État des esprits au temps de Sénèque. — Caractères communs au stoïcisme et au christianisme naissant. — Rapports de Sénèque avec saint Paul ; sens philosophique de cette tradition.La domination romaine, en s'imposant au monde ancien, y avait détruit les libertés politiques ; mais elle laissait à l'esprit son indépendance et la pleine possession de lui-même. L'humanité dépouillée avait gardé les arts, la philosophie et la religion, tous ces biens qu'un vainqueur ne peut saisir et qu'il méprise. Rome, en effet, ne comprenait pas la grandeur de cet empire moral qui, s'exerçant par des idées et des sentiments, maîtrise les plus nobles facultés de notre nature ; attentive à la défense de ses frontières, elle était loin de pressentir ou de craindre l'hostilité des opinions et les révolutions intérieures de la conscience. Cependant, au milieu du repos et de l'épuisement qui suivirent la conquête, la pensée libre se développait de jour en jour avec une nouvelle vigueur ; tout ce qui dans l'homme était étranger ou supérieur à la condition politique, tout ce qui ne tombait pas sous le joug, tout ce qui échappait à cet état misérable où la guerre avait réduit les peuples, devenait pour les vaincus plus précieux et plus cher. C'était un monde meilleur, un inviolable asile où l'âme retrouvait sa dignité, sa vie, ses espérances, avec le droit de mépriser ses maîtres. Violemment détachée de la terre, privée de ces grands intérêts, de ces généreuses affections dont autrefois se nourrissait son ardeur, elle se réfugia, de toute l'énergie de ses souffrances, dans le sein de la philosophie et de la religion, et y porta cette activité passionnée qui ne pouvait plus se répandre au dehors. Époque de crise douloureuse et de salutaires épreuves, où l'homme, courbé sous la main qui l'opprimait, se redressa fièrement vers des régions plus hautes ; où, proscrit de la gloire et de la patrie, il s'exila sur les sommets de la pensée, puisant une grandeur nouvelle dans sa détresse, et l'amour des biens immatériels dans le dégoût du monde et de ses misères. Cette tendance à un spiritualisme exalté, née d'un malaise moral, n'existait pas seulement chez les nations humiliées par les armes romaines : Rome aussi portait le poids de l'oppression sortie de son sein. Contre les excès d'une tyrannie en démence, qui confondait tous les droits, toutes les grandeurs, tous lu talents, dans l'égalité de la servitude et de l'avilissement, il se forma dans le secret des cœurs un soulèvement des plus nobles et des plus purs instincts de la nature humaine, une révolte de la vertu, de la pudeur, de la raison, de la justice impunément outragées. L'immoralité profonde, qui avait gagné toutes les classes, aggravait les souffrances politiques, et redoublait l'horreur qu'inspirait une société ainsi flétrie et désespérée. Cet orgueil effronté des richesses mal acquises, étalant dans les plaisirs privés et publics un luxe insensé ; cette ivresse de voluptés où grands et petits se plongeaient pour s'étourdir ; cet abus de la matière tourmentée pour les besoins d'une sensualité raffinée ; cette continuelle orgie des vices les plus extravagants, indignaient les âmes élevées, les intelligences d'élite, avides de travaux, de périls, de gloire, et condamnées à l'inaction ou au déshonneur. Dans tous les temps où la diffusion des richesses, certains progrès de la civilisation et, ce qui est le pire malheur, la ruine des libertés publiques, établissent l'ascendant des influences corruptrices, tandis que l'amour du bien-être, le désir d'une vie molle et sensuelle enflamme les appétits vulgaires, on voit certains esprits généreux se refuser à ces indignes jouissances, mépriser ce que la multitude adore, goûter je ne sais quel âpre plaisir à résister au siècle, e cultiver intrépidement des vertus abandonnées. Telles sont les causes principales qui, au commencement de l'ère moderne, firent naître et développèrent dans le monde un esprit nouveau, hostile aux puissances malfaisantes sous la domination desquelles était l'humanité. Une lutte s'engagea, lutte religieuse et philosophique, conflit des deux principes qui constituent notre nature et règlent nos destinées : le principe intelligent, immatériel protesta avec énergie contre l'envahissement et l'empire immodéré du principe matériel, représenté par la violence, par les richesses, par les plaisirs. L'esprit nouveau, s'inspirant de cette antipathie, exalta tout ce que le siècle avait méconnu ou proscrit ; il glorifia l'indépendance en haine de la conquête, la pauvreté par dégoût de l'opulence, la solitude par ennui du monde, la chasteté et la tempérance par mépris pour les dérèglements d'une génération pervertie. A cet état d'abjection où l'homme était descendu, il opposa les idées les plus hautes sur l'excellence de sa nature, la noblesse de son origine, la puissance de ses facultés, l'étendue de ses prérogatives ; en dédommagement de ces biens terrestres qui lui étaient ravis, il lui donna l'infini pour carrière et pour domaine, il lui montra au fond de lui-même des richesses intérieures qu'il ne soupçonnait pas, et au delà d'une existence éphémère, des espérances qu'il avait trop dédaignées. Insensiblement, ces idées pénétrèrent dans les intelligences, tantôt sous une forme vague, confuse, incertaine, tantôt avec force et avec clarté. Ce fut comme une lueur céleste, comme un rayon divin qui brilla sur cette impure atmosphère où respirait le monde romain ; là se tournèrent les regards de ceux que n'avaient pas corrompus la contagion du siècle, et qui n'avaient pas entièrement abdiqué la dignité humaine. Parmi toutes les doctrines sorties du travail de la sagesse antique, une seule était digne d'exprimer ces pensées nouvelles et répondait à ces besoins naissants. Ce n'était ni le scepticisme de Pyrrhon ou de la nouvelle Académie, ce dissolvant qui avait ruiné dans les esprits les nobles principes de la philosophie platonicienne ; ni la doctrine de la sensation et de la volupté, trop indifférente au spectacle du mal ou trop aisément complice ; ces systèmes, étroitement liés à la société vieillissante, dont ils ont accéléré le déclin, en suivront la destinée. Dépositaire des maximes spiritualistes de la morale grecque et des derniers restes de la vertu romaine, le stoïcisme seul s'accordait avec la tendance philosophique de l'esprit humain, et pouvait lui prêter le secours de son enseignement, la vigueur de ses convictions. D'un autre côté, ni les fables décréditées du polythéisme, ni ce mélange de superstitions bizarres enfantées par la corruption du sentiment religieux, ni les pratiques de la sorcellerie ou du charlatanisme ne suffisaient à contenter et à nourrir l'ardeur mystique dont certaines âmes se sentaient agitées : le monde appelait une religion nouvelle, et le christianisme s'annonçait. Entre l'école du Portique et l'Évangile il existe des différences essentielles ; mais quelque distinctes et séparées que soient ces doctrines, un trait leur est commun : toutes les deux s'accordent à faire prédominer l'âme sur le corps, l'esprit sur la matière, à prêcher le détachement des choses périssables, le goût des biens surnaturels, l'exercice des plus austères vertus. Au sein de Rome, en face de l'appareil menaçant que déployait la puissance politique, le stoïcisme déclara que la liberté humaine était au-dessus des atteintes de la force ; il nia que le sage fût esclave dans les fers. La véritable indépendance, disait-il, est celle de l'homme maître de lui-même et vainqueur de ses passions ; la servitude réelle est celle que nous imposent les vices. Il n'existe qu'un empire, celui de la vertu et de la raison ; là le sage est roi, en quelque état que la fortune l'ait placé ici-bas. Combien sont dignes de pitié les limites étroites des empires de la terre ! Qu'est-ce que ces armées immenses qui s'agitent ? mie fourmilière en mouvement. Les choses vraiment grandes sont au-dessus de nos têtes ; là s'étendent des espaces infinis, ouverts à notre âme. Elle y trouve sa vie, sa force, et reconnaît son origine. Une preuve de sa divinité c'est qu'elle aime le divin et s'en nourrit. Voilà ce qui donne du prix à l'existence ; c'est de pouvoir contempler ces célestes merveilles, c'est d'être initié à ces sublimes mystères. A quoi bon voir le jour, si ce n'est pour jouir de cette prérogative ? Serait-ce pour préparer des boissons, et pour charger de nourriture un corps défaillant ? Oh ! que l'homme est chose vile, s'il ne s'élève au-dessus des choses humaines ![1] Le christianisme, de son côté, parcourait les provinces, en disant aux vaincus, aux opprimés, à tous ceux qui souffraient : Élevez vos cœurs ! C'est aux choses d'en haut qu'il faut attacher vos regards et vos espérances, et non à celles de la terre. Votre séjour n'est point ici ; le ciel est votre patrie, votre demeure. Esclaves, embrassez la sainte liberté des enfants du Christ. Votre sagesse n'est point celle des puissances du siècle, qui passent et s'évanouissent ; cherchez le royaume de Dieu ![2] En ce qui touche à la conduite de la vie, à la règle des mœurs, l'enseignement stoïcien et les prescriptions apostoliques se ressemblaient en plus d'un point : La vie est un combat, répétaient les chrétiens et les philosophes, la pauvreté un bien, la souffrance un gain pour la vertu, le corps un fardeau et une prison. Fuyez le monde et ses plaisirs dangereux ; habitez en vous-même ; le devoir de l'homme est de surveiller l'intérieur de son âme, d'épier ses vices naissants, de se demander à soi-même un compte sévère de ses fautes, de tendre constamment à la perfection. Ce n'est pas le corps qu'il faut exercer, mais l'âme ; mortifiez votre chair, réprimez par l'abstinence l'ardeur de ses appétits ; et le principe divin qui l'anime et qu'elle opprime, dégagé du poids de la matière, s'élèvera d'un vol plus libre vers le ciel. C'est par ces moyens que vous parviendrez à goûter la paix inaltérable de la conscience, et cette joie sans mélange que procure le silence des passions et la pratique du bien[3]. L'influence de ces deux doctrines, si souvent unanimes,
agissait en même temps et aux mêmes lieux, avec la différence toutefois qui
distingue la religion de la philosophie. A Rome, dès les commencements de
l'empire, un stoïcisme pythagoricien était enseigné par Sextius, Attale,
Sotion, à Sénèque, à Julius Canus, Thraséas, Helvidius Priscus, Musonius. On
vit sous Tibère des jeunes gens, élevés dans la mollesse et la vanité du
siècle, renoncer, au sortir de ces leçons, à l'usage du vin, vivre de
légumes, et se condamner par enthousiasme aux rigueurs de l'ascétisme[4]. La philosophie
du Portique a marqué son empreinte sur tous les esprits supérieurs de cette
époque ; Perse, Lucain, Juvénal, Tacite, ont grandi sous sa discipline :
philosophie militante et résignée tout ensemble, elle nourrissait d'héroïsme
et de tristesse ces âmes ardentes et blessées. Un commun mépris pour le
monde, un égal courage en face de la mort, et comme une parenté d'orgueil et
de sauvage indépendance rattachaient les cyniques et Démétrius leur chef aux
stoïciens[5]. Ces sectes
comptaient aussi des partisans dans tes provinces, partout où la langue
grecque et les écrits de Cicéron avaient répandu la philosophie. Leurs
principaux centres étaient à Athènes, à Rhodes, naguère illustrée par
Panétius et Posidonius ; à Alexandrie, sur les confins de l'Orient et de
l'Occident[6].
Mais le stoïcisme recélait un principe de faiblesse qui arrêta ses progrès et
borna son action : uniquement préoccupé de l'homme et de la vie présente, et,
malgré de rares élans, incertain sur la vie future et silencieux sur Dieu, il
laissait en souffrance le sentiment religieux, excité dans les multitudes.
Aussi la plupart de ses adeptes appartenaient aux classes savantes de la
société grecque et du monde romain, habituées à défigurer Au contraire, le caractère éminent du christianisme,
c'était de mettre dans une lumière éclatante l'idée de Dieu, de proclamer ses
attributs, sa toute-puissance, son action sur le monde et sur notre âme ;
enfin, de convaincre l'homme de son insuffisance et de l'unir intimement à un
créateur. Il ne s'adressait pas seulement aux esprits cultivés, à ceux qui
sont capables d'une réflexion savante sur la nature et sur eux-mêmes ; il
prêchait aux simples, enseignait la foule, en qui la pensée n'éclaire point
le sentiment, et qui souffre et désire sans voir clairement ni la raison de
ses souffrance ni l'objet de ses vœux. L'Orient le premier se jeta avec
transport dans ses bras. En Orient surtout les tendances nouvelles avaient
pris la forme du mysticisme. Effarouchées par la violence, les vices et les
idées de l'étranger, les populations avaient tourné leurs espérances vers
l'avènement du royaume de Dieu. L'attente du libérateur, ce long désir du
peuple juif, gagnait de proche en proche. Les villes étaient parcourues par
une foule de magiciens et de faux prophètes qui abusaient les pressentiments
populaires, et les entretenaient en les trompant. Vingt ans après la mort du
Christ, la religion qu'il avait fondée était répandue dans l'Asie Mineure et
sur les côtes de Une singularité de ces temps si féconds en contrastes, et
qui s'est plus d'une fois reproduite, c'est que le stoïcisme et le christianisme
furent encore plus séparés par leurs différences que rapprochés par leurs
analogies. Travaillant l'un et l'autre au bien de l'humanité, non-seulement
ils ne formèrent aucune alliance, mais ils méconnurent leurs rapports et se
traitèrent en ennemis. Le christianisme condamna un système dont les
principes essentiels étaient contraires à ses dogmes ; le stoïcisme, injuste
par dédain et par ignorance, persécuta les chrétiens. Ces empereurs et ces
écrivains stoïciens qui ordonnèrent ou approuvèrent les persécutions,
professaient à leur insu, sur plus d'un point, les mêmes maximes que ces
obscurs néophytes, flétris d'absurdes calomnies. D'une
extrémité du monde social à l'autre les vérités se rencontraient sans se
reconnaître[7].
Cependant, entre la morale évangélique et celle des stoïciens contemporains
de l'Évangile, éclate une telle conformité de maximes, un accord si fréquent
de sentiments, que certaines personnes sont tentées de voir clans ces
ressemblances autant d'emprunts faits aux livres saints par les philosophes.
A les en croire, ce n'est pas à la vertu propre de la philosophie, ni à
l'enthousiasme de ses sectateurs, qu'il faut attribuer cette pure et sublime
doctrine ; ces transports sont imités, ces maximes sont dérobées, cette
éloquence est un écho affaibli du christianisme. Non-seulement Mare-Aurèle,
témoin des progrès de la foi chrétienne, en a senti l'influence ; mais au
temps même des apôtres, à l'origine des premières Églises, les Épîtres et les
Évangiles, à peine publiés, ont servi de modèles secrets aux écrivains
philosophes, dont la vanité mettait à profit ce nouvel enseignement sans oser
l'avouer. — Ce rapprochement hypothétique de De tous les apôtres, celui qui, par son génie naturel, par la grandeur de la mission qui lui fut confiée, par le nombre et le caractère de ses écrits, exprime le plus parfaitement pour la postérité le spiritualisme chrétien, c'est saint Paul, cet homme du troisième ciel[8]. De tous les contemporains des apôtres, l'interprète le plus éloquent, le plus enthousiaste, sinon le plus irréprochable, de la morale stoïcienne, c'est Sénèque. Il a un sentiment profond de la dignité humaine, et il le communique ; une vue délicate et pénétrante des mystères du cœur, qui lui inspire parfois un langage plein d'onction ; un génie souvent capricieux, irrégulier et gâté par l'affectation, mais naturellement grand ; ses écrits sont empreints de cette noble tristesse, grâce austère des douleurs de la pensée, qui se répand sur l'âme lorsqu'elle descend trop avant en elle-même, ou lorsqu'elle s'élève d'un vol trop assidu vers l'infini ; il est épris des plus belles et des plus difficiles vertus ; non-seulement il aperçoit la main de Dieu marquée dans la nature, mais il l'admire et en célèbre la puissance. A ces traits, et à d'autres semblables, que faut-il reconnaître dans Sénèque, sinon une vive image, une éclatante expression des désirs, des progrès, des tourments de ses contemporains, et ce privilège des grands esprits qui paraissent devancer le siècle dont ils s'inspirent, parce qu'ils sentent avec énergie ce que d'autres éprouvent d'une manière faible et indécise ? Au lieu de considérer l'ensemble de ses doctrines, et de te comparer à lui-même, à ses devanciers, à ses modèles en philosophie, on a mieux aimé rapprocher des phrases, confronter des expressions, relever curieusement de frivoles circonstances de temps et de lieu, rassembler des conjectures, colorer des suppositions, pour aboutir, contre toute vraisemblance, à faire de ce philosophe, de ce ministre de Néron, un plagiaire de l'Évangile et le disciple équivoque de la primitive Église. Nous nous proposons d'examiner cette tradition souvent discutée, mais qui, selon nous, peut l'être encore avec fruit ; nous en étudierons les origines, les fondements et la valeur. Avant tout, il importe de l'exprimer en termes précis, car elle a pour premier caractère d'être vague et indéterminée. Le moyen âge croyait naïvement au christianisme de Sénèque ; il supposait converti celui qui avait entendu saint Paul, et le plaçait dans le ciel avec Trajan, Aristote, Socrate, Virgile et Cicéron. Cette opinion, tolérante et exclusive tout ensemble, puisqu'elle ne reconnaît pas de grand philosophe qui n'ait été un saint[9], est du moins conséquente, et honorable pour l'Apôtre. Car comment imaginer qu'il ait été lié avec Sénèque sans le persuader, et que celui-ci se soit inspiré de l'Évangile sans y croire ? Qu'est-ce que cet état intermédiaire entre la foi et l'incrédulité, entre l'aversion et la sympathie ? Est-ce bien là ce qui a pu exciter dans Sénèque l'enthousiasme de la vertu et ces aspirations généreuses qui sortent des entrailles mêmes de sa philosophie ? Suffit-il, pour s'animer de l'esprit de l'Évangile, d'une lecture faite d'un œil distrait et d'un cœur froid ? Ou Sénèque a été vraiment chrétien, ou le caractère élevé de sa morale a été dû à d'autres causes. L'instinct religieux du moyen âge ne s'y trompait pas ; sa croyance était peu éclairée, mais logique ; son christianisme, exempt de raffinements, ne concevait pas ces relations mondaines et ces rapports de bonne compagnie entre l'ardent apôtre du Crucifié et le ministre de l'empereur. Il mettait ici-bas le philosophe aux genoux du chrétien, et à ses côtés dans l'autre monde ; il n'imaginait pas de les rapprocher par un vain échange de politesses. Mais d'autre part, comme cette légende, respectable dans sa simplicité et sa bonne foi, ne sera jamais que l'illusion d'un esprit borné ; comme les écrits, la vie et la mort de Sénèque y répugnent également, et que sous cette forme elle est insoutenable, ses défenseurs, pour la concilier avec la raison, lui ôtent ce caractère d'affirmation naïve ; ils l'amoindrissent pour oser la soutenir ; ils la laissent dans le vague pour la rendre insaisissable, et ne corrigent l'invraisemblance qu'en sacrifiant la logique. Voici cette forme mitigée et rajeunie, compatible avec la science et susceptible de discussion : Sénèque a connu saint Paul à Rome ; il lui a parlé, lui a écrit, en a reçu des lettres ; il a lu ses Épîtres, l'Ancien et le Nouveau Testament ; il a estimé le christianisme sans y croire, a plaint ses adeptes sans oser les louer ni les défendre : indécis entre la terre et le ciel, entre l'Évangile et la philosophie, craignant le courroux de l'empereur plus que la perte de son âme, et plus jaloux de sa réputation parmi les hommes que de son salut éternel, il est mort incrédule, se contentant de copier dans ses écrits les maximes des chrétiens sans y conformer sa conduite. Telle est l'expression la plus récente et la plus ingénieusement calculée de l'ancienne légende ; c'est le résumé le plus complet des thèses nombreuses dont elle a été l'objet aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, dans le monde chrétien et érudit. Notre dessein est de suivre cette opinion dans tous ses détails, sans rien affaiblir ni rien omettre, et d'en examiner avec scrupule les vraisemblances historiques et les preuves littéraires. Ce qui donne à cette tradition une certaine importance, ce qui agrandit le débat dont elle est l'occasion, c'est qu'elle fait partie d'un vaste ensemble d'attaques de tout temps dirigées contre la pensée humaine. Loin d'être isolée, sans conséquence et sans appui, elle n'est qu'un point particulier d'une thèse générale, très-ambitieuse, qui ne tend à rien moins qu'à dépouiller la philosophie du mérite original de ses conceptions les plus hautes. S'il faut en croire, en effet, une certaine classe de
critiques, ingénieux à démêler des ressemblances et à soupçonner des larcins,
Sénèque n'est pas le seul philosophe qui soit redevable à l'Écriture sainte :
la sagesse ancienne n'a pas un principe assuré en morale et en métaphysique,
pas une idée juste sur Dieu, sur la création et le gouvernement de l'univers,
sur la nature et les destinées de l'âme, qui ne lui soit venue de Mais laissons de côté l'immense controverse que soulève l'imprudente audace de ces entreprenants adversaires. Ils ont fort à souffrir en ce moment, comme chacun sait, d'un vigoureux retour offensif et de sévères représailles sur ce champ de bataille illimité qu'ils ont eux-mêmes choisi[12]. Content d'avoir signalé la liaison qui existe entre ce débat compliqué et le sujet spécial qui nous occupe, enfermons-nous dans nos propres limites ; attachons-nous à la forme précise de la discussion par nous annoncée : Sénèque a-t-il connu saint Paul ? Sa philosophie généreuse, dont l'inspiration parfois semble chrétienne, est-elle une imitation ou une émanation des livres chrétiens ? L'opinion qui soutient cette hypothèse s'arme de trois espèces de preuves : les unes sont tirées de l'établissement de la foi nouvelle à Rome et des conversions opérées dans le palais impérial ; les autres, plus sérieuses ou du moins plus apparentes, sont empruntées aux écrits de Sénèque, dont certains passages, habilement confrontés avec les textes chrétiens, font illusion à des lecteurs peu instruits ; un troisième groupe d'arguments est formé d'une série de témoignages qui commencent à saint Jérôme et qui finissent à M. de Maistre. Le tout se couronne d'une quinzaine de lettres attribuées aux deux personnages et composées au IVe siècle ; monuments fictifs d'une intimité et d'une correspondance imaginaires. Nous suivrons cet ordre ; nos recherches se diviseront d'elles-mêmes en trois parties : la première, plus spécialement historique, retracera la situation comparée du christianisme et du stoïcisme au temps de Néron ; la seconde, d'un caractère plus philosophique, aura pour objet de rechercher dans les prédécesseurs de Sénèque et jusque dans Platon les traces nombreuses de son prétendu christianisme. La discussion des témoignages achèvera, nous l'espérons, d'ôter tout crédit et même toute apparence à une légende qui, sous ses formes diverses, naïve ou savante, n'a jamais été qu'une fable pieuse. |
[1] V. Sénèque, passim, et notamment, pour ce passage, le début du 1er livre des Questions naturelles.
[2] Saint Paul, Épîtres, passim, et particulièrement celles aux Éphésiens, aux Philippiens, aux Thessaloniciens.
[3] Tous ces préceptes se trouvent à la fois dans Sénèque et dans saint Paul.
[4] Sénèque, Ép. 108, 109.
[5] Id., De Brevit. vitæ, ch. XIV.
[6] Ritter, t. IV, l. XII, ch. I-VI.
[7] M. Villemain, Tableau de l'Éloquence chrétienne au IVe siècle.
[8] Bossuet, Panégyrique de saint Paul.
[9]
Saint Thomas accorde aux philosophes païens la foi
implicite et enveloppée. Il a cru à l'histoire de la délivrance de Trajan par
les prières de saint Grégoire le Grand. Saint Justin a nommé Socrate chrétien ;
saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Augustin, ont pensé qu'il serait
sauvé. Érasme combat pour le salut de Cicéron dans une préface sur les
Tusculanes. Sepulvereda de Cordoue écrit à Serranus une lettre (la 91e) pour lui prouver qu'on peut avec raison bien penser du
salut d'Aristote. Cœlius Rhodiginus (Lect. ant.,
l. XVII, c XXXIV) représente Aristote mourant
avec des larmes de repentance, en offrant sa contrition à la cause première.
(
[10] Clément, Stromates, l. I, ch. XXIV, et l. V, ch. XIV : Miltiade, général des Athéniens et vainqueur des Perses à Marathon, qui avait étudié la tactique de Moïse, l'imita de la manière suivante : il fit marcher de nuit ses troupes par des chemins impraticables, etc.
[11] Sur la question des emprunts faits aux livres saints par les philosophes grecs, voyez Eusèbe, Préparation évangélique, l. VIII, chap. XVI ; IX, 5. — X, 1 et 4. — Voyez aussi Clément d'Alexandrie, Stromates, l. V, ch. XIV, et en général les six premiers livres ; Josèphe, Contre Apion, l. I, chap. VIII. Il est à remarquer que les Pères latins repoussent ce sentiment ou le défendent avec froideur. — Voyez Lactance, Inst. div., l. IV, ch. 2. — S. Augustin, De Civil. Dei, l. V. VIII, ch. XI.
[12]
Qu'on lise, par exemple, les articles publiés en 1867 et 1868 dans