Une page inédite de l'histoire de la philosophie ; les philosophes du siècle d'Auguste. — État florissant des écoles romaines dans l'intervalle qui s'écoule entre la mort de Cicéron et le règne de Néron. — Les maîtres de Sénèque : Sextius, Sotion, Attale, Papirius Fabianus, Démétrius. — Caractère de leur enseignement. Affinités de ce nouveau stoïcisme avec les doctrines de l'Orient. Son influence sur la jeunesse romaine.Les plus zélés admirateurs du siècle d'Auguste ne
connaissent pas toujours ou n'apprécient pas toutes ses gloires ; il en est
une dont ils se sont montrés jusqu'ici fort peu jaloux, et que personne, pas
même en Allemagne, n'a revendiquée en son nom ; c'est l'honneur, que nous
voulons lui restituer, d'avoir produit une nombreuse génération de
philosophes. Chacun sait combien il a été fertile en historiens et en poètes,
à quel degré de perfection il a porté les arts de la paix, avec quelle force
il a constitué le majestueux ensemble du monde romain ; ce qui est moins
remarqué et ne doit pas être omis, c'est qu'il a aimé la philosophie, et que
les maîtres lui enseignèrent la sagesse, aujourd'hui ignorés ou négligés,
étaient alors des professeurs applaudis, des écrivains en vogue, dont les travaux
contribuèrent efficacement à propager les doctrines spiritualistes, transmises
par Lorsque, laissant Cicéron, nous allons droit à Sénèque et aux néo-stoïciens ses contemporains, qu'y trouvons-nous ? Une philosophie accrue de perspectives nouvelles et de plus vastes conséquences. Le fond de la doctrine a subi une transformation ; le spiritualisme de ces philosophes a un caractère d'exaltation mystique, de rêverie passionnée, d'enthousiasme religieux, inconnu à l'auteur des Tusculanes. Or, d'où vient ce caractère nouveau, marqué en traits si visibles ? Il est le résultat naturel du travail de ces quatre-vingt-dix années qui séparent Sénèque de Cicéron ; sa véritable origine est dans cet entraînement de plus en plus général qui porte alors les esprits vers la philosophie, dans cette ardente conversion à ses maximes, dans cet enseignement quotidien distribué à la jeunesse romaine sous Auguste et sous Tibère, dans ces livres aujourd'hui disparus que Sénèque et ses amis lisaient avec transport, dans cette foule d'idées enfin sans cesse excitées, dans cet échange de sentiments entretenu par le commerce animé des intelligences. Élevé parmi cette jeunesse studieuse, disciple de ces hommes éloquents dont il garde chèrement la mémoire, Sénèque nous a laissé une vive peinture de ces fécondes années ; lui-même il est plein de la lecture de ses maîtres ; il entend encore leur voix, il cite des fragments de leurs discours et reproduit leurs opinions avec ce tour d'imagination qui est la qualité dominante de ce remarquable esprit. Aidés de ces souvenirs, nous rendrons à cette époque de transition sa vie et son éclat ; nous assisterons à ces cours où se pressaient tous les âges et toutes les conditions ; nous repeuplerons, s'il est possible, cet espace désert de l'histoire philosophique. L'établissement de l'empire, en pacifiant l'éloquence, en supprimant la liberté, n'affaiblit pas la philosophie ; il lui donna au contraire une importance mieux comprise, un crédit moins incertain, des partisans plus fidèles. Dans l'abaissement général, dans le vide mortel et l'incurable ennui où s'éteignit bientôt l'ardeur des plus nobles âmes, la philosophie, consolatrice unique de cette immense disgrâce, offrit aux vaincus, sinon un espoir impossible, du moins un refuge et un dédommagement. Comme dit Horace, interprète si juste des délicatesses de l'esprit contemporain, elle devint l'œuvre de tous les jours, de tous les âges, de toutes les conditions ; ce monde vieilli et condamné y trouva le remède et le salut. La philosophie recueillit les épaves du naufrage irréparable de la liberté. L'autorité croissante de la philosophie se prouve et se
déclare d'abord par le nombre de ses adhérents, par la forte empreinte
qu'elle a marquée sur la littérature, par la place qu'elle tenait dans les
études et les distractions de cette société blasée, dans la vie et dans la
mort des Romains dd ce temps-là Il nous serait facile de montrer ici les
philosophes admis dans l'intimité des plus illustres Romains, faisant
l'office auprès d'eux de conseillers, de guides spirituels, et, Comme on l'a
dit, de directeurs de conscience[1]. Nous pourrions
citer tous ces personnages de Mais nous négligerons ces preuves indirectes, ces témoignages généraux de l'état des esprits, qui nous écarteraient trop de notre sujet ; nous nous attacherons à mettre en lumière le point principal et déjà indiqué, à savoir, la célébrité de l'enseignement romain de la philosophie[4]. Vers le temps de la dictature de J. César, un Romain de condition noble, chevalier ou patricien, s'éprit d'une si vive passion pour la philosophie, que, renonçant à toute ambition politique, il alla étudier pendant plusieurs années à Athènes et revint ensuite professer à Rome. C'était Q. Sextius. L'enseignement qu'il fonda s'adressait particulièrement à un auditoire romain ; continué après lui par des hommes de talent, professeurs et écrivains tout ensemble, il exerça une véritable domination intellectuelle sur les générations qui s'élevèrent pendant le règne des trois premiers empereurs. Dans notre désir d'éclairer les ténèbres de cette époque de transition, nous ne pouvons mieux faire que d'arrêter notre attention sur Q. Sextius et sur ses successeurs : ce sont les représentants les plus accrédités de la philosophie romaine, et les maîtres de Sénèque. Les souvenirs recueillis sur Q. Sextius, qu'on appelle aussi
Sextius le père, suffisent à nous indiquer le caractère de sa doctrine.
Sénèque nous a laissé de lui cet éloge expressif : On
vient de me lire l'ouvrage de Q. Sextius le père, grand philosophe, n'en
doutez pas, et, quoiqu'il prétendît le contraire, stoïcien. Dieux ! quelle
vigueur ! quelle âme ! C'est là ce que vous ne trouverez pas dans tous les
philosophes. Leurs écrits, pour la plupart, ont un titre imposant, mais tout
le reste est froid et décoloré. Lisez Sextius, et vous direz : Il y a là de
la vie et du feu ; il est libre, il est au-dessus de l'homme ; quand je le
quitte, je suis rempli d'une audace magnanime. Pour moi, en quelque situation
d'esprit que je me trouve, lorsque je le lis, je suis prêt, je te l'avouerai,
à braver tous les hasards, je me surprends à m'écrier : Ô fortune, pourquoi
tardes-tu ? Entre en lice avec moi. Tu le vois, je t'attends. Je me sens
l'âme d'un homme qui cherche les occasions de mettre sa vertu à l'épreuve, et
de montrer sa vaillance. Car un autre mérite de Sextius, c'est de montrer la
grandeur de la vertu véritable, sans vous ôter l'espoir d'y parvenir. On voit
qu'elle est située sur les hauteurs, mais que le zèle peut les franchir[5]. Esprit ardent et
vigoureux, Sextius a surtout les qualités particulières au génie romain : la
netteté, la précision, un bon sens pratique ; ajoutons la fermeté et l'éclat
de l'expression. C'est encore Sénèque qui en fait la remarque : Je lis assidûment Sextius, écrivain énergique ; son
éloquence a toute la vigueur du caractère national. Depuis deux
siècles, la philosophie grecque était devenue, dans les querelles
interminables des sectes rivales, une sorte de scolastique subtile, raffinée,
disputeuse, dont la sécheresse et le verbiage obscur excitaient le mépris des
Romains, comme il est facile de le voir aux railleries et aux colères de
Cicéron et de Sénèque. Les philosophes romains, tout en se formant à l'école
des Grecs, rompirent hautement avec ces habitudes qui annonçaient
l'épuisement ou la satiété ; ils ranimèrent la science qu'ils recevaient de
leurs maîtres en lui communiquant une sève de jeunesse, une vivacité
d'enthousiasme, une chaleur d'éloquence, vertus que Sextius eut pour successeur son fils, qui fut comme lui
professeur et écrivain. Sextius le fils suivit la même méthode et se distingua
par des mérites semblables. Il nous répétait souvent,
dit Sénèque, cette maxime : Jupiter n'a pas plus de
puissance que l'homme de bien. Jupiter, il est vrai, peut répandre plus de
bienfaits sur les hommes ; mais entre deux sages ; le meilleur n'est pas le plus
riche : Quel avantage a donc Jupiter sur l'homme de bien ? Il est plus
longtemps vertueux.... Croyons donc aux
paroles de Sextius, qui nous indique la plus noble route et qui nous crie :
C'est par là qu'on va au ciel, c'est par le chemin de la frugalité ; par le
chemin de la tempérance, par le chemin du courage[6]. Le trait qui
termine cette citation peut nous faire pressentir un autre caractère de l'enseignement
philosophique, je veux dire l'encouragement public, l'exhortation véhémente à
la vertu, en un mot, la prédication. Il se révélera avec évidence dans la
suite de cet exposé. Une nouvelle preuve de l'originalité des Romains en
philosophie, c'est le soin qu'ils prirent d'accommoder, autant que possible,
les doctrines grecques aux habitudes, au langage, aux mœurs, à l'histoire de
leur pays. De là tant d'exemples empruntés aux annales de la nation, des
allusions continuelles aux usages de la vie publique et privée, de nombreux
rapprochements entre la philosophie et le droit civil, des métaphores, des
similitudes tirées pour la plupart du langage militaire. Cet envahissement de
l'esprit romain est très-sensible dans les écrits de Cicéron, qui s'en fait
gloire ; nul doute que les Sextius n'aient imité en cela Cicéron. Voyez une armée, disait Sextius le fils, elle s'avance en
bataillon carré, dès qu'on a signalé l'ennemi sur ses flancs, afin d'être
prête à le recevoir. Ainsi doit faire le sage. Il déploiera ses vertus dans
tous les sens, afin qu'il y ait un secours disposé partout où quelque
hostilité sera signalée. Dans les armées commandées par d'habiles généraux,
tous les corps reçoivent à la fois l'ordre du chef, parce que la disposition
est telle que le signal donné par un seul se communique en un moment aux
cavaliers et aux fantassins : une telle précaution nous est encore plus
nécessaire. Le sage, toujours sur ses gardes, doit être fortifié contre tous
les assauts ; que la pauvreté, la douleur, l'opprobre fondent sur lui, jamais
il ne reculera. Plein d'assurance, il marchera contre ses ennemis, et au
milieu de leurs attaques[7]. Quoique ces philosophes n'aient pas négligé les spéculations métaphysiques, ni les recherches d'histoire naturelle, la morale a été leur principale étude. Sextius le fils pratiquait et recommandait l'examen de conscience, c'est-à-dire ce retour sévère sur soi-même, cette sorte d'inquisition quotidienne exercée sur son propre cœur, afin d'en mesurer les progrès et d'en compter les défauts. C'est de lui que Sénèque tenait cette habitude qu'il a fidèlement observée. Enfin, et ce point mérite toute notre attention, Sextius développait la doctrine de Pythagore et prêchait l'abstinence absolue de la chair des animaux. Or, disons tout de suite que cette alliance de l'ascétisme pythagoricien avec la rigidité stoïcienne, n'est pas l'effet du goût particulier ou de l'éclectisme complaisant d'un seul philosophe, mais qu'elle est la tendance générale et l'un des traits originaux de l'école romaine à cette époque. Comment les Romains, médiocrement enclins à l'idéalisme de Pythagore, et encore moins persuadés de la métempsycose, se sont-ils réconciliés avec cette doctrine ? C'est ce qu'il importe d'expliquer, si l'on veut bien comprendre les origines du néostoïcisme. Au temps de Cicéron, le pythagorisme est à peine connu dans Rome. Les rares partisans de cette école sont des Grecs obscurs et méprisés, un Eudore, un Anaxilaüs de Larisse, banni comme sorcier, un Chérémon l'Égyptien, auteur d'un livre sur les hiéroglyphes dont un fragment, conservé par Tzetzès, confirme les découvertes de l'érudition moderne. Parmi les Romains, on peut citer Iccius, à qui Horace reproche sa cruauté envers les poireaux, les fèves et les oignons, et sa passion pour l'herbe et l'ortie ; mais surtout, P. Nigidius Figulus, homme d'un vaste savoir, très-versé en physique et en astronomie, et précurseur de Pline. Cicéron a dit de lui qu'il était capable de ressusciter le pythagorisme ; ce qui était constater tout ensemble le grand talent du philosophe et le déplorable état de la secte. Or, vers cette époque, les pythagoriciens semblent se partager en deux groupes et suivre deux routes différentes : les uns, et c'est la plèbe, se confondent avec les charlatans et les astrologues ; les autres, dépositaires des saines traditions de l'école, tendent à se rapprocher des stoïciens. L'alliance s'accomplit dans les principaux centres philosophiques : à Athènes, à Rhodes, mais particulièrement à Alexandrie, où l'Orient et l'Occident étaient sans cesse en contact, et à Rome, où les systèmes et leurs représentants affluaient de tous les points du monde, en pleine sécurité, depuis la pacification générale. Cette vaste réunion de doctrines souvent opposées, ces rapports continuels, établis entre les principaux chefs de sectes, eurent non-seulement pour résultat un esprit universel de conciliation et une tendance prononcée à l'éclectisme ; mais un second effet de la même cause, ce fut d'apporter, au sein de la société romaine, quelques émanations des idées et du génie de l'Orient, combinées avec la science grecque. Puisque, malgré la sévérité des lois, les religions étrangères y prenaient chaque jour droit de cité, pourquoi la philosophie orientale, qu'aucun édit ne proscrivait, eût-elle été moins prompte à se répandre ? Pourquoi tout commerce d'idées eût-il été fermé entre Rome et l'Orient ? Or, c'est par l'intermédiaire du pythagorisme que s'opéra ce rapprochement : Ce système, le plus oriental de tous les systèmes grecs, était un médiateur naturel qui réconciliait, pour ainsi dire à leur insu, des doctrines séparées par leurs principes essentiels. Ainsi s'explique le réveil du pythagorisme à cette époque, et sa présence dans l'école romaine. Favorisée par l'état politique du monde, l'alliance du Portique avec l'école pythagoricienne eut pour véritable raison d'être, la nécessité de combattre le matérialisme et de guérir les souffrances morales de l'humanité. Dans cet effort tenté en commun pour relever et régénérer les âmes, ces deux écoles agissaient par les moyens propres à chacune : le stoïcisme, par ce fier dédain des richesses et des grandeurs, par ce mépris du mal physique, par ce sentiment indomptable de la dignité et de la liberté humaines, qu'il inspirait à ses adeptes ; le pythagorisme, en ajoutant à ces qualités viriles des goûts épurés, des aspirations mystiques, une sombre aversion pour les jouissances grossières, et quelque chose des tendances religieuses, si fortement excitées en Orient. Aussi bien, sur quel argument se fondait Sextius lorsqu'il recommandait le jeûne et l'abstinence ? Ce n'était pas seulement, dit Sénèque, sur le principe de la métempsycose ; à cette raison surannée et contestable il en ajoutait une autre toute moderne et plus vraie ; il voulait surtout favoriser la résistance de l'esprit contre la chair et délivrer l'âme des passions qui la tyrannisent[8] Cet enseignement, qui s'inspirait de l'opinion et la dirigeait, excita à son début un vif enthousiasme, magno cum impetu cœpit[9]. Parmi les disciples des Sextius, Quintilien cite Cornelius Celsus, écrivain fécond et élégant, le grammairien Crassitius, précepteur des fils d'Antoine, qui, après avoir entendu Sextius le père, ferma son école et de maître se fit disciple. Jules César avait offert à Sextius la dignité de sénateur ; celui-ci refusa en disant que la fortune pouvait enlever ce qu'elle avait pu donner. Réponse que tous les philosophes n'ont pas faite aux avances des rois, mais dont ils ont senti plus d'une fois la justesse. Suétone et Quintilien parlent assez fréquemment des Sextius, de l'école des Sextius, comme de noms bien connus, à peu près comme on dit, de nos jours, l'éclectisme, les éclectiques, La chronique de saint Jérôme mentionne la naissance de Sextius le fils, dans l'année même qui vit naître J.-C. Au moyen âge, un compilateur de sentences, voulant accréditer son recueil, le mit sous le nom de Sextius. Au Ve siècle, Mamert Claudien, dissertant sur l'âme, invoque le témoignage des Sextius, et préfère leur opinion à la plupart des définitions données par les Grecs : tant leurs leçons et leurs écrits avaient laissé dans les lettres romaines de traces durables et de souvenirs respectés. L'école qu'ils avaient fondée se soutint par le talent de
leurs successeurs. Le premier, Sotion d'Alexandrie, me paraît s'être appliqué
à développer l'élément pythagoricien. Il insistait sur l'abstinence de la
chair des animaux, reprenait et confirmait les arguments de Pythagore, et les
raisons données plus récemment par Sextius ; sa parole n'était dénuée ni de
force persuasive ni d'autorité, car il opéra parmi ses élèves de nombreuses
conversions. On en jugera par l'analyse d'une leçon, que Sénèque a conservée,
et par ce qu'il dit lui-même de ses impressions personnelles : Sotion nous expliquait les motifs qui avaient autrefois
déterminé Pythagore à s'abstenir de la chair des animaux, et ceux qui, plus
tard, avaient décidé Sextius. Leurs motifs étaient différents, mais également
pleins de grandeur. Sextius disait que l'homme avait assez d'aliments à sa
disposition sans boire le sang des êtres animés, et qu'il prenait l'habitude
d'être cruel en faisant du meurtre un objet de volupté. Réprimons,
ajoutait-il, tout ce qui alimente nos débauches ; une nourriture si variée et
si raffinée est contraire à la santé, nuisible au corps. Quant à Pythagore,
il établissait entre tous les êtres des liens de parenté, et un passage
continuel des âmes d'un corps dans un autre... Lorsque Sotion avait exposé cette doctrine, en la fortifiant de ses
propres arguments : Ne croyez-vous pas, disait-il, que les âmes passent sans
cesse d'un corps dans un autre, et que ce qu'on appelle la mort n'est qu'une
métamorphose ? Ne croyez-vous pas que dans ces troupeaux, dans ces bêtes
sauvages, dans ces habitants des eaux, résident des âmes qui ont été jadis
humaines ? Ce fut l'opinion de beaucoup de grands hommes. Suspendez au moins
votre jugement et réservez-vous la faculté de croire un jour. Si cette
croyance est fondée, s'abstenir des animaux est une loi de la nature ; si
elle est fausse, c'est une prescription de la tempérance. Après tout, quel
tort fais-je à votre cruauté ? Ce que je vous enlève, c'est la pâture des
lions et des vautours ![10] — Ce passage,
remarquons-le, n'est qu'un souvenir très-abrégé, qu'une simple note où
Sénèque a consigné les impressions de sa jeunesse, et sur laquelle il revient
avec complaisance au déclin de sa vie ; mais, malgré la brièveté de cette citation,
et bien qu'elle dessine à peine l'esquisse de la leçon du professeur, il est
facile de suppléer ce qu'elle se borne à indiquer : on peut se représenter
Sotion, au milieu d'un auditoire que charment son éloquence et ses paradoxes,
s'élevant avec chaleur contre la cruauté des hommes, et traçant le lugubre
tableau du carnage journalier où s'emporte notre gourmandise ; et ce ne sera
pas assurément s'écarter de la vraisemblance la plus rigoureuse que de mettre
dans sa bouche, par anticipation, les véhémentes apostrophes et le pathétique
navrant de J.-J. Rousseau. Ces déclamations n'étaient pas sans utilité et
sans grandeur. Elles protestaient avec énergie, au nom des plus purs
instincts de la nature humaine, au nom du principe intelligent, immatériel,
opprimé et avili, contre les raffinements dit sensualisme
et le génie de la débauche ; elles opposaient aux excès du mal l'exagération
du bien, aux extravagances du vice le paradoxe de la vertu. La jeunesse,
naturellement magnanime, et dont le privilège est d'inaugurer la vie dans le
monde éthéré des idées et des sentiments, applaudissait à ces singularités
généreuses, et retrouvait quelque chose de son propre esprit dans ces
sublimes folies de la sagesse. Il est à croire que plusieurs élèves de Sotion
prirent au sérieux son enseignement, et que Borne, la home de Tibère et d'Apicius,
eut une société de tempérance, formée de tout jeunes chevaliers et de
sénateurs encore habillés de la prétexte. Au moins n'est-il pas vraisemblable
que Sénèque ait été le seul dans l'auditoire dont l'imagination se soit enflammée
pour le pythagorisme : Enthousiasmé par ces
discours, je commençai à m'abstenir de la chair des animaux. Au bout d'un an,
l'habitude m'avait rendu cette privation non-seulement facile, mais agréable.
Il me semblait que mon esprit y gagnait plus de ressort et de vivacité, et aujourd'hui
je n'affirmerais pas qu'il n'en fiât pas ainsi. Voulez-vous savoir pourquoi
j'ai renoncé à ce régime ? On était alors sous le règne de Tibère, à l'époque
où les cultes étrangers étaient bannis de home. Une des superstitions qui
caractérisaient ces cultes était l'abstinence de certaines viandes ; à la
prière de mon père, qui craignait plus les délations qu'il ne haïssait la
philosophie, je repris mon ancien genre de vie : mais il eut beaucoup de
peine à me persuader de faire meilleure chère[11]. Fait bien digne de remarque ! Les doctrines et les usages de l'Orient envahissaient la société romaine par deux endroits à la fois ; le prosélytisme juif attirait le peuple, tandis que les pythagoriciens faisaient des adeptes dans les classes élevées ; mais ces nouveautés ne reçurent pas le même accueil. Proscrites sous la forme religieuse, elles étaient tolérées et même applaudies sous la forme philosophique, et ceux dont les fils, à l'exemple de Sotion, vivaient de polenta et d'eau claire, votaient au sénat le bannissement des Juifs et des Égyptiens. La vogue de l'enseignement de Sotion est attestée par ces
mots significatifs de Un autre professeur de la même époque, applaudi des mêmes
auditeurs, était le stoïcien Attale. Il y avait foule autour de sa chaire
pour entendre ses véhémentes sorties contre les deux grands vices du siècle,
l'amour des richesses et l'amour des plaisirs. Attale justifie ce que nous
avons dit du caractère essentiellement pratique et impératif de
l'enseignement des philosophes. Ils ne se bornaient pas, en effet, à
disserter avec méthode sur les principes de la morale, et à donner la théorie
de l'art d'être vertueux : leur principal objet était d'obtenir, outre la
conviction de l'esprit, la résolution d'agir, conséquence de l'assentiment.
Tout tendait à façonner les mœurs, à diriger la conduite, à déterminer une
sérieuse conversion au bien. Ils prenaient spontanément charge d'âmes et se
constituaient les propagateurs des bonnes doctrines. On nous permettra, pour
rendre notre pensée, d'emprunter un terme au langage religieux, et de les
appeler des prédicateurs de morale,
car leur enseignement, par sa sévérité et par sa véhémence, avait quelquefois
le caractère d'une prédication. Juste-Lipse va jusqu'à les assimiler aux
capucins et aux missionnaires. Attale était l'un des plus éloquents et des
plus écoutés. Je me souviens, dit Sénèque, qu'Attale disait au milieu de nos applaudissements :
Longtemps les richesses m'en ont imposé. Je restais frappé de stupeur, quand
leur éclat venait à luire à mes yeux. Je pensais que ce qui était caché
ressemblait à ce que je voyais. Mais, dans une fête publique, je vis toutes
les richesses de la ville, tout ce qu'il y avait de vaisselle d'or et
d'argent ; des tentures éclatantes qui surpassaient le prix de ces métaux et
de ces ciselures ; des étoffes apportées de tous les points de l'univers.
D'un côté, des légions d'esclaves remarquables par leurs ornements et leur
beauté ; de l'autre, des femmes de la plus rare magnificence ; en un mot,
toutes les splendeurs qu'avait pu rassembler la fortune de l'empire le plus
puissant qui voulait, pour ainsi dire, passer en revue son opulence. A quoi
sert cette pompe, me suis-je dit, sinon à irriter la cupidité des hommes, qui
est déjà par elle-même assez excitée ? Pourquoi tout cet étalage d'or et
d'argent ? Est-ce pour apprendre la cupidité et l'avarice que nous sommes
assemblés ? Mais, certes, je remporte de ce spectacle moins de désir que je
n'en avais apporté. J'ai méprisé ces richesses non comme inutiles, mais comme
petites et misérables. N'avez-vous pas remarqué combien il faut peu d'heures
à cette pompe et à ce cortège pour passer et disparaître ? Et ce qui n'a pas
pu remplir un jour occuperait notre vie Aussi, toutes les fois que mes yeux
sont frappés de quelque magnificence semblable, quand je vois un palais, des
domestiques, des équipages ; pourquoi admirer ? me dis-je aussitôt. Pourquoi
demeurer interdit ? Ce n'est qu'une vaine pompe ; tout cela est pour la
montre, et non pour la jouissance ; pendant que vous admirez ces objets, ils
ont passé. Ah ! tournez-vous vers les richesses véritables. Apprenez à vous
contenter de peu, et répétez avec courage et avec admiration cette parole du
sage : J'ai de l'eau, j'ai du pain, je ne le cèderais pas en bonheur à
Jupiter lui-même ![12] Il ne faut pas prendre ce langage pour une de ces
banalités emphatiques, familières aux moralistes, et qui sont sans effet sur
le public, comme sans sincérité chez l'auteur ; il paraît que, dans
quelques-uns de ces philosophes, les paroles, le caractère, la conduite, tout
était à l'unisson : la pilleur même d'un visage exténué, un air de gravité
triste, l'extérieur de la pauvreté et de la souffrance montraient le parfait
accord de l'homme et de la doctrine, et servaient de sanction à ses discours[13]. Si ce tableau
semble exagéré, il faut accuser de crédulité et d'erreur Sénèque lui-même,
qui en a fourni les traits. Pour moi, quand
j'entendais Attale tonner contre les vices et les erreurs du genre humain,
j'avais pitié des hommes et je le regardais comme un être supérieur et bien
au-dessus de l'humaine faiblesse. Lorsqu'il se mettait à faire l'éloge de la
pauvreté, à prouver que tout ce qui sort des bornes du besoin est un fardeau
inutile et accablant pour celui qui le porte, j'étais souvent tenté de sortir
pauvre de son école. Quand il décriait nos voluptés, quand il louait la
continence, la sobriété, le détachement des plaisirs non-seulement coupables,
mais même superflus, je brûlais de mettre des bornes à ma gourmandise et de
limiter le nombre de mes aliments. C'est de là qu'il m'est resté quelques
principes de morale, quelques règles de conduite, Lucilius. Je m'étais jeté
avec ardeur sur toutes ces prescriptions ; mais ensuite, emporté par le
tourbillon de la vie, je n'ai conservé que fort peu de ces maximes. C'est à
lui que je dois le vœu que j'ai fait de renoncer pour ma vie aux huîtres et
aux champignons ; c'est de lui que j'ai appris à m'abstenir de parfums ;
c'est à lui que je dois le renoncement absolu au vin et au bain. Les autres
mauvaises habitudes dont je m'étais défait sont revenues ; mais si je ne
m'abstiens pas, du moins je me contiens, ce qui touche de bien près à
l'abstinence et ce qui est peut-être plus difficile[14]. Attale
recommandait aussi l'usage d'un matelas très-dur et qui ne reçût pas
l'empreinte du corps. Sénèque suivit ce conseil et, pendant toute sa vie,
resta fidèle à cette pratique. Voici encore une des maximes que ce philosophe
répétait avec prédilection : J'aime mieux que Dans ses hardiesses contre le siècle, Attale ne respecta pas l'autorité. Il disait qu'il était roi, mais je le trouvais bien plus grand que les rois, puisqu'il les citait au tribunal de sa censure[17]. Séjan l'envoya en exil. Attale, comme la plupart des philosophes de ce temps, avait écrit sur la physique et l'histoire naturelle. Il avait aussi fréquenté les écoles de rhétorique, et Sénèque le père, qui l'y avait connu, a dit de lui : De tous les philosophes de notre âge, il était de beaucoup le plus profond et le plus éloquent. Papirius Fabianus, élève de Sextius, professa et écrivit en latin. Comme Sotion et Attale, il fut le maître de Sénèque. Esprit élevé et fécond, ses contemporains lui reprochaient de manquer de force. La nouvelle école de style, les romantiques d'alors, cherchaient en vain dans ses écrits les traits, les saillies, les antithèses ; mais il compensait l'absence de ces brillants défauts par une heureuse facilité de génie, par une élégance naturelle, une ampleur d'idées et une richesse d'expressions qui le rendaient éminemment propre à l'enseignement public. Il avait beaucoup écrit, presque autant que Cicéron, dit Sénèque, qui le place après Tite-Live et Pollion, en ajoutant ce détail important pour l'histoire : A combien d'écrivains est supérieur celui qui vient au troisième rang ! Quelques-uns de ses écrits roulaient sur la politique, d'autres sur l'histoire naturelle. Dans sa jeunesse, il avait suivi simultanément les cours d'éloquence et les cours de philosophie ; il fit sa rhétorique sous le chevalier romain Blandus, et dans l'école d'Arellius Fuscus. Sénèque le père, qui l'avait souvent entendu déclamer chez les rhéteurs, a tracé son portrait : Lorsque je cherche à me rappeler les plus habiles déclamateurs que j'ai entendus, le nom du philosophe Fabianus se présente à mon esprit. Dès sa première jeunesse, il faisait pressentir dans ses exercices oratoires le talent qu'il a déployé plus tard dans la chaire philosophique... Toutes les fois que le sujet prêtait à la satire du siècle, son ton s'élevait, mais il y avait plus de grandeur que de véhémence dans son inspiration. Il manquait de l'énergie qui fait l'orateur, et de ce style concis et acéré qui est une arme dans la discussion ; mais un éclat naturel recouvrait ses pensées, et ses expressions coulaient d'une source abondante et limpide[18]. Sénèque le fils a consacré une lettre tout entière, la centième, à juger le talent de Fabianus. Je trouve dans son style de l'abondance sans désordre, quoiqu'il ne manque pas de mouvement. On juge au premier coup d'œil que ses phrases n'ont été ni travaillées, ni mises à la torture. Vous n'y remarquerez rien de bas ; ses idées sont nobles et grandes, sans être resserrées sous une forme sentencieuse. Le caractère de son style est un calme soutenu, un ordre régulier ; c'est une belle plaine, toujours unie. Vous dites qu'il manque de sève et de vigueur, qu'il n'a pas ces traits poignants, ces aiguillons pénétrants que vous aimez, ni ces éclairs subits qui éblouissent ; mais contemplez l'ensemble, vous y trouverez de la beauté... Fabianus, comme tous les Romains, méprisait les vaines subtilités des Grecs et leurs discussions oiseuses : Ce n'est pas avec toutes ces finesses, disait-il, c'est par la véhémence et l'énergie qu'il faut attaquer les vices, et, quant à ce menu savoir, mieux vaudrait une entière ignorance. Ce qu'il y eut en lui d'éminent et de particulièrement honorable, c'est l'honnêteté du caractère, la candeur de l'âme, l'inaltérable intégrité de sa vertu, et un parfait détachement de toutes les frivolités et de tous les intérêts mondains que condamnait sa doctrine. Sénèque l'oppose à ces professeurs qui ne sont philosophes qu'en chaire, cathedrariis philosophis, et il l'assimile aux plus dignes représentants de l'antique philosophie. On apprécierait mal les services rendus par l'école romaine, si nous bornions là cette exposition. Il nous reste à examiner quelle était en général la matière e la forme de ces cours, à quel auditoire ils s'adressaient, et quelle en fut l'influence sur le présent et sur l'avenir. L'entreprise capitale, le grand œuvre des philosophes de ce temps, ce fut d'enseigner, de populariser la morale, et de l'appliquer à la régénération de la société. Dans ce dessein, ils s'adressèrent particulièrement à la jeunesse. Celle-ci, hébétée de mollesse et affadie de frivolités, avait grand besoin que la philosophie lui remît au cœur quelque virilité. Cette caducité précoce des générations naissantes commençait à exciter les alarmes de tous ceux qui aimaient leur patrie et pensaient à l'avenir. Cicéron en parlait déjà avec tristesse ; Sénèque le Rhéteur s'exprime sur le même sujet avec colère : La jeunesse, dit-il, croupit dans une avilissante oisiveté ; tous les esprits sont engourdis ; rien de grand, rien d'honorable ne les occupe. Une sorte de léthargie, et ce qui est pire encore, une émulation de perversité s'est emparée de tous. Chanter, danser, voilà les goûts impurs qui possèdent ces efféminés. Soigner sa chevelure, la tourmenter avec le fer, donner à sa voix l'agrément et la délicatesse d'une voix de femme, rivaliser de mollesse avec le sexe, se parer des grâces les plus disgracieuses, voilà la vie de nos jeunes citadins, voilà leur idéal ! Ah ! que les dieux ne permettent pas que l'éloquence puisse habiter dans de telles âmes[19]. Moins dédaigneuse et plus secourable, la philosophie ne se contenta pas de déplorer le mal ; elle essaya de le guérir. Une nouvelle éducation commença pour la jeunesse romaine, éducation morale, je dirais presque religieuse. Jusque-là, le jeune Romain était élevé au Champ-de-Mars et au Forum ; on l'y formait pour la guerre et la politique ; mais la paix régnait sur le Forum, et la rude palestre du Champ-de-Mars tombait en désuétude. Il est insensé et déraisonnable de passer sa vie à exercer ses muscles, disaient Sénèque le Philosophe et son siècle[20]. La philosophie lui ouvrit une autre arène où il put déployer la vigueur de sa race ; il continua d'être un soldat et un athlète ; mais il lutta pour la vertu, il s'arma pour le droit et la liberté contre les vices, les passions, la fortune ; il mit son orgueil à forcer la nature dans ce nouveau combat, comme il la forçait jadis par sa constance à soutenir la douleur et le travail physiques. Ici se présente une question intéressante, mais qu'on ne peut résoudre avec certitude : c'est de savoir jusqu'à quel point, dans cette direction publique des esprits, dans ces soins donnés à la réforme des mœurs, dans ces études psychologiques qui nous paraissent avoir fourni le texte ordinaire de leurs leçons et la matière de leurs écrits, les philosophes romains ont ajouté aux inventions et aux découvertes des Grecs. Déjà nous avons signalé, comme un trait distinctif de cette école, la nouveauté de la forme, le rajeunissement de l'expression, le goût et le discernement dans le choix et la combinaison des doctrines, l'ambition de donner à la philosophie un air romain ; mais est-ce là leur seul mérite ? n'ont-ils pas d'autre originalité ? Malheureusement, nous ne pouvons dépasser une limite assez restreinte de probabilités, car c'est un procès où les pièces de conviction font défaut. Des nombreux écrits de l'école romaine, nous n'avons qu'une partie des ouvrages de Sénèque et de Cicéron ; et, d'un autre côté, que sont devenues ces innombrables productions des Grecs, que lisaient assidûment Sénèque et Cicéron, et qu'ils ont particulièrement imitées ? Zénon, Épicure, Panétius, Posidonius, tous les chefs de sectes et leurs principaux disciples avaient écrit d'innombrables traités, des bibliothèques entières, dont on peut voir quelques titres dans Diogène Laërce : or, c'est à ces sources que les Romains ont puisé, bien plus encore que clans Platon et Aristote. Le moyen de prononcer sur la ressemblance des copies et des modèles, lorsque les modèles et la plupart des copies ont disparu ? Comment supposer, d'ailleurs, que des hommes d'un esprit éminent et d'une imagination féconde, un Asinius Pollion, un Varron, un Tite Live, un Sénèque, les Sextius, Fabianus, se soient bornés à une reproduction littérale des livres grecs ? Quel crédit, quel succès auraient-ils obtenus auprès d'un public qui avait entre les mains leurs modèles et qui pouvait établir une perpétuelle comparaison ? La célébrité de l'école romaine, son influence est donc une preuve de ses efforts créateurs et de son originalité. En morale, le champ de l'observation est infini, et de nouvelles applications viennent sans cesse étendre et féconder les principes. Vivant à Rome, dans ce rendez-vous des vices raffinés et des passions brutales, dans ce cloaque et cet abrégé de l'univers, dans cet amalgame de mœurs disparates, où les combinaisons sociales de grandeur et de bassesse, d'opulence et de misère étaient si variées et si étranges, où le conflit de tant de convoitises produisait à chaque pas le bizarre et l'extraordinaire, les philosophes purent aisément sonder les mystérieuses profondeurs de la conscience, incessamment tourmentée, remuée, bouleversée par le flux et le reflux de ces existences orageuses, et étudier, dans tous ses développements, la prodigieuse fécondité de la malice humaine. Que d'horizons nouveaux ils découvrirent, qui avaient échappé aux moralistes dont la vue était bornée par l'enceinte déserte des petites cités grecques ! Si les poètes dramatiques avaient créé des œuvres vivantes sur des sujets d'emprunt, grâce à la fidèle peinture des mœurs nationales ; si, dans les temps modernes, les prédicateurs chrétiens, tout en développant la morale des Pères, ont tracé des tableaux pleins d'originalité, parce qu'ils avaient sous les yeux une société différente de la primitive Église ; de même on peut dire que les philosophes romains, éclairés par une observation plus étendue, plus variée, plus pénétrante, par le spectacle et la leçon des événements, par ce surcroît de lumières que le progrès du temps apporte à l'esprit humain, ont su jeter des vues neuves, hardies, profondes, sur des questions vieillies, donner un attrait inusité à un enseignement en décadence, se faire lire, écouter, admirer après les Grecs, et tantôt développer, tantôt modifier les principes fondamentaux de la doctrine[21]. Nous sommes réduits aux conjectures sur certains points de la doctrine professée par l'école romaine ; mais il n'en est pas ainsi de la forme même des leçons orales ; à ce sujet, nous avons des renseignements précis. Ce n'étaient plus ces discussions où chacun pouvait intervenir pour émettre et soutenir son opinion ; cette méthode, usitée autrefois dans l'enseignement philosophique, avait été abandonnée, quoique Cicéron et Arcésilas eussent essayé de la faire revivre ; le maître seul parlait, et le développement avait remplacé la dispute. Quelquefois le sujet était choisi par l'auditoire, le plus souvent par l'orateur, et l'on appelait schola, ou leçon, cette exposition non interrompue. Le maître se faisait à lui-même les objections au lieu de les recevoir, et les discutait sous forme de prolepse ou d'anticipation, comme on peut le voir dans le de Ira de Sénèque. Un changement analogue s'était accompli dans quelques écoles de rhétorique ; certains déclamateurs ne corrigeaient plus les devoirs de leurs élèves, ils se bornaient à exposer les préceptes de l'art d'écrire. C'est à cette époque que les élèves quittèrent le nom de disciples pour celui d'auditeurs : ils ne faisaient plus qu'écouter. Nous dirions en style moderne : l'enseignement secondaire tendait à se transformer en enseignement supérieur. On se servait de divisions et de subdivisions pour coordonner les parties principales de la leçon ; c'était un usage reçu depuis peu, car Cicéron nous dit que, chez les anciens philosophes, le discours avait une allure beaucoup plus libre et moins compassée. La première partie de la leçon, toute dogmatique, formait un tissu serré de démonstrations rigoureuses, qui devaient porter dans l'esprit la lumière et la conviction ; elle comprenait les principes mêmes de la doctrine (decreta), appliqués à la question particulière et développés à l'aide de toutes les ressources de la dialectique. Or les philosophes ne se proposaient pas seulement de faire entrer des vérités dans l'intelligence, ils cherchaient surtout à faire naître dans les âmes d'énergiques résolutions ; aussi les arguments, malgré leur importance philosophique, servaient de base à l'exposition, mais ne la constituaient pas tout entière. Au raisonnement succédait l'appareil des moyens oratoires, et le pathétique achevait l'œuvre de la démonstration. Nous l'avons dit : cette alliance de la philosophie et de l'art oratoire fut œuvre de l'école romaine. Non que les anciens philosophes, Platon, Aristote, Théophraste, aient manqué d'éloquence, comme le remarque à ce sujet Cicéron ; mais leurs successeurs avaient laissé la langue philosophique se dessécher et se flétrir dans les subtilités épineuses des écoles ; rien de grand, d'énergique, de vivant et d'inspiré ne s'y faisait plus sentir. Or, ce n'est point en style de géomètre qu'on persuade les peuples, ni par le syllogisme qu'on s'empare de l'opinion. Exclue du forum, l'éloquence romaine se réfugia dans
l'enseignement ; comme un fleuve puissant, détourné de son cours, elle vint
ranimer et féconder la langueur et l'aridité des doctrines grecques. Parmi
les formes littéraires ou les caractères oratoires de la leçon philosophique,
nous distinguerons : la peinture ou correction des mœurs, qui était ordinairement
accompagnée de véhémentes apostrophes ; les avertissements
ou conseils, accommodés aux personnes,
aux âges, aux conditions, et souvent tempérés par l'onction du pathétique doux[22]. Venaient de
temps en temps des exemples, des
récits, des portraits de héros et de sages, des citations d'auteurs, surtout
de poètes, des fables, des paraboles[23]. Les comparaisons et les métaphores[24] y étaient
très-fréquentes. Outre le pathétique tempéré, on employait, si le sujet
l'exigeait, le pathétique véhément ; on arrachait des larmes aux plus
rebelles, quand il s'agissait de triompher d'un vice enraciné, ou de
provoquer une résolution extraordinaire. C'était le plus énergique effort de
la parole du maître ; cette partie de la leçon, appelée cohortatio, concio,
ressemblait à une harangue politique ou militaire. En résumé, de cette
alliance de la philosophie avec le génie oratoire des Romains, était né un
genre nouveau d'éloquence, qu'on peut aussi appeler éloquence de la chaire, en donnant à ces mots
un sens profane. Sénèque avait conçu le dessein d'en tracer les règles, et
peut-être l'avait-il exécuté dans l'un de ses ouvrages qui ont disparu[25]. S'il faut l'en
croire, le ton des orateurs de la sagesse admettait la plus grande variété ;
nous citerons ses paroles : Il faut parler avec
hauteur contre la fortune, avec véhémence contre les vices, avec chaleur
contre les périls, avec dédain contre l'ambition ; il faut gourmander le luxe
et la mollesse, décrier la débauche, foudroyer la colère ; que le langage du
philosophe ait le feu de l'orateur, la majesté de la tragédie, la simplicité
du comique ; qu'il sache aussi s'abaisser à propos à une familiarité
affectueuse[26]. Nul doute que
le goût déjà gâté de ce siècle et l'enseignement des déclamateurs n'aient
influé sur le style des philosophes, puisque ceux-ci, pour la plupart,
allaient s'exercer dans les écoles de rhétorique. Nous voyons, en effet,
qu'on prisait par-dessus tout, dans les ouvrages de philosophie, des qualités
qui tournent aisément à l'emphase et à la déclamation, c'est-à-dire
l'énergie, l'élévation, l'enthousiasme, et ce je ne sais quoi de vif, de
concis et de coloré, dont raffolait la jeunesse. Il est à croire cependant
que les philosophes ne donnèrent pas dans tous les excès des rhéteurs, car
ils avaient sur eux cet avantage que leur éloquence reposait sur un fonds
solide et se nourrissait d'idées généreuses, Sénèque, en plus d'un endroit,
recommande à Lucilius la simplicité, le naturel, et comme s'il était fatigué
de sa propre affectation, il va presque jusqu'à louer la négligence. Il
observe, avec beaucoup de raison, et sans trop songer qu'il se fait à
lui-même son procès, qu'un homme préoccupé du salut et de la guérison de ses
semblables n'a pas le temps de mesurer des syllabes ni de peser des
expressions : Ne perdons jamais de vue ce principe :
il faut dire ce qu'on pense, et penser ce qu'on dit. Que nos paroles soient
d'accord avec notre conduite. Proposons-nous d'instruire, et non de plaire.
Si l'éloquence se trouve dans nos discours, sans affectation, si elle s'offre
d'elle-même, si elle coûte peu d'efforts, à la bonne heure ; mais qu'elle ne
vienne jamais offusquer de son éclat l'importance des choses et le solide
mérite des pensées. Un malade ne demande pas un médecin qui parle bien, mais
qui guérisse. Pourquoi, dirait-il, cherchez-vous à me plaire ? Pourquoi
chatouillez-vous agréablement mes oreilles ? Il s'agit de bien autre chose :
c'est le feu, c'est le fer, c'est la diète que réclame mon état. Philosophe,
tel est aussi votre emploi : on vous a mandé pour guérir une maladie grave,
invétérée, contagieuse ; et vous allez vous occuper de l'arrangement des mots
![27]
C'est la doctrine de Chez les philosophies et les rhéteurs, toutes les leçons
n'étaient pas publiques ; on distinguait la grande et la petite leçon. La
première était pour la foule de tout rang et de tout âge, la seconde pour les
amis et les disciples les plus studieux. Quelques professeurs se contentaient
de cet auditoire restreint, et redoutaient l'éclat périlleux de la leçon
publique. Sénèque le père dit que la classe du rhéteur qu'il fréquentait se
composait d'au moins deux cents élèves ; ce nombre, déjà considérable, a dû
s'accroître avec la vogue et la prospérité de l'enseignement ; d'ailleurs,
l'affluence pouvait être plus grande, sans inconvénient, dans les cours de
philosophie, où l'on venait pour entendre et non pour soumettre un devoir à
la correction du maître. Sénèque, à soixante ans, allait quelquefois
s'asseoir parmi les auditeurs du philosophe Métronax. Il rapporte qu'on assiégeait
la classe d'Attale. L'entrée était-elle gratuite ? Sans aucun doute, dans la
plupart des cours publics. Sénèque, qui censure si amèrement ceux qui
trafiquent de la philosophie, eût témoigné moins de respect et de vénération
pour Sextius, Sotion, Attale et Fabianus, si leur enseignement eût été vénal.
L'auditoire n'était guère plus silencieux et plus recueilli que dans ces
séances solennelles de lectures publiques que Perse décrit ; et le maître
lui-même, au mépris de la gravité de son caractère et de son sujet, semblait
plutôt déclamer sur la scène que professer dans une chaire. Hâtons-nous de
dire que Sénèque, qui se plaint de cette inconvenance, trop générale, des
auditeurs et des maîtres, fait ses réserves en faveur de certains
philosophes, et particulièrement des philosophes romains, en qui il reconnaît
plus de tenue et de dignité que chez les Grecs. Voici, d'ailleurs, le tableau
qu'il a tracé de ces représentations théâtrales. Dès que le professeur
paraissait, des applaudissements, des cris, accompagnés de grands gestes,
éclataient dans la salle ; avait-il prononcé quelque belle sentence ou
quelque mot à effet, les assistants, transportés, s'agitaient sous l'empire
de l'enthousiasme ; les plus rapprochés se levaient, tendaient les mains et
formaient comme une voûte au-dessus de la tête de l'orateur. Le maître
précipitait ses paroles avec une incomparable volubilité, et frappant du
pied, remuant les bras, lançait sur la foule charmée le flot intarissable de
ses périodes sonores et de ses cadences harmonieuses. Il faut se rappeler
que, chez les anciens, les orateurs, même les plus graves, avaient un débit
très-animé, si on le compare à l'immobile rigidité des harangueurs modernes ;
notre froideur septentrionale doit tenir compte de la vivacité grecque ou
italienne. Sénèque désapprouvait ces pantomimes et cet enthousiasme indécent
; le philosophe, selon lui, doit montrer en public plus de réserve,
non-seulement qu'un comédien, mais qu'un orateur même, et par l'austérité de
son extérieur, par le calme de son débit, réprimer les extravagances de ses
auditeurs. La philosophie, disait-il, enseigne à agir et non à parler. La parole du maître doit
être réglée comme sa conduite : Quand je vois ces éloges inconsidérés
accueillir vos moindres paroles, croyez-vous que je vous admire ? Non, vous
me faites pitié. Prenez-y garde, ces clameurs d'une foule ignorante ne sont
pas pour vous le chant du triomphe, c'est votre oraison funèbre, c'est le cri
qui annonce la mort de votre talent et de votre vertu : Quidni ego
miserear ? Non laudatur ille nunc, si intelligas, sed conclamatur[29]. Telle était
aussi l'opinion de Fabianus, dont la modestie personnelle avait imposé à ses
auditeurs une contenance respectueuse. Musonius, un des plus célèbres
professeurs du règne de Néron, disait : Le
philosophe est un médecin ; lorsque vous sortez de chez lui, vous devez vous
en retourner, non point avec de folles démonstrations, mais d'un air triste
et soucieux, en mettant la main sur la plaie qu'il vient de découvrir en
vous. Lorsque le maître exhorte, conseille, avertit, réprimande, si ses
auditeurs lui prodiguent des louanges banales, s'ils se récrient, s'ils
gesticulent, s'ils sont ravis par des plaisanteries, par des cadences, par
des périodes, alors, soyez certains que celui qui parle et ceux qui écoutent
perdent leur temps, et que vous avez devant vous, non un philosophe, mais un
joueur de flûte[30]. Ces habitudes
d'immodestie étaient tellement enracinées dans ces natures expansives,
qu'elles passèrent des cours publics jusque dans les églises, et que les orateurs
chrétiens eurent beaucoup de peine à imposer silence à la pétulante admiration
de leurs auditeurs. Quatre siècles plus tard, nous voyons, par les Confessions
de saint Augustin, que le calme ne régnait pas davantage dans les écoles
romaines ; et ce Père raconte qu'étant venu à Rome pour y ouvrir un cours
d'éloquence, il ne put résister à l'indocilité de ses turbulents élèves, et
qu'il dut céder devant leur indisciplines. Ces auditoires étaient, en effet, bief mélangés, et quoique nous ayons pris plaisir à constater les heureux effets produits dans ces jeunes âmes par la philosophie, dignement représentée, nous devons reconnaître, ce qui est de tous les temps, que l'ivraie se mêlait au bon grain, et que la parole du maître ne tombait pas toujours en terre bien préparée. Sénèque, qui n'a rien perdu, à ce qu'il paraît, des souvenirs de sa jeunesse, et qui eût pu écrire ses mémoires, a crayonné ses condisciples aussi bien que ses professeurs : J'en ai connu, dit-il, qui restaient plusieurs années sur les bancs et qui ne prenaient pas la plus légère teinture de philosophie. Que dis-je, je les ai connus ? Mais c'étaient les plus assidus et les plus opiniâtres. On eût dit, non des élèves, mais des locataires du maître. D'autres viennent pour entendre, non pour apprendre ; la chaire est pour eux un théâtre, la leçon une comédie. Combien en voyez-vous pour qui l'école est un lieu public de distraction et d'amusement. Leur but n'est pas d'y laisser quelques vices, d'y puiser quelques règles de conduite, mais de procurer quelque plaisir à leurs oreilles. Il y en a pourtant quelques-uns qui apportent des tablettes, pour accueillir quoi ? Des pensées ? Non, des mots qu'ils répètent sans fruit pour les autres comme pour eux-mêmes. Près d'eux siègent les enthousiastes, dont le visage enflammé reflète les transports intérieurs ; ils ressemblent à ces eunuques phrygiens, ministres de Cybèle, qui entrent en fureur au son de la flûte. Mais qu'ils sont peu nombreux ceux qui rapportent à la maison les bonnes résolutions qu'il ont formées sous le charme de la parole du professeur ![31] Ces auditeurs sérieux, qui tenaient dans les cours publics de Rome la place occupée dans les nôtres par les élèves de l'École normales étaient comme ceux-ci, pour la plupart, des aspirants, des candidats à la philosophie : on les appelait proficientes, et ils se divisaient en trois classes, d'après leurs progrès, absolument comme les prosélytes dans les initiations orientales[32]. Ils assistaient aux cours avec des manuels appelés commentaires, sommaires, abrégés[33] : les principes essentiels de la philosophie et l'histoire succincte des systèmes s'y trouvaient contenus. Les premiers. aux cours, les aspirants en sortaient les derniers, attendaient le maître à la descente de la chaire, lui demandaient des éclaircissements et engageaient avec lui des entretiens savants et familiers, des conférences, litterata eolloquia[34]. Le philosophe Taurus, après sa grande leçon, donnait à tout le monde le droit de l'interroger sur les points obscurs ou mal compris[35]. Le maître prenait un soin particulier de ces fervents adeptes ; il était leur directeur, leur père spirituel ; il regardait leurs progrès comme son ouvrage et en ressentait une joie toute paternelle. On peut voir, dans les lettres à Lucilius, avec quelle délicatesse et quels ménagements il pratiquait l'art de former ces jeunes cœurs où il avait démêlé des indices de vertu et de bonne volonté. Sortons maintenant du détail des faits, et, par des
conclusions précises, mettons fin à cet exposé. C'est un point établi, une
certitude acquise, que le siècle d'Auguste a vu se constituer dans Rome, à
côté des écoles de déclamation, un enseignement philosophique, puissant par
le talent des maîtres, par le nombre des disciples, par la direction morale
qu'il a su imprimer aux esprits, et par l'enthousiasme qu'il a excité en
faveur des doctrines spiritualistes. Dans ce grand mouvement d'opinion qui, à
la suite des révolutions politiques, porta les classes éclairées vers l'étude
de la philosophie, dans ce travail général des intelligences, que les écrits
de Cicéron et de ses imitateurs, l'affluence croissante des philosophes
étrangers avaient provoqué et soutenu, notre attention s'est fixée
particulièrement sur la rapide prospérité d'une école, que nous avons appelée
l'école romaine, parce qu'elle nous a paru représenter fidèlement l'effort
personnel et le caractère original du génie romain en philosophie. D'un côté,
elle donne la main à Cicéron, dont elle a continué l'œuvre, et de l'autre à Sénèque,
qui est son élève. Nous avons vu cette école, sans autre autorité que
l'ascendant des vertus et de la science de quelques maîtres, enseigner
hautement à une société irréligieuse et pervertie Dieu, Considérez les disciples que cette école a formés. Je ne parle pas seulement de Sénèque, qui, par l'éclat de sa féconde imagination, a ébloui et dominé ses contemporains ; mais autour de lui, parmi ses admirateurs ou ses ennemis, il y a des noms d'un moindre prestige, mais d'un souvenir plus pur, des talents plus humbles et des convictions peut-être plus sincères ; et sans contredit ; l'élite de la génération qui a vécu sous les règnes de Caligula ; de Claude et de Néron, s'est inspirée du même enseignement, s'est nourrie des mêmes doctrines. Au nombre de ces courageux et nobles esprits, il faut compter Perse, interprète maniéré et pédant, écho servile des lieux communs philosophiques du temps, Censeur chagrin et maladif qui consuma sa frêle existence à critiquer le mal, et ne vécut pas assez pour faire le bien ; au demeurant, cœur honnête dont le caractère valait mieux que le talent ; Démétrius le Cynique ; l'ami, le directeur de conscience de Sénèque, philosophe d'une vertu sans faste, d'une pauvreté incorruptible, d'une rigidité de principes qui n'avait d'égale que l'austérité de ses mœurs, exempt de tout frivole amour de la popularité, et qui osa rester l'ami de Sénèque lorsque celui-ci était tout-puissant et décrié ; — Musonius Rufus, chevalier romain qui professa la philosophie sous Néron avec un grand succès, dit Tacite ; successeur des Sextius, il fut le maître d'Épictète ; — Julius Canus, l'une des victimes de Caligula, dont le calme héroïque est si fréquemment décrit par Sénèque ; — Lucilius, qui a reçu des confidences destinées à la postérité, et que des écrits pleins de vigueur et de savoir, une persécution vaillant. ment soutenue pour la philosophie avaient rendu digne de l'amitié qui l'a illustré ; — Claranus, Aufidius Bassus, Marcellinus, Passienus, Novius Priscus, Liberalis, Sérénus, Fabius Rusticus, cités avec éloge dans des ouvrages qui furent dédiés à la plupart d'entre eus ; enfin y cette cohorte d'hommes qui moururent avec honneur, lorsque l'honneur consistait à mourir, Lucain, Thraséas, Helvidius Priscus, Paconius, Montanus, Rubellius Plautus : voilà les principaux représentants de cette société qui a grandi sous la discipline des Maîtres du siècle d'Auguste, et sur qui l'école romaine a marqué son empreinte. Autre preuve de l'étendue de cette influence. Entrez dans
les classes des déclamateurs : au milieu des puérilités prétentieuses, du
vain cliquetis de mots à effet et de périodes torturées, qui tiennent lieu
d'éloquence, vous entendez tout à coup quelque belle maxime, quelque vérité
philosophique dont la hardiesse et la nouveauté vous étonnent. C'est, sans
doute, un élève des philosophes qui se souvient de la leçon de la veille ; ou
plutôt ces idées sont devenues tellement familières à la jeunesse qu'elles
entrent naturellement, et à titre d'arguments reçus, dans le corps du
discours. Est-ce, par exemple, une simple réflexion de déclamateur, une
phrase sonore et creuse, que cette pensée qui échappe à Arellius Fuscus,
lorsqu'il proteste dans une suasoria
contre la proscription dont Cicéron est menacé par Antoine : Ce qui tombera sous les coups du triumvir c'est le corps,
enveloppe fragile et caduque, sujette aux maladies, jouet de la fortune,
proie des proscriptions. Mais l'âme lui échappera, l'âme qui a une céleste
origine, qui ne connaît ni la vieillesse ni la mort, et qui, débarrassée des
liens de chair qui l'oppriment, prendra son vol vers sa patrie, et vers les
astres dont elle descend[36]. On ne
s'étonnera plus de trouver dans Sénèque le principe de l'égalité des hommes
et la condamnation de l'esclavage, lorsqu'on saura que Silius Bassus et
Albutius disaient, bien avant lui, dans leurs Controversiæ : Selon la nature, il n'y a ni homme libre, ni esclave ; ce
sont des noms inventés par la fortune et imposés par elle. Après tout, ne
sommes-nous pas d'anciens esclaves ? Qu'était, je vous prie, le roi Servius ?...
Si les hommes pouvaient choisir leur condition, il
n'y aurait ni plébéiens, ni pauvres ; chacun se hâterait d'entrer dans une
famille opulente. Mais, avant notre naissance, le hasard est le maître, et
dispose de nos destinées. Nous n'avons quelque valeur qu'au moment où nous
commençons à être nous-mêmes. Qu'était-ce que Marius, si nous ne voyons en
lui que ses ancêtres ? un homme de rien. Parmi tous ses consulats, que
voyez-vous de plus illustre ? son mérite. Si Pompée avait dû sa grandeur aux
figures de cire de son atrium, personne ne l'eût appelé le grand Pompée.
Prends un noble, quel qu'il soit, examine-le, retourne-le, remonte à la
source : tu trouveras une basse extraction. Et à quoi bon parler ici des
particuliers. Regardez Rome elle-même : dans une si vaste enceinte, parmi
tant de palais, il n'y a rien de plus noble que l'humble cabane de Romulus.
Ce chaume efface par son éclat la splendeur du Capitole. Accusez les Romains
qui étalent leur bassesse au lieu de la dissimuler, et pour qui rien n'est
grand s'il ne vient d'une faible origine[37]. La pitié, la
tolérance, l'oubli des injures, sentiments si souvent refusés aux anciens,
éclatent à chaque page : Personne n'est exempt de
défauts ; celui-ci est colère, celui-là voluptueux ; Caton était emporté,
Cicéron faible, Sylla cruel, tous nous sommes pécheurs[38]. Il n'y a pas de loi qui interdise la pitié. Quoi ! vous
m'empêcherez de pleurer à la vue d'un homme dans l'infortune ? Quoi I vous me
défendrez de secourir celui que son dévouement a mis en péril ? Nous sommes
maîtres de nos sentiments. Il est des droits non écrits, mais plus
inviolables que tous les droits écrits. J'ai beau être encore en tutelle,
j'ai le droit de faire l'aumône à un mendiant, d'ensevelir les cadavres sans
sépulture. Il est mal de ne pas tendre la main à ceux qui tombent. Oui, ce
sont là des droits qui sont le patrimoine de l'humanité... Soyez humain et miséricordieux ; la fortune change,
souvent elle abat ceux qu'elle a élevés. C'en serait fait du monde entier si
la pitié ne mettait un terme à la colère... Aidons-nous,
portons mutuellement nos fardeaux[39]. Qu'est-ce que les pleurs ? une protestation timide contre
les rigueurs du sort[40]. Dès ce
temps-là, il se trouvait des esprits judicieux qui s'étaient aperçus que la
guerre est un fléau, et des esprits chimériques qui espéraient l'abolir : Voici que deux armées rangées en bataille s'avancent l'une
contre l'autre ; ce sont souvent des citoyens, des alliés, des parents qui
vont en venir aux mains. Bientôt, la 'plaine est jonchée de cadavres,
couverte de dépouilles et de pillards. Si quelqu'un demandait ce qui arme
ainsi l'homme contre son semblable ; car enfin, les bêtes fauves ne se font
point la guerre, et, si elles se la faisaient, l'homme, fils des dieux,
devrait-il les imiter ? Quelle odieuse fureur, dirait-il, vous pousse à vous
abreuver de votre sang, vous qui ne formez qu'une même race et qui avez la
même origine ? Ah ! c'est pour couvrir de mets délicats des tables superbes,
c'est pour faire briller l'or dans vos maisons, que vous commettez ces
parricides ! C'est pour satisfaire votre gourmandise et votre luxure que vous
asservissez l'univers ! L'argent, voilà donc le principe de nos guerres et de
nos discordes, voilà ce qui pousse les hommes à s'entr'égorger, malgré los
liens de parenté naturelle qui les unissent[41]. Un autre
rhéteur réclamait avec force contre la cruelle avarice des maîtres qui
exposaient leurs esclaves malades dans l'île du Tibre, pour se dispenser de
les soigner et de les guérir, ou bien qui les mutilaient pour en faire des
mendiants et spéculaient sur le produit des aumônes. En résumé, la
philosophie avait emprunté les procédés de la rhétorique, et celle-ci
empruntait les idées de la philosophie. Ainsi s'élevaient, dans le calme profond de la paix d'Auguste, les jeunes générations. Appelées à traverser les épreuves de ces siècles douteux, où de grands destins s'achèvent, où de plus grands destins commencent, elles se fortifiaient aux plus pures sources des doctrines émanées de la raison humaine. Déjà s'annonçait ce formidable mouvement de rénovation sociale et religieuse, dont elles tressaillaient elles-mêmes, qu'elles préparaient à leur insu, et dont elles étaient loin de prévoir les suites. Ainsi naissait et éclatait de toutes parts un esprit nouveau, issu tout à la fois du travail séculaire de la pensée, du résultat politique des événements qui avaient tour à tour agité, apaisé, constitué l'ancien monde, et de ces mystérieux et indéfinissables instincts de l'humanité qui pressentent et appellent l'avenir. Quoi d'étonnant que Sénèque, contemporain de cette ardente jeunesse, auditeur assidu de ces professeurs véhéments, ait embrassé avec la chaleur de son âme les doctrines de cette école glorieuse, et qu'il en ait reproduit, avec la vigueur expressive de son style, les hardiesses et les nouveautés ? Nous avons touché là à l'une des sources principales de sa philosophie. |
[1] Toute famille de patriciens, ou même de parvenus et d'enrichis, avait son directeur, quelquefois deux, l'un pour le mari et l'autre pour la femme. Survenait-il quelque affliction, on avait recours au philosophe, qui prononçait une consolation. Son office consistait à tenir dans un état de modération, de calme et de contentement intérieur les âmes confiées à ses soins, et à résoudre le problème philosophique du souverain bonheur pour la famille. Quand le maître, succombant à l'ennui, ou fuyant les menaces du tyran, voulait mourir, le philosophe le préparait à l'épreuve suprême, il assurait la main tremblante sur la garde de l'épée. — Plus d'un intrigant, sans doute ; plus d'un Tartuffe philosophe se faufilait dans cette multitude bigarrée de petits manteaux grecs et asiatiques qui assiégeaient la maison des grands et y briguaient Une place ; mais ce ministère spirituel a été très-dignement exercé par de véritables sages.
[2] Athénodore était le directeur de l'empereur ; Arée était celui de l'impératrice Livie. Julien, Dion, Zosime, Plutarque s'accordent à louer le mérite et la discrétion de tes philosophes. C'est Athénodore qui donna à l'empereur le conseil de réciter les vingt-quatre lettres de l'alphabet quand il se sentirait en colère. Sénèque a cité plusieurs fragments de ses pensées. Athénodore était de Tarse, et il retourna mourir dans sa patrie avec le titre de préfet. Arée était d'Alexandrie : Sénèque (Consol. à Marcia) cite l'exorde de la consolation que ce philosophe adressa à Livie après la mort de Drusus.
[3] On peut ajouter à cette liste des noms moins connus : les jurisconsultes Labéon et Atéius Capiton, dont les écrits sont mentionnés par Aulu-Gelle et saint Augustin ; certains amis ou correspondants d'Horace, Lollius, Quinctius, Numicius, Aristius Puscus, Iccius, qui étaient, comme le poète, mais avec moins d'éclat et d'originalité que lui, disciples des philosophes et libres amis de la philosophie. Quintilien cite un stoïcien, Plancus, auquel il accorde de la profondeur ; un épicurien, Catius Miltiades, auquel il reconnaît du brillant.
[4] Deux fois la rhétorique et la philosophie avaient été chassées de Rome : en 593, par un édit qui bannissait les philosophes grecs ; en 662, par un Sénatus-consulte qui fermait les écoles des rhéteurs. César, imité en cela sans doute par Auguste, accorda le droit de cité à tous ceux qui professaient les arts libéraux. Il est certain que la philosophie ne fut pas enseignée en latin avant l'époque du principat ; en effet., puisqu'on interdisait l'enseignement de la rhétorique en langue vulgaire, comme une innovation dangereuse, aurait-on souffert une philosophie latine ? C'est vers la fin de la république que les rhéteurs latins osèrent reparaître ; c'est donc vers la terne époque seulement, mais un peu plus tard, que la philosophie a pu être enseignée en latin. — Parmi les philosophes dont nous allons parler, quelques-uns, comme Sotion, Attale, professaient en grec ; d'autres, comme Fabianus, enseignaient en latin. Les deux enseignements ; grec et latin, se développaient concurremment et avaient les mêmes auditeurs.
[5] Épître LXIV à Lucilius.
[6] Ép. LXXIII.
[7] Ép. LIX.
[8] Ép. CVIII.
[9] Sénèque, Quæst. nat., VII, 32.
[10] Ép. CVIII.
[11] Épit. CVIII. — C'est en l'an 19 que Tibère chassa de Rome les Juifs, les Égyptiens et leurs prosélytes. (Tacite, Ann., II, 85.)
[12] Ép. CX.
[13] Ép. XLVIII.
[14] Ép. CVIII.
[15] Ép. LXVII.
[16] Ép. LXXII.
[17] Ép. CVIII.
[18] Controverses, II, prœf.
[19] Controverses, I, prœf. — Comp. Cicéron, de Divinat., II, 2.
[20] Ép. XV.
[21] Je suis plein de vénération, disait Sénèque, pour les découvertes des sages et pour les auteurs de ces découvertes. Quel héritage ils out laissé aux hommes ! Mais agissons en bons pères de famille : augmentons notre patrimoine, et ne le transmettons pas sans accroissement à nos neveux. Les anciens ont tout entrepris, mais ils n'ont rien achevé, et, eussent-ils tout découvert, il resterait à appliquer leurs découvertes. (Épit. LXVIV.)
[22] Ép. XCIV, XCV. — Voici les termes mêmes de Sénèque : Morum notatio, admonitiones, prœcepta, suasio.
[23] Id. — Exempla, fabellœ.
[24] Id. — Imagines, similitudines.
[25] Ép. LII.
[26] Ép. C.
[27] Ép. LXXV.
[28] § IV.
[29] Ép. LII, XXIX, XL, LXXV, XX.
[30] Aulu-Gelle, V, 1.
[31] Ép. LVIII.
[32] Ép. LXXV.
[33] Ép. XXXIX. — Commentarii, summaria, breviaria, indices.
[34] Ép. CVIII.
[35] Aulu-Gelle, I, 26.
[36] Suas., VI.
[37] Controverses, III, 21. — I, 6.
[38] Omnes peccavimus.
[39] Alter alterius onera detulimus.
[40] Controverses, IV, 25. — 11, 12. — I, 1. — VIII, 6.
[41] Controverses, II, 9, 14.