L’Inquisition et le protestantisme.
I En 1550, le protestantisme apparut, pour la première fois, en Espagne. En 1570, il n’en restait plus trace. L’Inquisition s’en était mêlée, vers 1560, et dix années lui avaient suffi pour extirper entièrement de la Péninsule une hérésie qui devait arracher à l’autorité de l’Église romaine plus de la moitié de l’Europe. On ne saurait donc nier, au point de vue catholique, l’efficacité parfaite de la très-sainte Inquisition. Elle sauva réellement l’unité de la foi et la pureté de l’orthodoxie, partout où elle étendit son pouvoir, partout où on lui laissa les moyens d’agir en pleine liberté et d’appliquer ses remèdes, — le fer et le feu. Les peuples du Midi ne se montrèrent nullement réfractaires à la réforme. Si les peuples du Nord seuls ont pu échapper au joug de la papauté, cela a tenu moins encore à la tournure d’esprit et aux mœurs différentes de ces peuples qu’à leur éloignement de la capitale du christianisme orthodoxe. L’Italie, comme l’Espagne, vers la seconde moitié du seizième siècle, parut disposée à recevoir le protestantisme, à écouter, à suivre la voix des nouveaux évangélistes. Si le mouvement s’arrêta, en Italie, comme en Espagne, c’est que, dans ces deux pays, l’Église armée de tout son pouvoir, mise en garde par les progrès rapides de la réformation au delà des Alpes et des Pyrénées, put verser à loisir le sang des réformateurs, étouffer la pensée nouvelle sous des montagnes de cadavres. On a beau dire qu’on ne tue pas les idées, — il est positif qu’en tuant, à un moment donné, tous les hommes qui représentent une idée, on arrive à réduire cette idée à l’impuissance, à arrêter absolument, pour des siècles, sa circulation à travers l’humanité. Elle est alors, comme si elle n’était pas. Elle compte aux yeux du philosophe, parmi les évolutions de l’esprit, — elle ne compte plus dans l’histoire. Tel fut le sort du protestantisme en Italie et en Espagne. Il se trouva en face de l’Inquisition, — et l’Inquisition, suivant son système, ayant envoyé au bûcher tous les protestants, un jour se leva où il n’y avait plus de protestants, ni en Italie, ni en Espagne. Les premiers ferments du protestantisme furent importés en Espagne par Charles-Quint. Ses armées étaient remplies de luthériens qui se trouvaient de la sorte en contact avec les soldats espagnols. Beaucoup de gentilshommes avaient accompagné l’empereur en Allemagne : — ils avaient entendu les prêtres des réformés, assisté à l’enfantement de leur doctrine. Qu’ils le voulussent ou non, quelque chose des nouvelles idées s’était attachée à eux, qu’ils rapportèrent, à leur insu, en Espagne. Un nommé Rodrigo de Valer, né à Lébrija, près Séville, se mit tout d’un coup à prêcher l’Evangile dans les rues de Séville, attaquant avec violence l’autorité du pape, le culte de la Vierge et des saints. De nombreux prosélytes, des prêtres mêmes, se laissèrent entraîner par lui ; mais l’Inquisition l’arrêta, et, pour cette fois, usant d’une sorte de clémence inaccoutumée, se contenta de confisquer ses biens et de le faire renfermer dans un couvent, où il mourut. Il laissait des disciples, dont le plus célèbre, Juan Gil, est connu sous le nom de docteur Egidius. A lui se joignit Constantin Ponce, prédicateur d’un grand mérite. Bientôt ils réunirent autour d’eux une foule enthousiaste. Cependant, ils apportaient une grande prudence à l’exposé de leurs doctrines, et ne rompaient pas ouvertement avec le catholicisme, puisque Charles-Quint continua de leur montrer une grande faveur. L’Inquisition plus clairvoyante jeta Egidius en prison, d’où il sortit après trois ans, en consentant à une abjuration publique. D’autre part, trois jeunes Espagnols, étudiants de l’Université de Louvain, les frères Enzinas, se convertissaient ù la foi luthérienne. Le plus jeune publia une traduction espagnole du Nouveau Testament, et l’offrit à l’Empereur, qui la fit examiner par son confesseur. On arrêta Enzinas (Francisco), mais il s’échappa, et se réfugia en Allemagne. Néanmoins sa traduction pénétra en Espagne. Quant à Constantin Ponce, il reprenait en 1555, à Séville, l’œuvre interrompue parla mort d’Egidius. Peu à peu, et dans le plus grand secret, une véritable Église protestante se forma dans cette ville. Un médecin, Lozada, en était le chef. Des cloîtres entrèrent même dans le mouvement, et le couvent de San-Isidro del Campos, imité bientôt par d’autres communautés, adopta la religion réformée. A Valladolid, se produisait un mouvement analogue ; dès 1554, un jeune homme, appelé San Roman, périssait brûlé vif dans un auto-dafé. Après sa mort, une petite Église évangélique se formait en secret, dirigée par un moine dominicain, Domingo de Roxas, fils du marquis de Posa, auquel se joignit le fameux docteur Agostin Cazalla. C’est dans la maison de sa mère que se réunit la congrégation des réformés. Mais on ne pouvait échapper longtemps à la surveillance de l’Inquisition. A Valladolid, à Séville, partout, elle connaissait, elle épiait les chefs de la réforme espagnole. Elle ne frappait pas encore : — elle guettait, attendant que les ennemis de la foi catholique, enhardis par l’impunité, fissent de nouveaux prosélytes, et s’engageassent dans le piège que leur tendait son faux aveuglement. A cette patience, elle gagnait, d’ailleurs, de voir s’augmenter chaque jour le nombre de ses victimes futures. Cependant, il n’était que temps qu’elle agît. L’hérésie faisait des progrès prodigieux : — la moitié de l’Espagne était atteinte. Il n’était guère dans plusieurs provinces — Léon, Vieille-Castille, Logrono, Navarre, Aragon, Murcie, Grenade, Valence — de noble famille qui ne comptât quelques-uns de ses membres secrètement acquis à la réforme. Jamais plus grand danger n’avait menacé le catholicisme espagnol. Si l’Inquisition n’y avait pas pris garde, s’écrie Paramo[1], la religion protestante aurait couru partout à travers la Péninsule comme un feu follet. Tels étaient, dit encore Illescas[2], le nombre, le rang et l’importance des coupables que, si le remède avait été différé de deux ou trois mois seulement, toute l’Espagne aurait été en feu. L’Espagne n’était donc pas plus que l’Italie vouée par tempérament, condamnée par une sorte de fatalité de race, à ce catholicisme orthodoxe et stupéfiant, qui a conduit- ces deux admirables peuples à l’anéantissement intellectuel, à l’atonie morale, à la décadence profonde, où nous les avons connus. Mais l'Inquisition était là. Elle ouvrit ses cachots, elle alluma ses bûchers ; — tout fut dit. La conscience humaine renaissante, — bâillonnée de nouveau, — retomba dans les ténèbres de la barbarie, redevint inerte et silencieuse. II La grande préoccupation du Saint-Office était d’arrêter l’introduction de ces publications maudites qui avaient répandu le venin de l’hérésie dans toute la Péninsule. Un hasard heureux mit ses espions sur la trace, en livrant à l’Inquisition un des principaux auteurs du mal. C’était un pauvre paysan des environs de Séville, nommé Julianillo — Julien le petit —, à cause de l’exiguïté de sa taille. Correcteur d’imprimerie en Allemagne, la passion du prosélytisme le dévorait. Enfin, n’y tenant plus, il se résolut à rentrer en Espagne, mais non pas seul. Dans deux tonneaux à double fond, remplis de vin de France, il installe des Bibles et d’autres livres de controverse en espagnol, trompe la douane du Saint-Office, et pénètre avec son bagage à Séville. C’était en 1557. Dénoncé par un forgeron, à qui il avait donné un Nouveau Testament, il tombe entre les mains du Saint- Office. Peut-être aurait-il pu sauver sa vie en trahissant ses complices, ses coreligionnaires. Il fut inébranlable. Alors commença, entre le prisonnier et ses juges, une lutte sans exemple dans les annales de l’Inquisition. Pendant trois ans entiers, les tortures les plus raffinées furent vainement mises en œuvre. A peine donnait-on le temps au patient, entre deux épreuves, de reprendre ses forces. Sans cesse ramené de son cachot à la salle de la question, le martyr semblait puiser dans son supplice une vigueur nouvelle. Pendant que ses bourreaux épuisaient leur science infernale pour lui arracher un aveu, Julien, calme et railleur, défiait leur rage impuissante. Quand on le rapportait dans sa cellule, épuisé et sanglant, en passant devant les cachots voisins, il répétait d’un air de triomphe ce refrain populaire : Vencidos van los frayles, vencidos. Corridos van los lobos, corridos. Vaincus sont les moines, vaincus ! Chassés sont les loups, chassés ! Courage sublime, qui ne put racheter une seule victime. Tout brisé par les tortures, il marcha au supplice, un bâillon à la bouche, encourageant encore ses frères, du geste et du regard, à défaut de la voix. En arrivant au pied du bûcher, il s’agenouilla pour baiser le lieu du triomphe, où il allait être réuni à son Sauveur[3]. Attaché au poteau, on lui ôta son bâillon pour le laisser libre de se rétracter, mais il n’usa de sa liberté que pour proclamer sa foi. Le bûcher s’alluma bientôt, sans que le courage du martyr faiblît un instant. Les gardes furieux de voir l’Inquisition bravée par un nain, hâtèrent sa mort en le perçant de leurs lames. Les Inquisiteurs ne pouvant arracher de révélations à Julien, — quoique certains du crime, — ne savaient sur qui faire retomber leur vengeance. Cependant, le pape, Paul IV, et le roi, Philippe II, excitaient, le zèle des Inquisiteurs, un instant en défaut. Un bref papal (1558) enjoignait au Saint-Office de courir sus aux hérétiques, fussent-ils ducs, princes, unis ou empereurs. Un édit royal condamnait aux flammes quiconque vendrait, achèterait, lirait un des livres défendus. Charles-Quint, lui-même, au fond de son cloître, à la vieille de sa mort, retrouvait des forces, rompait le silence, pour recommander la vigilance et l’application des remèdes les plus rigoureux. Il menaçait de sortir de sa tombe anticipée pour aller remédier lui-même au mal. L’Inquisition répondit enfin à l’espoir des fidèles : elle se montra digne d’elle-même. L’heure était venue d’agir. Si le zèle de l’Inquisition avait été un instant en défaut, tout fut bien vite réparé. Jusqu’au dernier moment, rien ne trahit la muette activité du tribunal. Aucune arrestation n’avait eu lieu depuis longtemps, et les protestants étaient retombés peu à peu dans leur fatale sécurité. Des gardes furent dispersés sans bruit sur tous les chemins, pour les fermer aux fugitifs. Un admirable ensemble régna dans toutes les mesures. Enfin, le même jour, à Séville, à Valladolid et partout où l’hérésie s’était glissée, tous les suspects de luthéranisme furent enveloppés dans un même coup de filet. A Séville seulement, huit cents personnes furent arrêtées en un jour. Les prisons ne suffisant plus, on dut placer les prisonniers dans des couvents et des maisons privées. Le coup avait été porté avec tant de vigueur, de secret et de promptitude que les protestants en furent étourdis. Plus d’un, parmi ceux qu’on avait oubliés, courut se dénoncer lui-même pour s’en faire un mérite aux veux du tribunal. Puis, tout rentra dans le silence. Une morne terreur plana sur toute l’Espagne, pendant que l'instruction se poursuivait dans l’ombre des cachots. Le protestantisme est fini en Espagne. Désormais la parole appartient au bourreau. Il va parler seul, si longtemps et si bien, que personne ne parlera plus après lui. Les Inquisiteurs de Valladolid furent les premiers prêts : — ils célébrèrent leur auto-dafé le dimanche 12 mai 1559. Il n’y avait, pour cette fois, que trente condamnés, dont quatorze à mort. L’Inquisition préludait, comme un artiste qui essaye quelques accords, et interroge son instrument avant d’entamer sa grande symphonie. L’Inquisition interrogeait l’Espagne : — elle rendit des bourreaux et des martyrs. L’heure de la résistance était passée. L’ignorance, le fanatisme, la tyrannie royale et religieuse avaient anéanti dans ce peuple.... jusqu’à la pitié, jusqu'à l’instinct de la conservation. Les quatorze condamnés au bûcher étaient presque tous unis par les liens du sang. Sauf deux ou trois domestiques, qui avaient suivi leurs maîtres, tous appartenaient aux classes supérieures de la société. La famille Cazalla faisait presque à elle seule l’auto-dafé. Venait d’abord l’aîné des frères, Agostin Cazalla, ex-chapelain de l’empereur. Les tortures avaient fini par vaincre son courage : sans renoncer à sa foi, il nia l’avoir prêchée à d’autres. Il espérait sauver sa vie par cette demi-apostasie ; mais il n’y gagna que la faveur d’être étranglé avant d’être jeté aux flammes. Avant de monter sur le bûcher, il eut la faiblesse d’exhorter les autres condamnés à se repentir de leurs erreurs. Parmi eux se trouvait son frère Francisco, prêtre comme lui. Son indomptable résolution avait forcé les juges à l’envoyer au supplice, un bâillon à la bouche. En entendant son frère l’exhorter à abjurer la foi que lui-même lui avait enseignée, Francisco trahit sa pensée par un geste de ses mains enchaînées, et le regard de l’apostat s’abaissa devant celui du martyr. Un seul des condamnés fut brûlé vivant avec
Francisco : ce fut l’avocat Herezuelo. En entendant son maître Agostin s’unir
aux moines qui le harcelaient pour le presser de se rétracter, il ne lui
répondit que par un coup d’œil de mépris. Mais tout d’un coup, il reconnut,
dans le groupe des réconciliés, qui avaient racheté leur vie en abjurant, sa
femme bien-aimée, Léonor de Gisneros. Il ne pouvait lui parler ; mais il lui
jeta un regard de reproche, tempéré par l’amour. Puis il marcha à la mort,
d’un pas résolu, en homme qui n’a plus rien à regretter ici-bas : J’étais près de lui à son dernier moment, dit le
papiste Illescas, et je pouvais étudier jusqu’au
moindre de ses gestes. Sa bouche était bâillonnée, il ne pouvait parler ;
mais toute son attitude était celle d’un pécheur endurci. Je n’ai pu saisir
en lui le moindre symptôme de crainte, ou même de souffrance. Sa physionomie
était empreinte d’une expression de sérieux qui surpasse tout ce que j’ai jamais
vu ici-bas. On se sentait frissonner, rien qu’à voir cette figure, en
songeant que, dans un moment, il serait en enfer avec son maître Luther.
Enfin, le regard calme et joyeux qu’il promenait sur ses juges exaspéra un
des gardes qui lui plongea sa lance dans le corps, et abrégea son supplice. Le courage de Léonor avait fléchi devant les tourments. Ignorant le sort de son époux, pouvant même douter de son courage, elle avait cédé.... Mais le regard d’Herezuelo entra dans son cœur, comme celui du Christ dans l’âme de l’apôtre qui l’avait renié. A dater de ce jour, ce regard ne la quitta plus. Cette vie qu’elle avait rachetée par une lâcheté lui devint à charge. — Elle refusa de se soumettre aux pénitences qu’on lui infligeait. — Rejetée en prison, elle y resta huit ans. Aucune puissance humaine ne put l’amener à se rétracter. Le souvenir de sa première chute la soutint contre le danger d’une seconde. En 1568, elle périt enfin dans les flammes : Rien, dit encore Illescas, ne put émouvoir ce cœur inflexible[4]. Dans ce même auto-dafé, on brûla les os de la mère des Cazalla, coupable d’avoir, de son vivant, prêté sa maison aux réunions luthériennes. Sa mémoire fut vouée à l’infamie, ses biens confisqués, sa maison rasée. En souvenir de ce châtiment exemplaire, on éleva une colonne qui fut renversée.... par les Français en 1809. Le 8 octobre de la même année, second auto-dafé à Valladolid. Philippe II y assista avec toute sa cour. Parmi les victimes brûlées, on remarque Carlos de Seso, gentilhomme italien, et son domestique Sanchez. Les flammes consument ses liens, il s’élance hors du bûcher. Rétractez-vous ! lui disent les prêtres : — on vous fera grâce du bûcher. Mais il aperçoit son maître impassible et résolu, au milieu des flammes. Non, s’écrie-t-il, je veux mourir comme ce digne serviteur de Dieu ! On le rejette dans les flammes. Le même jour mourut Domingo de Roxas, pasteur de l'Eglise réformée de Valladolid, dont nous avons parlé plus haut. En passant devant la loge royale : — Je meurs, dit-il à Philippe II, pour la vraie foi évangélique enseignée par Luther. Et vous, Sire, pouvez contempler de sang-froid les souffrances de vos sujets innocents ? — Oui, répondit le roi, si mon fils était un misérable hérétique comme toi, j’apporterais moi-même le bois pour le bûcher ! Et il l’eût fait ! Tous les hommes sont frères, a dit Jésus : — oui, les fidèles, les enfants de Dieu, mais entre eux et les hérétiques, les liens de famille n’existent même pas. On voit, du reste, par la parole de Roxas, que l’idée de révolte n’était pas encore entrée dans le cerveau de ces hommes, intellectuellement mutilés par les idées de soumission qu’enseigne l’Évangile. Un homme du dix-neuvième siècle, affranchi par la révolution, eût invoqué son droit, et non son innocence. Le même bûcher dévora aussi cinq religieuses, — mais on eut soin de les étrangler avant, pour faire croire au peuple qu’elles avaient abjuré, quoiqu’il n’en fût rien. Séville à son tour eut ses auto-dafé, qui surpassèrent ceux de Valladolid, par le nombre et l’importance des victimes. Le premier se célébra le 24 septembre 1559. Cent un condamnés y figurèrent. — Vingt-un périrent sur le bûcher. Le docteur Zafia, seul en fuite, fut brûlé en effigie. On cite parmi ceux qui furent brûlés en personne, Arias, dit le docteur Blanc, réformateur du couvent de San-Isidro. Il marcha au bûcher en appuyant sur un bâton ses pas chancelants. Avec lui moururent trois moines du même couvent. L’un d’eux, frère Juan de Léon, avait été arrêté en Zélande, en compagnie d’un autre moine. Après les avoir torturés, on les envoya en Espagne, chargés de fer, la tête enveloppée d'un casque de fer garni d'un bâillon, qui leur ôtait la parole. Lazada, pasteur de l’Église de Séville, et San Juan refusèrent également toute rétractation, ainsi que Juan Gonzalès, musulman d’origine, qui supporta les tortures sans faiblir. Au moment de voir finir ses tourments dans les flammes, une dernière épreuve plus cruelle peut-être l’attendait. Il trouva ses deux sœurs dans le groupe des condamnés à mort. Treize femmes, ce même jour, donnèrent l’exemple d’une constance héroïque, et, parmi elles, on doit citer Maria de Bohorques, âgée de vingt ans. Devant les juges, elle confessa intrépidement sa foi. Les Inquisiteurs, à bout d’arguments, eurent recours aux tortures. Tout ce qu’on put arracher d’elle, ce fut l’aveu qu’elle avait parlé de ses croyances à sa sœur Juana, qui ne les avait pas combattues. Maria de Bohorques n’était pas une coupable ordinaire. Son rang, sa jeunesse, ses rares facultés attiraient sur elle tous les regards. L’honneur du Saint-Office lui semblait engagé à vaincre son obstination. On ne la laissa pas même reposer la nuit qui précéda son supplice. Les prêtres l’assiégèrent sans relâche jusqu’à sa dernière heure. Maria supporta leurs obsessions avec une rare patience. Elle marcha au supplice, calme et inébranlable. Elle chantait un psaume, — on la bâillonna. Attachée au poteau, on voulut obtenir une rétractation. On l’engagea à réciter le Credo. Elle y consentit, mais comme elle le commentait dans le sens de sa foi, on l’étrangla aussitôt, et son corps palpitant lut jeté dans les flammes. Le second auto-dafé de Séville eut lieu le 22 décembre 1560. On y brûla en effigie trois contumaces, Jean Perez, Egidius et Constantin Ponce. Cinq femmes, appartenant à la même famille, montèrent à la fois sur le même bûcher. L’une, Maria Gromez, gouvernante de Zafra, avait dénoncé les protestants de Séville. Revenue de son égarement, la foi qu’elle avait trahie lui était devenue plus chère encore Elle avait échappé aux soupçons, mais une de ses nièces était arrêtée. Les tortures ne purent arracher à celle-ci un mot qui accusât sa famille. Alors ses juges eurent recours à une ruse infernale. La jeune captive était, nous dit Montanus, d’une simplicité de brebis — ovina simplicitate. Un des Inquisiteurs allait la voir souvent dans son cachot, et lui témoignait un intérêt toujours croissant. Une fois maître de ce cœur sans détours, il lui persuada que le seul moyen de sauver sa famille, c’était de tout lui révéler, comme à un père et à un ami. L’innocente donna dans le piège : l’aveu que les tortures n’avaient pu obtenir sortit enfin de ses lèvres. Sa famille fut aussitôt jetée en prison. Les tourments ne purent vaincre leur résolution, et toutes furent condamnées à mourir dans les flammes. En face du bûcher, où elles allaient se revoir pour la dernière fois, la jeune fille se jeta à leurs pieds pour leur demander pardon. Toutes alors s’embrassèrent avec la joie sereine de martyrs, qui vont se retrouver dans un monde meilleur. La foule qui était venue se repaître de ce hideux spectacle resta muette, soit que le fanatisme eût étouffé chez elle tout sentiment humain, soit que la crainte les comprimât dans les cœurs. Doña Juana de Bohorques, baronne de Higuera, était enceinte de six mois quand elle fut arrêtée, sur les révélations de sa sœur[5]. Elle accoucha dans la prison, et on lui ôta son enfant qu’elle ne devait plus revoir. A peine rétablie de ses couches, on la soumit à la question. Mais dans ce corps délicat vivait une résolution indomptée ; elle supporta tout sans rien avouer. Les bourreaux, irrités de son obstination, serrèrent les cordes avec tant de violence qu’elles pénétrèrent jusqu’aux os. Des vaisseaux se rompirent dans sa poitrine, et le sang sortit à flots de sa bouche. Elle mourut peu de jours après, et le Saint-Office la déclara... innocente. Ces auto-dafé ne furent pas les seuls. Tolède célébra le sien à propos du mariage de Philippe II, avec Elisabeth de France. Ce fut le don de joyeux avènement de l’Espagne à la jeune mariée. Il y eut, en résumé, de 1560 à 1570, un auto-dafé au moins par an, dans les douze provinces de l’Inquisition, soit, en tout, CENT-VINGT auto-dafé destinés exclusivement à des protestants. C’est ainsi que l’Espagne fut sauvée de l’abominable hérésie de Luther. Dix ans avaient suffi à l’Inquisition pour accomplir ce nouveau travail d’Hercule. On le voit, l’outil était bon, si bon qu’on s’explique les regrets des Joseph de Maistre, des Louis Veuillot, et de tous les catholiques conséquents avec leur foi. |