SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE IV.

 

 

L'Amour de Dieu, le Culte dû à Dieu. — De la Prière et de l'Oraison dominicale.

§ I. — L'AMOUR DE DIEU.

On peut dire que les anciens n'ont pas connu l'amour de Dieu, si l'on donne à cette expression un sens chrétien. Les Grecs et les Romains, dont la piété était d'ailleurs très-sobre, craignaient et respectaient la Divinité, mais le cœur avait peu de part à ces hommages. Les bienfaits de la Providence leur inspiraient un sentiment de gratitude plutôt raisonnable qu'affectueux. Par conséquent on ne trouve chez les hommes les plus religieux de l'antiquité ni les élans et les ardeurs de l'âme chrétienne, brûlant de posséder son Dieu, ni ce commerce spirituel que la grâce établit entre la créature et son Créateur. La dévotion n'existait pas dans les religions mythologiques. Toutefois, on aurait tort de prétendre que tout était sec et aride dans la piété grecque ou romaine, surtout lorsqu'elle fut éclairée par la philosophie spiritualiste. L'école de Socrate et le Portique, en jetant un jour nouveau sur les attributs divins, en célébrant la bonté de Dieu, auteur et conservateur de l'univers, en adoucissant sa majesté terrible, donnèrent au sentiment religieux plus de vivacité et de tendresse : l'amitié paternelle[1] de Dieu pour les hommes appelait de leur part un retour de piété filiale. De là dans quelques philosophes certaines expressions qui indiquent cette réciprocité d'affection, et ces rapports plus étroits et plus doux entre la nature divine et la nature humaine. Mais si nous en croyons saint Augustin, c'est encore Platon qui sur ce point offre les plus grandes analogies avec la religion chrétienne[2].

Sénèque aussi a prononcé le mot aimer Dieu, Dieu doit être aimé, mais vaguement, d'une manière indirecte, et sans s'y arrêter ni en déduire de conséquences. Se proposant de combattre les terreurs injustes de la superstition, il ramène les esprits à une idée plus raisonnable de la bonté divine en disant qu'au lieu d'être redouté, Dieu doit être aimé[3]. Nulle part il ne reproduit ni ne développe cette pensée, si féconde dans le christianisme. C'est que les philosophes et les chrétiens, en tenant le même langage, ne partent pas des mêmes principes et ne s'inspirent pas des mêmes motifs. La bonté de Dieu, suivant les stoïciens, se borne à quelques bienfaits répandus sur l'ensemble du monde et nécessaires à sa conservation : du reste, l'homme est indépendant et ne demande rien ; la vertu, le bonheur, il les tire de lui-même, et se constitue non le suppliant, mais l'égal des dieux[4]. Combien cette doctrine diffère de celle qui enseigne que Dieu a aimé le genre humain jusqu'à prendre la forme humaine et à souffrir une mort ignominieuse pour le racheter de ses fautes et de sa déchéance ? Qui ne sent qu'un tel excès de bonté de la part d'un créateur et d'un maître doit être reconnu par un amour sans limites ; tandis que la bienfaisance du Dieu des stoïciens ne peut exciter dans l'âme humaine qu'un sentiment, qui aboutit, pour ainsi parler, à des rapports de bonne intelligence entre l'homme et Dieu ? Telle est la distance qui sépare les expressions de Sénèque, que nous avons citées, de ce passage de l'Apôtre : Dieu ne nous a pas donné un esprit de crainte, mais de vertu et d'amour[5]. Voir dans Sénèque, non la conséquence des idées stoïciennes sur la Providence, mais une imitation de ce passage de saint Paul, est une opinion qui ne se peut soutenir ; car ce serait prétendre qu'il a copié des mots, sans comprendre et sans embrasser la doctrine dont ils sont l'expression ; or, Sénèque ne pouvait concevoir ni adopter la théorie de la grâce et de l'amour divin, s'il n'adoptait en même temps les principes théologiques qui en sont le fondement, c'est-à-dire s'il n'entrait par la pensée et par la conviction au Cœur mémo du christianisme.

 

§ II. — LE CULTE DÛ À DIEU.

Les préceptes des philosophes anciens, au sujet de la prière et du culte dû à Dieu, se ressentent de la même différence en matière théologique. Qu'est-ce que la prière dans l'antiquité ? L'expression de désirs presque toujours matériels et parfois grossiers. Qu'est-ce que la prière dans le christianisme ? L'effusion de l'amour allumé par Dieu dans l'âme humaine. La prière, telle que la recommande la philosophie ancienne, n'est autre chose que la prière païenne, épurée et rendue décente : la marque évangélique n'y est pas. Nous prendrons nos preuves dans Sénèque. Distinguons d'abord les défenses des prescriptions. Ainsi il blâme sévèrement toutes ces demandes intéressées et coupables que la superstition adressait à ses dieux : Ne demandez à Dieu que ce qui se peut demander tout haut... Parlez à Dieu comme si les hommes vous entendaient[6], etc., etc. Pensée qui se lit dans Horace, Cicéron, Zénon, Platon et Socrate[7], et que Sénèque emprunte, dans l'endroit où il la cite, au stoïcien Athénodore. — Venons aux prescriptions. Dieu, dit-il, n'a pas la forme que lui prêtent les statues d'or ou d'argent ; ce ne sont pas de pareils traits qui peuvent exprimer son image. Il n'a pas besoin de temples ; le monde est la demeure des dieux immortels ; d'ailleurs chacun de nous doit lui élever un sanctuaire dans son cœur. Il n'a pas besoin de prêtres et de ministres ; n'est-il pas le ministre et le serviteur du genre humain ? Honorer Dieu, c'est le connaître ; le premier culte à lui rendre, c'est de croire en lui ; puis de lui accorder la majesté qui lui appartient, la bonté, inséparable de la majesté ; enfin de savoir qu'il y a des dieux qui protègent le monde, le gouvernent, veillent sur le genre humain avec sollicitude et de temps en temps s'occupent des intérêts particuliers. Les cérémonies du culte extérieur sont superflues et puériles ; les prières, sans-utilité[8]. Le principal mérite de cette théorie, c'est de n'être pas athée ; car on avouera qu'elle est bien éloignée de l'Évangile, et qu'en plus d'un point elle lui est contraire. Nous n'aurons pas de peine à prouver que ce sont là des lieux communs philosophiques, et que la philosophie ancienne a souvent professé une piété plus fervente. Ô Dieu, s'écrie Cléanthe, célébrons à jamais tes ouvrages, car il n'est point ici-bas ni dans le ciel de plus beau privilège que de pouvoir chanter sans cesse celui qui est la raison universelle ![9]Le sage est pieux, disait Zénon, car il sait ce qu'on doit à la Divinité, et la véritable piété consiste à savoir comment elle doit être honorée. Il fait aux dieux des sacrifices. Il est saint, car il évite toute faute contre la Divinité ; aussi est-il aimé des dieux à cause de la piété et de la justice qu'il porte dans leur service. Le sage est le seul prêtre véritable, car il a approfondi ce qui concerne les sacrifices, l'érection des temples, les purifications et tout ce qui a trait au culte divin[10]. — Le sage prie et demande aux dieux les véritables biens, disent Hécaton et Posidonius[11]. — Le Dieu dont nous avons l'idée, dit Cicéron, ne peut être compris que sous la forme d'une âme libre et affranchie de toute servitude de la mort, ayant l'intelligence de toutes choses et mettant tout en branle. — La piété plaît à Dieu : il faut en retrancher la dépense superflue. Pourquoi écarter de l'accès des dieux la pauvreté ?Une âme pure, intègre, sans souillure, voilà le plus bel hommage à rendre aux dieux[12], etc., etc.

Ailleurs Cicéron traduit cette pensée de Platon : L'homme juste, en s'approchant des autels, en communiquant avec les dieux par les prières, les offrandes, et toute la pompe du culte religieux, fait une action noble, sage, utile à son bonheur, et conforme en tout à sa nature ; mais il n'en est pas ainsi de celui qui ne ressemble qu'aux méchants. Il ne convient pas à un sage, encore moins à un Dieu, de recevoir les dons que des mains impures lui présentent. A quoi servent toutes les peines des sacrilèges pour gagner les dieux ? Les dieux n'entendent que la vertu[13]. — Selon Socrate, nous devons mesurer notre reconnaissance et nos hommages à la munificence que Dieu déploie à notre égard ; les plus sages d'entre les particuliers et les États les plus florissants se sont toujours fait remarquer par la ferveur de leur piété[14].

 

§ III. — L'ORAISON DOMINICALE.

En parlant de la foudre, Sénèque dit qu'il y a un art de la conjurer : Cet art consiste à se rendre les dieux propices, parce qu'il convient de leur demander de nous accorder le bien et d'éloigner le mal[15]. — On rapproche cette pensée du passage de saint Matthieu : Délivrez-nous du mal, dont on la dit imitée. Voilà sans doute une imitation bien nécessaire, et sans laquelle le philosophe n'aurait jamais pu dire qu'on prie les dieux d'envoyer le bien et d'éloigner le malt Comme si, depuis qu'une parole suppliante est pour la première fois montée de la terre au ciel, ce n'était pas là le fond de toutes les demandes humaines I Il nous répugne d'alléguer ici des preuves, suivant notre usage, en citant des passages équivalents ou semblables tirés des écrivains profanes, et pour cette fois on voudra bien nous en dispenser.

Cette remarque s'applique à un autre rapprochement bien moins fondé encore que le premier, puisqu'il est non-seulement inutile, mais absolument inexact. Notre auteur, quelque part, s'emporte contre les esprits pusillanimes qui demandent aux dieux une prompte mort. Quelle lâcheté et quelle folie, s'écrie-t-il, de souhaiter la mort ! Mais ne pouvez-vous pas vous la donner ? Ce que vous demandez n'est-il pas en votre pouvoir ? Demande aux dieux, Lucilius, la vie et la santé, deos roga vitam et salutem ; s'il te plaît de mourir, un des avantages de la mort c'est de te dispenser de tout désir[16]. C'est pourtant au milieu de cet éloge du suicide qu'on va placer une imitation de ces mots bien connus : Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

Voilà, dit-on gravement, ce qui a inspiré au philosophe : Deos roga vitam et salutem.

Parmi les prescriptions de Sénèque au sujet de la prière, on oublie généralement celle-ci, qui est cependant plus importante que celles qui précèdent : Demande un bon esprit, la bonne santé de l'âme, puis celle du corps[17]. Voilà les vrais biens qu'il faut demander, ceux dont parlaient sans doute Posidonius, au premier livre des Devoirs, et Hécaton, dans le treizième livre des Paradoxes[18]. Maxime que n'eût point désavouée Socrate, qui disait que la vertu vient de Dieu, qu'elle n'est pas naturelle à l'homme et ne peut s'apprendre, si elle ne survient par une influence divine[19].

Cicéron répète, d'après Socrate, que la vertu, comme le génie, nous est accordée par Dieu[20] ; et c'est la demande par laquelle Cléanthe termine son hymne à Jupiter. Ces mêmes philosophes exigent de celui qui prie la pureté de l'âme, la droiture des intentions, bien plus agréable à Dieu que la richesse des offrandes[21] : quoique ce précepte ne se trouve pas exprimé dans Sénèque en termes précis, il ressort évidemment de l'ensemble de sa doctrine.

 

§ IV. — SOUMISSION À DIEU. IMITATION DE DIEU.

Sénèque a reproduit un des dogmes les plus anciens du Portique, la soumission aux volontés de la Providence, ce qui a fait croire qu'il s'était inspiré du fiat voluntas tua des chrétiens, et de ces mots : nec sicut ego volo, sed sicut tu[22].

Il faut m'accorder que l'homme de bien doit avoir envers les dieux une piété accomplie. Il supportera donc sans s'ébranler tout ce qui lui arrivera ; il saura que cela est arrivé en vertu de la loi divine qui règle le monde... Un des caractères de la vertu, c'est de souffrir sa destinée et d'obéir à ce qui est commandé. — Le sage supportera donc tout ce qui arrivera, non-seulement avec patience, mais de bon cœur ; il saura que toutes les difficultés des circonstances sont une loi de la nature, et qu'il faut supporter toutes les conséquences des principes sur lesquels repose le monde : nous avons dû prêter serment de supporter les choses mortelles, et de ne point nous troubler de tout ce qui est inévitable. Nous sommes nés sous un pouvoir absolu : obéir à Dieu, voilà notre liberté[23]. — Nous ne pouvons changer la condition des choses ; obéissons à la nature ; plions notre esprit à cette loi ; qu'il la suive, qu'il lui obéisse.... Que le destin nous trouve prêts. L'âme forte est celle qui s'est confiée à Dieu ; l'âme faible est celle qui lutte, qui critique l'ordre de l'univers, et qui veut corriger les dieux plutôt que soi-même[24].

La doctrine stoïcienne est ici fidèlement énoncée. N'est-ce pas là, dans tout son jour, cette croyance au destin, à la loi fixe et immuable qui règle de toute éternité le cours universel des choses ? Ne voyons-nous pas l'homme soumis à cet ordre fatal, enveloppé dans cet enchaînement de causes et d'effets que Dieu a établi et que Dieu ne peut changer ? Désespérant de s'affranchir de la nécessité qui l'opprime, le sage déguise cet asservissement en s'efforçant de le rendre volontaire : il accepte la condition qui lui est imposée et s'y résigne gaiement. Et quel est ce pouvoir auquel il se soumet, ce Dieu auquel il se confie ? C'est la nature ou le destin, c'est la force intelligente, quelle qu'elle soit et quelque nom qu'on lui donne, qui soutient, anime et dirige le monde. Quelle ressemblance entre ce panthéisme fataliste et la doctrine qui autorise et encourage l'espérance, qui montre aux douleurs de l'homme la bonté d'un Dieu dont la toute-puissance est infinie ? Qu'a de commun la résignation stoïque avec celle du chrétien ? Le fond de l'une est un désespoir mal dissimulé, dont l'exaltation passagère ne résiste pas à des malheurs sans terme et sans compensation ; l'autre, sereine et confiante, trouve son repos dans des souffrances qui s'échangeront un jour contre une éternelle félicité. Est-il besoin d'ajouter que Sénèque, en cet endroit, copie textuellement ses maîtres, qu'il les cite et les traduit ? Pourquoi, lorsqu'il indique lui-même ses modèles, lui en supposer d'autres, contraires aux premiers[25] ?

Suivre Dieu, c'est-à-dire obéir au destin, à la loi universelle et immuable, telle était l'une des maximes fondamentales du Portique[26].

Les stoïciens ne se contredisent pas, lorsqu'après avoir recommandé d'obéir à Dieu, et de se résigner à ses volontés immuables, ils affirment en d'autres occasions que le sage doit surtout compter et s'appuyer sur lui-même[27], qu'il ne doit craindre ni les dieux ni les hommes, qu'il est l'égal de Dieu, ou même son supérieur, et non son suppliant : toutes ces parties de leur système s'accordent parfaitement. Puisqu'en effet l'homme n'espère aucun secours de ce Dieu inflexible, auquel il n'obéit que parce qu'il y aurait folie à lutter contre la nécessité, son unique appui réside en lui-même ; il le trouve dans sa raison et dans sa vertu propre. Comme il n'attend rien et ne craint rien de la Divinité, il se constitue par là son égal ; il a même sur elle un avantage : c'est de pouvoir souffrir et vaincre la souffrance.

Ces trompeuses ressemblances qui se remarquent entre le stoïcisme et l'Évangile, éclatent particulièrement dans la maxime qui recommande l'imitation de Dieu, maxime commune aux chrétiens et aux philosophes ; et nous ne sommes pas étonné qu'une critique inattentive et prévenue en soit éblouie. — Veux-tu te rendre les dieux propices ? dit Sénèque ; sois vertueux. Pour les honorer, il suffit de les imiter[28]. — Les dieux immortels ne sont pas arrêtés par les impies et les sacrilèges dans le cours des largesses que leur impose la loi de leur nature. Suivons de tels guides, autant que le permet l'humaine faiblesse. — L'homme ne doit pas aspirer à des avantages étrangers à sa nature, comme la force, la beauté, l'adresse. Les bêtes féroces les possèdent à un degré qu'il n'égalera jamais. Qu'il se porte vers le bien qui lui est propre. Quel est ce bien ? Une âme pure et perfectionnée, émule de Dieu, supérieure à l'humanité, ne plaçant hors de soi rien de ce qui est à elle. Tu es un être doué de raison ! Quel est donc le bien qui existe en toi ? Une raison parfaite ![29]

D'autre part, le christianisme dit avec saint Paul : Soyez les imitateurs de Dieu comme il convient à des fils bien-aimés. — Imitez-moi comme j'imite le Christ. — Servir le Christ, c'est plaire à Dieu[30]. Et avec l'Ancien Testament : Marche en ma présence, et sois parfait[31].

Est-ce à dire, comme la comparaison de ces textes semble l'indiquer, que Sénèque soit ici l'écho des livres saints ? Moins que jamais. Car à ceux qui prétendent qu'une telle maxime était une nouveauté de son temps, il répond lui-même que c'est une des plus anciennes de la philosophie[32]. Suivant les uns elle remonte à Pythagore, suivant d'autres à l'un des sept Sages. Platon, qui se garde de confondre Dieu avec l'œuvre sortie de ses mains ; Platon, qui conçoit un Dieu libre, agissant, affranchi du destin, possédant en soi la perfection absolue, dont il laisse échapper quelques reflets dans la na-turc, recommande à l'homme l'imitation de celui qui est par excellence le vrai, le beau et le bien. Il ne dit point indifféremment : imitez Dieu, ou imitez la nature ; car, selon lui, l'univers, l'homme et les divinités subalternes ne sont que des images affaiblies et imparfaites du type souverain. C'est par la contemplation assidue de ce souverain bien, de ce modèle irréprochable, que l'homme se dégagera des souillures et des misères de ce monde, et parviendra à la félicité. Non qu'il puisse atteindre ce but pendant la vie ; tout ce qu'il peut faire, c'est de s'en approcher de plus en plus : or, comment se rendra-t-il semblable à Dieu ? par la justice et par la sainteté, unies à la prudence.

C'est ainsi que Platon entend cette maxime, et cette fois encore il nous semble plus près du christianisme que l'école stoïcienne. Écoutons-le d'ailleurs, car en lui nous ne trouverons pas seulement des fragments épars, des allusions indirectes, des expressions laconiques, mais des développements entiers, où la Conviction s'exprime avec la grandeur calme et l'enthousiasme sincère du spiritualisme : Il n'est pas possible que le mal soit détruit, parce qu'il faut toujours qu'il y ait quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas non plus le placer parmi les dieux : c'est donc une nécessité qu'il circule sur cette terre et autour de notre nature mortelle. C'est pourquoi nous devons tacher de fuir au plus vite de ce séjour à l'autre. Or, cette fuite, c'est la ressemblance avec Dieu, autant qu'il dépend de nous ; et on ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse... Dieu n'est injuste en aucune circonstance ni en aucune manière ; au contraire, il est parfaitement juste ; et rien ne lui ressemble davantage que celui d'entre nous qui est parvenu au plus haut degré de justice. De là dépend le vrai mérite de l'homme, ou sa bassesse ou son néant. Qui connaît Dieu est véritablement sage et vertueux : qui ne le connaît pas est évidemment ignorant et méchant[33]. — Il y a dans la nature des choses deux modèles, l'un divin et bienheureux, l'autre sans Dieu et misérable. Les méchants ne s'en doutent pas, et l'excès de leur folie les empêche de sentir que leur conduite pleine d'injustice les rapproche du second et les éloigne du premier ; aussi en portent-ils la peine, menant une vie conforme au modèle qu'ils ont choisi d'imiter. Et si nous leur disons que, s'ils ne renoncent à cette habileté prétendue, ils seront exclus après leur mort du séjour où les méchants ne seront point admis, et que pendant cette vie ils n'auront d'autre compagnie que celle qui convient à leurs mœurs, savoir d'hommes aussi méchants qu'eux, dans le délire de leur sagesse, ils traiteront ces discours d'extravagances[34]. — Celui qui a le véritable amour de la science, aspire naturellement à l'être, et loin de s'arrêter à cette multitude de choses dont la réalité n'est qu'apparente, son amour ne connaît ni repos ni relâche, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à s'unir à l'essence de chaque chose par la partie de son âme qui seule peut s'y unir à cause des rapports intimes qu'elle a avec elle ; de telle sorte que cette union, cet accouplement divin ayant produit l'intelligence et la vérité, il atteigne à la connaissance de l'are et vive dans son sein d'une véritable vie, libre enfin des douleurs de l'enfantement[35].

La conséquence naturelle de l'imitation du modèle divin, c'est, comme on le voit, d'unir plus étroitement l'homme à Dieu, et par des rapports d'affection réciproque. C'est pourquoi les philosophes appellent quelquefois Dieu le père du monde, l'ami des gens de bien ; l'homme, disent-ils, est sa race, son disciple ; nulle parenté n'est plus étroite que celle qui l'unit à Dieu. Nous sommes ainsi ramenés au point même qui a servi de début à cette discussion touchant le culte dû à Dieu et la prière ; et nous ne pouvons mieux la terminer que par ces paroles admirables de Platon sur la beauté éternelle, incréée, impérissable, digne d'être à jamais contemplée et aimée par l'homme. Prête-moi maintenant, Socrate, toute l'attention dont tu es capable. Celui qui, dans les mystères de l'amour, se sera élevé jusqu'au point où nous sommes, après avoir parcouru, selon l'ordre, tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l'initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, qui était le but de tous ses travaux antérieurs ; beauté éternelle, incréée et impérissable, exempte d'accroissement et de diminution ; beauté qui n'est point belle en telle partie et laide en telle autre, belle seulement en tel temps et non en tel autre, belle sous un rapport et laide sous un autre, belle en tel lieu et laide en tel autre, belle pour ceci et laide pour cela, qui n'a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel ; qui n'est pas non plus un discours ou une science ; qui ne réside pas dans un être différent d'elle-même, dans un animal, par exemple, ou dans la terre ou dans le ciel, ou dans toute autre chose ; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même ; de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement, ou la modifie en quoi que ce soit... Ô mon cher Socrate, si quelque chose donne du prix à la vie humaine, c'est la contemplation de la beauté absolue ; et si jamais tu y parviens, que te sembleront auprès l'or et la parure !... Que pourrions-nous penser d'un mortel à qui il serait donné de contempler la beauté pure, simple, sans mélange, non revêtue de chairs et de couleurs humaines, et de toutes les autres beautés périssables, la beauté divine, homogène et absolue ? Penses-tu que ce serait une vie si misérable que d'avoir les regards tournés de ce côté et de jouir de la contemplation et du commerce d'un pareil objet ?... Pour atteindre un si grand bien, la nature humaine trouverait difficilement un auxiliaire plus puissant que l'amour[36].

Voilà ce qui faisait dire à saint Augustin : Platon n'hésite point à reconnaître que philosopher c'est aimer Dieu. D'où il suit que celui qui aime la sagesse sera heureux lorsqu'il commencera à jouir de Dieu[37]. Ce Père ajoute qu'il préfère les platoniciens à tous les autres philosophes, et que selon lui ils ont approché de plus près de la croyance des chrétiens. On nous permettra de suivre le sentiment de saint Augustin, quelque estime d'ailleurs qu'on puisse professer pour Sénèque et les stoïciens.

 

 

 



[1] Dieu est appelé Père, avec le sens chrétien, dans le Timée, dans l'hymne de Cléanthe et dans les Vers dorés. — Dieu aime le sage, disent Platon, Aristote et les stoïciens. Tout appartient aux dieux, disait Diogène, et tout est commue entre amis ; or, les gens de bien sont les amis des dieux. Il est donc impossible qu'un ami des dieux ne soit pas heureux, ou qu'un homme vertueux et juste ne soit pas ami des dieux. — Les dieux, qui savent tout et qui peuvent tout, disait Hermogène (contemporain de Socrate), ont tant de bonté pour mol et prennent tant de soin de ce qui me regarde, qu'ils n'ignorent jamais, ni jour ni nuit, ce que je projette ou ce que je vais faire ; et comme ils savent d'avance tout ce qui doit m'arriver de chacune de mes actions, ils m'en avertissent par leurs messagers, qui sont des voix intérieures, des songes et des augures. (Plutarque, Contre les Épicuriens.)

Les épicuriens eux-mêmes disaient qu'il faut aimer Dieu (V. Sénèque, De benef., IV, 19).

[2] Cité de Dieu, l. VIII, ch. VIII : Itaque non dubitat (Plato) hoc esse philosophari, amare Deum, cujus natura sit incorporalis... ipsum autem verum ac summum bonum Plato dixit Deum, unde vult esse philosophum amatorem Dei... — Et ch. V : Si ergo Plato Dei hujus imitatorem, cognitorem, amatorem dixit esse sapientem, quid opus est excutere ceteros ? Nulli nobis quam isti propius accesserunt.

[3] De Benef., IV, 19. — Ép. CXXIII, XCVII.

[4] Sénèque : Bonam mentem stultum est optare, quum possis a te impetrare. (Ép. XLI.) — Quid votis opus est ? Fac te ipse felicem... (Ép. XXXI.) — Hoc est summum bonum ; quod si occupas, incipis Deorum socius esse, non supplex. (Ibid.) — Cf. Cicéron (De nat. deor., III, 36) ; — Horace (Ép., l. I, 18).

[5] Non dedit nobis (Deus) spiritum timoris, sed virtutis et dilectionis. (II Timoth., I, 7.) Cette épître est considérée, nous l'avons dit, comme apocryphe.

[6] Ép. X.

[7] Un des désordres des païens, si nous en croyons les païens eux-mêmes, c'était de recourir à leurs dieux et de leur demander, quoi ? Ce qu'ils n'auraient pas eu le front de demander à un homme de bien... Cela nous semble énorme et insensé ; mais en les condamnant, n'est-ce pas nous-mêmes que nous condamnons ? (Bourd., Carême, Serm. s. la Prière.)

Horace :

Pulchra Laverna

Da mihi fallere : da justo sanctoque videri :

Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem.

(Ép., l. I, 16.)

[8] Ép. XXXI.

[9] Hymne.

[10] Vie de Zénon, par Diogène de Laërte.

[11] Vie de Zénon, par Diogène de Laërte.

[12] Songe de Scipion. — De legib., II, 28.

[13] Platon, Pensées, par M. J.-V. le Clerc. — On lit encore dans Platon, sur l'inutilité des temples et des statues : La terre et le foyer domestique, voilà pour tous les hommes les vrais temples des dieux : que personne ne songe donc à leur en élever d'autres. L'or et l'argent qui brillent dans les autres villes, soit chez les particuliers, soit dans les temples, servent à exciter la convoitise ; l'ivoire venant d'un corps privé de vie n'est pas une offrande digne de la sainteté des dieux. (Eusèbe, Prép. év., III, 8.) — Zénon défendait de bâtir des temples aux dieux, parce que, disait-il, un temple n'est pas un édifice sacré et digne de nos respects, et qu'étant l'ouvrage d'artisans grossiers, il ne peut avoir un grand prix. (Plutarque, Contrad. des stoïc.)

[14] Entr. mém., I, 4. — C'est dans ce chapitre que se rencontre un passage qui pourrait sembler à certaines personnes une allusion à la venue des apôtres : Lorsque les dieux, dit Aristodème, auront envoyé, comme tu dis qu'ils envoient, des hommes pour nous conseiller ce qu'il faut raire ou ne pas faire. — Que ne dirait-on pas si ce trait était de Sénèque ? — Que penser aussi de cette expression de Platon : La Providence qui se joue dans l'univers ; n'est-ce pas là une expression toute chrétienne ? (Voyez Pensées de Platon, — Lois, X.)

[15] Quæst. nat., II, 33.

[16] Ép. CXVII.

[17] Roga bonam mentem, bonam valetudinem animi, deinde corporis. Ép. X.

[18] Diog. de Laër., Vie de Zénon. Le sage prie et demande les véritables biens, au dire de Posidonius, etc. — Juvénal :

Orandum est, ut sit mens sana in corpore sano.

Fortem poste animum, etc. (S. X, 334.)

[19] Ménon, fin. — La vertu vient par un don de Dieu à ceux qui la possèdent. (Ibid.) — Les Lacédémoniens, quand ils veulent faire l'éloge d'un homme de bien, disent : c'est un homme divin. (Ibid.) — La même doctrine est exposée dans le Ier Alcibiade : on ne peut rien sans Dieu, dit Socrate. Socr. Sais-tu, Alcibiade, comment tu peux sortir de l'état où tu es ?Alcib. Si tu le veux, Socrate. — Tu dis mal, Alcibiade. — Comment faut-il dire ?Si Dieu le veut. — V. aussi le Timée : Dieu a mis le bien dans le monde. — Simonide : Personne n'a possédé la vertu sans le secours de Dieu. Voilà la doctrine de la grâce. — Stob., préf. de Grotius.

[20] De nat. deor., II, 31.

[21] Voyez IIe Alcibiade. — Eutyphron. — Eusèbe, IV, 10, 14. — Cicéron, De leg., II, 10.

[22] S. Matthieu, XXVI, 39. Rapprochez ces paroles de Socrate : Si les dieux le veulent ainsi, qu'il en soit ainsi. Εί ταύτη φίλον θεΐς, ταύτη έστω (Criton).

[23] In regno nati sumus ; Deo parere libertas est. (De vita beata, 15.)

[24] Ép. CVII, LXXVI.

[25] Au milieu des passages mentionnés plus haut, l'auteur insère les vers suivants de Cléanthe :

Duc me, parens, celsique dominator poli,

Quocumque placuit : nulla parendi mora est ;

Adsum impiger. Fac nolle, comitabor generis,

Malusque patiar, quod pati licuit bono.

Ducunt volentem fata, nolentem trabunt.

[26] Nous la trouvons exprimée, avec l'éloquence fiévreuse et l'énergie exagérée particulières à cette secte, dans un discours du cynique Démétrius, que Sénèque a conservé et qu'il commente en disciple enthousiaste. De providentia, 5.

[27] Ép. XXXI et XCII. — Il est à remarquer que les Épîtres dont on a tiré le plus de citations, en apparence chrétiennes, sont en même temps celles où se trouvent les maximes les plus contraires au christianisme. Ce qui est une preuve nouvelle de ce que nous avançons, à savoir que le stoïcisme ressemble en apparence, et par certains côtés, au christianisme, et en diffère essentiellement. — Lire les Épit. XXXI, XXIII, XVII, LXII, LIX, LXXIII et XLI.

[28] Ép. XCV. Satis illos coluit, quisquis imitatus est.

[29] De benef., l. I, ch. I. — Ép. CXXVI.

[30] Ad Ephes., V, 1. — Ad Rom., XIV, 17.

[31] Genèse, XVII, 1. — Bossuet : Soyons des dieux, Jésus-Christ nous le permet par l'imitation de sa sainteté. — Serm. sur la Nativité.

[32] Habebit (sapiens) in anima illud velus præceptum : Deum sequere.

[33] Théétète, p. 133, trad. de M. Cousin.

[34] Théétète.— La folie de la croix, gentibus stultitiam (ad Corinth., I).

[35] République, l. VI. — Trad. de M. Cousin.

[36] Le Banquet.

[37] De civit. Dei, l. VIII, ch. 5 et 8.