craignaient et respectaient la Divinité, mais
le cœur avait peu de part à ces hommages. Les bienfaits de la Providence leur
inspiraient un sentiment de gratitude plutôt raisonnable qu'affectueux. Par
conséquent on ne trouve chez les hommes les plus religieux de l'antiquité ni
les élans et les ardeurs de l'âme chrétienne, brûlant de posséder son Dieu,
ni ce commerce spirituel que la grâce établit entre la créature et son
Créateur. La dévotion n'existait pas dans les religions mythologiques.
Toutefois, on aurait tort de prétendre que tout était sec et aride dans la
piété grecque ou romaine, surtout lorsqu'elle fut éclairée par la philosophie
spiritualiste. L'école de Socrate et le Portique, en jetant un jour nouveau
sur les attributs divins, en célébrant la bonté de Dieu, auteur et
conservateur de l'univers, en adoucissant sa majesté terrible, donnèrent au
sentiment religieux plus de vivacité et de tendresse : l'amitié paternelle[1] de Dieu pour les
hommes appelait de leur part un retour de piété filiale. De là dans quelques
philosophes certaines expressions qui indiquent cette réciprocité
d'affection, et ces rapports plus étroits et plus doux entre la nature divine
et la nature humaine. Mais si nous en croyons saint Augustin, c'est encore
Platon qui sur ce point offre les plus grandes analogies avec la religion
chrétienne[2].
Sénèque aussi a prononcé le mot aimer Dieu, Dieu doit être aimé,
mais vaguement, d'une manière indirecte, et sans s'y arrêter ni en déduire de
conséquences. Se proposant de combattre les terreurs injustes de la
superstition, il ramène les esprits à une idée plus raisonnable de la bonté
divine en disant qu'au lieu d'être redouté, Dieu doit être aimé[3]. Nulle part il ne
reproduit ni ne développe cette pensée, si féconde dans le christianisme.
C'est que les philosophes et les chrétiens, en tenant le même langage, ne
partent pas des mêmes principes et ne s'inspirent pas des mêmes motifs. La
bonté de Dieu, suivant les stoïciens, se borne à quelques bienfaits répandus
sur l'ensemble du monde et nécessaires à sa conservation : du reste, l'homme
est indépendant et ne demande rien ; la vertu, le bonheur, il les tire de
lui-même, et se constitue non le suppliant, mais l'égal des dieux[4]. Combien cette
doctrine diffère de celle qui enseigne que Dieu a aimé le genre humain
jusqu'à prendre la forme humaine et à souffrir une mort ignominieuse pour le
racheter de ses fautes et de sa déchéance ? Qui ne sent qu'un tel excès de
bonté de la part d'un créateur et d'un maître doit être reconnu par un amour
sans limites ; tandis que la bienfaisance du Dieu des stoïciens ne peut exciter
dans l'âme humaine qu'un sentiment, qui aboutit, pour ainsi parler, à des
rapports de bonne intelligence entre l'homme et Dieu ? Telle est la distance
qui sépare les expressions de Sénèque, que nous avons citées, de ce passage
de l'Apôtre : Dieu ne nous a pas donné un esprit de
crainte, mais de vertu et d'amour[5]. Voir dans
Sénèque, non la conséquence des idées stoïciennes sur la Providence, mais une
imitation de ce passage de saint Paul, est une opinion qui ne se peut
soutenir ; car ce serait prétendre qu'il a copié des mots, sans comprendre et
sans embrasser la doctrine dont ils sont l'expression ; or, Sénèque ne
pouvait concevoir ni adopter la théorie de la grâce et de l'amour divin, s'il
n'adoptait en même temps les principes théologiques qui en sont le fondement,
c'est-à-dire s'il n'entrait par la pensée et par la conviction au Cœur mémo
du christianisme.
§ II. — LE CULTE DÛ À DIEU.
Les préceptes des philosophes anciens, au sujet de la prière et du culte
dû à Dieu, se ressentent de la même différence en matière
théologique. Qu'est-ce que la prière dans l'antiquité ? L'expression de
désirs presque toujours matériels et parfois grossiers. Qu'est-ce que la
prière dans le christianisme ? L'effusion de l'amour allumé par Dieu dans
l'âme humaine. La prière, telle que la recommande la philosophie ancienne,
n'est autre chose que la prière païenne, épurée et rendue décente : la marque
évangélique n'y est pas. Nous prendrons nos preuves dans Sénèque. Distinguons
d'abord les défenses des prescriptions. Ainsi il blâme sévèrement toutes ces
demandes intéressées et coupables que la superstition adressait à ses dieux :
Ne demandez à Dieu que ce qui se peut demander tout
haut... Parlez à Dieu comme si les hommes
vous entendaient[6], etc., etc.
Pensée qui se lit dans Horace, Cicéron, Zénon, Platon et Socrate[7], et que Sénèque
emprunte, dans l'endroit où il la cite, au stoïcien Athénodore. — Venons aux
prescriptions. Dieu, dit-il, n'a pas la forme que lui prêtent les statues d'or ou
d'argent ; ce ne sont pas de pareils traits qui peuvent exprimer son image.
Il n'a pas besoin de temples ; le monde est la demeure des dieux immortels ;
d'ailleurs chacun de nous doit lui élever un sanctuaire dans son cœur. Il n'a
pas besoin de prêtres et de ministres ; n'est-il pas le ministre et le
serviteur du genre humain ? Honorer Dieu, c'est le connaître ; le premier
culte à lui rendre, c'est de croire en lui ; puis de lui accorder la majesté
qui lui appartient, la bonté, inséparable de la majesté ; enfin de savoir
qu'il y a des dieux qui protègent le monde, le gouvernent, veillent sur le
genre humain avec sollicitude et de temps en temps s'occupent des intérêts
particuliers. Les cérémonies du culte extérieur sont superflues et puériles ;
les prières, sans-utilité[8]. Le principal
mérite de cette théorie, c'est de n'être pas athée ; car on avouera qu'elle
est bien éloignée de l'Évangile, et qu'en plus d'un point elle lui est
contraire. Nous n'aurons pas de peine à prouver que ce sont là des lieux
communs philosophiques, et que la philosophie ancienne a souvent professé une
piété plus fervente. Ô Dieu, s'écrie
Cléanthe, célébrons à jamais tes ouvrages, car il
n'est point ici-bas ni dans le ciel de plus beau privilège que de pouvoir
chanter sans cesse celui qui est la raison universelle ![9] — Le sage est pieux, disait Zénon, car il sait ce qu'on doit
à la Divinité,
et la véritable piété consiste à savoir comment elle doit être honorée. Il
fait aux dieux des sacrifices. Il est saint, car il évite toute faute contre la Divinité ; aussi
est-il aimé des dieux à cause de la piété et de la justice qu'il porte dans
leur service. Le sage est le seul prêtre véritable, car il a approfondi ce
qui concerne les sacrifices, l'érection des temples, les purifications et
tout ce qui a trait au culte divin[10]. — Le sage prie et demande aux dieux les véritables biens,
disent Hécaton et Posidonius[11]. — Le Dieu dont nous avons l'idée, dit Cicéron, ne peut être compris que sous la forme d'une âme libre et
affranchie de toute servitude de la mort, ayant l'intelligence de toutes choses
et mettant tout en branle. — La piété plaît à
Dieu : il faut en retrancher la dépense superflue. Pourquoi écarter de
l'accès des dieux la pauvreté ? — Une âme
pure, intègre, sans souillure, voilà le plus bel hommage à rendre aux dieux[12], etc., etc.
Ailleurs Cicéron traduit cette pensée de Platon : L'homme juste, en s'approchant des autels, en communiquant
avec les dieux par les prières, les offrandes, et toute la pompe du culte
religieux, fait une action noble, sage, utile à son bonheur, et conforme en tout
à sa nature ; mais il n'en est pas ainsi de celui qui ne ressemble qu'aux
méchants. Il ne convient pas à un sage, encore moins à un Dieu, de recevoir
les dons que des mains impures lui présentent. A quoi servent toutes les
peines des sacrilèges pour gagner les dieux ? Les dieux n'entendent que la
vertu[13].
— Selon Socrate, nous devons mesurer notre
reconnaissance et nos hommages à la munificence que Dieu déploie à notre
égard ; les plus sages d'entre les particuliers et les États les plus
florissants se sont toujours fait remarquer par la ferveur de leur piété[14].
§ III. — L'ORAISON DOMINICALE.
En parlant de la foudre, Sénèque dit qu'il y a un art de
la conjurer : Cet art consiste à se rendre les dieux
propices, parce qu'il convient de leur demander de nous accorder le bien et
d'éloigner le mal[15]. — On rapproche
cette pensée du passage de saint Matthieu : Délivrez-nous
du mal, dont on la dit imitée. Voilà sans doute une imitation bien
nécessaire, et sans laquelle le philosophe n'aurait jamais pu dire qu'on prie
les dieux d'envoyer le bien et d'éloigner le malt Comme si, depuis qu'une
parole suppliante est pour la première fois montée de la terre au ciel, ce
n'était pas là le fond de toutes les demandes humaines I Il nous répugne
d'alléguer ici des preuves, suivant notre usage, en citant des passages
équivalents ou semblables tirés des écrivains profanes, et pour cette fois on
voudra bien nous en dispenser.
Cette remarque s'applique à un autre rapprochement bien
moins fondé encore que le premier, puisqu'il est non-seulement inutile, mais
absolument inexact. Notre auteur, quelque part, s'emporte contre les esprits
pusillanimes qui demandent aux dieux une prompte mort. Quelle lâcheté et quelle folie, s'écrie-t-il, de souhaiter
la mort ! Mais ne pouvez-vous pas vous la donner ? Ce que vous demandez
n'est-il pas en votre pouvoir ? Demande aux dieux, Lucilius, la vie et la
santé, deos roga vitam et salutem ; s'il te plaît de mourir, un des
avantages de la mort c'est de te dispenser de tout désir[16]. C'est pourtant
au milieu de cet éloge du suicide qu'on va placer une imitation de ces mots
bien connus : Panem nostrum quotidianum da nobis
hodie.
Voilà, dit-on gravement, ce qui a inspiré au philosophe : Deos roga vitam et salutem.
Parmi les prescriptions de Sénèque au sujet de la prière,
on oublie généralement celle-ci, qui est cependant plus importante que celles
qui précèdent : Demande un bon esprit, la bonne santé
de l'âme, puis celle du corps[17]. Voilà les vrais
biens qu'il faut demander, ceux dont parlaient sans doute Posidonius, au premier
livre des Devoirs, et Hécaton, dans le treizième livre des Paradoxes[18]. Maxime que
n'eût point désavouée Socrate, qui disait que la
vertu vient de Dieu, qu'elle n'est pas naturelle à l'homme et ne peut
s'apprendre, si elle ne survient par une influence divine[19].
Cicéron répète, d'après Socrate, que la vertu, comme le génie,
nous est accordée par Dieu[20] ; et c'est la
demande par laquelle Cléanthe termine son hymne à Jupiter. Ces mêmes
philosophes exigent de celui qui prie la pureté de l'âme, la droiture des
intentions, bien plus agréable à Dieu que la richesse des offrandes[21] : quoique ce précepte
ne se trouve pas exprimé dans Sénèque en termes précis, il ressort évidemment
de l'ensemble de sa doctrine.
§ IV. — SOUMISSION À DIEU. IMITATION DE DIEU.
Sénèque a reproduit un des dogmes les plus anciens du
Portique, la soumission aux volontés de la Providence, ce qui a
fait croire qu'il s'était inspiré du fiat
voluntas tua des chrétiens, et de ces mots : nec sicut ego volo, sed sicut tu[22].
Il faut m'accorder que l'homme de
bien doit avoir envers les dieux une piété accomplie. Il supportera donc sans
s'ébranler tout ce qui lui arrivera ; il saura que cela est arrivé en vertu
de la loi divine qui règle le monde... Un des
caractères de la vertu, c'est de souffrir sa destinée et d'obéir à ce qui est
commandé. — Le sage supportera donc tout ce
qui arrivera, non-seulement avec patience, mais de bon cœur ; il saura que
toutes les difficultés des circonstances sont une loi de la nature, et qu'il
faut supporter toutes les conséquences des principes sur lesquels repose le
monde : nous avons dû prêter serment de supporter les choses mortelles, et de
ne point nous troubler de tout ce qui est inévitable. Nous sommes nés sous un
pouvoir absolu : obéir à Dieu, voilà notre liberté[23]. — Nous ne pouvons changer la condition des choses ;
obéissons à la nature ; plions notre esprit à cette loi ; qu'il la suive,
qu'il lui obéisse.... Que le destin nous
trouve prêts. L'âme forte est celle qui s'est confiée à Dieu ; l'âme faible
est celle qui lutte, qui critique l'ordre de l'univers, et qui veut corriger
les dieux plutôt que soi-même[24].
La doctrine stoïcienne est ici fidèlement énoncée.
N'est-ce pas là, dans tout son jour, cette croyance au destin, à la loi fixe
et immuable qui règle de toute éternité le cours universel des choses ? Ne
voyons-nous pas l'homme soumis à cet ordre fatal, enveloppé dans cet
enchaînement de causes et d'effets que Dieu a établi et que Dieu ne peut
changer ? Désespérant de s'affranchir de la nécessité qui l'opprime, le sage
déguise cet asservissement en s'efforçant de le rendre volontaire : il
accepte la condition qui lui est imposée et s'y résigne gaiement. Et quel est
ce pouvoir auquel il se soumet, ce Dieu auquel il se confie ? C'est la nature
ou le destin, c'est la force intelligente, quelle qu'elle soit et quelque nom
qu'on lui donne, qui soutient, anime et dirige le monde. Quelle ressemblance
entre ce panthéisme fataliste et la doctrine qui autorise et encourage
l'espérance, qui montre aux douleurs de l'homme la bonté d'un Dieu dont la
toute-puissance est infinie ? Qu'a de commun la résignation stoïque avec
celle du chrétien ? Le fond de l'une est un désespoir mal dissimulé, dont
l'exaltation passagère ne résiste pas à des malheurs sans terme et sans compensation
; l'autre, sereine et confiante, trouve son repos dans des souffrances qui
s'échangeront un jour contre une éternelle félicité. Est-il besoin d'ajouter
que Sénèque, en cet endroit, copie textuellement ses maîtres, qu'il les cite
et les traduit ? Pourquoi, lorsqu'il indique lui-même ses modèles, lui en
supposer d'autres, contraires aux premiers[25] ?
Suivre Dieu, c'est-à-dire obéir au destin, à la loi universelle
et immuable, telle était l'une des maximes fondamentales du Portique[26].
Les stoïciens ne se contredisent pas, lorsqu'après avoir
recommandé d'obéir à Dieu, et de se résigner à ses volontés immuables, ils
affirment en d'autres occasions que le sage doit surtout compter et s'appuyer
sur lui-même[27],
qu'il ne doit craindre ni les dieux ni les hommes, qu'il est l'égal de Dieu,
ou même son supérieur, et non son suppliant : toutes ces parties de leur
système s'accordent parfaitement. Puisqu'en effet l'homme n'espère aucun
secours de ce Dieu inflexible, auquel il n'obéit que parce qu'il y aurait folie
à lutter contre la nécessité, son unique appui réside en lui-même ; il le
trouve dans sa raison et dans sa vertu propre. Comme il n'attend rien et ne
craint rien de la
Divinité, il se constitue par là son égal ; il a même sur
elle un avantage : c'est de pouvoir souffrir et vaincre la souffrance.
Ces trompeuses ressemblances qui se remarquent entre le
stoïcisme et l'Évangile, éclatent particulièrement dans la maxime qui
recommande l'imitation de Dieu, maxime
commune aux chrétiens et aux philosophes ; et nous ne sommes pas étonné
qu'une critique inattentive et prévenue en soit éblouie. — Veux-tu te rendre les dieux propices ? dit Sénèque ; sois vertueux. Pour les honorer, il suffit de les imiter[28]. — Les dieux immortels ne sont pas arrêtés par les impies et
les sacrilèges dans le cours des largesses que leur impose la loi de leur
nature. Suivons de tels guides, autant que le permet l'humaine faiblesse.
— L'homme ne doit pas aspirer à des avantages
étrangers à sa nature, comme la force, la beauté, l'adresse. Les bêtes
féroces les possèdent à un degré qu'il n'égalera jamais. Qu'il se porte vers
le bien qui lui est propre. Quel est ce bien ? Une âme pure et perfectionnée,
émule de Dieu, supérieure à l'humanité, ne plaçant hors de soi rien de ce qui
est à elle. Tu es un être doué de raison ! Quel est donc le bien qui existe
en toi ? Une raison parfaite ![29]
D'autre part, le christianisme dit avec saint Paul : Soyez les imitateurs de Dieu comme il convient à des fils
bien-aimés. — Imitez-moi comme j'imite le
Christ. — Servir le Christ, c'est plaire à
Dieu[30].
Et avec l'Ancien Testament : Marche en ma présence,
et sois parfait[31].
Est-ce à dire, comme la comparaison de ces textes semble
l'indiquer, que Sénèque soit ici l'écho des livres saints ? Moins que jamais.
Car à ceux qui prétendent qu'une telle maxime était une nouveauté de son
temps, il répond lui-même que c'est une des plus anciennes de la philosophie[32]. Suivant les uns
elle remonte à Pythagore, suivant d'autres à l'un des sept Sages. Platon, qui
se garde de confondre Dieu avec l'œuvre sortie de ses mains ; Platon, qui
conçoit un Dieu libre, agissant, affranchi du destin, possédant en soi la
perfection absolue, dont il laisse échapper quelques reflets dans la na-turc,
recommande à l'homme l'imitation de celui qui est par excellence le vrai, le
beau et le bien. Il ne dit point indifféremment : imitez Dieu, ou imitez la
nature ; car, selon lui, l'univers, l'homme et les divinités subalternes ne
sont que des images affaiblies et imparfaites du type souverain. C'est par la
contemplation assidue de ce souverain bien, de ce modèle irréprochable, que
l'homme se dégagera des souillures et des misères de ce monde, et parviendra
à la félicité. Non qu'il puisse atteindre ce but pendant la vie ; tout ce
qu'il peut faire, c'est de s'en approcher de plus en plus : or, comment se
rendra-t-il semblable à Dieu ? par la justice et par la sainteté, unies à la
prudence.
C'est ainsi que Platon entend cette maxime, et cette fois
encore il nous semble plus près du christianisme que l'école stoïcienne.
Écoutons-le d'ailleurs, car en lui nous ne trouverons pas seulement des
fragments épars, des allusions indirectes, des expressions laconiques, mais
des développements entiers, où la Conviction s'exprime avec la grandeur calme et
l'enthousiasme sincère du spiritualisme : Il n'est
pas possible que le mal soit détruit, parce qu'il faut toujours qu'il y ait
quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas non plus le placer parmi
les dieux : c'est donc une nécessité qu'il circule sur cette terre et autour
de notre nature mortelle. C'est pourquoi nous devons tacher de fuir au plus
vite de ce séjour à l'autre. Or, cette fuite, c'est la ressemblance
avec Dieu, autant qu'il dépend de nous ; et on ressemble à Dieu par la
justice, la sainteté et la sagesse... Dieu
n'est injuste en aucune circonstance ni en aucune manière ; au contraire, il
est parfaitement juste ; et rien ne lui ressemble davantage que celui d'entre
nous qui est parvenu au plus haut degré de justice. De là dépend le vrai
mérite de l'homme, ou sa bassesse ou son néant. Qui connaît Dieu est
véritablement sage et vertueux : qui ne le connaît pas est évidemment
ignorant et méchant[33]. — Il y a dans la nature des choses deux modèles, l'un divin
et bienheureux, l'autre sans Dieu et misérable. Les méchants ne s'en doutent
pas, et l'excès de leur folie les empêche de sentir que leur conduite pleine
d'injustice les rapproche du second et les éloigne du premier ; aussi en
portent-ils la peine, menant une vie conforme au modèle qu'ils ont choisi
d'imiter. Et si nous leur disons que, s'ils ne renoncent à cette habileté
prétendue, ils seront exclus après leur mort du séjour où les méchants ne
seront point admis, et que pendant cette vie ils n'auront d'autre compagnie
que celle qui convient à leurs mœurs, savoir d'hommes aussi méchants qu'eux,
dans le délire de leur sagesse, ils traiteront ces discours d'extravagances[34]. — Celui qui a le véritable amour de la science, aspire
naturellement à l'être, et loin de s'arrêter à cette multitude de choses dont
la réalité n'est qu'apparente, son amour ne connaît ni repos ni relâche,
jusqu'à ce qu'il soit parvenu à s'unir à l'essence de chaque chose par la
partie de son âme qui seule peut s'y unir à cause des rapports intimes
qu'elle a avec elle ; de telle sorte que cette union, cet accouplement divin
ayant produit l'intelligence et la vérité, il atteigne à la connaissance de
l'are et vive dans son sein d'une véritable vie, libre enfin des douleurs de
l'enfantement[35].
La conséquence naturelle de l'imitation du modèle divin,
c'est, comme on le voit, d'unir plus étroitement l'homme à Dieu, et par des
rapports d'affection réciproque. C'est pourquoi les philosophes appellent
quelquefois Dieu le père du monde, l'ami des gens de bien ; l'homme,
disent-ils, est sa race, son disciple ; nulle parenté n'est plus étroite que
celle qui l'unit à Dieu. Nous sommes ainsi ramenés au point même qui a servi
de début à cette discussion touchant le culte dû à Dieu et la prière ; et
nous ne pouvons mieux la terminer que par ces paroles admirables de Platon
sur la beauté éternelle, incréée, impérissable, digne d'être à jamais contemplée
et aimée par l'homme. Prête-moi maintenant, Socrate,
toute l'attention dont tu es capable. Celui qui, dans les mystères de
l'amour, se sera élevé jusqu'au point où nous sommes, après avoir parcouru,
selon l'ordre, tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de
l'initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, qui était le but
de tous ses travaux antérieurs ; beauté éternelle, incréée et impérissable,
exempte d'accroissement et de diminution ; beauté qui n'est point belle en
telle partie et laide en telle autre, belle seulement en tel temps et non en
tel autre, belle sous un rapport et laide sous un autre, belle en tel lieu et
laide en tel autre, belle pour ceci et laide pour cela, qui n'a rien de
sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel ; qui n'est pas non
plus un discours ou une science ; qui ne réside pas dans un être différent
d'elle-même, dans un animal, par exemple, ou dans la terre ou dans le ciel,
ou dans toute autre chose ; mais qui existe éternellement et absolument par
elle-même et en elle-même ; de laquelle participent toutes les autres
beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre
diminution ou le moindre accroissement, ou la modifie en quoi que ce soit...
Ô mon cher Socrate, si quelque chose donne du prix à
la vie humaine, c'est la contemplation de la beauté absolue ; et si jamais tu
y parviens, que te sembleront auprès l'or et la parure !... Que pourrions-nous penser d'un mortel à qui il serait
donné de contempler la beauté pure, simple, sans mélange, non revêtue de
chairs et de couleurs humaines, et de toutes les autres beautés périssables,
la beauté divine, homogène et absolue ? Penses-tu que ce serait une vie si
misérable que d'avoir les regards tournés de ce côté et de jouir de la
contemplation et du commerce d'un pareil objet ?... Pour atteindre un si grand bien, la nature humaine
trouverait difficilement un auxiliaire plus puissant que l'amour[36].
Voilà ce qui faisait dire à saint Augustin : Platon n'hésite point à reconnaître que philosopher c'est
aimer Dieu. D'où il suit que celui qui aime la sagesse sera heureux lorsqu'il
commencera à jouir de Dieu[37]. Ce Père ajoute
qu'il préfère les platoniciens à tous les autres philosophes, et que selon
lui ils ont approché de plus près de la croyance des chrétiens. On nous
permettra de suivre le sentiment de saint Augustin, quelque estime d'ailleurs
qu'on puisse professer pour Sénèque et les stoïciens.
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