HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XVIII.

Les successeurs de Torquemada.

 

 

I

Dans les deux chapitres précédents nous avons dû interrompre la suite chronologique des événements, pour rassembler des faits éparpillés sur plusieurs années, et donner plus de clarté à notre récit, en groupant tout ce qui avait rapport à la lutte de l’Inquisition contre les Maures, puis contre les protestants espagnols.

Ce furent là, en effet, les deux plus grandes batailles, les deux plus grandes victoires du Saint-Office, — ce furent là les deux blessures mortelles qu’il ouvrit dans le flanc de l’Espagne, — blessures par lesquelles s’écoulèrent une moitié de sa population, toute son industrie, presque toute sa sève intellectuelle et morale.

Frappée à la tête et au pied, — comme un arbre géant à qui on a coupé ses racines nourricières et ses rameaux verts, — elle resta debout, immobile, inerte, et les siècles se succédèrent, sans ramener à son tronc dépouillé les bourgeons où s’élaborent les pousses vigoureuses chargées de fleurs et de fruits.

 

II

Deza, nous l’avons dit, remplaça Torquemada : c'est à son activité qu’on dut l’établissement de l’Inquisition en Sicile, puis dans le royaume de Grenade.

Non content d’avoir, par là, provoqué, l’expulsion immédiate, dans un délai de trois mois, de tous les Maures qui refuseraient le baptême, — plus de quatre-vingt mille s’expatrièrent aussitôt, — il tourna ses efforts contre les Juifs étrangers venus dans le royaume après le départ des Juifs espagnols.

Il leur fit appliquer le décret d’expulsion de 1493.

L’Espagne se trouva encore une fois privée du concours précieux que l’activité industrieuse de ces maudits apportait à son commerce, — rejetant ainsi loin de son sein, condamné à la stérilité, et ceux de ses enfants qui l’eussent enrichie, et quiconque lui apportait du dehors des éléments de bien-être, les moyens de suivre le mouvement général de la civilisation européenne.

Deza obtint également du roi, malgré son serment de respecter les statuts du royaume d’Aragon, que les Inquisiteurs de ce royaume connaîtraient du délit d’usure.

La Bible ne l’a-t-elle pas classé parmi les péchés ?

Le péché de sodomie rentra également dans la juridiction du Saint Office.

Beaucoup de prêtres et de moines ayant été arrêtés, quelques-uns même étant montés sur le bûcher pour ce crime, le Pape s’émut et ordonna qu’ils seraient renvoyés devant les juges ordinaires.

L’Inquisition n’en continua pas moins de poursuivre, pour ce fait, les laïques de toutes les classes.

Le vice-chancelier d’Aragon lui-même ne dut son acquittement qu’à son crédit auprès de la cour.

Sous les ordres de Deza travaillait l’Inquisiteur de Cordoue, Lucero.

Ce dernier avait pris l’habitude commode de déclarer les accusés coupables de réticence, et de les faire condamner comme faux pénitents.

Les choses allèrent si loin, et les cruautés de ce misérable fanatique dépassèrent tellement la mesure, que le nouveau roi d’Espagne, Philippe Ier, suspendit de leurs fonctions Deza, Lucero, et les autres juges du tribunal de Cordoue.

Il évoqua ensuite toutes les affaires entamées, et les soumit au conseil de la Suprême.

Malheureusement, il mourut au bout de trois mois, le 25 septembre 1506, et Deza, en apprenant la nouvelle, reprit aussitôt ses fonctions d’inquisiteur général.

Mais Cordoue, lasse enfin, se souleva. Les habitants forcèrent les prisons, et délivrèrent les prisonniers. Lucero ne dut son salut qu’à la fuite, et Deza, effrayé lui- même, se retira dans son diocèse, où il mourut.

N’oublions pas de mentionner, à son compte, les persécutions contre l’archevêque de Grenade, Ferdinand de Talavera, et Antoine de Lebrija, qui échappèrent heureusement tous deux à sa fureur sanguinaire.

Deza avait fait brûler vifs deux mille cinq cent quatre-vingt-douze individus ;

En effigie, huit cent vingt-neuf.

Trente-deux mille cent cinquante-deux avaient subi l’emprisonnement ou les galères, avec confiscation de leurs biens.

C’était un digne émule de Torquemada. — A l’abri de son pouvoir, les agents de l’Inquisition se livrèrent en paix à toutes leurs fantaisies, volant, tuant, violant les filles et les femmes qui tombaient entre leurs mains, ainsi que le rapportent unanimement tous les historiens de celte époque.

A Deza succéda un homme capable, intelligent, et qui s’était montré toujours partisan de la réforme du Saint-Office, dont il avait plus d’une fois signalé les abus. — Nous voulons parler de D. François-Ximenès de Cisneros.

Dès qu’il fut devenu Inquisiteur général, toutes ses idées changèrent, et il s’appliqua à combattre toutes les innovations, à maintenir dans leur intégrité les règlements les plus odieux de l’Inquisition.

Cependant, l’irritation contre le tribunal était arrivée à un tel degré dans l’Espagne entière, qu’il dut faire d’abord quelques concessions.

Sur son ordre on révisa les procès commencés à Cordoue par Lucero.

Ils furent abandonnés, et les prisonniers recouvrèrent leur liberté.

On leur rendit leurs biens confisqués, on rebâtit aux frais du Trésor leurs maisons rasées.

Cisneros fit même rendre une loi qui condamnait à mort toute personne attachée au Saint-Office qui serait convaincue d’avoir abusé des femmes renfermées dans les prisons, comme cela arrivait perpétuellement, car pour ces malheureuses, plus d’une fois l’outrage précédait la torture.

Cette loi, d’ailleurs, destinée à calmer l’opinion publique, ne fut jamais appliquée. L’Espagne, cependant, respira, — elle se crut délivrée.

Ce n’était qu’une trêve. A deux reprises, Cisneros, par ses sollicitations, ou par des dons en argent, obtint du roi le retrait des réformes accordées sur l’insistance des Cortès d’Aragon, qui demandaient la publicité des procédures du Saint- Office, et se plaignaient que les immunités accordées à ses nombreux agents et familiers, eussent pour résultat d’augmenter considérablement les charges des contribuables obligés de payer pour tout le monde.

Les Cortès proposèrent vingt-cinq articles au roi, tous destinés à restreindre la juridiction des Inquisiteurs, à rendre leur procédure plus conforme aux règles générales de l’équité.

Le roi adopta ces résolutions, jura de les faire observer, puis, aussitôt, sollicita du Pape un bref qui le relevât de son serment.

Une insurrection ayant répondu à ce parjure, il sollicita du Pape le retrait du bref qu’il avait obtenu précédemment, donnant ainsi à ses peuples l’exemple du mensonge, de l’hypocrisie et de la lâcheté !

Les nouveaux chrétiens, à deux reprises, offrirent au monarque de fortes sommes d’argent, s’il consentait à établir la publicité de tous les procès de l’Inquisition.

Ferdinand allait accepter l’argent, lorsque Cisneros accourut au palais, lui offrit une somme plus considérable, — qu’il empocha.

Tout fut dit.

Comment trouvez-vous cette monarchie, qui mettait simplement, sans vergogne, à l’enchère la vie, la fortune et l’honneur des Espagnols ?

Il faut avouer que les enseignements de l'Église moralisaient merveilleusement les rois du droit divin, et que l’Evangile interprété par les papes et leurs agents, avait apporté un grand soulagement aux peuples, un grand adoucissement aux mœurs, une conception Lien relevée du principe d’autorité, du devoir des puissants envers les faibles !

Pendant les onze années que dura le ministère de Cisneros, le Saint-Office lit brûler en personne :

Trois mille cinq cent soixante-quatre individus des deux sexes, et mille deux cent trente-deux en effigie.

La prison et les galères, toujours suivies de la confiscation, furent le lot de quarante-huit mille cinquante-neuf malheureux.

Cisneros, qui avait fait célébrer beaucoup plus d’auto-dafé que son prédécesseur Deza, mourut le 8 novembre 1517.

Charles-Quint régnait.

 

III

Charles-Quint, il faut lui rendre cette justice, monta sur le trône avec la résolution, inspirée par son précepteur Guillaume de Croy et son grand chancelier Selvagio, d’abolir l’Inquisition, ou, tout au moins, de l’organiser suivant les règles du droit naturel.

Il accueillit donc favorablement les réclamations et les protestations unanimes que lui adressèrent, en 1518, les Cortès de Castille, d’Aragon et de Catalogne.

Remarquons, en passant, du reste, que les Cortès ne cessèrent jamais, chaque fois que l’occasion s’en présenta, de demander soit la suppression, soit la réforme du Saint-Office.

Malheureusement Selvagio, chargé de rédiger le nouveau code de l’Inquisition, mourut, et le quatrième Inquisiteur général, Adrien, devenu pape plus tard, changea tellement les idées du roi qu’il en fit peu à peu un protecteur passionné de l’Inquisition.

Alors commença une série d’intrigues misérables auprès de la cour de Rome, intrigues qui agitèrent l’Espagne pendant deux ans.

Léon X, en ce moment fort mal avec l’Inquisition, — il lui reprochait de fomenter des troubles et d’agiter les populations, — était disposé à soutenir les Aragonais révoltés contre l’autorité de Charles-Quint, à qui le peuple reprochait son manque de parole.

Il publia donc des brefs par lesquels il destituait tous les Inquisiteurs en fonction, et chargeait les évêques et leurs chapitres de présenter de nouveaux titulaires.

On le voit, il y avait là plutôt une question de personnes qu’une question de principes, et le soulagement, peut-être momentané, n’eut pas été considérable pour l’Espagne.

L’intention du Pape n’était pas, ne pouvait être, de mettre un terme aux persécutions enfantées par l’intolérance, d’accorder aux consciences et aux intelligences la libre disposition d’elles-mêmes : — il s’agissait seulement de modifier, dans quelques détails, les procédés de la compression morale.

Les Inquisiteurs refusèrent d’obéir au Pape, et Charles-Quint envoya un ambassadeur à Rome pour obtenir la révocation des brefs pontificaux.

Le Pape suspendit l’effet de ses résolutions, mais ne les retira point, et les trois brefs qui réformaient l’Inquisition, finalement ne furent pas révoqués.

Le peuple n’y gagna aucun soulagement.

La bulle de réforme ne fut jamais exécutée, et l’Inquisition poursuivit son œuvre.

Pendant que ces événements se passaient en Aragon, la Castille se soulevait contre l’Inquisition, sous le commandement de l’évêque de Zamora et de plusieurs prêtres.

L’évêque vaincu fut mis à mort, puis les choses rentrèrent dans l’ordre accoutumé.

Le règne inquisitorial d’Adrien ne dura que cinq ans, pendant lesquels le nombre des victimes, au lieu de diminuer, augmenta considérablement.

Pendant ces cinq années, on condamna vingt-quatre mille vingt-cinq personnes, dont seize cents furent brûlées vives, et cinq cent soixante en effigie.

Adrien, désigné par son zèle à la confiance des cardinaux, fut élu pape, à la mort de Léon X, et lui succéda le 9 janvier 1522.

Il attendit deux ans avant de nommer un Inquisiteur général, mais, durant cet interrègne, le tribunal continua de fonctionner.

Trois cent vingt-quatre personnes furent brûlées, à peu près une tous les deux jours, et quatre mille quatre cent quatre-vingt-une perdirent leur liberté et leurs biens.

Tels sont les résultats des premières années du règne de Charles-Quint, dont l’avènement au trône avait fait espérer la suppression de l’Inquisition.

 

IV

Le cinquième Inquisiteur général, Alphonse Manrique, qui avait appuyé, comme Cisneros, les demandes de réforme du Saint-Office, imita néanmoins ses prédécesseurs. Une fois investi du pouvoir inquisitorial, il s’appliqua à conserver intacts tous les privilèges de l’Inquisition, et notamment à soutenir énergiquement le système des dénonciations secrètes, contre lequel protestait l’Espagne entière.

Cependant c’était un homme bienfaisant, charitable au sens chrétien du mot, et relativement humain.

Il montra même de la sympathie aux Maures, fit défendre aux Inquisiteurs de les poursuivre pour des motifs légers, et ordonna qu’on terminât de la façon la plus favorable tous les procès entamés contre eux.

Mais que pouvait cette bienveillance accidentelle, cette humanité temporaire, contre un principe d’intolérance et des habitudes enracinées de persécutions, approuvées, encouragées par l’Église universelle ?

Malheureusement pour les bonnes intentions de Manrique, la guerre civile ayant éclaté dans le royaume de Valence et dans la Castille, les Maures y prirent une part active, qui irrita le roi.

Il sollicita et obtint du Pape une dispense du serment qu’il avait fait, devant les Cortès de Saragosse, de respecter la religion des Maures de Castille, d’Aragon et de Valence.

Aussitôt une ordonnance royale, de 1525, enjoignit à tous les Maures de ces provinces de se faire baptiser ou de sortir d’Espagne.

Cette ordonnance amena une insurrection formidable que Charles-Quint ne put vaincre absolument.

Il dut accorder aux insurgés une partie de leurs demandes, — qui étaient de n’être point soumis à l’Inquisition, excepté dans le cas d’apostasie certaine, de conserver l’usage de leur langue, leurs costumes et leurs armes, et de payer les mêmes impôts que les chrétiens.

A ces conditions presque tous se firent baptiser, mais comme leur conversion n’était pas sincère, l’Inquisition les poursuivait à titre de relaps, et continua de les envoyer au bûcher.

Nous n’insisterons pas à ce sujet, ayant donné dans le chapitre xvi, les détails importants de cette lutte, qui devait, après diverses péripéties et des Ilots de sang versés, amener la destruction complète de ce peuple, le jour où Philippe II leur retira ces dernières concessions.

Manrique eut aussi à s’occuper des luthériens, et nous n’ajouterons rien à ce que nous avons rapporté, à ce sujet, dans le chapitre précédent.

Toutefois, nous devons mentionner l’arrestation de Virues, moine bénédictin, soupçonné de luthéranisme. C’était le prédicateur habituel de Charles-Quint. Ce dernier, blessé de l’audace de l’Inquisition, exila Manrique, sans oser cependant délivrer Virues, qui resta quatre ans dans les cachots du Saint-Office.

Manrique mourut dans l’exil, à Séville, le 28 septembre 1538, après avoir exercé ses fonctions pendant quinze années.

Quoiqu’il se fût constamment opposé aux réformes de l’Inquisition, le nombre des victimes diminua sensiblement sous son ministère.

Pendant ces quinze années, en effet, l’Inquisition ne brûla vifs que deux mille deux cent cinquante individus, et en effigie, onze cent vingt-cinq.

Onze mille deux cent cinquante personnes des deux sexes subirent différentes condamnations, telles que l’emprisonnement perpétuel, les galères, l’exil, le fouet, — sans compter la confiscation des biens.

Manrique avait eu plusieurs enfants naturels, dont l’un fut plus tard Inquisiteur général.

 

V

Son successeur, D. Jean Pardo de Tabera, archevêque de Tolède, nommé par le pape Paul III, vers la fin de 1538, sur la désignation de Charles-Quint, continua scrupuleusement toutes les traditions du Saint-Office.

Entre la nomination et la mort de Manrique, il s’était écoulé une année, pendant laquelle le conseil de la Suprême avait dirigé seul les affaires de l’Inquisition.

C’est pendant cet intervalle que Charles-Quint, malgré la faveur croissante dont il entourait une institution si utile au despotisme royal, rendit une ordonnance pour défendre aux Inquisiteurs d’Amérique de mettre en jugement les Indiens.

Il fallait que les excès commis par le fanatisme religieux contre ces malheureux sans défense eussent été poussés au delà de toutes les limites, pour qu’un roi d’Espagne en vînt à édicter une pareille mesure.

Du reste, la cruauté des Inquisiteurs avait pris de telles proportions, même en Europe, même dans la Péninsule, que le conseil de la Suprême se décida enfin à recommander quelque modération aux agents du Saint- Office, et adressa aux tribunaux de province des instructions, dans lesquelles il était dit :

Que si un accusé condamné à être livré au bras séculier comme impénitent, se convertissait de manière qu’on n’eût aucun doute sur son repentir, il ne serait point relaxé pour subir la peine de mort, et que les Inquisiteurs l’admettraient à la réconciliation et à la pénitence.

Cette mesure, cela va sans dire, ne s’appliquait point aux relaps.

Ceux-ci ne pouvaient, en aucun cas, échapper à la mort.

Leur conversion leur épargnait seulement les tortures du bûcher : — on les étranglait, avant de les jeter dans les flammes.

La papauté, — émerveillée du zèle que l’Inquisition déployait pour la maintien de la foi orthodoxe, et suffisamment éclairée sur les résultats heureux que l’on pouvait attendre de cette sainte institution qui venait de débarrasser si heureusement l’Espagne de plusieurs millions de sujets infidèles et de la sauver de la contagion du protestantisme, — la papauté, par un bref en date du 1er avril 1545, fonda à Rome la Congrégation du Saint-Office.

Cette congrégation existe encore.

Plusieurs cardinaux et quelques Dominicains reçurent aussitôt le titre d’inquisiteurs généraux de la foi.

Cette création inquiéta l’Inquisition espagnole, qui se crut menacée dans son indépendance par ces nouveaux émules. Il y eut même, par la suite, de fréquents conflits d’autorité entre les Inquisiteurs d’Espagne et la cour de Rome.

Ils résistèrent souvent aux bulles apostoliques, et firent triompher leurs prétentions avec l’appui de la royauté, à qui ils rendaient de trop grands services, pour qu’elle ne se prononçât pas toujours en leur faveur.

D’ailleurs, les-Inquisiteurs, en échange de l’asservissement des peuples, savaient au besoin exiger de la monarchie espagnole la plus grande soumission, en tout ce qui touchait aux privilèges les plus monstrueux du Saint- Office.

Ils tuaient la pensée humaine, ils frayaient le chemin au despotisme politique par le despotisme moral, ils livraient au pouvoir absolu des âmes avilies, ils décimaient la nation, ils la traînaient sanglante et mutilée au pied du trône, marquée pour l’esclavage, comme un troupeau de bestiaux pour l’abattoir, — mais à condition que personne, pas même le roi, n’oserait discuter leur autorité, ni entraver leur action.

En 1535, Charles-Quint avait retiré au Saint-Office la juridiction royale, c’est-à-dire le privilège de juger les officiers, les familiers et les autres employés séculiers de l’Inquisition, pour les délits étrangers à la foi.

En conséquence le vice-roi de Catalogne se crut autorisé à poursuivre un geôlier, un familier et un domestique du grand Sergent du Saint-Office, qui avaient contrevenu à certains règlements sur le port des armes.

Les Inquisiteurs protestèrent contre cette audace, parlèrent d’attentat et d’offense grave envers le saint Tribunal de la foi, et obtinrent de Charles-Quint, au mépris des termes de sa propre ordonnance, le désaveu du vice-roi.

Ce dernier dut se soumettre à demander l’absolution ad cautelam, et à comparaître dans un auto-dafé solennel, où il fut absous du crime de lèse-Inquisition.

En Sicile, le même fait se reproduisit.

Le vice-roi, pour avoir fait traduire devant les tribunaux ordinaires deux familiers de l’Inquisition, dut se soumettre aussi à une pénitence publique et solliciter l’absolution de son crime.

Le vice-roi n’avait qu’un mot à dire pour soulever la Sicile entière contre l’abominable tribunal.

Il s’exécuta, tant l’influence prolongée d’un système de terreur et d’espionnage, — qui supprimait chez les hommes jusqu’au sentiment de leur propre dignité et condamnait comme une hérésie l’usage imprescriptible des droits les plus essentiels de l’individu, — avait faussé les consciences, châtré les intelligences, abaissé les caractères.

S’il en était ainsi chez les grands personnages de ce temps, chez ceux que l’orgueil inhérent au pouvoir, à la naissance, aux richesses, aurait dû pousser les premiers à la révolte, et rendre plus sensibles à de flétrissantes humiliations, on se figure à quel degré de basse superstition, de prostration intellectuelle et morale, devaient être tombées des populations ignorantes, terrorisées par la crainte de l’enfer dans l’autre monde, de l’Inquisition dans celui-ci.

L’histoire de Jean Perès de Saavedra va nous le démontrer d’une façon éclatante.

A ce moine, sans mission, connu sous le nom de faux Nonce de Portugal, il suffit d’un peu d’audace et de quelques pièces supposées pour asservir tout un royaume.

Jean Perès de Saavedra[1], doué d’un génie particulier, s’était exercé, pendant quelque temps, à forger des bulles apostoliques, des ordonnances royales, des lettres de change, etc. Il les imitait avec tant de perfection, qu’il parvint à s’en servir, sans que personne doutât de leur authenticité. Il réussit ainsi à se faire passer pour chevalier commandeur de l’ordre militaire de Saint-Jacques, dont il toucha les revenus, qui étaient de trois mille ducats, pendant l’espace d’un an et demi ; il acquit en peu de temps, avec les effets royaux qu’il avait contrefaits, trois cent soixante mille ducats ; et jamais le secret de cette grande fortune n’eût été révélé, s’il ne lui avait pris la fantaisie de passer pour cardinal, et de vouloir exercer les fonctions de légat du Pape.

Saavedra se trouvait dans le royaume des Algarves peu de temps après la confirmation de l’institut des jésuites, lorsqu’il arriva dans le pays un prêtre de cette société, muni d’un bref apostolique qui l’autorisait à fonder un collège de sa compagnie en Portugal ; Saavedra l’entendit prêcher, et il en fut si content qu’il l’invita à diner, et le retint plusieurs jours auprès de lui.

Le jésuite, ayant reconnu, pendant ce temps-là, le talent de Saavedra, lui témoigna le désir d’avoir de sa main un fac-simile de son bref parfaitement imité, et qui contiendrait aussi des éloges de la compagnie de Jésus. Il exécuta ce que le jésuite désirait, avec tant de succès qu’ils avouèrent que cette pièce pourrait tenir lieu de l’original. Pour compléter le bien que pourrait faire au Portugal l’établissement d’un collège des nouveaux prédicateurs apostoliques de la compagnie de Jésus, Saavedra et le jésuite jugèrent qu’il conviendrait beaucoup que le tribunal de l’Inquisition y fût établi sur le plan de celui d’Espagne. Ce projet arrêté, Saavedra se rendit à Tabilla, ville de la même province, où, avec l’aide du jésuite, il rédigea la bulle apostolique dont ils avaient besoin pour l’objet qu’ils s’étaient proposé, et de prétendues lettres de Charles-Quint et du prince Philippe, son fils, pour le roi de Portugal, Jean III. La nouvelle bulle était supposée avoir été envoyée à Saavedra comme légat a latere, pour établir l’Inquisition en Portugal, lorsque le souverain y aurait donné son consentement.

Saavedra passa ensuite la frontière, et vint à Ayamonte, dans le royaume de Séville. Le provincial des moines franciscains d’Andalousie y était arrivé depuis peu, venant de Rome. Saavedra eut l’idée # de faire une expérience sur ce provincial pour s’assurer si la bulle passerait pour authentique ; il la lui montra. Le franciscain prit le parchemin pour un écrit original et pour une véritable bulle, et s’étendit beaucoup sur les avantages qu’elle devait procurer au royaume de Portugal.

Saavedra se rendit à Séville, prit à ses gages deux confidents, dont l’un devait lui servir de secrétaire et l’autre de majordome ; il acheta des litières, et de la vaisselle d’argent, et se disposa à prendre le costume d’un cardinal romain. Il envoya à Cordoue et à Grenade ses deux affidés pour y engager des domestiques, et les chargea de se rendre ensuite avec son équipage à Badajoz, où ils se donneraient pour les familiers d’un cardinal venu de Rome, qui devait traverser cette ville pour se rendre en Portugal, et y établir l’Inquisition : ils devaient aussi annoncer qu’il ne tarderait pas à arriver, parce qu’il voyageait en poste.

Au temps marqué, Saavedra parut à Badajoz, où le secrétaire, le majordome et ses domestiques lui baisèrent publiquement la main comme à un cardinal légat a latere. Il quitta Badajoz pour Séville où il fut reçu dans le palais archiépiscopal du cardinal Loaisa qui résidait à Madrid en qualité de commissaire général apostolique de la Sainte-Croisade. Les marques de respect et de dévouement lui furent prodiguées par tout le monde.

Saavedra s’arrêta dix-huit jours dans cette ville, et mit ce temps à profit pour se faire payer, sur de fausses obligations, une somme de onze cent trente ducats par les héritiers du marquis de Tarifa.

Il envoya ensuite son secrétaire à Lisbonne avec ses bulles et ses papiers, afin que la cour, prévenue de son arrivée prochaine, ordonnât les dispositions nécessaires pour le recevoir. L’envoi inopiné de ce légat à Lisbonne causa beaucoup d’agitation à la cour, où l’on ne s’attendait pas à une pareille nouveauté : néanmoins le roi envoya à la frontière un grand seigneur de sa cour pour y recevoir le cardinal légat, qui fit son entrée à Lisbonne où il passa trois mois, environné de la plus grande considération.

Il entreprit ensuite un voyage dans les différentes parties du royaume, parcourant tous les diocèses et se faisant rendre compte de tout dans le plus grand détail.

Il eût été difficile de mettre un terme à sa sollicitude apostolique, si quelques circonstances imprévues n’eussent fait soupçonner ses fourberies. L’Inquisiteur général d’Espagne, Tabera, découvrit l’imposteur et le fit arrêter pendant qu’il visitait une paroisse ; on lui trouva de fortes sommes en or qu’il s’était procurées en contrefaisant des bons royaux.

Saavedra fut condamné à dix ans de galères par l’Inquisition. Il revint à la cour, par ordre de Philippe II, en 1562.

Telle est l’histoire de ce faux nonce apostolique, auquel les Portugais doivent, sinon l’établissement, du moins l’organisation du Saint-Office chez eux ; car presque toutes les nominations faites par Saavedra furent maintenues, sous prétexte que le Saint-Office était aussi nécessaire en Portugal qu’en Espagne. Saavedra, escroc et faussaire, — dont les pareils, à cette époque, subissaient toujours la peine capitale, — en fut quitte pour dix ans de galères, tandis que l’Inquisition condamnait tous les jours à être brûlés vifs de nouveaux chrétiens honnêtes et probes, parce qu’ils refusaient de s’avouer coupables des crimes, souvent imaginaires, dont ils étaient accusés par des dénonciateurs toujours suspects.

Rien de plus naturel, de plus logique, de plus juste. Saavedra n’avait manqué qu’aux lois civiles, qu’aux lois humaines, et il avait, en somme, travaillé à la gloire de Dieu, en propageant l’institution du saint Tribunal de la foi.

Son œuvre était bonne dans ses résultats, et d’ailleurs le Seigneur, dont les voies sont impénétrables, se sert parfois des instruments les plus indignes.

C’était bien la pensée des âmes pieuses du temps, puisque Philippe II le rappela plus tard à sa cour.

 

VI

Le cardinal Tabera, sixième Inquisiteur général, mourut le 1er août 1545, après avoir dirigé l’Inquisition pendant sept années.

Durant ces sept années l’Inquisition condamna, en Espagne, sept mille sept cent vingt individus, dont huit cent quarante furent brûlés vifs, et quatre cent vingt en effigie.

Le reste subit différentes peines, et la confiscation de ses biens.

Dans ce calcul, ne sont pas comprises les victimes sacrifiées en Sicile, en Amérique, dans les Indes.

Tout ce qu’on sait, c’est que le nombre de ces malheureux fut assez effrayant, pour que Charles-Quint lui-même se crût obligé de recommander un peu de modération.

Le cardinal don Garcia de Loaisa, septième Inquisiteur général, qui succéda à Tabera, mourut au bout de dix mois, le 22 avril 1546.

Sous son court ministère, il y eut sept-cent quatre-vingts condamnations, dont cent quatre-vingts au bûcher.

L’année de cette mort Charles-Quint tenta d’établir l’Inquisition espagnole dans le royaume de Naples, malgré l’échec de Ferdinand V, qui, on se le rappelle, avait dû jadis renoncer à cette tentative.

Charles-Quint ne fut pas plus heureux.

Les Napolitains se soulevèrent une seconde fois, massacrèrent une partie des troupes et tinrent le reste en respect.

Devant cette révolte qui menaçait de prendre les proportions les plus sérieuses, l’empereur renonça à son projet.

 

 

 



[1] Léonard Gallois, Histoire abrégée de l'Inquisition d’Espagne.