LES FAILLIS ET LES LIBELLATIQUES PENDANT LA PERSÉCUTION DE DÈCE (250-252)

 

par B. Aubé

 

 

Dans les persécutions précédentes, les apostasies, bien que rares, n’avaient pas été sans exemple parmi les chrétiens. Plus ordinairement, les fidèles particulièrement menacés et mal sûrs, non de leur foi, mais de leur force de résistance, avaient fui ou s’étaient cachés. Quelques-uns, moyennant un sacrifice d’argent, s’étaient assuré une sorte de tolérance de la part des autorités subalternes. Ils avaient payé les frumentaires pour qu’ils voulussent bien ne pas trouver ceux qu’ils avaient mission d’arrêter. En quelques endroits des groupes de fidèles avaient garanti de la sorte leur sécurité. Tertullien et les rigoristes de la secte protestaient contre ces pratiques qui abaissaient, disaient-ils, les églises à l’ignoble condition de maisons de tolérance inscrites, tarifées et payant patente, et, par contre, applaudissaient et glorifiaient les victimes volontaires qui étaient, suivant un mot souvent cité, une semence de nouveaux chrétiens.

Mais l’héroïsme est rare partout. Avec les multitudes, au milieu du IIIe siècle, la mollesse des mœurs avait fait invasion dans l’Église. La sainte fureur des combats sacrés s’était refroidie. La foi du plus grand nombre s’ajustait avec la prudence, et le salut, paraissant compatible avec toutes les conditions de la vie commune, n’exigeait point de vertus d’exception.

Aussi, lorsque après une longue paix, comme un coup de tonnerre dans un ciel pur, éclata l’édit de Dèce où le christianisme était taxé de rébellion et tous ses adhérents sommés dans un bref délai, sous les peines les plus sévères, de laisser leurs dangereuses chimères, et de revenir à la vieille religion de l’État, ce fut partout au sein des Églises une indicible consternation. Nombre d’évêques et de chrétiens qualifiés s’enfuirent ou se cachèrent. D’autres en grandes troupes se ruèrent à l’apostasie. Les sociétés chrétiennes parurent se dissoudre. Peu après, en dépit des arrestations, des emprisonnements, des exils, des interrogatoires et des supplices, en présence du courage invincible de quelques-uns, les groupes chrétiens se reformèrent dans l’ombre. Un gouvernement occulte et insaisissable se retrouva pour unir les bonnes volontés, organiser et soutenir les résistances, et veiller à tous les services de la société. Le clergé de Carthage demeura à son poste, communiquant avec Cyprien absent et gouvernant avec lui. Le presbytérat de Rome, de son côté, à partir du 20 janvier, date du martyre de Fabianus, chef de l’Église romaine, exerça pendant plus d’un an les fonctions de la souveraineté ecclésiastique, et, par de fréquentes missives, se tint en rapport, pour le bien commun, avec l’Église d’Afrique.

Les apostasies avaient été de plus d’un genre. Beaucoup, dés la publication des décrets, galopés par la peur, sans attendre les poursuites, avaient égalé les concessions aux exigences, renonçant et blasphémant le Christ et sacrifiant comme on voulait. D’autres avaient fait attendre un peu plus leur soumission, et s’étaient rendus seulement devant le tribunal, et après la torture commencée. Dans l’Église on appela lapsi, littéralement tombés, déchus, faillis, tous ceux qui avaient renié leur foi et sacrifié d’une façon quelconque — sacrificati, thurificati —. Il paraît bien qu’aux plus fermes et aux plus résistants les magistrats demandaient peu[1], et exigeaient beaucoup de qui ne refusait rien.

Il y eut, nous l’avons dit déjà, une autre forme d’apostasie, en apparence plus innocente, assurément plus commode aux âmes scrupuleuses et qui répugnaient aux manifestations idolâtriques ; mais aussi coupable au point de vue du for intérieur. Directement ou indirectement, de bouche ou par procuration, une déclaration était faite devant le magistrat comme quoi on rompait avec la secte chrétienne et on consentait à se soumettre à la loi. Par recommandation, et plus ordinairement par argent, on obtenait d’être dispensé des satisfactions matérielles, c’est-à-dire d’aller en personne au temple, d’y sacrifier ou de goûter la chair des victimes. Et on recevait un billet — libellus —, un certificat de confession païenne, qui attestait qu’on avait satisfait à l’édit. Ce billet, demandé ou accepté, servit à désigner ceux qui avaient fait ou laissé faire pour eux une déclaration d’apostasie. On les nomma libellatiques, et dans l’Église on considéra cette faiblesse comme une apostasie du second degré. Le dommage était moindre pour l’Église, car la défaillance avait moins de publicité, bien que l’acte de renonciation fût enregistré et peut-être lu publiquement. La faute aussi paraissait moindre, car, en payant pour ne point sacrifier, on témoignait qu’on tenait plus à sa foi qu’à son argent. Et, d’autre part, qui pouvait dire que celui qui n’avait pas craint de tourner la loi, de profiter de la vénalité des agents du pouvoir et d’acheter sa liberté au prix d’une déclaration orale — dont n’était sans doute pas dupe celui qui la recevait — aurait osé commettre publiquement les actes implicitement marqués sur le libelle que la complaisance du magistrat lui remettait ?

Au total, entre les faillis et les libellatiques la différence était petite. Les premiers avaient cédé aux suggestions d’une folle peur ; les seconds, avec plus de sang-froid, assez riches d’ailleurs pour acheter des consciences à vendre, avaient su composer. Mais, s’ils n’avaient pas sacrifié effectivement, ils laissaient croire qu’ils l’avaient fait ; ils portaient, sans doute pour s’en servir au besoin, les papiers officiels qui attestaient une défection déclarée par eux-mêmes, ou par d’autres, avec leur autorisation ou leur consentement tacite.

Mais sacrifices et déclarations n’étaient rien que concessions apparentes pour ceux qui les avaient consentis, et purs moyens de garantir leur liberté. Contre un ennemi qui emploie la violence, la ruse n’est-elle pas légitime ? . Ils avaient donc payé l’État en grimaces et en simagrées. Après cela, ils se croyaient tels qu’ils étaient auparavant. Des actes extorqués par la menace sont sans valeur. Les faillis et les libellatiques accordaient peut-être que la grâce que Dieu donne à ceux qu’il appelle à témoigner et à combattre pour son nom leur avait manqué, et que, pour cela, ils n’étaient pas pleinement responsables d’un moment de faiblesse, qui d’ailleurs n’avait pas dépassé les lèvres. Ils prétendaient demeurer dans l’Église, disaient qu’ils ne l’avaient pas quittée ; que, dans la crise qu’elle traversait, ils formaient son inviolable réserve ; qu’il serait souverainement injuste de juger de leurs sentiments intimes par des actes que leur conscience désavouait, et qui ne l’avaient pas entamée dans son fond. Les chrétiens qui ne s’étaient pas soumis n’en jugeaient pas ainsi, et ne pouvaient considérer comme sans portée la conduite d’hommes qui, publiquement, avaient renié la foi commune, et, au milieu des périls de tous, ne devaient leur sécurité qu’à une trahison que les billets dont ils étaient porteurs attestaient clairement. Quel compte tenir d’une foi qui se dérobe, qu’on se fait un jeu d’abjurer au premier danger ? Qu’est-ce que ces fidèles qui, le matin, par intérêt, font profession de paganisme, et, le soir, quand ils n’ont plus de risques à courir, se refont chrétiens ? S’ils le sont en effet, et dans l’âme, et non pas seulement à la surface, ils ont beau jeu de le montrer. La lice est ouverte, le moyen de retrouver l’honneur est de s’y présenter et de combattre pour le Christ, et de réjouir l’Église après l’avoir contristée.

Ce langage, très vif sans doute chez les Alcestes de la communauté chrétienne, qui condamnaient tout contact avec l’idolâtrie et la fuite même dans la persécution, dut aller au cœur de quelques-uns. On vit des peureux, tout prêts à se rendre aux temples des idoles, ramenés à une attitude plus ferme et plus correcte[2], des fugitifs revenir et s’exposer sans crainte, des faillis et des libellatiques, dans l’excès de leurs remords, faire ouvertement éclat de leur qualité de chrétiens, et affronter fièrement les juges, comme on les y exhortait. Mais ces retours volontaires allant jusqu’à ce point, ces oscillations de l’extrême lâcheté à l’extrême audace furent rares, on peut le croire. La plupart des faillis et des libellatiques comptaient, pour rentrer en grâce, sur leur repentir sincère et aussi sur leur nombre qui, tôt ou tard, forcerait la main à l’Église. Déjà, en dépit d’une minorité qui déclamait bruyamment contre le crime irrémissible de l’apostasie et de la désertion sous les armes, voulait que la porte leur fût fermée à jamais et qu’ils fussent abandonnés au jugement de Dieu, la sévérité des plus sages se détendait. Ceux-ci n’admettaient pas que les séparés, comme on disait, tant de bonnes âmes aujourd’hui gémissantes, qui n’avaient péché que par faiblesse, fussent à jamais perdues pour l’Église. Quelle apparence que les pasteurs ou les vice-pasteurs du troupeau eussent permis qu’il s’appauvrît ainsi au moment où les ennemis du dehors le décimaient ? La politique et la charité conseillaient plus d’indulgence et faisaient chercher un compromis, une voie moyenne entre une rigueur imprudente, qui eût vidé l’Église, et une complaisance trop facile qui eût énervé sa discipline.

Ceux qui se sont séparés de nous, écrivait le clergé de Rome à celui de Carthage, nous ne les avons pas délaissés ; au contraire, nous les avons engagés et les engageons encore à faire pénitence pour qu’ils obtiennent le pardon de celui qui peut l’accorder, de peur qu’abandonnés par nous ils deviennent pires. Voyez donc, frères, si vous ne devez point faire comme nous, qui travaillons à redresser et à relever par nos exhortations ceux qui sont tombés, afin que s’étant retrouvés eux-mêmes, s’ils sont arrêtés de nouveau, ils confessent cette fois le Christ et effacent ainsi leur première faute... Et de même, si ceux qui ont failli viennent à être saisis par la maladie, et témoignent se repentir de ce qu’ils ont fait, et désirent la communion, il convient de venir à leur secours[3]. Et les chefs intérimaires de l’Église romaine priaient les prêtres de Carthage d’envoyer partout où cela serait possible copie de leur lettre, évidemment afin que les pratiques qu’ils suivaient fussent observées dans toutes les autres Eglises.

Elle fut suivie, en effet, en Afrique et dans les autres Églises sans doute. Elle créait cependant une difficulté, une inégalité. Les malades, après confession de leur faute, déclaration de repentir et imposition des mains par un prêtre ou un diacre, étaient réconciliés ; mais, s’ils revenaient à la santé, ils demeuraient pardonnés : les autres exclus de l’Église jusqu’à plus ample information, non découragés, mais ajournés, réclamaient. Ces maladies qui rouvraient l’Église aux autres n’étaient-elles pas des feintes, des artifices pour ne pas attendre ? L’évêque Cyprien répondait qu’on ne pouvait pourtant pas étrangler, étouffer, achever les malades, ou ne leur octroyer pardon qu’à la condition expresse qu’ils mourraient et ne guériraient pas. La santé que Dieu leur rend n’est-elle pas une preuve que Dieu les reçoit en grâce[4] ?

Cependant les faillis et les libellatiques souffraient impatiemment qu’on leur fit attendre la paix, c’est-à-dire la rentrée dans l’Église. Ils avaient vite oublié la surprise de peur à laquelle ils avaient cédé. Ils considéraient leur faute comme très vénielle et facilement effacée par l’expression plus ou moins cavalière de leur repentir dont nul ne pouvait suspecter la sincérité ; car il y avait autant et plus de péril peut-être pour eux qui revenaient à l’Église que pour ceux qui n’avaient fait contre elle aucune démonstration, et que leur humilité ou de bonnes cachettes avaient jusqu’alors défendus de toute arrestation. Et puis une faute où tant de personnes ont participé n’est pas si grave. Parmi les chrétiens restés debout — stantes — tous ne l’entendaient pas ainsi, mais tous non plus ne s’entendaient pas. Les austères et les intransigeants regardaient l’apostasie, même faite avec sous-entendu et simulée, comme un crime inexpiable et irrémissible. D’autres plus modérés, en qui le souci des principes n’étouffait pas le sens politique, exigeaient l’expiation, et remettaient la réconciliation déclarée jusqu’au temps où l’Église, libre enfin de se réunir, pourrait examiner mûrement la cause de chacun, car tous les cas n’étaient pas semblables. D’autres plus faciles encore, incapables peut-être de rompre d’anciennes amitiés, des prêtres mêmes ou des diacres, ne prenaient pas si tragiquement ces erreurs si vite désavouées, et n’écartaient pas tous les faillis de leur communion. Corneille, le premier diacre de l’évêque de Rome Fabianus, mort martyr, un des membres les plus considérables du conseil presbytéral de Rome, avait, disait-on plus tard, communiqué avec Trophime, prêtre apostat, et avec plusieurs autres qui avaient sacrifié et offert de l’encens aux idoles. L’Église donc était singulièrement divisée sur cette question. La raideur des principes se heurtait à la politique, aux nécessités des circonstances et à la facilité nouvelle des mœurs.

Mais où donc, d’ailleurs, était l’Église au milieu de la terrible guerre qu’elle subissait du dehors et des conflits qui la déchiraient au dedans ? Fallait-il regarder au nombre ? Il était du côté de ceux qui avaient failli. Regardait-on aux chefs élus et qui, par le droit des suffrages, la gouvernaient au moment où les édits avaient paru ? Quelques-uns avaient renié le Christ et aidé même les persécuteurs dans leur infâme besogne. D’autres étaient en fuite. Les demeurants vivaient dans les caves de Rome, de Carthage, d’Alexandrie ou d’Éphèse, ou hors des villes dans des retraites cachées, d’où ils écrivaient sans s’exposer. Tout parti persécuté, quel qu’il soit, politique ou religieux, est naturellement porté à s’incliner devant ceux qui, dans le danger, payent de leur personne et combattent ouvertement pour la cause commune. Là donc où brillait la foi qui s’atteste, non par de faciles paroles, mais par des actes, le peuple chrétien vit ses chefs véritables. Les règles de la hiérarchie furent mises en oubli. On prit peu souci des élections passées, des services rendus pendant la paix et des talents éprouvés. La gloire de ceux qui avaient mis en jeu leur vie et qui, dans les prisons, attendaient le supplice, effaça ces souvenirs. A certaines heures qu’importe là science, l’éloquence, les meilleurs dons de l’esprit ? C’est l’action seule qu’on estime. La prudence semble vertu médiocre, subalterne et hors de mise. C’est aux combattants qu’on demande la consigne. A ces titres c’était dans les prisons qu’on devait chercher les purs représentants de la pensée chrétienne, non parmi les déclamateurs et les épistoliers à l’abri. Par la dure condition des temps, l’Église était changée en milice. Ses généraux et ses officiers étaient donc ceux qui tenaient l’avant-garde et, en luttant, non en prêchant, enseignaient à tous la résistance invincible. Aussi les regards et les cœurs se tournaient vers les chrétiens incarcérés. Les fidèles de tous les partis, unanimes dans l’admiration, assiégeaient les portes des prisons, se les faisaient ouvrir à prix d’argent, pénétraient auprès des martyrs désignés, les glorifiaient, les caressaient des plus douces paroles, leur apportaient des consolations spirituelles et matérielles, demandaient leurs directions et leurs conseils. Dans cette enchère de louanges et de bénédictions, les faillis et les libellatiques, sans doute, n’étaient ni les moins empressés ni les moins expansifs. Ils s’humiliaient devant les confesseurs, se répandaient en effusions enthousiastes, les déclaraient les modèles, les guides et les oracles de la communauté et les vrais porteurs des clefs du ciel. Quelle intercession valait la leur auprès du Christ dont ils étaient les tenants ! Quelle volonté dans l’Église pouvait balancer leurs désirs exprimés ! La profondeur d’humilité nécessaire pour tenir contre cette espèce d’adoration ne paraît pas s’être rencontrée dans le cœur de tous les chrétiens prisonniers. Au contraire, l’encens prodigué leur monta à la tête et les enivra. On leur disait qu’ils pouvaient ce qu’ils voulaient. Quelques-uns d’entre eux, à Carthage du moins, semblèrent ignorer que les règles de la morale commune fussent faites pour eux et se permirent d’étranges licences. On leur répétait à l’envi que les martyrs et les confesseurs étaient les bien-aimés et les élus du ciel, et, qu’avant de pouvoir intercéder efficacement auprès du Christ, ils avaient suffisante autorité ici-bas pour remettre les fautes, pour condamner et pour absoudre : qu’ils étaient le vrai sénat de la communauté, que nulle puissance ecclésiastique ne pouvait primer leur autorité. Ils se laissèrent persuader. Ils s’appelèrent eux-mêmes la fleur de l’Église — floridiores —, et, sous ce nom, formèrent un conseil avec un chef qu’ils choisirent, et prétendirent en face des évêques, ou, plus aisément en leur absence, exercer une sorte de maîtrise spirituelle. Les adulations et les humbles supplications des faillis et des libellatiques, que l’orgueil des rigoristes repoussait, que le pouvoir régulier ajournait à la date inconnue de la paix reconquise et dont on remettait les requêtes à des assises d’époque incertaine, avaient peu à peu gagné le groupe des confesseurs. Ils s’étaient montrés très vraisemblablement les plus ardents à leur insinuer ces velléités d’omnipotence ou d’autorité extralégale où de saintes personnes peuvent incliner, et dont eux comptaient bien profiter à bref délai pour rentrer dans l’Église. On vit d’abord, en effet, les confesseurs accorder la paix, c’est-à-dire le pardon et la réconciliation à ceux de leurs proches qui, dans la première secousse de la peur, avaient renié leur foi. De la sorte Mappalicus, avant de comparaître devant le tribunal pour la seconde fois, avait mandé[5] que la paix fût donnée à sa mère et à sa sœur. Et nul n’avait contesté la légitimité, la validité de cette décision. Il paraissait tout naturel qu’un martyr déjà éprouvé et sur le point d’être couronné ne risquât pas de quitter la vie avec cette amère pensée qu’il serait à jamais séparé dans le ciel de ceux qu’après le Christ il aimait le plus chèrement. On accordait donc aux martyrs le droit de faire profiter leurs parents des mérites de leur sang répandu. Et ce droit, en tout cas, les martyrs le prenaient hautement. Mais la pente était glissante des proches parents aux amis, puis aux amis des amis, aux simples recommandés, enfin aux étrangers, aux inconnus, à tout le monde indistinctement. C’est là où les faillis poussaient les confesseurs, les circonvenant, les séduisant à force d’adulations, invoquant la charité, les prérogatives des plus saints et des plus forts. Et les confesseurs, auxquels on répétait qu’ils jugeraient le monde, n’étaient pas fâchés d’anticiper dès ici-bas et de s’essayer à ce rôle de juges souverains parmi l’Église divisée. Quelques-uns des prêtres et des diacres qui les visitaient dans les prisons leur disaient que cela ne faisait nulle difficulté, que nul prestige n’était égal au leur, que nulle volonté ne pouvait contrebalancer leur volonté, qu’ils n’avaient qu’à ordonner et que la réconciliation serait accordée pleinement à ceux qu’ils nommeraient. De là des désignations ou plutôt des distributions de billets de pardon donnés d’abord individuellement, puis à des groupes anonymes, non avec la réserve : sauf jugement du conseil presbytéral et approbation de l’évêque, mais de façon impérative : Qu’un tel soit réconcilié avec tous les siens, sans marquer ni le nombre ni les noms des personnes. Bien plus, ils remettaient des billets de réconciliation en blanc à des intrigants sans scrupules, et ceux-ci en faisaient largesse ou trafic.

L’évêque Cyprien, — car c’est à Carthage que nous savons que les confesseurs s’étaient constitués en tribunal des conflits et en arbitres souverains et hors rang, — l’évêque Cyprien, fort jaloux, comme on sait, des droits que lui conférait sa charge et des traditions hiérarchiques, bien qu’il fût absent de Carthage, suivait de près les manœuvres des faillis et les usurpations croissantes des confesseurs. Il frémissait sans doute de se taire. Il savait la popularité de ceux qui étaient en prison pour la foi, et les ménagements dont il fallait user à l’égard de ces personnes qui formaient à ce moment l’état-major de l’église. Il savait aussi que sa retraite avait été mal interprétée, que son autorité en était restée diminuée, que sa condition d’évêque fugitif et d’évadé volontaire, au début de la persécution, le mettait dans une situation équivoque et subalterne en face des confesseurs debout dans la lice et entourés des respects et de l’admiration universelle. Ces témoignages d’admiration, il ne -les leur avait pas marchandés : allait-il les désavouer, s’attirer de nouvelles accusations de jalousie et de mesquine ambition, s’exposer, en revendiquant ses droits, qu’on lui rappelât ses devoirs ? L’heure, en somme, était-elle bien choisie pour soulever des conflits d’autorité ?

Il y avait plus de courage à parler qu’à garder le silence. Cyprien parla. Il ne s’agissait pas, il sut le dire, d’une chétive question de personnes, ni de la satisfaction de vanités plus ou moins légitimes, ni d’une affaire seulement locale. L’ordre entier de la société chrétienne, en tout pays, l’unité et la constitution de l’Église étaient enjeu.

Trois lettres sortirent en même temps de la plume de Cyprien l’une aux confesseurs et aux martyrs, l’autre aux prêtres et aux diacres de Carthage, la troisième au peuple des fidèles[6].

Dans la première, relativement modérée, l’évêque s’exprimait ainsi : La sollicitude attachée au rang que nous occupons et la crainte de Dieu, très vaillants et bienheureux frères, nous obligent à vous avertir présentement que ceux qui avec tant de courage et de zèle ont su garder la foi du Seigneur, doivent aussi maintenir la loi et la discipline. En effet, si tous les soldats du Christ sont tenus de suivre les ordres de leur général, à qui convient-il mieux d’obéir à ses commandements qu’à vous qui êtes devenus pour tous les autres le modèle de la vertu et de la crainte de Dieu ? Et, véritablement, j’avais cru que les prêtres et les diacres, qui sont où vous êtes, auraient su vous éclairer et vous édifier pleinement au sujet de la loi évangélique, comme dans le passé cela s’était toujours fait sous nos prédécesseurs, où les diacres qui se rendaient aux prisons réglaient par leurs conseils et l’autorité de l’Écriture les demandes des martyrs. Mais aujourd’hui j’apprends avec une grande douleur que, non seulement ils ne vous rappellent pas les divins préceptes, mais qu’ils en empêchent plutôt l’effet, et que certains prêtres, au mépris de la crainte de Dieu et de l’honneur qui est dû à l’évêque, mettent à néant la volonté que vous avez montrée d’agir avec prudence vis-à-vis de Dieu et avec déférence à l’égard de son ministre. Ainsi vous m’aviez adressé une lettre où vous demandiez qu’on examinât vos requêtes et qu’on accordât la paix à plusieurs faillis, lorsque, la persécution étant finie, nous pourrions nous recueillir enfin et nous réunir en commun avec le clergé ; mais eux, contrairement à la loi évangélique et à vos respectueuses sollicitationshonorificam petitionemavant qu’ils aient fait pénitence, avant qu’ils aient confessé un crime si grand et si énorme, avant que l’évêque et le clergé les aient reçus à merci par l’imposition des mains, ils osent faire pour eux l’oblation et leur livrer l’Eucharistie, c’est-à-dire profaner le corps sacré du Seigneur...

Sans doute on peut pardonner leur impatience à ceux qui ont failli. Quel est le mort qui n’a hâte de recouvrer la vie ? Quel est, le malade qui ne court à la santé ? Mais c’est aux supérieurs de garder la règle, de retenir la précipitation et d’instruire l’ignorance, s’ils veulent, comme ils le doivent, être les pasteurs et non les meurtriers de leurs brebis. C’est tromper les gens que de leur accorder complaisamment ce qui doit les perdre. Ce n’est pas ainsi qu’on relève celui qui est tombé ; au contraire, on le pousse plus avant dans la ruine par un nouvel outrage envers Dieu. Qu’ils apprennent donc de vous ce qu’ils auraient dû vous apprendre. Qu’ils réservent à l’évêque vos vœux et vos demandes. Qu’ils attendent à un temps propice et tranquille pour donner la paix à ceux pour qui vous la demandez. Que la mère ait d’abord reçu la paix du Seigneur, puis on s’occupera de la paix des enfants selon que vous le souhaitez.

J’entends dire, très courageux et très chers frères, que l’impudence de quelques-uns vous assiège et qu’on fait violence à votre réserve. Je vous supplie par toutes les prières possibles, vous vous souvenant de l’Évangile, de la retenue que les martyrs vos devanciers ont observée autrefois dans leurs complaisances, et de la circonspection qu’ils ont montrée en toutes choses, de mettre aussi même réserve et même prudence à accueillir les demandes qui vous sont faites. Amis du Seigneur, vous qui êtes destinés à juger un jour le monde avec lui, examinez l’acte, les œuvres et les mérites de chacun, pesez les espèces et la nature des crimes commis, de peur que des promesses trop promptes et trop peu réfléchies de votre part suivies de la nôtre d’actes inconsidérés ne couvrent de confusion l’Église au jugement des païens eux-mêmes... La discipline ecclésiastique ne périclitera pas si vous apportez une attention scrupuleuse à examiner les demandes qu’on vous adresse, si vous savez discerner et écarter ceux qui, en supposant des personnes, cherchent dans vos bienfaits ou une occasion de largesse ou un moyen de honteux trafic. J’ai écrit deux lettres à ce sujet, l’une au clergé, l’autre aux fidèles, avec ordre de vous les communiquer... Un point sur lequel j’appelle votre réflexion et que je vous prie de ne pas mettre en oubli, comme il vous est arrivéemendare debelis —, c’est de désigner nommément ceux auxquels vous désirez qu’on donne la paix. J’apprends en effet que quelques-uns écrivent ainsi leurs billets : La communion à un tel, avec les siens, formule qui n’a jamais été employée par les martyrs. Ces demandes vagues et générales peuvent plus tard nous discréditer entièrement. Cela va loin, en effet, de dire : Un tel avec les siens. On peut nous en présenter vingt, trente, et plus encore, en alléguant que ce sont parents, alliés, affranchis et serviteurs de celui qui a reçu le billet. Je vous demande donc de désigner par leurs noms ceux que vous voyez, que vous connaissez, que vous savez avoir presque achevé de satisfaire à leur pénitence. De la sorte les billets que vous m’adresserez ne porteront pas atteinte à la foi ni à la discipline. Je souhaite, très courageux et très chers frères, que vous vous portiez toujours bien dans le Seigneur.

D’une tout autre encre Cyprien écrivait à son clergé :

J’ai gardé longtemps ma patience dans l’espoir que ma réserve et mon silence serviraient à la paix commune. Mais, quand la présomption irréfléchie et l’insupportable témérité de quelques-uns s’efforcent de déshonorer les martyrs et les confesseurs et de troubler tous les fidèles, il n’est plus permis de se taire, de peur qu’un silence trop prolongé ne devienne un danger véritable pour tout le peuple et pour nous. Que ne devons-nous, en effet, appréhender de la colère de Dieu, lorsque nous voyons des prêtres oublieux de l’Évangile et de leur rang, ne pensant point au jugement de Dieu ni à l’obéissance due à leur évêque, pousser l’insolence et l’audace jusqu’à usurper toute son autorité, chose qui ne s’est jamais vue sous aucun de nos prédécesseurs ?

Et plût à Dieu que cette usurpation n’eût pas pour effet de compromettre le salut de nos frères ! Je pourrais dissimuler et supporter l’outrage fait à mon caractère épiscopal, comme je l’ai toujours dissimulé et supporté. Mais ce n’est plus l’heure des ménagements quand la fraternité tout entière est trompée par plusieurs d’entre vous qui, par leur imprudente facilité à rouvrir l’Église aux faillis, leur nuisent sous prétexte de leur être agréables. Car, que ce soit le plus grand des crimes que celui où la persécution les a entraînés, ils le savent bien ceux mêmes qui l’ont commis... Ils peuvent, en faisant une véritable pénitence, par leurs prières et leurs bonnes œuvres, satisfaire à Dieu, père plein de miséricorde. Étant trompés, ils se perdent davantage, et, au lieu de se relever, tombent d’une plus lourde chute. Et quoi ! tandis que ceux qui sont coupables de moindres fautes en font pénitence pendant le temps prescrit, se soumettent à la confession publique selon les règles de la discipline, ne sont réintégrés dans la communion que par l’imposition des mains de l’évêque et du clergé ; ceux-ci, dans le fort de la persécution, quand la paix n’a pas encore été rendue à l’Église, sont admis à la communion ; pour eux le sacrifice est offert, et, avant qu’ils aient fait pénitence et confession publique, sans que l’évêque et le clergé leur aient imposé les mains, on leur donne l’Eucharistie !

Mais ici les coupables ne sont pas ceux qui ne connaissent qu’imparfaitement la loi de l’Écriture. Les vrais coupables sont les préposésqui praesuntqui négligent de rappeler ces règles aux frères, de telle sorte qu’instruits par leurs chefs ils se conduisent en toutes choses par la crainte du Seigneur et observent exactement les commandements qu’il a donnés. De plus, ils exposent à la haine les bienheureux martyrs et commettent avec le pontife de Dieu les glorieux serviteurs de Dieu. Ceux-ci, pleins de déférence pour notre caractère, m’ayant écrit une lettre dans laquelle ils me demandaient d’examiner leurs désirs et d’accorder la paix aux faillis, après que l’Eglise notre mère l’aura recouvrée la première, grâce à la miséricorde de Dieu, et que sa protection m’aura rendu à son Église ; ceux-ci, au mépris des égards que les martyrs et les confesseurs ont pour notre personne, au mépris de la loi de Dieu et de ses prescriptions, dont les mêmes martyrs et confesseurs recommandent le respect, avant que la crainte de la persécution ait cessé, avant notre retour, avant même la mort des martyrs, communiquent avec les faillis, offrent le sacrifice en leur nom et leur livrent l’Eucharistie. Et quand même les martyrs, dans l’enivrement de leur gloire et perdant de vue l’Écriture, auraient, dans l’expression de leurs désirs, outrepassé la loi de Dieu, c’était aux prêtres et aux diacres qu’il appartenait de les ramener à la juste mesure, comme cela s’est toujours pratiqué avant nous... Que les imprudents, les téméraires et les orgueilleux qui sont parmi vous, s’ils s’inquiètent peu de l’homme, craignent au moins Dieu ; qu’ils sachent bien que, s’ils persévèrent plus longtemps dans la même voie, j’userai contre eux de la correction que le Seigneur m’ordonne d’employer. En attendant, nous leur défendons d’offrir à l’autel les noms de ceux qui ont failli, sauf à eux à plaider leurs causes devant nous, devant les confesseurs eux-mêmes et devant le peuple entier, lorsque avec la permission du Seigneur, nous pourrons nous réunir dans le sein de notre mère l’Église. J’ai écrit sur ce sujet une lettre aux martyrs et aux confesseurs et une autre au peuple, avec ordre qu’on vous les communiquât.

Voici la troisième lettre adressée aux fidèles de Carthage :

Que vous gémissiez et soyez navrés de douleur de la chute de nos frères, je le sais par moi-même, moi qui gémis et pleure avec vous sur la chute de chacun d’eux. Oui je souffre et je gémis avec vous du malheur de nos frères qui, abattus et renversés par le choc de la persécution et emportant avec eux une partie de nos entrailles, nous ont percés d’autant de blessures qu’ils en ont reçu. Assez puissante est la miséricorde de Dieu pour les guérir. Toutefois je pense qu’il ne faut rien précipiter, rien faire à l’aveugle et à la hâte, de peur qu’une réconciliation prématurée ne serve qu’à irriter davantage le Seigneur. Les bienheureux martyrs nous ont écrit au sujet de quelques-uns, nous priant d’examiner leurs désirs lorsque, le Seigneur nous ayant rendu la paix, nous pourrons revenir dans l’Église, examiner et juger chaque cause avec vous.

J’apprends cependant que quelques prêtres, oublieux de l’Évangile, ne faisant pas réflexion à ce que les martyrs nous ont écrit et ne gardant pas le respect qu’ils doivent à l’évêque et au rang qu’il occupe, ne se font pas scrupule de communiquer avec ceux qui ont failli, offrent pour eux le sacrifice et leur donnent l’Eucharistie, quand c’est par degrés qu’il en faudrait arriver là. En effet, quand, dans des fautes moins graves et qui ne sont pas commises contre Dieu, il faut faire pénitence pendant un temps déterminé, accomplir l’exomologèse, exposer sa vie au grand jour, et que la réconciliation n’est acquise qu’après que l’évêque et le clergé ont imposé les mains au coupable, ne faut-il pas à plus forte raison que, pour les plus grands des crimes, on procède avec mesure et circonspection, selon la discipline du Seigneur ? C’est ce que nos prêtres et nos diacres devaient rappeler à qui de droit, s’ils avaient à cœur de défendre les brebis qui leur sont confiées et suivre la juste voie pour assurer leur salut. Oui, je sais les sentiments de soumission et de crainte de Dieu qui animent notre peuple. Sans doute ils persisteraient à satisfaire à Dieu et à l’implorer, si quelques-uns de nos frères ne les eussent trompés en pensant leur complaire.

Sachez donc, à cause de cela, vous gouverner par vous-mêmes ; que la sagesse de vos conseils, conformes aux divines ordonnances, modère l’impatience des faillis. Que nul ne cueille avant le temps des fruits encore verts ! Que personne ne ramène en pleine mer sa barque froissée et percée par les vagues avant de l’avoir bien remise en état ! Que personne ne se hâte de prendre et de revêtir sa tunique déchirée avant qu’elle n’ait été recousue par un habile ouvrier et qu’elle n’ait passé par les mains du foulon ! Qu’ils attendent notre retour et le moment où, unis grâce à Dieu avec les autres évêques, les martyrs et le peuple fidèle, nous pourrons examiner les lettres et les désirs des bienheureux confesseurs ! Sur ce même sujet j’ai écrit une lettre au clergé et une autre aux martyrs et aux confesseurs, avec ordre de vous les communiquer toutes les deux.

Il n’est pas besoin d’une très vive perspicacité pour remarquer une assez grande différence dans le ton de ces trois lettres qu’une même émotion inspirait à la même heure. La plus douce est celle qui est adressée aux confesseurs. La plus sévère et la plus raide est celle que Cyprien écrit à son clergé. La dernière, adressée au peuple fidèle, n’a d’autre objet que de le mettre au courant des choses et de provoquer son assentiment. Dans les trois, l’évêque rappelle, non sans complaisance, l’acte de déférence des confesseurs qui lui avaient écrit pour lui soumettre l’expression de leurs désirs à l’endroit des faillis et lui demander d’y faire droit après examen. Il aime à se servir de cette expression de désirs et de respectueuses demandes. Il semble ignorer que les confesseurs se sont constitués en comité dirigeant avec un chef et affectent en face de lui une sorte de souveraineté. Pas un mot, dans aucune des trois lettres, sur la prétention de ce conseil extra hiérarchique de donner des ordres et d’édicter, pour ainsi parler, motu proprio, la réconciliation de tels ou tels. L’évêque semble accorder aux confesseurs le droit de recommandation. Il les prie seulement de marquer les noms de ceux pour qui ils intercèdent et souhaitent le pardon et de s’abstenir de désignations générales ou de billets anonymes dont quelques-uns, au dehors, ne craignent pas de faire largesse ou marchandise. C’est ailleurs, dans sa lettre à son clergé, laquelle, selon son intention expresse, devait passer sous les yeux des confesseurs, qu’il insinue que, s’ils ont dépassé les limites convenables, ils n’étaient peut-être pas fort au courant des règles de la discipline ; que c’était le devoir des prêtres et des diacres de les avertir et de leur rappeler les règlements qu’eux-mêmes connaissaient bien. Au lieu d’agir ainsi, plusieurs de ces prêtres, sans s’inquiéter de l’évêque ni des lois ecclésiastiques, ont réconcilié les faillis sur la seule désignation des confesseurs.

Il n’était pas malhabile assurément que l’évêque, qui, par suite des circonstances et de sa situation personnelle, ne tenait pas à engager de lutte directe avec les confesseurs, et ne voulait pas, d’autre part, leur laisser ignorer que leur héroïsme ne les exemptait d’aucune obligation et ne justifiait de leur part aucune violation de la discipline ni aucun empiétement sur les droits épiscopaux, leur fit parvenir indirectement ses remontrances. Il y pourvoyait par ces deux lettres qu’il ordonnait de placer sous leurs yeux et où il leur envoyait, par réflexion, les avertissements et les censures qui les eussent blessés sans doute sous une forme directe. S’adressant à eux, il les félicitait de leur esprit de modération et de leur retenue, ce qui était aussi une façon oblique d’enseigner ces vertus à ceux qui ne les pratiquaient que fort imparfaitement. Mais avec les prêtres et les diacres, ses subordonnés, il tenait un langage plus impérieux et plus ferme. Ici le blâme ne se déguisait pas et, à la fin même de la lettre, résonnaient les menaces.

Cyprien fit cependant une concession : il accorda que les protégés des martyrs, les nouveaux libellatiques qui portaient des billets de leurs mains, en cas de maladie et de péril de mort, fussent réconciliés par les prêtres ou les diacres, sans qu’on fût obligé d’attendre la fin de la persécution, son retour à Carthage et le jugement de l’Eglise. On avait déjà pris cette décision à Rome, et l’évêque de Carthage restreignait plus qu’il n’élargissait cette décision, puisqu’il semblait en réserver le bienfait à ceux-là seuls que les martyrs auraient recommandés par écrit. Hors le cas de maladie grave, il ne voulait pas qu’on cédât en rien aux impatiences des faillis. S’ils sont si pressés d’effacer leur faute et de rentrer dans l’Église, cela dépend d’eux. La lutte est dans son fort ; ils n’ont qu’à se présenter au combat : invitation ironique qui, chez quelques-uns peut-être, pouvait susciter cette réplique : Que n’y va-t-il lui-même, s’il a autant de courage dans l’action que dans le conseil !

Les confesseurs de Carthage, qui jusqu’alors ne s’étaient pas bornés au rôle modeste d’intercesseurs officieux que Cyprien leur attribuait et leur reconnaissait volontiers, — et certes il ne se fût pas mis en si grands frais de littérature courroucée contre de simples pétitionnaires et porteurs de vœux platoniques, — au lieu de réduire leurs prétentions, après la lecture des lettres de Cyprien, les étendirent et les affirmèrent plus fortement. Ils avaient bien lu, dans une des missives épiscopales qui leur avaient été communiquées, que la patience de l’évêque était à bout et qu’il menaçait de sortir des voies de la douceur ; mais cela s’adressait à ses subordonnés. Que pouvait-il contre eux ? En fait, combattant et souffrant pour la foi commune, ils étaient plus que lui dans l’opinion générale. Parmi l’universalité des fidèles, dont ils restaient les modèles, parmi les déchus et les séparés, dont ils étaient l’espoir, ils gardaient un prestige incomparable et une autorité qui, à ce moment, était hors de pair. Ils avaient à leur dévotion des membres du clergé qui les écoutaient comme des oracles et, malgré les menaces de l’évêque, leur demeuraient attachés. De Rome même, où le conseil presbytéral avait décidé qu’on ne statuerait sur les faillis que lorsque les circonstances auraient permis d’élire un évêque, on se tournait vers eux. Les prisonniers chrétiens de Rome, ou n’avaient pu, ou n’avaient pas voulu se constituer en conseil. L’un d’eux, Célérinus, africain, renvoyé de prison après un interrogatoire devant l’empereur en personne, pendant lequel il n’avait pas fléchi, écrivait à Lucianus, chef des confesseurs de Carthage, pour le prier d’expédier des lettres de grâce pour deux sœurs, Candida et Numeria, africaines aussi peut-être, lesquelles, depuis leur apostasie, avaient, par leur pénitence et leurs bonnes œuvres, fait preuve d’un sincère repentir. Et Lucianus lui répondait que c’était chose faite. Le même Lucianus racontait que Paulus, un de ses compagnons qui venait de consommer son martyre, lui avait recommandé, lorsqu’il était encore en vie, d’accorder la paix en son nom à tous ceux qui la demanderaient. Et tous tant que nous sommes, ajoutait Lucianus, à qui Dieu a daigné donner part à une si grande persécution, avons accordé à tous, d’un commun avis, des billets de réconciliation... Je te demande donc, disait-il, que, comme ici, selon la prescription de Paulus et notre ordonnance, quand Dieu aura donné la paix à l’Église, après examen de l’évêque et confession, ces deux sœurs obtiennent la réconciliation, et non seulement ces deux, mais toutes celles auxquelles tu sais que nous nous intéressons.

Lucianus, président du conseil des confesseurs africains, dés avant le martyre de Paulus et dès avant même les trois lettres de Cyprien, avait distribué largement des billets de réconciliation signés de sa main au nom de Paulus ; il avait continué après la mort de ce dernier. Il en avait signé également au nom d’un jeune confesseur nommé Aurelius, qui ne savait pas écrire, après un interrogatoire sanglant que ce confesseur avait subi. Dans la pensée de Lucianus et des autres confesseurs, ses collègues, l’évêque n’avait d’autre fonction que de vérifier et d’enregistrer, avec possibilité de veto sans doute, en cas d’erreur sur la personne ou d’indignité manifeste. Aux trois lettres où Cyprien louait la réserve des confesseurs pour la leur recommander, ceux-ci répondirent par une courte missive qui avait la brièveté et la forme impérative d’un décret. On y lisait : L’assemblée des confesseurs au pape Cyprien, salut. Sache que nous tous nous avons donné la paix à ceux qui t’auront rendu compte de leur conduite depuis leur faute. Nous voulons que tu en informes les autres évêques. Nous souhaitons que tu gardes la communion avec les saints martyrs. Écrit de la main de Lucianus, en présente d’un exorciste et d’un lecteur.

Cette missive, ou pour mieux dire ce décret, indique entre les confesseurs et Cyprien des relations très tendues. L’évêque, en effet, refusait aux confesseurs le droit de rien décider au sujet de la rentrée des faillis et des libellatiques dans l’Église ; il invoquait l’usage, la tradition, les règles évangéliques ; il demandait qu’on attendît la paix, son retour et la possibilité d’un synode pour statuer définitivement et après examen sur chaque cas particulier. Et les confesseurs répondaient par une loi que Cyprien était invité, non à approuver, mais à exécuter. On ne lui laissait que l’odieux du veto s’il concluait à la négative. L’évêque était bravé.

En recevant cette intimation, Cyprien, au lieu d’éclater et de rompre en visière aux confesseurs, fit la sourde oreille, sembla se récuser, chercha des alliés à Rome, louvoya, allégua des difficultés pratiques pour gagner du temps. J’ai lu, écrivit-il à son clergé, la lettre que tous les confesseurs m’ont adressée et m’ont chargé de communiquer à tous mes collègues, et où ils décident que la paix soit donnée à tous ceux qui m’auront rendu raison de leurs faits et gestes depuis leur faute. Or, cette affaire exigeant l’avis et le jugement de tous, je n’ose préjuger l’opinion des autres et prendre sur moi de la trancher seul. De là suivait la nécessité d’attendre la fin de la persécution qui rendrait possible la réunion d’une assemblée bien placée pour tout terminer. Cependant il rappelait la règle qu’il avait donnée de ne réconcilier pour le moment que les faillis en péril de mort. Avec le clergé de Rome il ouvrait son cœur et se permettait de juger plus librement la démarche des confesseurs africains. De leur président Lucianus il déclarait que son zèle et son courage dépassaient ses lumières et sa sagesse ; de la lettre qu’il lui avait adressée au nom de ses compagnons, il disait qu’elle était subversive de la foi, capable de détruire les commandements de Dieu, d’ébranler la sainteté et la fermeté de l’Évangile. En même temps il se plaignait du rôle qu’on prétendait lui faire jouer à lui et aux autres évêques, représentant qu’en donnant d’une manière générale la paix aux libellatiques et aux faillis, et en lui imposant, à lui et à ses collègues, le soin de décider après examen de la conduite de chacun, les confesseurs gardaient pour eux le bénéfice et l’honneur d’une générosité sans restriction et laissaient aux évêques l’ennui et l’impopularité des refus éventuels[7].

Le décret des martyrs et des confesseurs de Carthage eut de rapides conséquences. Les faillis, impatients de rentrer en fait dans la communion de l’Église, fatigués des vagues promesses que leur donnaient ceux qui ne voulaient ni les recevoir immédiatement ni les désespérer à jamais, peu sensibles d’ailleurs aux raisons d’ajournement qu’on leur opposait, accueillirent avec enthousiasme l’amnistie proclamée. Tout était dit, pensaient-ils. Qui plus que les confesseurs et les martyrs avaient droit de juger en cette question ? Qui avait droit d’être plus sévère ? Restait aux évêques d’exécuter le décret. Mais cette formalité se faisait attendre. On oublia que les confesseurs avaient reconnu formellement, avaient stipulé le contrôle des évêques, et que ce contrôle emportait le droit de décision définitive. Cyprien avait écrit de s’en tenir à ses décisions précédentes, c’est-à-dire d’attendre, sinon en cas de maladie et de péril de mort. Les intéressés taxèrent les évêques de mauvaise volonté. L’espoir déçu tourna en colère, suscita des protestations et des revendications tumultueuses. Le feu était aux esprits. Ce qui naguère passait pour une concession était devenu, aux yeux de la plupart, un droit strictement exigible. Il y eut du bruit dans plusieurs cités. Dans la province, dit Cyprien, on vit la multitude se jeter sur les supérieurs ecclésiastiques et les forcer de rendre effectivement la paix que les confesseurs et les martyrs avaient accordée à tout le monde. Tous les supérieurs n’eurent ni assez de cœur ni assez de foi pour résister. A Carthage même, il y eut aussi quelques pardons ainsi extorqués par violence[8]. Spectacle singulier quand la persécution durait encore !

Cyprien ne céda pas. Il sut, contre les trop complaisants confesseurs de Carthage et leur turbulente clientèle, se concilier deux sérieux alliés : le conseil presbytéral de Rome et les confesseurs de la même ville. Vos lettres, écrit-il au clergé romain, et celle que les confesseurs de chez vous, Moyses, Maximus, Nicostratus et les autres ont envoyée à nos confesseurs Saturninus et Aurelius et à leurs compagnons, m’ont été d’un grand secours dans la lutte que j’ai engagée[9]. En dépit de son trouble, il ne laisse pas d’user d’ironie à l’égard de son adversaire. Lucianus, dit-il, — le rédacteur du décret d’amnistie, — ne manque ni de chaleur ni de zèle pour la foi, mais il n’est pas très fort sur l’Évangile. Le Seigneur a dit, en effet, qu’il fallait baptiser et remettre les péchés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Et Lucianus commande que la paix soit donnée et les fautes remises au nom de Paulus, ajoutant qu’il a reçu mandat spécial de Paulus à ce sujet.

Nous n’avons pas la lettre des confesseurs de Rome aux confesseurs de Carthage. Il eût été curieux de savoir précisément en quels termes ils leur faisaient la leçon. Ce qu’on peut supposer c’est que, sorties d’un tel milieu, des remontrances avaient chance de provoquer la réflexion, d’éveiller des scrupules de plus d’une espèce, tout au moins de rompre le faisceau des résolutions unanimes et de refroidir l’ardeur d’une charité imprudente et dangereuse. Nous n’avons pas non plus la lettre du clergé romain d Cyprien et au clergé de Carthage. Cyprien dit qu’elle fut pour lui comme une assistance d’en haut.

En reconnaissance de l’appui qu’il recevait des confesseurs romains, Cyprien leur écrivit une lettre des plus caressantes où il célébrait en même temps leur courage invincible et leur esprit de sagesse : Aux glorieux préludes de votre confession, leur disait-il, aux présages de votre lutte victorieuse, vous avez su joindre le respect pour la discipline. J’en atteste ces avertissements pleins de vigueur que vous adressiez dernièrement aux compagnons de votre confession (les confesseurs de Carthage), pour leur rappeler avec quelle invariable fermeté il fallait s’attacher aux préceptes et aux traditions évangéliques qui sont la source de la vie. Voilà donc un nouveau titre de gloire pour vous, et un nouveau mérite devant le Seigneur, de ne pas fléchir dans le combat, puis de repousser avec l’énergie de la foi ceux qui tentaient de faire violence à l’Évangile et de porter une main sacrilège sur les préceptes du Seigneur pour les renverser. D’abord une leçon de courage ; maintenant une leçon de sagesse et de soumission... En avertissant les autres d’être fidèles à la loi, vous gardez vous-mêmes ses divins commandements. Demeurer toujours invariablement attaché au précepte, ainsi agit le confesseur du Seigneur et le martyr du Christ ; car, après avoir été le martyr du Seigneur, entreprendre de renverser ses commandements, tourner contre lui le bienfait qu’on en a reçu, le combattre avec ses propres armes, qu’est-ce autre chose que vouloir confesser le Christ et renier l’Evangile du Christ ? Soyez donc bénis, frères très courageux et très fidèles, pour la joie que vous nous donnez. Autant je félicite les martyrs qui ont été honorés parmi vous pour leur glorieuse constance, autant je vous félicite de la couronne que vous avez conquise par votre respect pour la discipline[10]. Cette lettre était fort habile. Par elle Cyprien engageait dans son parti les confesseurs romains, opposait par suite aux confesseurs africains une autorité au moins égale à la leur et qui devait les désagréger.

Deux nouvelles lettres envoyées de Rome à Cyprien, l’une émanée du conseil presbytéral, l’autre des confesseurs, vinrent le fortifier dans la lutte qu’il soutenait. Dans la première, les prêtres de Rome le remerciaient d’avoir pensé que leur coopération à l’œuvre de sagesse qu’il avait entreprise ne lui serait point inutile. Ils louaient son courage et son zèle à maintenir contre tous la vigueur de la discipline sans laquelle l’unité de l’Église ne serait bientôt plus qu’un mot. Ils rappelaient qu’ils avaient toujours condamné l’apostasie sous toutes ses formes, soit sous la forme brutale du sacrifice, soit sous la forme hypocrite des billets demandés ou seulement acceptés d’intermédiaires officieux, et condamné en même temps les réconciliations prématurées accordées avant la pénitence accomplie et en dehors d’un examen sérieux qui ne pouvait se faire régulièrement qu’après la paix recouvrée. En même temps ils s’indignaient contre la présomption et le dérèglement des faillis qui troublaient l’Église déjà si cruellement blessée, et semblaient vouloir ajouter à ses maux les souffrances d’une persécution intestine... Qu’ils frappent à la porte de l’Église, soit, mais qu’ils ne la brisent pas ! Qu’ils se tiennent sur le seuil, mais qu’ils ne le franchissent pas ! Qu’ils veillent à l’entrée du camp céleste, mais armés de modestie, comme il convient à des déserteurs qui reconnaissent leur faute ! Qu’ils reprennent le clairon de leurs prières accoutumées, mais qu’ils s’abstiennent de sonner la charge ! Qu’ils se munissent des armes de la modestie et de ce bouclier de la foi que par peur ils ont rejeté ! Que les larmes qu’ils versent sur leurs peines soient leurs députés et rendent témoignage de la honte et du repentir qu’ils ont au fond du cœur du crime qu’ils ont commis !

L’orateur des prêtres de Rome, Novatien, dit-on, qui ne détestait pas la rhétorique, comme on le voit, terminait en rappelant la règle adoptée depuis longtemps : réconcilier les malades en péril de mort, ajourner les autres jusqu’à la paix et la décision de l’Église assemblée.

Du même style et comme de la même plume fleurie et fertile en antithèses était la lettre des confesseurs romains. Ils félicitaient Cyprien d’avoir courageusement repris d’un côté ceux qui, trop oublieux de leur crime, avaient arraché la réconciliation à des prêtres effrayés ; et de l’autre ceux qui, abandonnant lâchement la parole de Dieu, avaient, d’un cœur si léger, donné le saint du Seigneur aux chiens et jeté les perles devant les pourceaux. La raison tirée du nombre est sans valeur, disaient-ils. D’être beaucoup dans la faute, cela n’en diminue pas la gravité.

Cet échange de lettres congratulatoires et encourageantes ne terminait rien. Les faillis et les libellatiques, qui prétendaient avoir la paix des confesseurs et des martyrs de Carthage, récusaient sans doute en cette affaire l’autorité de Rome. On ne manquait pas, par l’ordre de Cyprien, de leur faire lire les lettres du clergé et des confesseurs romains, à quoi, vraisemblablement, les plus vifs répondaient qu’ils n’avaient rien à faire avec ceux-ci et ne leur demandaient rien, et que nul n’avait donné l’Église d’Afrique à garder aux prêtres de Rome. Ces derniers le reconnaissaient bien, du reste, puisqu’ils écrivaient qu’ils pouvaient bien s’associer aux idées de Cyprien, mais n’avaient pas à s’en faire les juges[11].

Des missives et des requêtes très diverses de ton arrivaient à Cyprien de la part des faillis. Les uns, pleins de réserve et d’humilité, bien que munis des billets d’amnistie délivrés par les confesseurs de Carthage, avouaient ingénument leur faute, témoignaient en avoir fait et en faire encore pénitence, protestaient qu’ils ne voulaient être ni indiscrets ni importuns, déclaraient qu’ils attendraient le retour de leur évêque, et que de sa main la paix reçue leur serait plus douce. D’autres ; en bien plus grand nombre, le prenaient de beaucoup plus haut[12], osaient écrire au nom de l’Eglise, se targuaient insolemment de l’amnistie édictée par les confesseurs, affirmaient sans doute que la parole de ceux qui avaient donné leur vie pour la foi, parole confirmée parla signature des généreux champions encore vivants de la bataille désertée par tant d’autres, valait toute parole d’on qu’elle vînt. La paix, ils l’avaient par la volonté des confesseurs, sous le contrôle de l’évêque, il est vrai ; ils demandaient qu’on y procédât immédiatement, et se refusaient à attendre le bon plaisir de ceux qui avaient charge de le faire. Le contrôle stipulé n’était qu’une vérification qu’on n’avait nul droit de leur refuser. Quant à la pénitence, ils l’avaient faite assez longue : ainsi les confesseurs en avaient jugé, car la grâce accordée par eux l’était sans condition.

Nous n’avons plus ces lettres, et il nous est impossible de mesurer l’humilité des unes et l’insolence des autres. Le clergé romain, exactement mis au courant, était comme scandalisé de la vivacité et de l’aigreur des termes avec lesquels on interpellait l’évêque de Carthage[13].

Fort de l’adhésion et de l’appui moral de Rome, Cyprien se multipliait. Aux faillis, qui lui écrivaient en signant leur lettre du nom de l’Église et en usant à son égard de peu de respect, il rappelait que l’Église est fondée sur l’épiscopat, qu’elle réside dans les évêques, les prêtres et les chrétiens fidèles inviolablement unis. Si ceux qui naguère ont fait acte d’apostasie sont l’Église, comme ils le prétendent, que reste-t-il donc sinon que nous les priions de daigner nous recevoir nous-mêmes dans l’Église ? Et il les rappelait à la modestie et à la pudeur[14]. En même temps il félicitait son clergé de s’être séparé de quelques prêtres qui communiquaient avec les faillis et, par leurs pratiques, encourageaient leur résistance ; et ordonnait de retrancher de la communion tous ceux qui prendraient parti pour eux[15]. Le comité presbytéral de Rome, qu’il avait mis au courant[16], le félicitait de la vigueur qu’il déployait, et reprenait encore tous les arguments en y mêlant une teinte d’ironie : Si les faillis ont la paix, comme ils s’en vantent, pourquoi donc la demandent-ils ? Et, s’ils ne l’ont pas en effet, comme ils le sentent bien puisqu’ils la demandent, que n’attendent-ils l’examen et le jugement de ceux de qui elle dépend ? Les martyrs n’ont pu la leur donner, contre les commandements de l’Evangile, car ils ne sont martyrs que par leur soumission à l’Évangile, et nulle disposition ne peut prévaloir contre l’autorité de l’Évangile. Mais il n’est pas vrai que les martyrs leur aient donné la paix absolument, puisqu’ils ont déclaré explicitement qu’ils les renvoyaient au jugement de l’évêque, et qu’en attendant ils s’abstiennent de communiquer avec eux. On faisait entendre assez clairement que cette paix générale donnée en bloc aux faillis et aux libellatiques par les martyrs n’avait été qu’un moyen employé par ceux-ci pour se débarrasser de la pression des importuns qui les assiégeaient, et qu’elle n’avait en somme d’autre valeur que celle d’une recommandation platonique et sans effet immédiat par elle-même. Les cœurs dans l’Église sont sans doute ouverts aux pécheurs, mais la hâte et l’impatience ne servent de rien pour guérir leurs blessures. Il y faut le temps et une pénitence appropriée. Que leur humilité et leur soumission donc secondent les efforts de ceux qui intercèdent en leur faveur ! Ce n’est pas tout d’avoir de puissants protecteurs, il convient de se rendre soi-même digne d’obtenir ce qu’ils demandent[17].

On peut douter que la lettre sentencieuse et de pédantisme administratif du clergé de Rome ait été du goût des confesseurs de Carthage et surtout de leurs clients. Mais les confesseurs africains discrètement blâmés par les prêtres et les confesseurs de Rome, effrayés peut-être aussi des turbulentes passions qu’ils avaient déchaînées sans le vouloir, se tenaient cois.

Plusieurs mois s’étaient écoulés au milieu de ces échanges de messages et de ces disputes. Les confesseurs de Carthage étaient sortis de prison. La persécution était assoupie. Le dernier mot semblait rester au pouvoir épiscopal. A de très rares exceptions prés, la multitude des faillis et des libellatiques n’avaient pas encore été réconciliés. Des sentiments très divers les partageaient. Les uns, à Carthage, attendaient patiemment le retour de l’évêque ; à Rome, une élection qui donnât un successeur à Fabianus, et la tenue des assises où l’on devait prononcer leur rapatriement. Les autres demeuraient impatients, aigris, irrités de la sévérité tenace d’un chef, que la conscience de sa propre faiblesse, pensaient-ils, eût dû rendre plus facile aux faibles. Deux courants divisaient les esprits dans toutes les Églises : le parti de l’indulgence et celui de la rigueur. A Carthage, chez l’évêque fort imbu de la lecture des livres de Tertullien[18], et parmi son entourage dominait le parti de la sévérité. A Rome, en dépit des lettres que le comité des prêtres adressait à Cyprien pour soutenir sa politique, on inclinait davantage à l’indulgence. La preuve en est dans l’élection qui désigna bientôt à l’épiscopat Corneille, libellatique, disait-on, et accusé par quelques-uns de communiquer avec les faillis. A Alexandrie, auprès de l’évêque Denys, prévalaient, semble-t-il, les conseils de douceur, de charité et de conciliation. A Antioche de Syrie au contraire, l’évêque Fabius penchait plutôt du côté des puritains et des rigoristes.

Or, au commencement de l’an 251, avant le retour de Cyprien à Carthage, quelques personnages ecclésiastiques signalés depuis longtemps par l’opposition qu’ils avaient faite à l’évêque, profitant de l’irritation de ceux des faillis et des libellatiques que la raideur et les atermoiements de Cyprien, au sujet de leur réintégration dans l’Église, exaspéraient, firent une sorte de schisme. A leur tête se trouvaient Novatus, prêtre de Carthage, et Felicissimus, son ami, gens remuants, ambitieux et de médiocre renommée, dont la mémoire demeure chargée par la haine des partis de crimes odieux et invérifiables[19]. Cyprien avait ordonné de faire le recensement des fidèles pour les distributions de secours et d’aumônes. On devait inscrire l’âge, la condition et la conduite de chacun. Y eut-il des mécontentements et des réclamations à propos de ces inscriptions et des catégories qu’elles semblaient devoir comporter ? Cela paraît hors de doute. Felicissimus tenta d’empêcher ce travail, et avec un groupe de partisans prétendit exclure de la communion les répartiteurs chargés de le faire et ceux qui se laisseraient inscrire sur les rôles.

Nous n’avons sur cette crise nouvelle, issue de la question des faillis et des libellatiques, que de très vagues renseignements, et tous émanés du parti et de la pluma même de Cyprien. Nous savons qu’autour du prêtre Novatus et de Felicissimus, que Novatus avait créé diacre de sa seule autorité, s’agitaient quatre ou cinq autres prêtres, quelques confesseurs bannis naguère pour la foi et récemment revenus, plusieurs fidèles simples laïques et un assez bon nombre d’apostats avides d’une réconciliation immédiate. Ce qui n’est pas douteux non plus, c’est que de part et d’autre l’animation était vive. Des excommunications s’échangeaient. Felicissimus avait commencé, Cyprien avait enjoint de riposter que Felicissimus, écrivait-il, reçoive la sentence qu’il a portée le premier ; qu’il sache qu’il est retranché de notre communion et que ceux qui se joindront à lui sachent aussi qu’ils ne communiqueront pas avec nous dans l’Église, puisqu’ils se sont volontairement séparés de l’Église[20]. Et, suivant ces ordres, Felicissimus et sept autres de son parti étaient déclarés exclus de la communion. Le tumulte était monté à un tel point, et les menaces contre l’évêque telles, qu’il se croyait obligé de différer encore son retour. Je vois bien, écrivait-il, que je ne pourrai revenir avant la fête de Pâques (mars-avril), à cause de la perfidie et de la malice de certains prêtres. Il expliquait que ceux-ci étaient les mêmes qui avaient autrefois combattu son élection à l’épiscopat ; les mêmes qui récemment, pendant la persécution, avaient essayé de fomenter la désunion entre lui et les confesseurs de Carthage, et tenté d’armer une partie des fidèles contre son autorité. Maintenant ils surprennent et trompent les faillis et les flattent de l’espérance d’une paix fausse et captieuse, et précipitent dans des pièces mortels les plus faibles de nos frères. Ils veulent, ajoutait-il, que ceux qui ont renié Jésus-Christ ne s’adressent point à lui pour obtenir le pardon de leur apostasie. Ils veulent qu’il n’y ait plus de pénitence pour les crimes, que ce ne soient plus les évêques et les prêtres qui s’entremettent pour en faire faire la satisfaction, mais que, laissant là les prêtres du Seigneur, on introduise une discipline nouvelle et sacrilège absolument contraire à celle de l’Évangile ; et au lieu que nous avons ordonné, de l’avis des confesseurs et du clergé de Rome, qu’on n’innovera rien touchant ceux qui ont failli, jusqu’à ce que nous nous soyons assemblés pour trouver un tempérament qui garde en même temps la vigueur de la discipline et la douceur de la charité, ils s’élèvent contre un règlement si équitable, et par une conspiration factieuse s’efforcent de détruire toute la puissance et l’autorité sacerdotale... Ils offrent de donner la paix aux autres, eux qui ne l’ont pas pour eux-mêmes. Ils se sont séparés de l’Église et ils promettent à ceux qui ont failli de les ramener à l’Église.... Bannissez généreusement d’avec vous ceux qui rejettent les commandements de Dieu et s’efforcent d’établir leur tradition à la place ! Que ceux qui sont tombés se contentent d’être tombés une fois ! Que personne ne vous fasse choir de nouveau tandis que vous tâchez de vous relever ! Que personne ne rende encore plus grande et plus mortelle la chute de ceux qui sont renversés par terre et pour qui nous prions sans cesse, afin que Dieu les relève de sa main puissante ! Que personne n’ôte le peu qui reste d’espoir à ceux qui sont demi-morts et qui demandent qu’on leur rende la vie !.... Que, dans cette seconde tentation, ceux qui sont tombés ne fassent rien qui nuise à la paix qu’ils demandent, et, s’ils veulent que Notre Seigneur leur pardonne, qu’ils ne s’éloignent point de ses prêtres ! C’est ici la dernière épreuve de la persécution, et elle passera aussi bientôt, s’il plait à Dieu, afin que je me rende vers vous après Pâques avec mes collègues ; en la présence desquels, et même avec vous tous, comme j’en ai toujours eu le dessein, toutes les choses qui sont à faire seront examinées et réglées. Mais, s’il y a quelqu’un qui, refusant de faire pénitence et de satisfaire à Dieu, se retire avec Felicissimus et ceux de sa coterie, et s’unit à cette faction hérétique, qu’il sache qu’il ne pourra plus ensuite rentrer dans l’Église ni communiquer avec les évêques et le peuple de Jésus-Christ[21].

Voilà de quelle manière caressante et menaçante, tout à la fois, Cyprien s’adressait aux chrétiens fidèles ou infidèles de Carthage, à la fin de février ou au commencement de mars 251. Le ton de cette lettre laisse bien percer la vivacité de ses alarmes, et montre que Felicissimus, en faisant briller aux yeux l’espoir de la réconciliation immédiate, avait touché le cœur de beaucoup.

Des intentions et dès desseins de Felicissimus, comme de sa moralité, on ne peut jugea très sûrement sur les seuls témoignages d’un adversaire irrité. Nous retenons seulement ceci, c’est que le schisme de Felicissimus à Carthage s’appuya surtout sur une politique d’indulgence à l’égard du grand nombre des chrétiens qui avaient abjuré et que la sévérité disciplinaire de Cyprien maintenait encore hors de l’Église, malgré leurs prières et l’absolution générale édictée par les confesseurs.

En avril 251, Cyprien quitta sa retraite et revint à Carthage. Le schisme sévissait. Pour en arrêter le développement et satisfaire à des promesses répétées, l’évêque s’occupa immédiatement de la question des apostats, et réunit à cet effet une assemblée ecclésiastique. La hâte qu’il y mit ou d’autres raisons ne permirent pas qu’un très grand nombre d’évêques y assistassent[22]. II parut équitable de faire une grande différence entre les libellatiques et ceux qui avaient sacrifié aux idoles. Et pour ces derniers mêmes, on ne pouvait les traiter tous de la même façon. Il n’y a point de comparaison, disait Cyprien, entre celui qui, spontanément, sans lutte, s’est rendu et a sacrifié, et celui qui, après avoir combattu et résisté longtemps, n’a cédé à la fin qu’à la rigueur intolérable des tourments. D’un commun avis, l’assemblée, présidée par Cyprien, décida que les libellatiques seraient immédiatement réconciliés. Quant aux thurificati et aux sacrificati, après examen de chaque espèce, on convint de mesurer la durée de la pénitence à la gravité de la faute, et on ajourna le pardon définitif à un terme ultérieur, si ce n’est en cas de maladie et de péril de mort, exception déjà admise. Pour les coupables appartenant à la hiérarchie ecclésiastique, ils perdraient en rentrant dans l’Église leurs grades et leurs fonctions et rentreraient dans le rang.

Nous n’avons pas les décrets et canons que l’assemblée de Carthage semble avoir rédigés après ses délibérations[23]. Cyprien, dans une de ses lettres les plus importantes, les résume ainsi : grâce et réintégration immédiate accordée aux libellatiques, réconciliation aux sacrificati à l’article de la mort[24]. Mais il ne se peut qu’il n’y ait ici quelque lacune, car toute cette lettre à Antonianus, où se trouve ce passage, jure positivement avec ce sens. Pourquoi, en effet, y distingue-t-on le cas des maladies graves et le péril de mort qui permet de donner la communion immédiate, si les lapsi doivent tous n’avoir la paix qu’au moment de mourir ? Pourquoi, si c’est là le décret qu’il a signé, Cyprien s’inquiéta-t-il à tel point de se justifier du reproche d’extrême facilité qu’on lui adressait alors ? Pourquoi accuse-t-il lui-même les Novatiens d’être inflexibles et impitoyables et de n’accorder aucune vertu à la pénitence ? Pourquoi dit-il que le synode a examiné chaque cas et admis par suite de justes différences entre les coupables ? Pourquoi enfin se défend-il d’avoir changé d’opinion et admis qu’on accordât la paix à ceux qui avaient souillé leur conscience par des billets ou des sacrifices abominables ? De tout ceci on peut conclure que les décrets délibérés à Carthage avaient le sens que nous marquons plus haut[25].

Cette solution, qui, suivant Cyprien, conciliait le devoir d’une juste sévérité et celui de la charité et de la douceur, et que la sagesse politique conseillait, ne terminait rien. Les faillis impatients avaient espéré qu’on passerait l’éponge sur le passé. Ils étaient encore ajournés. Le schisme subsista, sa raison d’être n’étant pas supprimée.

A Rome, la même question en suscita un autre plus sérieux et qui dura beaucoup plus longtemps. Felicissimus, laïque riche et brouillon, représentait a Carthage le christianisme mondain et superficiel. Il avait trouvé, pour soutenir le parti de l’indulgence et de l’amnistie totale et sans condition, des évêques et des prêtres qui avaient, dit-on, besoin qu’on oubliât en effet leur récent passé, et toute une masse de fidèles de douteux aloi personnellement intéressés à cette politique. Le prêtre africain Novatus, dont les rapports avec Felicissimus ne sont pas fort clairs, soit qu’il ne se fût pas entendu avec ce dernier, soit pour d’autres raisons qu’on ignore, s’était séparé de lui, et s’était rendu à Rome au commencement de 251. A ce moment la communauté romaine jouissait d’une sorte de demi sécurité. Ce n’était plus la guerre, sans être encore la paix, mais une détente, comme il arrive après toute crise aiguë. Quelques confesseurs languissaient encore en prison ; mais il ne semble pas que le pouvoir cherchât à en grossir le nombre. Il n’eût eu pour cela qu’a étendre la main. Il ne le faisait pas. La résistance passive désarme plus sûrement que la lutte ouverte. L’Église, sans chef depuis de longs mois, songeait dès lors à donner un successeur à Fabianus, et on peut croire que les deux vieux partis des puritains et des opportunistes s’agitaient à ce sujet. Novatus, à son arrivée, s’aboucha avec le prêtre romain Novatianus, personnage dont on loue communément la science et l’éloquence, mais que plusieurs accusaient d’avoir montré quelque froideur dans le service ecclésiastique pendant les mauvais jours qu’on venait de traverser.

Sa candidature fut-elle alors posée expressément ? Y eut-il échange de vues sur ce point entre les membres influents de l’Église ? Cela est probable. Novatianus portait dans sa manière d’entendre l’institution chrétienne et dans son programme de gouvernement ecclésiastique une sévérité stoïque qui était l’idéal de plusieurs, et en particulier de la majorité des confesseurs romains. La plupart des fidèles avait un autre candidat, le prêtre ou diacre Cornelius, de famille romaine, qui ne péchait pas par excès de rigueur et, en face des lapsi, avait montré des trésors de charité. Ses adversaires mêmes disaient de complaisance : en tout cas, il était l’expression de la politique de douceur. Seul des confesseurs encore prisonniers, le prêtre Moyses soutenait Corneille et repoussait Novatianus. Corneille fut élu et consacré régulièrement par quinze ou seize évêques, alors présents à Rome, en dépit d’une vive opposition. Le parti qui l’avait attaqué ne se soumit pas : les confesseurs romains protestèrent d’une seule voix. Moyses était mort un ou deux mois auparavant en prison. Ils étaient unanimes et très ardents, comme des gens dont l’autorité est bravée. A les entendre, l’élection d’un libellatique et d’un familier des apostats était nulle de plein droit. L’Eglise, immaculée jusqu’alors, ne pouvait subir cette souillure. Novatianus, mis en avant par Novatus, encouragé, excité par les confesseurs et fort de leur appui décidé, se laissa forcer la main. Trois évêques furent mandés d’Italie, et Novatianus fut ordonné évêque de l’Église de Rome, de l’Église vraie, pure, fidèle à elle-même et à ses vieilles traditions, en face du chef de l’Église fausse et infidèle, de l’Église flottante des chrétiens en l’air et si l’on veut[26]. Avec ses partisans, Novatianus représentait non un dogme nouveau, sans doute, mais une sévérité étroite, qui tous les jours passait de mode et était réputée plus qu’indiscrète. Il prétendait que les apostats de toutes couleurs, porteurs de billets et faiseurs de sacrifices étaient sortis de l’Église à jamais, qu’il n’appartenait à personne de leur en rouvrir les portes, que Dieu seul était juge de leur repentir et des vertus de leur pénitence, mais que nul n’avait droit de les relever du crime d’apostasie.

Le peu qu’on sait certainement de ces dissentiments et de ces divisions à Carthage et à Rome est bien étrange. Novatus et Felicissimus son satellite, comme l’appelle Cyprien, paraissent à Carthage les deux champions de l’amnistie immédiate et sans phrases. Le même Novatus à Rome, avec Novatianus et les confesseurs romains, représente le parti du refus impitoyable de toute amnistie, même partielle. Cyprien, dans sa retraite de plus d’un an dans les environs de Carthage, lutte pour la cause de la sévérité disciplinaire, d’abord contre les confesseurs africains, et plus tard contre Novatus et Felicissimus, et cependant s’allie avec Corneille qui semble l’adversaire de ses idées contre Novatianus, l’auteur de la lettre du clergé de Rome, qui les partage, et contre les confesseurs romains, de l’autorité desquels il s’est appuyé d’abord pour combattre les concessions exorbitantes, à son gré, des confesseurs africains et la facilité extrême de Felicissimus. On cherche en vain l’unité de vues, la tenue, l’accord avec soi-même. On accusait précisément Cyprien de manquer d’esprit de suite et de passer légèrement du parti de la rigueur au parti de l’extrême relâchement. Il ne s’en défendait que mollement, alléguant qu’il n’avait changé qu’après avoir longtemps et mûrement réfléchi. D’autres circonstances, disait-il, commandaient une autre politique[27].

On voit quelle division régnait dans l’Église chrétienne avant le milieu de l’année 251, quand la persécution était à peine éteinte. A Carthage, Felicissimus avec sa faction, qui comptait des évêques, des prêtres, et sans doute, s’ils étaient conséquents avec eux-mêmes, le comité des confesseurs africains, dont Cyprien avait répudié et annulé la signature, tenaient pour l’indulgence plénière et la réconciliation immédiate de tous les apostats demandant merci. A Rome, Novatianus avec le clan des purs — xαθαροί —, comme on les appelait, et les confesseurs romains qui enformaient l’avant-garde, tenaient pour l’Église fermée aux déserteurs et pour la sévérité inflexible. Entre ces deux partis extrêmes et opposés, Cyprien, fléchissant aux circonstances, venait avec quelques évêques assemblés d’adopter un moyen terme qui ne satisfaisait ni l’un ni l’autre et le faisait accuser à droite de dureté, à gauche de faiblesse, et des deux côtés d’indécision.

Corneille, à Rome, était retenu sans doute dans sa politique de douceur et de laisser-aller par l’opposition du parti rigoriste et la présence de Novatianus, en qui se personnifiaient les visées de ce parti et que l’autorité considérable des confesseurs couvrait. Des invectives s’échangeaient entre les deux partis sur le dos des deux chefs élus. Pour chacun de ces deux-ci, le premier intérêt était de s’assurer la place, c’est-à-dire de se faire agréer et reconnaître par la majorité des évêques qui tenaient les Églises dans leurs mains. Des deux élections faites à un très court intervalle laquelle était bonne et valable ? La première en date, pourvu qu’elle eût été faite selon les formes et les règles, disaient les uns. De la sorte, Corneille avait gain de cause, sans conteste. Mais les autres répondaient qu’il ne s’agissait pas du premier arrivé, mais du plus digne. A quoi les Cornéliens répliquaient par les plus sottes histoires. Novatianus, disaient-ils, était un ancien démoniaque, mal guéri peut-être par les exorcistes des malignes influences. Ils rappelaient qu’il n’avait pas même été fait prêtre d’une façon régulière et canonique, ayant jadis été baptisé dans son lit. Grief tardif, et qui atteignait la mémoire du dernier pontife martyr. Ils racontaient que, pendant la récente persécution, il s’était renfermé, dérobé à ses devoirs professionnels, dispensé des services ecclésiastiques, et avait répondu aux observations faites à ce sujet qu’il ne se souciait plus d’être prêtre et voulait embrasser une autre philosophie. Ces on-dit étaient-ils sérieux et fondés ? Comment donc alors avait-il tenu la plume au nom du presbytérat romain, et écrit à Cyprien la fameuse lettre dont on avait tant admiré la sagesse et l’éloquence ? Les entraînements malsains de la polémique allèrent plus loin. On travestit son élection en mascarade. Ses amis avaient fait venir d’on ne sait quel coin de l’Italie, sous on ne sait quel prétexte, trois évêques ignorants et imbéciles. Une fois ces pauvres gens arrivés, on les avait fait boire avec excès ; puis les malheureux titubant, et ne sachant plus bien ce qu’ils faisaient, avaient ordonné Novatianus inter pocula. On ajoutait que cet homme qui se défendait de toute ambition, ce foudre de la dogmatique et de la science ecclésiastique, une fois consacré, donnant un jour la cène à des fidèles, leur avait fait jurer avec serment et force imprécations qu’ils ne quitteraient jamais sa communion et ne se joindraient pas à Corneille[28].

Les Novatiens, devant ces ridicules racontages, ne restaient pas muets et renvoyaient aux Cornéliens d’amères ripostes. Les juges autorisés du vrai courage et de la vraie foi n’étaient-ce pas les confesseurs du Christ qui, pour son nom, venaient de passer tant de mois dans une cruelle prison ? Qui le pouvait nier ? Or les confesseurs étaient les propres électeurs de Novatianus, ses garants et ses fermes appuis. Et qu’était-ce en face que Corneille ? un libellatique ; et le gros de ses électeurs et de ses tenants ? une tourbe d’apostats, de ces fidèles qui entrent dans l’Église ou en sortent, selon le temps qu’il fait et le vent qui souffle, comme si c’était une auberge. Qui ne connaissait le seigneur Trophimus et ses clients ? Ils avaient publiquement offert l’encens aux idoles. Et Corneille, sans scrupule ni vergogne, avait, de son autorité, rendu la communion à son ami Trophimus et à ses clients comme à d’utiles camarades. Ce dernier fait était authentique, Cyprien le reconnaît puisqu’il cherche à l’expliquer.

Pendant cet échange d’ardentes récriminations, les deux pontifes élus ne s’endormaient pas. Il importait d’abord de gagner les évêques d’Afrique et leur chef Cyprien, qui en ce moment (mai 251) en avait plusieurs autour de lui. Des émissaires et des lettres furent envoyés à Carthage par les deux partis. Les quatre députés de Novatianus, le prêtre Maximus, Augendus, diacre, Machœus et Longinus, gagnèrent de vitesse Pompinus et Stéphanus, évêques, les deux députés de Corneille[29]. Ils apportaient contre celui-ci un dossier qui, malheureusement, n’est pas venu jusqu’à nous, mais auquel les signatures des confesseurs romains donnaient un grand poids. Déjà sans doute le bruit des compétitions qui agitaient la communauté de Rome, et peut-être l’annonce d’élections faites et violemment contestées était arrivée à Carthage. Il semble qu’avant d’en avoir encore reçu aucun, Cyprien avait envoyé à Rome deux évêques, Caldonius et Fortunatus, avec mission de s’enquérir exactement et de rapporter des nouvelles certaines. Quand donc les émissaires de Novatianus abordèrent à Carthage, le siège de Cyprien et de ses collègues n’était pas fait. L’appui que les confesseurs romains prêtaient à Novatianus devait avoir grande influence sur les évêques africains, moins peut-être cependant sur Cyprien que sur tout autre ; car il avait expérimenté par lui-même la témérité présomptueuse et l’infatuation sans mesure de ces fidèles d’exception, et demeurait encore aigri des empiétements récents et de l’opposition étourdie qu’il avait essuyée de la part de ceux de Carthage. Quoi qu’il en soit, les députés de Novatianus furent reçus par l’assemblée des évêques, entendus, écoutés, non sans contradiction, ni sans émoi sans doute[30]. Les esprits des évêques africains n’étaient pas montés au diapason des passions de Rome, et le ton virulent des attaques dirigées contre Corneille et ses partisans les dut scandaliser. Le synode de mai durait. Beaucoup de ses membres, dit Cyprien, furent émus par les allégations des Novatiens. En attendant le retour et le rapport des évêques chargés de l’enquête, on résolut de suspendre toute décision. L’Église d’Adrumète prolongea même plus que les autres cet état de neutralité ; car, un peu plus tard, écrivant à l’Église de Rome, elle adressa ses dépêches non à Corneille, alors reconnu communément, mais au clergé romain, comme si la vacance du siège durait encore. Ces dépêches étaient parties avant que la notification de Cyprien fût arrivée. Il est donc absolument hors de doute que Cyprien et les églises d’Afrique restèrent un moment incertains entre la communion de Corneille et celle de Novatianus.

Ce ne fut qu’après le retour à Carthage des deux évêques enquêteurs, précédés de peu, ce semble, par les députés de Corneille, que Cyprien avec ses collègues prit décidément parti pour ce dernier, proclama son élection bonne et valide, sans autre raison apparemment, si ce n’est qu’elle avait eu lieu la première et avait été faite régulièrement, informa de cette décision les Églises d’Afrique, éconduisit et déclara hors de sa communion Novatianus et ses partisans. Ceux-ci protestèrent bruyamment et ne se tinrent pas pour battus, mais, se répandant çà et la dans les cités et dans les maisons, ils s’évertuèrent par paroles et par des écrits à attaquer l’élection de Corneille et à défendre celle de leur patron. Il est probable qu’ils recueillirent plus d’une adhésion. Il n’est pas impossible même qu’ils aient attiré à leur cause quelques-uns de la faction de Felicissimus, bien que, pour le fond des idées, ils fussent aux antipodes. On a vu souvent de pareilles alliances temporaires entre des partis opposés contre un adversaire commun.

En dépit des mots de fourbe, de scélérat et d’hérétique lancés par Corneille et ses amis, naturellement très échauffés contre Novatianus[31], le caractère de ce personnage, son passé, ses intentions paraissaient inattaquables à ceux qui étaient de sang-froid, et les thèses qu’il soutenait — celles mêmes du maître spirituel de Cyprien — étaient acceptées de beaucoup ; et par contre, les écrits largement colportés dans lesquels Novatianus et les confesseurs romains accusaient Corneille, les faits qu’ils énonçaient touchant son attitude pendant la persécution, éveillaient des scrupules dans plus d’une âme honnête. C’est ainsi qu’un évêque de Numidie, qui tout d’abord, sur l’invitation de Cyprien, s’était rangé à l’obédience de Corneille, c’est-à-dire l’avait reçu dans sa communion, troublé des griefs allégués, écrivit à Cyprien, le priant de l’édifier, lui demandant de lui expliquer en quoi consistait au juste l’hérésie de Novatianus et ce que valaient les faits graves qu’on faisait peser sur Corneille. Et Cyprien répondait par une lettre longue, parfois embarrassée, et ou, sur les points délicats, il n’avait peut-être pas toute la netteté qu’un correspondant curieux eût souhaitée. Les prétendus faits allégués contre Corneille n’étaient rien, disait-il, que rumeurs vaines et inventions calomnieuses des schismatiques. En Novatianus ordonné subrepticement par un trio d’évêques abusés, après l’élection régulière faite au grand jour et confirmée par les suffrages populaires de Corneille, cet homme excellent et modeste, qui avait traversé l’un après l’autre tous les degrés de la hiérarchie, et avait subi plutôt qu’ambitionné sa nouvelle fonction, on ne devait voir, selon lui, qu’un intrus qui brisait les liens de la charité et de l’unité chrétienne, refusait à l’Église, contre l’évangile et la tradition, le droit de remettre les péchés, et sortait d’une source impure. Sur Novatus qui avait séparé Novatianus de l’Église et, après avoir fait un diacre à Carthage (Felicissimus), avait osé faire un évêque à Rome, Cyprien avait de quoi s’étendre, parait-il, mais la personne de Novatianus prêtait moins à la critique ; car il ne l’attaquait pas, et ne daignait pas ramasser les frivoles ou basses absurdités que l’esprit de parti avait mises en circulation[32].

L’expulsion des députés de Novatianus et l’excommunication du chef et de ses sectateurs par Cyprien et l’adhésion expresse de l’Église de Carthage et, par suite, des Églises d’Afrique, qui recevaient le mot d’ordre de la métropole, à Corneille, assuraient la victoire à ce dernier. Cyprien seul valait plus que les confesseurs romains qui étaient le nerf du parti schismatique. Il avait su, quoique absent et médiocrement servi par des subalternes, balancer et surmonter à la fin les confesseurs de Carthage groupés en conseil de gouvernement. Il entreprit de ramener ceux de Rome étonnés sans doute déjà et troublés peut-être de ne pas avoir été suivis par toutes les Eglises. Il leur écrivit à cet effet une lettre fort habile ; qu’il fit passer d’abord sous les yeux de Corneille qui n’eut garde de l’arrêter. Denys, d’Alexandrie, leur écrivit de son côté dans le même sens. Par tempérament et naturel esprit de douceur, l’évêque d’Alexandrie, au sujet des nombreuses apostasies que la persécution avait produites en Egypte comme ailleurs, inclinait depuis le commencement aux mesures d’indulgence et de pardon[33]. Contrairement à Cyprien, au début, il croyait qu’il ne convenait pas de se montrer plus sévère que les confesseurs égyptiens qui, en frayant et priant avec les lapsi, avaient donné l’exemple de la facilité. Bien loin donc d’être attiré au parti de Novatianus qui défendait la politique opposée, il eût plutôt taxé de sévérité l’évêque de’ Carthage qui n’avait point eu le courage d’une clémence générale et complète. Travaillés à Rome par les amis de Corneille, touchés par les représentations cordiales que Cyprien et Denys leur envoyaient, sensibles aussi, on n’en peut douter, aux raisons d’ordre, de paix, d’union et d’intérêt général que leurs propres réflexions leur suggéraient[34], les confesseurs romains manifestèrent le désir de rentrer dans la communion de Corneille. Ils s’étaient étrangement engagés et compromis dans le parti adverse. On leur insinua que tout serait oublié, qu’on les recevrait à bras ouverts sans même exiger d’eux qu’ils renonçassent à leurs grades ecclésiastiques. La négociation fut habilement conduite, comme il convenait avec des natures ombrageuses et susceptibles. Corneille écrit à Cyprien qu’ils reconnurent qu’ils avaient été surpris et s’étaient trompés. Mais les confesseurs écrivirent de leur côté au même Cyprien qu’ils avaient pour le bien de l’Église consenti à tout oublier[35]. De fait, ils chantèrent la palinodie et s’unirent à celui pour qui la fortune se décidait manifestement. On les reçut, cela va sans dire, avec de grandes acclamations.

On eût pu croire que cette défection portait le dernier coup à l’Église novatienne, et qu’elle dût s’écrouler aussitôt, comme un édifice auquel manque subitement le soutien de ses colonnes. Il n’en fut rien. Le stoïcisme chrétien se raidit et résista. La veille du jour où l’acolyte Nicephorus portait à Cyprien de la part de Corneille la nouvelle du retour des confesseurs romains à l’unité, comme on disait, arrivait à Carthage une nouvelle députation de Novatianus, composée de cinq personnages entre lesquels on remarquait, avec l’éternel Novatus, Evaristus, un des trois évêques italiens qui avaient ordonné l’antipape, et Nicostratus, confesseur romain, qui s’était refusé de faire cause commune avec ses amis ralliés. Mais cette mission eut peu d’effet, surtout quand on sut que les confesseurs de Rome étaient rentrés au bercail. Cyprien fit annoncer partout cette bonne nouvelle, et se hâta de prémunir ses Églises contre la contagion de la propagande novatienne, présentant ses nouveaux organes comme des vagabonds et des malfaiteurs. Il écrivit qu’on se gardât du venin de leurs mensonges, expliqua qu’Evaristus non seulement n’était plus évêque, mais qu’il n’appartenait à aucun titre à l’Église ; que Novatus était chargé de tous les crimes ; que l’ex-confesseur Nicostratus n’était : rien qu’un concussionnaire, un voleur des biens de l’Église et des deniers des veuves, et que leur parti était universellement abandonné et maudit. Quoi qu’il en soit, les Novatiens instituèrent deux évêques en Afrique, Maximus à Carthage, et Nicostratus dans les environs. Novatianus n’avait pas négligé les églises d’Asie. Aussitôt son élection faite, ses émissaires rayonnaient partout en Palestine, en Syrie, en Phrygie, en Cappadoce, en Égypte, et parmi les Églises de la Gaule même[36], répétant que leur chef représentait la vraie Église et ses vieilles traditions souillées ailleurs par d’impures mélanges et de honteux compromis, essayant de discréditer Corneille et de lui arracher ses partisans, formant des Églises et nommant des évêques là off ils ne pouvaient gagner à leur cause ceux qui étaient établis. Les lettres de Corneille et ses envoyés les suivaient sans doute, s’ils ne les avaient devancés.

Novatianus avait écrit à Denys d’Alexandrie, dont il savait l’humeur conciliante. Il protestait que c’était à son corps défendant qu’il s’était séparé de Corneille[37]. A quoi Denys répondait en lui conseillant de montrer sa bonne volonté en revenant spontanément à l’Église et en persuadant à ses amis de l’imiter et de mettre fin à la division qui déchirait la fraternité chrétienne, ou, s’il ne pouvait les persuader, de songer à son propre salut. Novatianus était embarqué. Retranché de la communion, aigri sans doute parles outrages répandus contre lui par Corneille, il ne pouvait revenir en arrière. Il persista et demeura chef de parti ; sincère, on n’a nulle raison d’en douter, mais manquant peut-être de cette fierté de ceux qui se targuent d’être la minorité et dédaignent la sagesse moyenne où se range le plus grand nombre.

Les Novatiens réussirent mieux en Phrygie et en Syrie. Fabius, évêque d’Antioche, malgré les efforts de Corneille pour ruiner l’autorité de Novatianus[38], était porté pour lui et partageait ses idées, et beaucoup d’autres avec Fabius. Le schisme de Novatianus était disséminé partout en Asie, soit par petits groupes, soit à l’état sporadique. Les grands sièges s’émurent. On songea à réunir un concile à Antioche. Des idées s’échangèrent en ce sens entre les évêques de Césarée, de Cappadoce, de Tarse et de Césarée de Palestine. Denys d’Alexandrie fut invité à cette réunion ; mais Fabius mourut sur ces entrefaites, et le concile ne se tint pas.

La secte novatienne dura beaucoup plus que la question d’où elle était sortie. L’ensemble d’idées, — nous n’osons dire de doctrines, — dont elle fut l’expression au milieu du rite siècle, était contemporaine de l’Église et avait toujours gardé des défenseurs. Le novatianisme en effet, né au commencement de l’année 251, n’est rien qu’une forme de l’esprit d’ascétisme et d’austérité dont on pourrait suivre la trace dans l’Église ou à côté de l’Église depuis les origines. Au IIe siècle il s’appelait le montanisme. Il trouva un peu plus tard un éloquent interprète en Tertullien. Celui-ci distinguait les fidèles en spirituels ou pneumatiques et en psychiques. Cinquante ans plus tard, les Novatiens s’appelaient des purs et flétrissaient leurs adversaires du nom d’apostatiques. On dit aussi qu’à Rome on appelait les Novatiens du nom de gens de la montagne et, en Orient, du nom d’hommes de la gauche[39]. Après, et comme les Tertullianistes, ils refusaient à l’Eglise le droit de remettre certains péchés, condamnaient les secondes noces et les assimilaient à l’adultère. Au vie siècle, le novatianisme comptait encore des fidèles. Sous un nom ou sous un autre, l’esprit de raideur puritaine qu’il représenta trouva toujours des champions qui se considérèrent comme une élite et, pour emprunter une expression stoïcienne, comme la bande de pourpre du manteau. De Novatianus et de Corneille, le dernier était un meilleur politique ; Dieu seul sait quel était le meilleur chrétien.

Le concile de Carthage, commencé en mai 251, se prolongea vraisemblablement pendant plusieurs mois — concilio frequenter acto, écrit Cyprien. — Sur la question des apostats, il convient de le rappeler, on avait abouti à une conclusion mixte : amnistie complète et immédiate aux libellatiques. Pour les thurificati et les sacrificati, sauf le cas d’une maladie qui mettrait leurs jours en danger, réconciliation plus ou moins différée, après une pénitence rigoureuse, selon la gravité de la faute. Cette décision libellée en forme avait été expédiée à Rome. Corneille réunit à son tour une assemblée ecclésiastique pour examiner la même question (septembre-octobre 251). On dit que cette assemblée comptait soixante évêques et un nombre encore plus considérable de prêtres, de diacres et de laïques. Il est assez difficile de croire que des hommes encore sous la surveillance de la police romaine et pourchassés la veille aient pu se réunir clandestinement en aussi grand nombre, ou bien il faut accorder que les périodes de persécutions violentes étaient suivies de périodes d’étrange facilité.

L’assemblée ecclésiastique de Rome se borna à ratifier et à confirmer les décisions délibérées à Carthage au sujet des apostats et à les transmettre au loin. Il est possible que ce soit alors que Felicissimus se rendit à Rome pour la première fois et essaya de séparer Corneille de Cyprien. Il n’y réussit point, fut expulsé de l’Église de Rome et vraisemblablement retourna à Carthage.

Vers le mois de mai 252, il sembla à plus d’un signe que la persécution assoupie depuis plus d’un an allait recommencer. A Carthage, pendant un sacrifice solennel ordonné par édit, le cri Cyprien au lion retentit de nouveau, cri sans grand écho sans doute, puisqu’au milieu du même mois, l’évêque tenait une nouvelle assemblée ecclésiastique, où Won décidait de donner la paix et de rouvrir l’église sans condition aux apostats qui avaient gardé la foi et ne s’étaient pas séparés de la communion. Voici en quels termes Cyprien et ses collègues mandaient à Corneille leur délibération. La lettre synodale est adressée au pontife romain par Cyprien et quarante et un de ses collègues.

Après en avoir délibéré en commun, nous avions décidé, très cher frère, que ceux qui, vaincus par la violence de la persécution, avaient failli et s’étaient souillés par des sacrifices illicites, seraient soumis à une longue pénitence et en cas de maladie réconciliés sous le coup de la mort. La bonté paternelle et la clémence de Dieu ne permettaient pas en effet qu’on fermât les portes de l’Église à ceux qui y frappaient, et qu’on ôtât tout espoir aux douloureuses prières de ceux qui imploraient du secours, en sorte qu’au sortir de cette vie on les envoyât au Seigneur sans la communion et la paix... Mais comme nous voyons qu’une nouvelle persécution approche et que des signes nombreux et continuels nous avertissent de nous tenir prêts et armés pour la lutte qui menace, et d’y préparer par nos exhortations le peuple que le ciel nous a confié, et de rassembler dans le camp du Seigneur tous ceux sans exception qui désirent des armes et demandent à combattre ; dans cette nécessité nous avons été d’avis qu’il fallait donner la paix à tous ceux qui ne sont pas sortis de l’Église et, depuis le jour de leur chute, n’ont fait autre chose que de faire pénitence, de gémir et de prier le Seigneur.

C’est le moment, en effet, pour les pasteurs soucieux du péril des brebis, de réunir tout le troupeau, d’armer et de préparer la milice du Seigneur pour le combat céleste. On pouvait différer, prolonger la pénitence, quand régnaient la paix et la tranquillité. Aujourd’hui il faut réconcilier non des malades, mais de vigoureux soldats ; il faut réconcilier non des moribonds, mais des combattants pleins de vie, afin de ne pas laisser nus et débiles ceux que nous excitons et exhortons au combat, mais de les munir au contraire par la protection du sang et du corps de Jésus-Christ... Comment les disposerons-nous à boire le calice de leur passion, si nous ne leur laissons boire auparavant le calice du Seigneur ? Il convient de faire une différence entre ceux qui, après leur apostasie, étant retournés au monde qu’ils avaient répudié, vivent aujourd’hui en païens, ou qui, s’étant unis aux hérétiques, lèvent tous les jours des mains parricides contre l’Église, et ceux qui, ne s’éloignant pas du seuil de l’Église et implorant sans cesse avec douleur la bonté paternelle de Dieu, déclarent qu’ils sont à cette heure prêts à combattre généreusement pour le nom de leur Seigneur et pour leur salut. A l’heure qu’il est, ce n’est pas à des hommes endormis que nous donnons la paix, mais à des soldats vigilants ; nous la donnons, non pour vivre dans la mollesse, mais pour combattre, non pour le repos, mais pour le champ de bataille. Si, comme ils le disent, comme nous le souhaitons et le croyons, ils demeurent fermes, et avec nous terrassent l’ennemi, nous n’aurons pas lieu de nous repentir d’avoir réconcilié de si braves lutteurs. Au contraire, ce sera l’honneur et la gloire de notre épiscopat d’avoir donné la paix à des martyrs ; d’avoir, nous qui offrons tous les jours les divins sacrifices, préparé ces hosties et ces victimes au Seigneur. Que si, ce qu’à Dieu ne plaise, quelqu’un des lapsi nous trompe, demande frauduleusement la paix, pour ne pas combattre ensuite comme il faut après l’avoir reçue, qu’il sache qu’il se trompe lui-même le premier, en pensant d’une manière et en parlant d’une autre. Pour nous, autant qu’il nous est donné devoir et de juger, nous apercevons les dehors sans pouvoir pénétrer dans le secret des cœurs et des consciences. Nous abandonnons le jugement à celui qui descendra bientôt, à celui qui sonde les reins et met à nu les replis les plus profonds de l’âme. Toutefois, la malice des méchants ne doit pas nuire aux intérêts des bons. Au contraire, il appartient à la vertu de plaider en faveur du crime. Et, si le réconcilié, laissant ses biens, prend la fuite ; si, caché dans la solitude, il tombe entre les mains des brigands, si la maladie ou la fièvre l’emporte, n’encourrions-nous pas le reproche d’avoir laissé mourir hors de la communion ce généreux soldat qui avait tout laissé, maison, enfants, parents, pour suivre le Seigneur ? Au jour du Seigneur, ne nous reprocherait-on pas une lâche indifférence ou une dureté cruelle ?

Conséquemmentcédant aux suggestions de l’Esprit-Saint et aux fréquentes révélations qui nous montrent l’orage près d’éclaternous avons trouvé bon de rassembler tous les soldats dans le camp du Seigneur, et, après avoir examiné la cause de chacun, d’accorder la paix à ceux qui sont tombés, ou pour mieux dire de fournir des armes aux combattants. Nous sommes assurés que, vous souvenant de la miséricorde de Dieu, vous approuverez cette mesure. Si quelqu’un de nos collègues refusait, dans l’imminence du danger, d’admettre nos frères et nos sœurs à la réconciliation, au jour du jugement, il rendra compte à Dieu de sa sévérité intempestive et de son inexorable rigueur[40].

Ces derniers mots sans doute visaient ceux qui, sans s’être associés au schisme de Novatianus, ou après s’en être séparés, restaient dans le cœur plus ou moins attachés à ses idées. On remarquera le ton qui règne dans cette lettre et qui tranche si fort avec la froideur ordinaire des mandements synodaux. C’est comme une proclamation d’un chef d’armée. L’auteur de la lettre, Cyprien sans doute, y bat le rappel autour du camp chrétien. Il s’agit de rallier les fuyards et les réfractaires, de ramasser toutes les épaves, toutes les non-valeurs des luttes précédentes pour une bataille qu’on sent prochaine. Plus que la charité, c’est un sentiment politique qui a dicté la déclaration d’amnistie, le sentiment de la conservation et de la défense, c’est-à-dire de la résistance passive à l’oppression. L’Église avait été bien plus entamée par les défections que parla violence ouverte. Rien donc n’était plus habile et plus efficace pour la fortifier que de rouvrir les rangs aux déserteurs et de les serrer autour du commun drapeau. Si par là on élargissait le fossé qui séparait de la grande Église Novatianus et ses adeptes, on pouvait être assuré d’abord que ceux-ci, selon leurs principes, combattraient de leur côté ; mais on coupait à sa racine le schisme de Felicissimus, en donnant pleine satisfaction aux impatients et en ne laissant hors de l’Église que ceux qui, par coup de tête, manque absolu de foi, ou autre raison, en étaient sortis sans pensée de retour.

Le schisme de Felicissimus, en effet, ne tarda pas à disparaître. Cependant il fit alors une nouvelle tentative pour s’organiser. Pendant le synode, ouvert le 15 mai (252), Privatus, évêque déposé de Lambèse, vieil hérétique comme l’appelle Cyprien, et condamné depuis plusieurs années, s’était présenté, avec peu d’humilité apparemment, pour défendre sa cause, se laver des anciens griefs et obtenir sa réhabilitation. Repoussé par tous, il s’associa à quelques évêques apostats, déjà compromis dans la faction de Felicissimus, et avec plusieurs prêtres et un groupe de mécontents essaya un contre-synode. Ces schismatiques avaient fait grand bruit de vingt-cinq évêques de Numidie qu’ils avaient, disaient-ils, à leur dévotion, et qui devaient se joindre à eux. Ils ne se trouvèrent que cinq en comptant Privatus, et créèrent évêque de Carthage Fortunatus, un des cinq prêtres qui faisaient opposition à Cyprien. Celui-ci mit peu d’empressement à écrire à Corneille sur cette misérable affaire, tandis qu’à peine investi, Fortunatus envoya au plus vite à Rome Felicissimus à la tête d’une ambassade pour notifier son élection au pontife romain et lui arracher la déposition de Cyprien. Corneille, si vif et si ardent quand sa personne était en jeu, fit preuve, en cette circonstance, d’une singulière indolence. II avait d’abord refusé de recevoir dans le conseil de ses prêtres les agents de Fortunatus. Ceux-ci firent grand tumulte, parlant des vingt-cinq évêques de leur parti, menaçant, si les chefs de l’église romaine refusaient de les entendre, de s’adresser au. peuple et de lui demander justice. Corneille, intimidé, ému des allégations produites contre son collègue d’Afrique, lui gardant peut-être rancune du retard qu’il avait mis naguère à le reconnaître, les admit à lire publiquement devant lui et ses clercs le libelle dont ils étaient porteurs et les déclamations haineuses qu’il contenait contre Cyprien, puis il les renvoya. Cyprien, au sujet de cette faiblesse, adressa à son collègue de Rome une leçon, à peine voilée, et qui l’eût été moins encore assurément, si elle n’eût été destinée par son auteur à être lue dans le conseil présidé par Corneille lui-même.

Si les choses en sont à ce point, écrivait Cyprien, qu’on tremble devant l’audace des méchants, et que, ce qu’ils ne peuvent par justice et raison, ils le fassent par une témérité désespérée, c’en est fait de la vigueur de la discipline ; et il ne faut plus parler d’être et de demeurer chrétiens, si l’on ne peut tenir devant les menaces et les embûches des scélérats... Mais quel oubli de soi, quelle sotte vanité, quelle présomptueuse folie à des hommes qui crient contre moi, de me menacer à Rome où je ne suis point, quand ils m’ont ici en leur pouvoir !... Je le dis parce que je suis provoqué, je le dis à regret et parce qu’on m’y oblige, quand un évêque a été substitué à celui qui était mort, quand il a été élu pendant la paix par les suffrages de tout un peuple, quand il a été protégé par Dieu durant la persécution, uni indissolublement à tous ses collègues, éprouvé pendant quatre années d’épiscopat, fidèle à la discipline pendant le calme, proscrit pendant la tempête, demandé tant de fois par son nom et son titre même dans le cirque et dans l’amphithéâtre pour être jeté au lion, et encore ces derniers jours, lors d’un sacrifice solennel ordonné par édit ; quand un évêque de cette sorte est attaqué par des hommes perdus, désespérés, excommuniés, on doit voir d’où vient cette attaque. Puis après avoir rappelé à Corneille qu’il connaissait bien Fortunatus et le savait excommunié, et n’avait pu oublier Felicissimus qu’il avait déjà chassé lui-même de l’Église de Rome, après avoir raconté la récente entreprise de Privatus, Cyprien ajoutait :

Quelle raison avaient-ils d’aller à Rome et d’y rapporter ce que de faux évêques ont fait contre des évêques véritables ? ou bien, en effet, ils trouvent bien ce qu’ils ont fait et y persévèrent, ou, s’ils le trouvent mal et reculent, ils savent où ils doivent revenir. Car, comme c’est un ordre établi par nous tous et très justement, que la cause de chacun soit examinée là où le crime a été commis, et qu’une portion du troupeau a été attribuée à chaque pasteur pour qu’il la gouverne, n’en devant compte qu’à Dieu, il ne convient pas que ceux qui sont sous notre conduite courent çà et là et, par leur témérité et leurs artifices, risquent de compromettre la bonne union des évêques, mais qu’ils défendent leur cause là où ils peuvent avoir des accusateurs et des témoins de leur crime, à moins que ces quelques hommes perdus et désespérés s’imaginent que les évêques d’Afrique qui les ont déjà jugés et condamnés n’ont point assez d’autorité pour connaître de leur cause[41].

Et que dirais-je de ceux qui, envoyés par le faux évêque Fortunatus, sont venus vous trouver avec Felicissimus, cet homme chargé de tous les crimes, vous apportant des lettres aussi fausses que celui qui vous les a envoyées est un faux évêque !... Comme ils se sentent coupables et n’osent venir à nous et se présenter au seuil de notre Eglise, après avoir rôdé par toute notre province pour surprendre et dépouiller nos frères, connus de tous et chassés par tous, ils ont passé la mer pour vous aller trouver, car ils n’ont pas le front de se présenter à nous ni de demeurer parmi nous, accablés qu’ils sont sous le poids des crimes que nos frères leur reprochent. S’ils veulent mettre notre justice à l’épreuve, qu’ils viennent donc ! S’ils peuvent trouver excuse ou défense, voyons quelle satisfaction ils veulent faire, quel fruit de pénitence ils apportent. L’Église ici n’est fermée à personne. Il y a ici un évêque qui ne se refuse à personne. Notre patience, notre douceur, notre humanité est accessible à quiconque y fait appel. Je souhaite que tous reviennent à l’Église ; je souhaite que tous nos compagnons d’armes sans exception s’abritent dans le camp du Christ et dans la maison de Dieu le père... Mais, s’il en est qui pensent qu’on se fait ouvrir l’Église par des menaces plutôt que par des prières, et qu’on en force les portes par la terreur plutôt que par les larmes et les couvres de pénitence, qu’ils tiennent pour certain que contre de tels hommes l’Église du Seigneur est fermée et que le camp du Christ, invincible grâce à la protection du Seigneur, ne cède pas aux menaces. Un prêtre de Dieu, attaché à l’Évangile et gardant les préceptes du Christ, peut être tué, mais non vaincu.... Quel beau champ ouvert à la rhétorique de Novatianus et à ses invectives contre nous, si ceux qui ont sacrifié et publiquement renié le Christ sont, non pas seulement priés de rentrer et reçus sans avoir fait pénitence, mais commencent encore à dominer par l’autorité de là terreur qu’ils inspirent !

Cyprien terminait cette admirable lettre en priant très particulièrement son cher frère Corneille de la faire lire à son clergé et au peuple : il recommandait de nouveau qu’on se gardât avec soin de tout commerce avec les hérétiques et semblait s’excuser sur son zèle et son affection des conseils qu’il envoyait aux frères de Rome, conseils que les lumières de leur chef, ajoutait-il avec une malice voilée, et la vigilance des fidèles rendaient sans doute superflus[42].

Cette lettre de Cyprien fut-elle expédiée à Rome après le décret synodal de Carthage qui, édictant enfin l’amnistie générale de tous les apostats, terminait un débat ouvert depuis près de deux ans ? On ne saurait l’affirmer décidément, car dans cette lettre il n’est fait nulle mention positive et explicite de ce décret. Cependant nous inclinerions à le croire, à cause de plusieurs passages qui semblent y faire allusion ou le supposer. Il est même possible que le décret touchant les lapsi ait provoqué la démarche aventureuse de Privatus auprès du synode, et ce qui suivit. Le vieil hérétique de Lambèse, voyant en effet que les évêques de Carthage accordaient si bénévolement et si largement l’amnistie, aura voulu profiter de leur bonne volonté et se faire comprendre dans le pardon général. N’ayant pu réussir, il aura fait cause commune avec Felicissimus et ses amis, qui, eux non plus, n’ayant pas été admis à traiter de puissance à puissance avec Cyprien et ses évêques (c’est encore une hypothèse), se seront retirés pleins de colère et auront résolu de jouer la grosse partie d’éliminer Cyprien avec le concours de Rome, ou par violence ouverte[43], après l’avoir remplacé par l’un de leurs amis. De là l’élection de Fortunatus dans un pseudo-synode, la députation de Felicissimus et de quelques autres à Rome, Corneille assiégé, circonvenu, terrorisé, le factum contre Cyprien lu publiquement. Mais le coup manqua. Corneille entamé à la surface se retrouva. Les masses chrétiennes ne se rangèrent pas derrière le parti de Felicissimus. Les apostats impatients qui formaient le gros de cette faction, voyant l’Église catholique se rouvrir, se hâtèrent de quitter Fortunatus et revinrent solliciter leur rentrée dans la communion de Cyprien. Celui-ci, ferme ou flexible selon les circonstances, ne montra nulle raideur fâcheuse à recevoir ceux qui n’avaient péché que par impatience, et, après enquête sommaire, les réconcilia. Il y fit voir même une facilité où les frères trouvèrent quelque excès[44]. Fortunatus, dit Cyprien, depuis qu’il a été ordonné évêque, n’a presque plus personne avec lui, au point que si l’on compte tous ceux qui l’ont jugé l’année précédente, en y comprenant les prêtres et les diacres, on en trouvera plus qu’il n’a aujourd’hui de partisans. Cette désertion ne s’explique bien, à ce qu’il nous parait, que par la publication du décret synodal qui rendait la communion à tous les lapsi pénitents. Évidemment les anciens apostats, ayant à peu prés le choix, surtout si on ne se montrait pas trop regardant pour le passé, aimaient mieux faire partie de la grande Église que d’une secte mal vue, décriée et sans avenir.

Le schisme de Felicissimus s’éteignit donc faute d’aliments.

Le rigorisme sectaire, l’esprit de pureté exagérée pouvait dans l’Église, ou à côté d’elle, former de petites communautés séparées ; l’esprit de relâchement et de mollesse mondaine ne pouvait servir de lien à un parti.

 

B. AUBÉ.

 

 

 



[1] On le voit par les Actes de Pionius, par ceux d’Achatius et par l’interrogatoire de Denys d’Alexandrie dans Eusèbe, Hist. ecclés., VII, 11.

[2] Ascendentes ad hoc quod compellebantur revocavimus. Lettre du clergé de Rome à celui de Carthage. Cyprien, Epist. 8. Edit. Hartel de Vienne. Toutes nos citations des écrits compris dans les œuvres de Cyprien sont données d’après cette excellente édition.

[3] Cyprien, Epist., 8.

[4] .... postea quam tamen subventum est et periclitantibus pax data est, offocari a nobis non possunt aut opprimi aut vi et manu nostra in exitum inortis urgeri, ut quoniam morientibus pax datur, necesse sit mori cos qui acceperint pacem. Cyprien, Epist., 55, p. 632.

[5] ... Cum Mappalicus martyr cautus et verecundus, legis ac disciplinae memor, nullas contra Evangelium litteras fecerit, sed tantum domestica pietate commotus matri et sorori suae, quae lapsae fuerant, mandaverit pacem dari. Cyprien, Epist. 27, p. 541. — Nous prions qu’on remarque la force du mot mandaverit. Et c’est Cyprien qui s’en sert. Évidemment Mappalicus exprimait un ordre, non une supplique ou un désir.

[6] On ne saurait dire laquelle des trois a été écrite la première, vu que, dans chacune des trois, Cyprien cite les deux autres. De cela seul il suit qu’il les écrivit en même temps. Nous les donnons ici dans l’ordre où les a placées l’édition de Vienne.

[7] Quae res majorem nobis conflat invidiam, ut nos cum singulorum causas audire et excutere cœperimus, videamur multis negare quod se nunc omnes jactant a martyribus et confessoribus accepisse. Epist. XXVII, p. 542.

[8] Cyprien, Epist. XXVII, p. 542.

[9] Laborantes hic nos et contra invidiae impetum totis fidei viribus renitentes multum sermo vester adjuvit... Cyprien, Epist. XXVII, p. 544.

[10] Cyprien, Epist., XXVIII, p. 545-547.

[11] Voir le commencement de la lettre des prêtres et diacres de Rome à Cyprien. Ap. Cyprian. Epist., XXX... Geminata sunt laude condigni qui cura conscientiam sciant Deo soli debere se judici, actus tamen suos desiderant etiam ab ipsis suis fratribus comprobari... pro tua verecundia et ingenita industria consiliorum tuorum nos non tain judices voluisti, quam participes inveniri. Epist. XXX.

[12] Lapsorum fratrum immoderata petulantia usque ad periculosam verborum temeritatem producta. Les prêtres et les diacres de Rome à Cyprien. Epist. 36, p. 572.

[13] .... tam petulanter sibi jam pacem vindicare.... mirati sumus quod quaedam inter vos per epistolam injectar durius notaremus. Ap. Cyprian. Epist. XXXVI, p. 575.

[14] Cyprien, Epist. XXXIII, p. 566-567.

[15] Cyprien, Epist. XXXIV.

[16] Cyprien, Epist. XXXV.

[17] Ap. Cyprian., Epist. XXXVI, p. 572-575.

[18] On connaît le mot de Cyprien en parlant des livres de Tertullien : Da magistrum.

[19] A Felicissimus, appelé par Cyprien, tantôt dux factionis, seditionis princeps (Epist. 41, p. 588), signifer seditionis (Epist. 59, p. 676), tantôt satelles Novati, (Epist. 52, p. 618), le même Cyprien reproche fraudes et rapinas (Epist. 41, p. 587), adulterii crimen (Epist. 41, p. 589), crimina plurima et gravissima (Epist. 59, p. 666), omnia crimina (Epist. 59, p. 685). A Novatus, dont Cyprien dit qu’à Carthage : primum, schismatis incendium seminavit (Epist. 52, p. 618), le même Cyprien reproche : spoliati ab illo pupilli, fraudatae viduae, pecuniae quoque Ecclesiae denegatae, pater ejus in vivo fame mortuus et ab eo posimodum nec sepultus, uterus uxoris calce percussus et abortione properante in patricidium partus expressus (Epist. 52, p. 619. Cf. encore Epist. 50, p. 613-614). Comment, si le personnage n’est pas outrageusement noirci, était-il devenu prêtre, si ces crimes avaient précédé son ordination, ou l’était-il resté, si ces crimes avaient suivi ?

[20] Cyprien, Epist., 41, p. 589.

[21] Cyprien, Epist. 43, p. 590-597.

[22] Cyprien dit : Copiosus episcoporum numerus. Mais douze lignes plus loin il écrit : Ac si minus sufficiens episcoporum in Africa numerus videbatur. Ad Antonianum, Epist. 55, p. 627 et 628.

[23] Cyprien, Ad Antonianum, Epist., 55, p. 628.

[24] Et ideo placuit, frater carissime, examinatis causis singulorum, libellaticos interim admitti, sacrificatis in exitu subveniri. Cyprien, Ad Antonianum, Epist., 55, p. 636.

[25] Voici encore un texte décisif dans le même sens : Scripturis diu ex utraque parte prolatis temperamentum salubri moderatione libravimus, ut nec in totum spes communicationis et pacis lapsis denegaretur, ne plus desperatione delicerent, et en quod sibi Ecclesia cluderetur secuti seculum gentiliter viverent, nec tamen rursus censura Evangelica solveretur, ut ad communicationem temere prosilirent, sed traheretur diu paenitentia et rogaretur dolenter paterna clementia, et examinarentur causae et voluntates et necessitates singulorum. Cyprien, Ad Antonianum, Epist., 55, p. 627-628. Cf. Tillemont, Mém. ecclés., t. IV, note 30, p. 617.

[26] In ventum, et, si placuerit, Christianos. Ap. Tertullianum, Scorpiace, ch. 1.

[27] Mea apud te et persona et causa purganda est, ne me aliquis existimet a praposito meo leviter recessisse. Et cura evangelicum vigorem primo et inter initia defenderim, postmodum videar animum meum a disciplina et censura priore flexisse, ut his qui libellis conscientiam suam maculaverint, vel nefanda sacrificia commiserint laxandam pacem putaverim. Quod utrumque non sine librata diu et ponderata ratione a me factum est. Cyprian. Ad Anionianum, Epist., 55, p. 625.

[28] Lettre de Corneille écrite un peu plus tard à Fabius, évêque d’Antioche, dans Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 43.

[29] Si, ce qui n’est pas douteux, les quatre émissaires, dont l’Epist., 44 nous donne les noms, composèrent la première députation de Novatianus, ce dernier était déjà élu évêque quand il les envoya : Ex litteris quas secum ferebant et ex eorum sermone atque adseveratione Novatianum episcopum factum comperissemus. Cyprien, Epist., 44, p. 597.

[30] Nous tirons des Epîtres de Cyprien ce que nous racontons ici. Cyprien est notre seule source, et, sur ce point délicat, cette source est un peu trouble et presque contradictoire. Les lettres écrites par Cyprien après l’élection de Corneille effacent ou voilent les incertitudes et les doutes des premiers jours. Il faut chercher les passages qui permettent de voir à peu près les choses telles qu’elles se sont passées. Par exemple, dans la lettre 44, on apprend que Caldonius et Fortunatus avaient été envoyés à Rome pour tirer au clair la question de l’élection : Ut, eis adventantibus et rei gestae veritatem reportantibus, majore auctoritate et elucida per cos probatione partis adversae improbitas frangeretur. Ces derniers mots et les premiers de la même lettre attestent qu’on connaissait à Carthage la scission survenue. Les mots omnia interim suspenderentur, de la lettre 48, signifient bien, qu’en attendant le retour des évêques enquêteurs, partis avant l’arrivée des députés des deux partis, Epist. 44 initio, tout resterait en suspens. Cependant, d’après les premières lignes de la lettre 45, il semblerait que l’envoi des deux évêques africains avait un tout autre objet, et, par exemple, celui de soutenir Corneille contre ceux qui rompaient l’unité, comme si Corneille était déjà explicitement ou implicitement reconnu : Ut non tantum persuasione litterarum nostrarum, sed praesentia sua et consilio omnium vestrum eniterentur quantum possent et elaborarent, ut ad catholicae ecclesiae unitatem scissi corporis membra componerent et christianae caritatis vinculum copularent, p. 599-600. En réalité, à ce moment, Cyprien et ses collègues n’avaient pas pris parti. — De même, dans la lettre 45, Cyprien écrit qu’avec ses collègues il refusa de lire les lettres de Novatianus et d’entendre ses députés : Litteris nuper ab utraque parte susceptis, tuas legimus et episcopatus tui ordinationem singulorum auribus intimavimus... ea quae ex diverso in librum missum congesta fuerant, acerbationibus criminosis respuimus. Cependant, dans la même lettre 45, p. 602, on voit que plusieurs des collègues de Cyprien furent troublés par les allégations des Novatiens : Ex diverso discrepans factio quae criminosis et catumniosis commentis suis collegarum pariter ac fratrum plurimorum turbaret mentes et corda confunderet. Et dans la lettre précédente on lit, p. 597-598 : Refutatis interim ac retusis quae obstinate ac pertinaciter adserere tentabant (Novatiani). Ce qui marque clairement qu’ils furent entendus, puisqu’il y eut discussion et réfutation. Et un peu plus bas, dans la même lettre : Nec necesse fuerit ultra eos audire qui a Novatiano venerant missi. D’où suit clairement encore qu’ils furent entendus. Enfin, dans la lettre 48, p. 605, Cyprien écrit qu’il avait été décidé que, jusqu’au retour des évêques africains chargés de l’enquête à Rome, tout resterait dans le statu quo avant l’élection.

[31] Dolo et malitia hominis callidi et veteratoris. Cornel. Cypriano. Ap. Cyp. Epist., 49 : Hujus scelerati hominis. Cornel. Cypriano. Ap. Cyp. Epist. 50.

[32] Cyprien, Epist., 55. Cf. Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 43.

[33] Son Apologie contre les attaques de l’évêque Germanus pourrait faire supposer qu’il avait toute raison d’être du parti des indulgents. V. Eusèbe, Hist. ecclés. VII, 11.

[34] Utilitatibus ecclesiae et paci magis consulentes. Les confesseurs à Cyprien. Ap. Cyprian. Epist., 53.

[35] Le billet dans lequel les confesseurs romains annoncent à Cyprien leur réconciliation avec Corneille ne manque pas de fierté. Il semble que ce soient eux qui reçoivent Corneille, ils ne craignent pas de dire qu’ils oublieront le passé et en laisseront à Dieu le jugement : omnibus rebus praetermissis et Dei judicio servatis. Cf. ap. Cyprien, les épîtres 52 et 53.

[36] Marcien, évêque d’Arles, était résolument novatien.

[37] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 115. Il est fâcheux que cette lettre de Novatianus ne nous soit pas parvenue. Eusèbe n’a donné que la lettre de Denys à Novatianus qu’il appelle toujours Novatus. Il faut noter la suscription de cette lettre : Διονύσιος Νοονάτω τώ άδελφώ.

[38] Voir la lettre de Corneille à Fabius dans Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 43. Les plus modérés ne peuvent s’empêcher de la trouver bien violente.

[39] Οί άριστεροί. Tillemont, qui traduit par gauchers (M. Ecclés., t. III, p. 478), ignore d’où leur a pu venir cette appellation aussi bien que celle de Montagnards. Dans le Thesaurus on lit au mot άριστερύς : Άριστεροί haeretici Sabbatiani sic dicti quod άριστεράν χεΐρα abominantur, explication qui aurait besoin d’être expliquée. Au canon VII du concile de Constantinople de 381 on lit : Les Novatiens qui se nomment eux-mêmes les xαθαρούς et les άριστερούς. Il est bien plus probable, dit Hefèle dans une note (Hist. des Conciles, traduct. Delarc, t. II, p. 215), qu’il faut lire ή άρίστους ou les meilleurs.

[40] Cyprien, Epist., 57, p. 650-656.

[41] On ne saurait trouver un texte plus formel et de date plus précise, ni d’authenticité plus incontestable pour établir l’indépendance des grands sièges épiscopaux en face du siège de Rome. En dehors de cette thèse, du reste, toute cette lettre de Cyprien ne se comprend plus.

[42] Cyprien, Epist.,, LVIIII, p. 666-691.

[43] Cyprien, dans sa lettre, parle à plusieurs reprises de menaces de mort lancées contre lui.

[44] Même lettre, LVIIII, p. 684, 685.