HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XXII.

Conduite de la Cour de Rome. — Charles IX et la Saint-Barthélemy. — Louis XIV et les dragonnades. — Les libres-penseurs et les protestants martyrs de France.

 

 

I

Quelle que soit l’horreur qu’inspire le récit des crimes commis par le tribunal du Saint-Office, il ne faut pas que cette horreur nous abuse, il ne faut pas que l’Inquisition endosse seule l’exécration des peuples modernes. Répétons-le, une dernière fois, parce que c’est là une vérité importante, et presque toute la moralité de ce livre, l’Inquisition n'a pas inventé la persécution.

Nous avons démontré, dans les premiers chapitres, que le Christianisme, intolérant par son essence même, était devenu persécuteur dès qu’il avait eu le pouvoir en main, et qu’en agissant ainsi il avait été logique avec ses principes, conséquent avec la nouvelle morale apportée dans le monde par Jésus-Christ.

L’Inquisition n’a donc pas été une exception horrible, un accident exécrable, le produit d’une politique particulière à l’Espagne.

Les papes, représentants infaillibles de l’Église, qui elle-même représente le règne de Lieu sur la terre, l’ont toujours approuvée à tout instant de l’histoire.

Ce sont eux qui nommaient les Inquisiteurs généraux.

La plupart de ces derniers étaient des cardinaux, et l’un d’eux n’abandonna la direction du Saint-Office que pour monter sur le trône de saint Pierre.

Les papes ne pourraient donc, s’ils y songeaient, exciper de leur bonne foi, de leur ignorance, et prétendre qu’ils se lavent les mains de ces flots de sang versé au nom de la religion.

Les papes furent toujours au courant des moindres détails des actes commis par le tribunal du Saint-Office.

Les papes en approuvèrent tous les règlements. Les papes les défendirent constamment contre les attaques dont ils étaient l’objet.

Les papes s’opposèrent à ce qu’on modifiât cette procédure monstrueuse qui reposait sur le secret, privait les accusés de tout moyen de défense, les envoyait à la mort sur la simple dénonciation des délateurs les plus vils, ou les plus acharnés à la perte d'un ennemi innocent.

Chaque fois qu’un roi d’Espagne, pressé, ébranlé par les réclamations des cortès, promit de réformer quelques-uns des articles les plus iniques, les plus impudemment barbares de ce code sauvage, un pape le releva de son serment et calma ses scrupules de conscience.

D'ailleurs la cour de Rome, dans les pays soumis à sa juridiction, eut aussi, de tout temps, son Inquisition particulière, qui différait peu de celle d’Espagne. Si cette Inquisition a laissé une trace moins marquée dans le souvenir des peuples, a fait couler un peu moins de sang, cela a tenu exclusivement à ce que l’Italie, plus uniformément peuplée de catholiques que l’Espagne, ne pouvait être une mine aussi féconde de persécution que ce dernier pays, où les moines n’avaient qu’à puiser, parmi de nombreuses populations juives et mahométanes, pour alimenter leurs hécatombes humaines.

L’Inquisition papale n’eut affaire qu’aux libres-penseurs et à un petit nombre de protestants.

Pas plus que son émule, l’Inquisition de Torquemada et de Valdès, elle ne leur pardonna, elle n’hésita à les envoyer au bûcher.

Les papes reçurent souvent, il est vrai, les appels des condamnés espagnols, et souvent encore consentirent à les réconcilier, à leur accorder l’absolution.

Mais ce ne fut jamais là qu’un piège tendu aux fidèles pour leur extorquer de l’argent.

La cour de Rome recevait les appels et donnait l’absolution à prix d’argent ; puis, quand elle avait empoché les sommes considérables que lui rapportait ce trafic, quand elle avait enlevé aux malheureux Espagnols, déjà dépouillés par l’Inquisition, les derniers débris de leur fortune, elle annulait ses absolutions, et laissait retomber ses dupes entre les griffes du tribunal de la foi.

Accorder à des chrétiens effrayés des grâces ou des commutations de peine dont elle empêchait l’effet, telle fut la pratique constante de la cour de Rome, ainsi que je pourrais le démontrer par des faits nombreux et incontestables, si les bornes prescrites à ce travail me le permettaient.

Elle faisait un commerce, voilà tout, et s’enrichissait aux dépens de la crédulité publique.

D’après une pratique constante des papes, elle se faisait payer très-cher un service qu’elle ne rendait pas, et ne livrait rien en échange de ce qu’elle recevait.

Elle avait élevé l’abus de confiance à la hauteur d’une institution, soit en vendant des indulgences, soit en accordant des absolutions qu’elle retirait le lendemain.... sans restituer l’argent. Pour les indulgences, elle était bien tranquille.

Si les chrétiens étaient volés, ils ne s’en apercevaient que dans l’autre monde, et il est sans exemple qu’un mort se soit plaint.

Pour les absolutions, le métier, quoique bon, présentait de plus grands inconvénients, et ceux qu’on brûlait, malgré l’absolution du Saint-Père, eurent quelquefois l’audace de trouver le procédé indélicat.

Ainsi donc, à quelque point de vue qu’on se place et qu’on interroge l’histoire, la papauté reste la complice constante et absolue de l’Inquisition, — mieux que cela, sa promotrice et son organisatrice.

Mais les papes n’agissaient pas seuls.

Ils s’appuyaient sur les canons des conciles, ils marchaient d’accord avec les évêques et leur clergé tout entier ; ils n’étaient, à proprement parler, que le pouvoir exécutif de l’Église, chargé de veiller à l’application la plus efficace des rigueurs unanimement décrétées contre les hérétiques.

L’Inquisition est donc bien la fille de l’Église, et non le produit monstrueux du fanatisme de quelques moines ignares et de quelques despotes avares autant que sanguinaires.

Elle est sa fille, et la mère n’a jamais renié son enfant.

Les catholiques sincères, logiques, ne l’ont jamais reniée non plus.

Joseph de Maistre, Louis Veuillot se sont faits ses apologistes, et avec raison.

Qui veut la fin, — l’unité de la foi, — veut le moyen, — l’Inquisition.

Quant aux habiles, qui, — sachant qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, — ont inventé de nos jours un catholicisme de circonstance, plein de mansuétude et de pardon, et déclarent que l’Inquisition fut une œuvre avant tout politique, contraire à l’esprit du Christianisme, aux enseignements de l’Église ; — quant à ceux qui assurent que l’Inquisition a dû son caractère d’atrocité au caractère même du peuple espagnol, à son fanatisme sombre, à ses haines nationales contre les Juifs et les Maures, nous allons leur répondre par quelques faits pris au hasard dans l’histoire de France.

Ils montreront que la persécution fut partout également sauvage, et que le peuple fiançais, si doux, si affable, si humain, surpassa souvent, dans ses fureurs religieuses, les Espagnols eux-mêmes.

Ils montreront que l’atrocité particulière aux persécutions religieuses tient à l’esprit de la religion, et que les hommes, aveuglés par l’enseignement de l’Église, conduits par ses principes, n’ont pas plus deux façons d’agir qu’ils n’ont deux morales.

 

II

Veut-on un tableau de la Saint-Barthélemy ?

Pendant que le peuple, dans les rues, faisait la chasse aux huguenots, le roi Charles IX ordonnait, sous ses yeux, le massacre, par la garde suisse, de deux cents seigneurs, ses hôtes au Louvre.

D’O, mestre de camp de la garde du roi, une liste à la main, faisait l’appel. Chaque seigneur appelé sortait entre deux rangs de soldats et était tué à coups d’épée, de hallebarde ou de couteau[1].

De son côté, le duc d’Anjou, frère du roi, se portait sur le pont Notre-Dame, et là présidait aux exécutions.

Écoutons le récit d’un témoin oculaire, l’historien de Thou, qui avait alors dix-neuf ans :

La ville n’est plus qu’un spectacle d’horreur ; toutes les places, toutes les rues retentissent du bruit de ces enragés qui tuent et pillent de tous côtés, et des hurlements des gens qu’on égorge ; partout des corps morts jetés par les fenêtres, et les cours des maisons pleines de cadavres que l’on traîne dans la fange des carrefours ; partout des lacs et des ruisseaux de sang.... Çà et là, des monceaux de morts, de mourants, parmi lesquels des vivants pouvaient se trouver ensevelis....

C’est ainsi que fut sauvé le jeune Caumont-Laforce, sur qui on avait jeté les cadavres de son père, de son frère, d’autres encore...

Une petite fille fut trempée toute nue dans le sang de son père et de sa mère massacrés, avec d’horribles menaces de mort si elle devenait jamais huguenote.

Une femme renommée par sa beauté, fille d’un zélé protestant, fut poignardée et jetée à l’eau avec sa servante. Elles n’étaient pas mortes, et se retinrent aux piliers du pont Notre-Dame.

On les assomma avec des pierres ; mais le corps de la maîtresse resta, pendant quatre jours, accroché aux pieux des pilotis par son épaisse chevelure.

Au bout de ce temps, le cadavre de son mari, jeté du haut du même pont, emporta le sien au fil de l’eau.

Rue Saint-Germain, une femme, sautant par la fenêtre pour fuir, se cassa les deux jambes. — Les catholiques la traînèrent par les cheveux dans les rues. — Pour lui ôter plus vite ses bracelets d’or, ils lui abattirent les deux poignets à coups de hache, et l’abandonnèrent toute sanglante devant la porte d’un rôtisseur, qui, las enfin d’entendre ses hurlements, la perça d’une broche, et la lui laissa dans le corps.

On finit par jeter ses restes dans la rivière.

Des chiens rongèrent ses mains restées sur place.

Dans le quartier de la rue de l’Arbre-Sec, tous les habitants furent égorgés avec leurs femmes, leurs enfants, leurs domestiques.

Sur la rive gauche, dans la Cité, l’Université, le faubourg Saint-Germain, mêmes scènes.

Quelques huguenots purent s’enfuir et gagner la campagne.

D’autres, plus naïfs, s’embarquèrent sur la Seine, pour aller réclamer la protection du roi.

Ils rencontrèrent des bateaux pleins de soldats, criant : Tue ! tue ! — et qui les fusillèrent sous les yeux de Charles IX.

Ce dernier, enthousiasmé, grisé par la vue du sang, prit son arquebuse et tira sur ces malheureux, en criant : Tirons, mort-Dieu, ils s’enfuient !

Jean Goujon, l’immortel sculpteur, et Pierre Ramus, que ses ennemis eux-mêmes proclamaient l’homme le plus savant de France et quasi de la chrétienté, périrent dans cette journée, où coulait le plus pur du sang de la France. Le pillage était distribué par le roi à s s courtisans, et quand ceux-ci trouvais nt dans la maison d’un huguenot quelque objet rare ou d’un prix exceptionnel, ils en faisaient cadeau au monarque, ou à la mère, Catherine de Médicis.

Salviati, nonce du Pape, écrivait ce jour même au cardinal secrétaire d’État :

On ne voit dans les rues que croix blanches aux chapeaux et aux bonnets — signe de reconnaissance adopté par les catholiques —, de toutes les personnes que l’on rencontre, sans distinction, et cela est d’un bon effet.

Voilà ce qui frappait ce prélat, dans le carnage dont il était témoin.

Pas un mot qui révèle cette fameuse charité évangélique, dont il est fait si grand bruit dans les livres des apologistes de la religion chrétienne.

On sait, du reste, que le Pape envoya ses félicitations à Charles IX, et ordonna des actions de grâces en apprenant lé massacre de la Saint-Barthélemy, dont il voulut immortaliser l’heureux anniversaire en faisant frapper une médaille commémorative de ce grand jour.

 

III

Ceci se passait en 1572, et le peuple, accoutumé depuis bien des années aux supplices des protestants et des hérétiques de toutes sortes, auxquels il assistait comme à des fêtes, n’avait fait qu’appliquer lui-même, sur une large échelle, les principes qu’on lui enseignait du haut de la chaire, qu’imiter les procédés de la justice royale.

On sait quels grands feux François Ier avait allumés dans sa bonne ville de Paris pour la purifier de l’hérésie.

Henri II marcha sur ses traces, et, un beau jour, en 1547, la fantaisie lui prit d’assister au supplice d’un luthérien, — en compagnie de sa maîtresse, la duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers, qui servait au fils après avoir servi au père.

On leur offrit le martyre d’un pauvre tailleur qui fut brûlé vif rue Saint-Antoine, devant la rue Culture-Sainte-Catherine. Pour que le plaisir durât plus longtemps, on avait attaché le malheureux à des chaînes de fer. On le plongeait dans le feu, et on l’en retirait pour l’y replonger encore, lui faisant ainsi savourer, avec une lenteur savante, la plus effroyable des agonies.

Le roi croyait si bien accomplir une œuvre chrétienne en ordonnant ces exécutions, qu’en juillet 1549, il faisait adresser à son ambassadeur auprès du Pape une lettre où, après avoir raconté qu’il a assisté à une procession et à une messe solennelle, il déclare que pour mieux démontrer la pureté de sa foi, il a fait exécuter le même jour un certain nombre d’hérétiques.

Voilà, — ajoute la lettre en forme de conclusion, — le debvoir ou ledit seigneur (le roi) s’est mis pour continuer la possession de ce nom et titre de Très-Chrestien.

En 1525, à Nancy et à Metz, se passèrent des scènes qui ne nous permettent de rien envier à l’Inquisition espagnole.

Les exécutions furent nombreuses, éclatantes, effroyables, et rivalisèrent avec celles de Paris.

Un seul exemple.

Jean Leclerc, cardeur de matelas, accusé d’avoir brisé des images consacrées, et déjà marqué, l’année précédente, d’un fer rouge au front, comme hérétique, eut le poing coupé, le nez, les chairs des bras, des cuisses, les mamelles, arrachés avec des tenailles rougies au feu.

Les restes de son corps, vivant encore, furent jetés dans les flammes.

Si nous passons au dix-septième siècle, — siècle de lumière, de progrès, de civilisation, — nous constaterons que pendant que tout marche autour d’elle, l’Église conserve son même esprit, réclame les mêmes victimes, et leur fait subir toujours les mêmes supplices, dont la férocité sans nom dépasse l'imagination.

Les mœurs commencent à s'adoucir, mais les bourreaux qui travaillent pour venger la cause de Dieu et réprimer l’erreur religieuse, n’ont point changé leurs façons.

A Toulouse, le 16 février 1619, Vanini est mis à mort. Son crime était l’athéisme et le blasphème du nom de Dieu.

Il mourut en héros.

On le lia sur une claie, et on le traîna par les rues jusqu’à l’église métropolitaine.

On lui mit une torche allumée entre les mains, et on le força de s’agenouiller.

Un prêtre essaya d’obtenir de lui une rétractation, une conversion. — Vanini refusa.

On le hissa sur un tombereau, on le conduisit à son bûcher.

Là, le bourreau lui ordonna de livrer sa langue au couteau, mais l’instinct lui fit fermer les lèvres.

Alors le bourreau prit des tenailles, et lui ouvrant de force la bouche, lui arracha la langue qu’il jeta à son chien.

Vanini poussa un cri effroyable de douleur.

Le feu acheva son supplice.

Sous François Ier, une jeune fille de seize ans, d’une admirable beauté, subit un supplice analogue. Son crime ?

Elle avait chanté un psaume !

Le bourreau lui coupa la langue, puis, la dépouillant de tous ses vêtements, exposant son corps nu de vierge à tous les regards, saisit l’enfant et lui brûla les pieds dans une fournaise.

Ensuite, retournant le léger fardeau, il plongea la tête de sa victime dans les flammes, et quand les flammes eurent fait de ce beau visage et de ces longs cheveux une horrible bouillie, le corps fut jeté sur un bûcher qui le consuma bien vivant encore.

Les exhumations des hérétiques morts ne furent point non plus particulières à l’Inquisition espagnole.

Elles furent de règle dans tous les pays catholiques, d’après les ordres exprès des papes, et sur les instances unanimes du clergé.

En France, partout où des réformés avaient été enterrés dans les cimetières catholiques, on déterra leurs corps qui furent jetés à la voirie.

Par une déclaration de 1689, Louis XIV ordonnait que ceux qui, pendant leur maladie, refuseraient les sacrements, seraient condamnés aux galères, s’ils recouvraient la santé.

Dans le cas où ils mourraient, on devait faire le procès à leurs cadavres, les traîner sur la claie, et les jeter à !a voirie.

On vit alors des corps de femmes et de vieillards traînés judiciairement dans les rues, jetés parmi les immondices.

Quelquefois leurs lambeaux, déterrés par des forcenés, allaient pendre aux gibets publics, ou devenaient la proie des chiens et des loups.

 

IV

Nous avons vu plusieurs fois, dans le courant de l’histoire de l’Inquisition d’Espagne, les rois Très-Catholiques placer des millions de leurs sujets, soit juifs, soit mahométans, entre la mort, le baptême ou l’exil.

Nous avons vu ces mesures, aussi impolitiques qu’elles étaient contraires au droit et à la justice, dépeupler l’Espagne, appauvrir son agriculture, tuer son industrie et son commerce, la livrer à la misère en même temps qu’à l’ignorance.

La France, de ce côté également, n’a rien à reprocher à l’Espagne, et Louis XIV, le roi Soleil, chanté par Boileau, encensé par Bossuet, marcha d’un pas ferme dans la voie ouverte par les Ferdinand V, les Charles-Quint, les Philippe II et leurs successeurs.

La révocation de l’édit de Nantes, accordée sur les instances unanimes de l’Église de France, décrétée aux applaudissements de toute la partie catholique de la nation, eut pour notre pays des conséquences aussi désastreuses que les proscriptions ordonnées au delà des Pyrénées sur les instigations du Saint-Office. Des populations entières furent dépouillées de leurs droits, de leurs biens, décimées avec une fureur savamment calculée, livrées en proie aux moines, aux soldats, aux bourreaux.

Pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, au moment où les fêtes de Versailles éblouissaient la France de leur luxe, où les œuvres de Molière, de Racine et de la Fontaine charmaient les loisirs des grands seigneurs, où Montesquieu, Diderot, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, préludaient par d’éclatantes victoires an triomphe définitif do l’esprit moderne, — jusqu’à la veille même de 1789, — à tous les bouts de la France coulait le sang des protestants, soit qu’ils fussent tenaillé ?, écartelés ou rompus vifs, soit que, par le caprice d’un juge plus humain, ils fussent étranglés ou pendus, après avoir été soumis à la question ordinaire et extraordinaire.

Pendant près de cent ans, de 1635 à 1780, on fit la chasse aux huguenots, rançonnant, pillant des provinces entières, enlevant les enfants à leurs parents, livrant les filles et les femmes aux outrages des dragons du roi, les enfermant .dans des prisons fétides ou dans des couvents, envoyant aux galères les pères et les maris, traînant à l’échafaud les pasteurs héroïques de ce troupeau martyr.

C’est qu’à cette époque, comme aujourd’hui, l’Église, inaccessible au mouvement des esprits, immobile au milieu du monde qui marche, en possession d’une doctrine et d’une morale proclamées il y a deux mille ans, comme une vérité absolue émanant de Dieu même, ne peut, ne veut, ni ne doit rien changer à ses allures, à ses principes et à leur application.

Entourée de toute part par le flot montant de la civilisation, elle reste le moyen âge avec ses violences odieuses, avec ses négations hardies du droit de la pensée, de la conscience de l’individu. Agent des colères et des justices célestes, elle fauche sans pitié les méchants, c’est-à-dire ceux qui pensent par eux-mêmes ou croient autrement qu’elle, — elle ouvre le ciel aux fidèles, c’est-à-dire à ceux qui abdiquent et sont entre ses mains comme des cadavres, — sicut cadaver.

Nous n’entrerons pas dans le détail de cette dernière persécution exercée en France au nom du catholicisme.

Nous citerons seulement quelques faits de nature à démontrer que, si l’Inquisition ne régnait pas en France au dix-huitième siècle, son esprit, qui est l’esprit même de la religion, y dictait la conduite du pouvoir, et animait les parlements de nos rois.

En 1705, des femmes détenues à Bordeaux exposaient au marquis de la Vrillière, secrétaire d’État, qu’elles étaient enfermées dans une prison étroite et malsaine, depuis dix-huit années. Une d’elles venait de mourir faute de soins et de secours, les autres, fort âgées et accablées d’infirmités, voyaient approcher leur mort.

Deux d’entre elles, deux sœurs, l’une âgée de quatre-vingt-deux ans, et l’autre de quatre-vingts ans, étaient tombées dans la démence depuis dix ans. Celles qui avaient conservé leur bon sens demandaient qu’on leur ouvrît la prison, ou, tout au moins, qu’on remît entre les mains de leurs parents les deux pauvres folles.

La même année, quatre protestants camisards, lieutenants de Jean Cavalier, les nommés Ravanel, Catinat, Jonquet et Vilas, étaient rompus et brûlés vifs, le 22 avril.

Pour s’emparer de Catinat, l’intendant du roi faisait publier à son de trompe dans la ville de Nîmes, que celui qui dénoncerait ce malheureux aurait cent louis, mais qu’on raserait la maison de celui chez qui on le trouverait et qui ne l’aurait pas déclaré, que le chef de la famille serait roué devant sa porte, que tous les domestiques, les femmes et les enfants, s’il y en avait, seraient pendus.

Pendant huit années, de 1700 à 1708, les massacres ne cessèrent pas un seul jour dans les Cévennes.

En 1728, un pasteur, nommé Alexandre Roussel, fut pendu, le 30 novembre, pour avoir prêché ses coreligionnaires.

En 1745, un nommé Louis Ranc était pendu pour avoir porté la parole dans diverses assemblées de protestants. L'arrêt ordonnait que sa tête serait coupée et placée sur un poteau.

Dans une liste de prédicateurs exécutés— que j’ai sous les yeux, — on peut voir que le bourreau fonctionnait, pour cause de religion, jusque dans l’année 1767. L’un de ces martyrs, rompu vif peu d’années avant la Révolution française, brisé par un bourreau ivre, râla plus de onze heures sur la roue, avant d’expirer.

Ces quelques faits choisis entre mille semblables, —- nous n’avons pas cherché les plus horribles, et nous avons laissé de côté Jean Galas et tant d’autres, — prouvent surabondamment que ni la race, ni le siècle n’exercent une influence quelconque, en matière de religion, sur le zèle et la férocité des persécuteurs.

En ces matières, on ne peut distinguer le Français de l’Espagnol, le parlement de Paris et de Toulouse du Saint-Office de Madrid ou de Séville, l’homme du dix- huitième siècle de l’homme du douzième.

Un seul personnage est en scène : — l’Église.

Nous n’avons pas parlé non plus des innombrables condamnés qui ramaient sur les galères du roi, et dont les deux derniers, âgés de soixante-six ans et de soixante-quinze ans, y gémissaient encore en 1775, quatorze ans avant la Révolution française.

Une apostille mérite d’être relevée, c’est celle relative à un malheureux enfant condamné aux galères à vie, y est-il dit par M. de Basville, pour avoir, étant âgé de plus de douze ans, accompagné son père et sa mère au prêche.

N’oublions pas de faire remarquer que toutes ces condamnations sans exception, pour cause de religion, sont des condamnations à vie, tandis que la plupart des criminels ordinaires, même les meurtriers, ne sont condamnés qu’à un petit nombre d’années seulement.

Nous avons déjà constaté le même fait en .Espagne, à l’occasion de divers jugements de l’Inquisition.

Or sait-on ce qu’était alors le régime des galères ?

Les galériens, enchaînés deux à deux sur leurs bancs, faisaient mouvoir de longues et lourdes rames, service excessivement pénible. Au milieu de l’espace occupé par le banc des rameurs, régnait une longue galerie, sur laquelle se promenaient continuellement des surveillants, armés d’un nerf de bœuf dont ils frappaient les épaules des malheureux qui, à leur gré, ne ramaient pas avec assez de force.

Les galériens passaient leur vie sur leurs bancs, ils y mangeaient, ils y dormaient, sans pouvoir changer de place, plus que ne le leur permettait la longueur de leurs chaînes, sans autre abri contre la pluie, le soleil, le jour, le froid, la nuit, qu’une toile tendue au-dessus de leur banc, quand la galère n’était pas en marche et que le vent n’était pas trop violent.

Une lettre de l’année 1700 rapporte comment on traitait les protestants condamnés aux galères, lorsqu’ils refusaient de se découvrir la tête pendant la célébration de la messe.

Voici le texte même du passage :

On les faisait étendre à corps nu, et on les faisait frapper à force de bras par un Turc des plus robustes, avec un gourdin goudronné et trempé dans l’eau de la mer, pour le rendre plus dur, dont on leur donnait aux uns cinquante, à d’autres quatre-vingts et même jusqu'à cent-vingt coups, de sorte qu’ils avaient la chair toute meurtrie, sanglante, déchirée jusqu’aux os, et qu’on les levait plus qu’à demi morts. Que si après les avoir ensanglantés et tout noircis de coups, on prenait quelque soin de les panser, on peut dire que c’étaient des compassions cruelles pour la douleur cuisante que causaient le sel ou le vinaigre avec quoi on frottait leurs plaies, quelquefois les incisions aussi que l’on faisait pour faire sortir le sang caillé ; et d’ailleurs si l’on ménageait ce quelque peu de leur misérable vie qui leur restait, ce n’était que pour les réserver à de nouveaux tourments, en renouvelant le même supplice dès le lendemain, car il y en a eu à qui on a donné jusqu’à deux cents et trois cents bastonnades de cette nature à diverses reprises, jusque-là qu’on a vu leur poitrine et leur ventre nager dans le sang qui ruisselait de leur dos et des côtés du ventre !

 

Tel est, preuves en main, — malgré les affirmations banales et fausses des historiens qui veulent lier les progrès de la civilisation et de l’humanité à l’introduction dans le monde des doctrines du Christianisme, — tel est l’apport du Christianisme à la civilisation et à l’humanité. Ainsi que je l’ai démontré dans les premiers chapitres, il n’abolit aucune des iniquités sociales du monde païen, il combattit tous les progrès du monde moderne, et sa seule œuvre indiscutable fut d’avoir créé une nouvelle variété de la bête fauve, — le fanatique religieux.

La raison humaine, substituée enfin à la loi divine, — les droits de l’homme succédant aux droits du ciel, — la philosophie détrônant la foi, — la science abolissant la vérité révélée, — la Révolution, en un mot, maudite, excommuniée par l'Eglise, — la Révolution a seule mis un terme à tant d’horreurs.

 

 

 



[1] Les plus hideuses journées de la Terreur, remarque M. Coquerel, ne furent que la reproduction du massacre royal.