HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XIV.

Les familiers de l’Inquisition. — Calcul approximatif des victimes de Torquemada. — Description des supplices de l’Inquisition et d’un auto-dafé.

 

 

I

L’Inquisition est parvenue à son point culminant. Elle ne saurait aller plus loin. — Elle a poussé jusqu’à la limite extrême le mépris de toutes les lois de l’humanité, la science du despotisme le plus hideux qui ait pesé jamais sur une société d’hommes.

L’Espagne lui appartient corps et âme.

La fortune, la pensée, la vie, — on lui a tout remis.

Elle a brisé les liens de la famille[1], érigé l’espionnage et la délation en devoir sacré, supprimé la conscience humaine, transformé la torture et le bûcher en institution d’État.

Au delà n’existe pas.

Elle se maintiendra longtemps à cette hauteur d’infamie et de folie sanglante ; puis, vaincue à son tour par l’esprit moderne, vouée à l’impuissance par les progrès de la civilisation et l’adoucissement des mœurs, de plus en plus isolée au milieu d’un monde qui, après avoir secoué le joug de Rome , commence à rompre enfin avec tous les systèmes religieux et leur morale, nous la verrons s’effondrer, sans que son bras suspendu sur la tête des peuples ait jamais désarmé !

Elle disparaît un jour, parce que le terrain manque sous ses pieds, mais elle disparaît entière, immuable, telle qu’elle a vécu, — impuissante, non amendée.

Rendez-lui le pouvoir, et demain la retrouvera ce qu’elle était hier.

Voyons donc au juste, dans le détail, ce qu’elle était, et comment elle usait de sa toute-puissance.

Nous avons parlé dans les chapitres précédents des familiers de l’Inquisition, qui formaient pour ainsi dire l'armée permanente du Saint-Office.

La terreur se chargea de recruter cette armée innombrable qui couvrit l’Espagne entière d’espions et de pourvoyeurs de supplices.

Sous le règne de Torquemada, plusieurs gentilshommes illustres ayant jugé prudent de se montrer dévoués au Saint-Office, dans la crainte d’être rangés, tôt ou tard, dans la classe des suspects, s’offrirent volontairement à faire partie des familiers de l’Inquisition.

Les membres de cette milice du Christ s’engageaient à poursuivre les hérétiques et les personnes suspectes d’hérésie, à fournir aux sergents et aux sbires du tribunal tous les secours dont ils pouvaient avoir besoin pour l’arrestation des accusés, et à faire tout ce que les Inquisiteurs ordonneraient pour la punition des coupables.

Ils étaient les gardes du corps du grand Inquisiteur général et des Inquisiteurs provinciaux.

Isabelle et Ferdinand leur accordèrent des prérogatives et immunités nombreuses.

Bientôt ces encouragements, et l’exemple donné par quelques grands seigneurs, entraînèrent un grand nombre de personnes de toutes les classes delà société.

Il y eut même des villes où le nombre des familiers dépassait celui des habitants soumis aux charges municipales.

Que voulez-vous ? — Avec l’Inquisition il fallait être bourreau ou victime.

On comprend que beaucoup aient choisi d’être bourreaux.

Parmi les familiers, naturellement, il s’en trouva dont le zèle les poussait à se livrer à l’espionnage continuel, et qui se faisaient une joie des délations, un honneur de tendre des pièges à leurs amis ? à leurs parents.

N’y avait-il pas une prime pour la bassesse et tous les crimes, pourvu qu’ils fussent favorables au triomphe de la religion ?

La férocité et l’hypocrisie devinrent des vertus : l’honnêteté d’un peuple soumis au joug de l’Inquisition, imbu de ses leçons et de sa morale, se composa bientôt de tous les vices les plus méprisables, les plus odieux à la conscience humaine.

Malheur à ceux qui comptaient des familiers parmi leurs ennemis ! La liberté, la vie d’un citoyen dépendaient d'un faux rapport, d’un faux témoignage. Il vivait dans la perspective des cachots, des tortures, des bûchers !

L’Inquisition a eu cette gloire, a fait ce miracle de pousser, pendant des siècles, l’horrible jusqu’à l’invraisemblable, et de diviser un grand peuple admirablement doué en deux classes : — les brûleurs et les brûlés.

 

II

Nous emprunterons à Léonard Gallois, qui les a lui-même empruntés à Llorente et aux autres auteurs qui ont écrit sur l’Inquisition d’après les documents authentiques conservés dans les archives du Saint-Office, les détails relatifs aux tortures infligées aux prisonniers, et la description d’un auto-dafé.

Parmi les supplices que les Inquisiteurs faisaient endurer à leurs victimes, il faut placer, presque au premier rang, ceux que les accusés éprouvaient durant leur emprisonnement. Les prisons du Saint-Office étaient, dans la plupart des villes, de sales réduits de douze pieds de longueur sur dix de largeur, ne recevant qu’un faible rayon de clarté par une petite fenêtre percée tout à fait en haut, de manière que les prisonniers pouvaient à peine distinguer les objets. La moitié de ces réduits était occupée par une estrade sur laquelle ils couchaient ; mais, comme il y avait à peine de la place pour trois personnes, et que souvent on en enfermait le double dans chaque chambre, les plus robustes étaient obligés de dormir par terre, où ils avaient à peine autant de place qu’on en accorde aux morts pour leur sépulture. Ces chambres étaient si humides que les nattes qui servaient à ces malheureux se pourrissaient en très-peu de temps. Les autres meubles dont les cachots étaient garnis consistaient en quelques vases de terre pour satisfaire aux besoins naturels ; ces vases n’étaient vidés que toutes les semaines, ce qui obligeait les prisonniers à vivre dans une atmosphère si malsaine que la plupart y trouvaient la mort, et que ceux qui en sortaient étaient si défigurés qu’on les prenait pour des cadavres ambulants.

Mais ce n’était pas assez de placer des hommes dans des lieux si étroits et si infects, il leur était encore défendu d’avoir des livres ou tout autre chose qui aurait pu leur faire oublier un instant leur affreuse situation. La plainte même leur était interdite, et, lorsqu’un malheureux prisonnier faisait entendre quelques gémissements, on le punissait en lui mettant un bâillon pendant plusieurs jours, et en le fouettant cruellement le long des corridors, lorsque le premier moyen n’avait pas suffi pour le forcer au silence. La même punition du fouet était infligée à ceux qui faisaient du bruit dans leurs chambres, ou qui se disputaient entre eux ; en pareil cas, on rendait toute la chambrée solidaire, et on les fouettait tous. Ce châtiment était exercé sur toutes les personnes sans distinction du sexe et de l’âge, de sorte que déjeunes demoiselles, des religieuses et des dames distinguées étaient dépouillées et battues impitoyablement.

Tels étaient l’état des prisons du Saint-Office et les traitements que l’on y faisait éprouver aux prisonniers, vers la fin du quinzième siècle. Depuis lors, quelques améliorations ont successivement eu lieu dans l’intérieur des cachots ; mais le sort des prisonniers y fut presque toujours le même ; et l’on a vu beaucoup de ces malheureux se donner volontairement la mort pour mettre un terme à leurs souffrances. D’autres, bien plus dignes de pitié, étaient tirés de leurs cachots pour être conduits dans la chambre du tourment ; là se trouvaient les Inquisiteurs et les bourreaux ; là tout accusé qui avait refusé de se déclarer coupable, recevait la question.

Une grotte souterraine, où l’on descendait par une infinité de détours, était le lieu destiné à l’application de la torture ; le profond silence qui régnait dans cette chambre du tourment, et l’appareil épouvantable des instruments du supplice, faiblement éclairés par la lumière vacillante de deux pâles flambeaux, devaient nécessairement remplir l’âme du patient d’une terreur mortelle. A peine était-il arrivé devant les Inquisiteurs, que les bourreaux, vêtus d’une longue robe de treillis noir, et la tête couverte d’un capuchon de même étoffe, percé aux endroits des yeux, du nez et de la bouche, le saisissaient et le dépouillaient nu jusqu’à la chemise. Alors les Inquisiteurs, joignant l’hypocrisie à la cruauté, exhortaient la victime à confesser son crime ; et, si elle persistait à nier, ils ordonnaient que la torture serait employée de la manière et pendant le temps qu’ils le jugeraient convenable. Les inquisiteurs ne manquaient jamais de protester qu’en cas de lésion, de mort ou de fracture de membres, le fait n’en devait être imputé qu’à l’accusé.

Il y avait trois manières d’appliquer la question : — la corde, l’eau et le feu.

Dans le premier cas, on liait derrière le dos les mains du patient, par le moyen d’une corde passée dans une poulie attachée à la voûte, et les bourreaux l’enlevaient aussi haut que possible. Après l’avoir laissé quelque temps ainsi suspendu, on lâchait la corde, afin que le malheureux torturé tombât tout à coup jusqu’à un demi-pied de distance de la terre. Cette terrible secousse disloquait toutes les jointures, et la corde, qui serrait les poignets, entrait souvent dans les chairs jusqu’aux nerfs. Ce supplice, renouvelé pendant plus d’une heure, laissait très-souvent le patient sans force et sans mouvement ; mais ce n’était qu’après que le médecin de l’Inquisition avait déclaré que le torturé ne pouvait supporter plus longtemps la question sans mourir, que les Inquisiteurs le renvoyaient dans sa prison : on le laissait en proie à ses souffrances et à son désespoir jusqu’au moment où le Saint-Office lui faisait préparer une torture encore plus horrible.

Cette seconde question était donnée au moyen de l’eau. Les bourreaux étendaient la victime sur un chevalet de bois, en forme de gouttière, propre à recevoir le corps d’un homme, sans autre fond qu’un bâton qui le traverse, et sur lequel le corps, tombant en arrière, se courbe par l’effet du mécanisme du chevalet, et prend une position telle que les pieds se trouvent plus haut que la tête. Il résulte de cette situation que la respiration devient très-pénible, et que le patient éprouve les plus vives douleurs dans tous ses membres, par l’effet de la pression des cordes, dont les tours pénètrent dans les chairs et font jaillir le sang, même avant qu’on ait employé le garrot. C’est dans cette cruelle position que les bourreaux introduisent, au fond de la gorge de la victime, un linge fin, mouillé, dont une partie lui couvre les narines ; on lui verse ensuite de l’eau dans la bouche et dans le nez, et on la laisse filtrer avec tant de lenteur qu’il ne faut pas moins d’une heure pour qu’il en ait avalé un litre, quoiqu’elle descende sans interruption.

Ainsi le patient ne trouve aucun intervalle pour respirer : à chaque instant, il fait un effort pour avaler, espérant donner passage à un peu d’air, mais, comme le linge mouillé est placé pour y mettre obstacle et que l’eau entre en même temps par les narines, on conçoit tout ce que cette nouvelle combinaison doit opposer de difficulté à la fonction la plus importante de la vie. Aussi arrivait-il souvent que, lorsque la question était finie, on retirait du fond de la gorge le linge tout imbibé du sang de quelques vaisseaux qui s’étaient rompus par les grands efforts du malheureux torturé. Il faut encore ajouter qu’à chaque instant, un bras nerveux tourne le fatal billot, et qu’à chaque tour, les cordes qui entourent les bras et les jambes pénètrent jusqu’aux os.

Si, par ce second tourment, ils ne pouvaient obtenir aucun aveu, les Inquisiteurs avaient ensuite recours au feu. Pour appliquer cette question, les bourreaux commençaient par attacher les mains et les jambes du patient, de manière qu’il ne pût pas changer de position : ils lui frottaient alors les pieds avec de l’huile, du lard et autres matières pénétrantes, et les lui plaçaient devant un feu ardent, jusqu’à ce que la chair fût tellement crevassée, que les nerfs et les os parussent de toutes parts.

Tels étaient les moyens barbares que l’Inquisition d’Espagne employait pour faire avouer à ses victimes des crimes souvent imaginaires. Il aurait fallu être bien robuste pour supporter ces cruelles épreuves, qui étaient renouvelées plusieurs fois durant le cours de l’instruction de la procédure, de manière qu’à peine un accusé commençait à reprendre quelques forces, on le soumettait à une nouvelle question. Les choses furent poussées si loin par les Inquisiteurs, que le conseil de la Suprême se vit obligé de leur défendre d’appliquer plus d’une fois la torture à la même personne ; mais ces moines trouvèrent bientôt le moyen d’éluder cette défense, et, par une escobarderie qu’il est impossible de qualifier, lorsqu’ils avaient torturé un malheureux pendant une heure, ils le renvoyaient dans les prisons, en déclarant que la question était suspendue jusqu’au moment où ils jugeraient à propos de la continuer[2]. C’est ainsi qu’ils lassaient les prévenus, et les forçaient presque toujours à s’avouer plus coupables qu’ils ne l’étaient réellement : fatigués de souffrir, la mort leur semblait un soulagement ; plusieurs se la donnaient eux-mêmes dans les prisons, et les autres voyaient sans peine les préparatifs de l’auto-dafé qui allait les livrer aux flammes.

Le Saint-Office était dans l’habitude de célébrer deux sortes d’auto-dafé : — les auto-dafé particuliers et les auto-dafé généraux.

Les auto-dafé particuliers avaient lieu plusieurs fois par année, à des époques fixes, telles que l’avant-dernier vendredi de carême et autres jours déterminés par les Inquisiteurs. Le nombre des victimes qui figuraient dans ces exécutions partielles, était toujours moindre que celui des malheureux qu’on destinait pour les exécutions générales.

Les exécutions générales avaient lieu plus rarement ; on réservait ce spectacle pour les grandes occasions, comme, par exemple, l’avènement au trône d’un souverain, son mariage, la naissance de quelque infant, et les anniversaires des jours mémorables ; c’était avec des auto-dafé généraux que l’Inquisition fêtait les rois très-catholiques. Tous les condamnés, dont plusieurs gémissaient dans les prisons depuis longues années, en étaient tirés alors morts ou vifs, pour figurer dans cette barbare cérémonie.

Un mois avant le jour fixé pour l’auto-dafé général, les membres de l’Inquisition, précédés de leur bannière, se rendaient en cavalcade du palais du Saint-Office à la grande place, pour y annoncer aux habitants qu’à un mois de là, à pareil jour, il y aurait une exécution générale des personnes condamnées par l’Inquisition : cette cavalcade faisait ensuite le tour de la ville au son des trompettes et des timbales. Dès cet instant, on s’occupait des préparatifs nécessaires pour rendre la cérémonie aussi solennelle que magnifique ; à cet effet, on dressait sur la grande place un théâtre de cinquante pieds de long ; élevé jusqu’à la hauteur du balcon du roi, lorsque la ville où devait avoir lieu l’auto-dafé était la résidence royale. A l’extrémité et sur toute la largeur de ce théâtre s’élevait, à la droite du balcon du roi, un amphithéâtre de vingt-cinq à trente degrés destinés pour le conseil de la Suprême et pour les autres conseils d’Espagne. Au- dessus de ces degrés, l’on voyait, sous un dais, le fauteuil du grand Inquisiteur, qui se trouvait beaucoup plus élevé que le balcon du roi. A la gauche du théâtre et du balcon, on dressait un second amphithéâtre où les condamnas devaient être placés. Au milieu du grand théâtre, il y en avait un autre fort petit qui soutenait deux espèces de cages en bois, ouvertes par le haut, dans lesquelles on plaçait les condamnés pendant la lecture de leur sentence. En face de ces cages se trouvaient deux chaires, une pour le relateur ou lecteur des jugements, l’autre pour le prédicateur ; et enfin, on dressait un autel auprès de la place des conseillers.

Le roi, la famille royale, ainsi que toutes les dames de la cour, occupaient le balcon royal. D’autres balcons étaient également préparés pour les ambassadeurs et les grands de la couronne, et des échafauds pour le peuple.

Un mois après la publication de l’auto-dafé, la cérémonie commençait par une procession composée de charbonniers, de Dominicains et de familiers, qui partait de l’église et se rendait sur la grande place ; elle s’en retournait après avoir planté, près de l’autel, une croix verte entourée d’un crêpe noir, et l’étendard de l’Inquisition. Les Dominicains seuls restaient sur le théâtre et passaient une partie de la nuit à psalmodier et à célébrer des messes.

A sept heures du matin, le roi, la reine et toute la cour paraissaient sur les balcons.

A huit heures, la procession sortait du palais de l’Inquisition, et se rendait sur la place dans l’ordre suivant :

1° Cent charbonniers, armés de piques et de mousquets. Ils avaient le droit de faire partie de la procession, parce qu’ils fournissaient le bois destiné à brûler les hérétiques.

2° Les Dominicains, précédés d’une croix blanche.

3° L’étendard de l’Inquisition, porté par le duc do Médina-Geli, suivant le privilège de sa famille. Cet étendard était de damas rouge, sur lequel on avait brodé d’un côté les armes d’Espagne, de l’autre une épée nue, entourée d’une couronne de lauriers.

4° Les grands d’Espagne et les familiers de l’Inquisition.

5° Toutes les victimes, sans distinction de sexe, placées suivant les peines plus ou moins sévères auxquelles elles étaient condamnées.

Celles condamnées à de légères pénitences, marchaient les premières, la tête et les pieds nus, revêtus d’un san benito de toile, avec une grande croix de Saint- André jaune sur la poitrine, et une autre sur le dos. Après cette classe, marchait celle des condamnés au fouet, aux galères et à l’emprisonnement. Venaient ensuite ceux qui, ayant évité le feu, en avouant après leur jugement, devaient être étranglés seulement ; ils portaient un san benito, sur lequel étaient peints des diables et des flammes ; un bonnet de carton de trois pieds de haut, appelé coroza, peint comme le san benito, était placé sur leur tête.

Les obstinés, les relaps et tous ceux qui devaient être brûlés vifs, marchaient les derniers, vêtus comme les précédents, avec la différence que les flammes, peintes sur leurs san benito, étaient ascendantes. Parmi ces malheureux, il y en avait souvent qui marchaient bâillonnés. Tous ceux qui devaient mourir étaient accompagnés de deux familiers et de deux religieux. Chaque condamné, à quelque classe qu’il appartînt, tenait à la main un cierge de cire jaune.

Après les victimes vivantes, on portait les statues en carton des condamnés au feu, morts avant l’auto-dafé ; leurs os étaient aussi portés dans des coffres.

Une grande cavalcade, composée des conseillers de la Suprême, des Inquisiteurs et du clergé, fermait la marche. — Le grand Inquisiteur était le dernier, vêtu d’un habit violet : il se faisait escorter par ses gardes du corps.

Dès que la procession était arrivée sur la place, et que chacun s’était assis, un prêtre commençait la messe jusqu’à l’évangile. Le grand Inquisiteur descendait alors de son fauteuil, et, après s’être fait revêtir d’une chape et d’une mitre, il s’approchait du balcon où était le roi pour lui faire prononcer le serment par lequel les rois d’Espagne s’obligent de protéger la foi catholique, d’extirper les hérésies, et d’appuyer de toute leur autorité les procédures de l’Inquisition. Sa Majesté très-catholique, debout, et la tête nue, jurait de l’observer. Le même serment était prêté par toute l’assemblée.

Un Dominicain montait ensuite dans la chaire, et faisait un sermon contre les hérésies, rempli des louanges de l’Inquisition. Dès que le sermon était fini, le relateur du Saint-Office commençait à lire les sentences ; chaque condamné entendait la sienne à genoux dans la cage, et retournait ensuite à sa place.

A la fin de cette lecture, le grand Inquisiteur quittait son siège, et prononçait l’absolution de ceux qui étaient réconciliés ; quant aux malheureux condamnés à perdre la vie, ils étaient livrés au bras séculier, placés sur des ânes et conduits au quemadero pour y recevoir la mort. Là se trouvaient autant de bûchers qu’il y avait de victimes. On commençait par les statues et les os des morts que l’on brûlait ; après les statues, on attachait successivement tous les condamnés aux poteaux élevés au milieu de chaque bûcher, et on y mettait le feu. La seule grâce que l’on faisait à ces malheureux, c’était de leur demander s’ils voulaient mourir en bons chrétiens ; — dans ce cas, le bourreau les étranglait avant de mettre le feu au bûcher.

Les réconciliés condamnés à la prison perpétuelle, aux galères et au fouet, étaient ramenés dans les prisons du Saint-Office, d’où ils sortaient pour subir les pénitences qui leur étaient imposées, et pour être conduits à leur destination.

Telles étaient les formalités et les cérémonies employées dans ces barbares exécutions, que l’on a osé appeler actes de foi, auxquelles le roi et la cour assistaient comme à une grande fête.

L’Espagne leur doit la perte de la moitié de sa population, et la honte de les avoir froidement supportées pendant plusieurs siècles.

 

Je n’ajouterai point de commentaires à ces détails plutôt adoucis qu’exagérés.

Je ferai simplement observer que l’Inquisition se tenait scrupuleusement dans la lettre de l’Évangile, en ne versant point le sang, en ne souffrant même pas que les bourreaux du roi le versassent.

En effet, remarquez que les tortures qu’elle faisait appliquer aux accusés se réduisaient à trois :

L’estrapade,

L’eau,

Le feu.

Trois supplices horribles, et plus effroyables peut-être que le brodequin, ou tout autre du même genre, mais qui n’amènent aucune effusion de sang.

Dans les peines appliquées après la condamnation, même scrupule.

Les victimes sont pendues, étranglées ou brûlées.

Jamais le fer n’intervient, jamais le glaive n’ouvre les veines, ne tranche les artères.

Quant à l’esprit de l’Évangile, il est également respecté, d’après l’interprétation unanime et constante de l’Église infaillible, représentée par les évêques, les papes, les conciles.

L’Église n’avait juridiction que sur les âmes, et si elle martyrisait les corps, c’était pour mieux toucher les cœurs, pour mieux assurer son pouvoir sur les esprits.

D’après la recommandation de Jésus, elle ne refusait point son pardon au pécheur repentant, à l’hérétique amené à résipiscence.

Jusqu’au dernier moment, au pied de l’échafaud, à la lueur des flammes qui léchaient déjà ses chairs grillées, elle l’objurguait, elle le suppliait de se convertir, de sauver son âme.

A cet instant suprême, elle était prête encore à lui pardonner, elle lui pardonnait, puisqu’elle essayait d’arracher cette âme coupable à la damnation éternelle, — la seule vraie mort.

Jésus n’a-t-il pas dit qu’il ne voulait pas la mort du pécheur ?

L’Église ne la voulait pas non plus, — au sens mystique où elle l’entendait, — et elle fit toujours tous ses efforts pour que ses victimes ne persistassent pas dans l’hérésie, dans les erreurs abominables qui les eussent inévitablement conduites en enfer.

Quant au corps, c’est autre chose. — Il appartenait à César, et César châtiait les hérétiques comme des rebelles, ayant violé les lois de l’État, pour le scandale qu’ils avaient causé à la société, pour l’audace impie qui les avait poussés à méconnaître le principe sacré d’autorité.

Ce crime, César n’avait pas à le pardonner, et encore ne le châtiait-il de la peine capitale que dans le cas où le criminel refusait de s’amender, et persistait dans son hérésie, et dans le cas où, après une première faute pardonnée, il retombait dans la même faute.

Ainsi donc, à quelque point de vue qu’on se place, l’Inquisition pouvait prétendre qu’elle était en conformité absolue avec la lettre et l’esprit de l’enseignement chrétien.

Elle ne versait point le sang.

Elle ne voulait point la mort ... morale du pécheur, puisqu’elle tentait l’impossible pour le ramener d’abord à la foi.

Quant à la mort physique, cela regardait le roi, qui faisait appliquer les lois civiles de l’État, et punissait les sujets désobéissants. On m’objectera que l’Inquisition qui ne prononçait point directement les arrêts de mort, eût excommunié le roi qui ne les eût point prononcés.

Sans doute, mais cette excommunication, peine purement morale, elle aussi, eût justement atteint le monarque qui aurait, par une coupable indulgence, montré son peu de zèle pour les intérêts de l’Église, et le maintien de la pureté de la foi.

Le premier devoir des rois de la terre n’est-il pas de veiller au triomphe ici-bas du roi du ciel ?

Je vous assure qu’il y a réponse à tout, et qu’une fois sorti des principes éternels de la justice, du droit et de la morale humaine, toutes les notions se confondent, toutes les idées se pervertissent.

Dans le faux, il n’y a que le faux qui soit logique.

Suivez vos adversaires sur leur terrain, et sur ce terrain, soigneusement déblayé de toutes les vérités de la raison, de toutes les certitudes de la conscience, vous verrez pousser dru et s’épanouir tous les crimes, toutes les hypocrisies, à l’abri derrière tous les sophismes.

 

III

On a essayé bien des fois de calculer exactement le nombre des victimes de Torquemada, pendant les dix- huit années où il remplit les fonctions de grand Inquisiteur.

Le nombre en est si grand qu’il a été impossible d’y arriver d’une façon tout à fait complète, et qu’on est resté nécessairement au-dessous de la réalité.

Cependant d’après les évaluations les plus modérées, on arrive à des résultats qui effrayent l’imagination[3].

Ainsi, en dix-huit ans, les tribunaux de l’Inquisition, en Espagne seulement, — et encore certaines provinces, comme la Galice, ne sont pas comprises dans ce calcul, — ont fait brûler vives dix mille deux cents personnes ; en effigie, dix mille huit cent soixante, soit qu’elles se fussent réfugiées à l’étranger, soit qu’elles eussent péri à la suite des tortures dans les cachots du Saint- Office.

Hâtons-nous d’ajouter que ces dernières doivent former au moins un total de quatre mille individus des deux sexes, sans compter deux mille dont les ossements avaient été exhumés.

Le nombre de celles qui avaient pu fuir se monte donc tout au plus à quelques centaines et nous avons au moins un total de QUATORZE MILLE personnes qui périrent, de façon ou d’autre, par le fait de l’Inquisition.

QUATRE-VINGT-DIX-SEPT MILLE TROIS CENT VINGT-UNE subirent diverses peines, telles que la prison perpétuelle, la confiscation des biens, la note d’infamie, etc.

Il y eut donc, en résumé, CENT QUATORZE MILLE QUATRE CENT UNE familles plongées dans l’opprobre et la désolation, atteintes dans quelqu’un de leurs membres, pendant ces dix-huit années.

Dans ce relevé, ne sont pas comprises les personnes qui, par leur parenté avec les condamnés, ou leurs relations d’amitié, ou d’affaires, subissaient le contre-coup de ces persécutions, et supportaient leur part dans ces calamités.

Si ce calcul paraissait exagéré, on peut en établir un autre, d’après le nombre des victimes qui figurèrent dans les auto-dafé de l’Inquisition de Tolède, durant les années 1485, 86, 87, 88, 90, 92, 94.

On verra, alors, qu’il y eut à Tolède six mille trois cent quarante-une personnes condamnées par l’Inquisition pendant ces années, sans compter celles qui furent sacrifiées pendant les années non marquées dans cette série.

Cela donne une moyenne de sept cent quatre-vingt-douze victimes par an.

Si l’on multiplie ce chiffre par treize, qui est le nombre des tribunaux de l’Inquisition en plein exercice à cette époque, on aura, pour chaque année, DIX MILLE DEUX CENT QUATRE-VINGT-SEIZE condamnés, — c’est-à-dire CENT QUATRE VINGT-CINQ MILLE TROIS CENT VINGT-HUIT victimes, pour ces dix-huit ans, — total encore supérieur au précédent[4].

Remarquons de plus que, pour arriver à ce total, il faut supposer que tous les tribunaux de l’Inquisition ont fait moitié moins de victimes que le tribunal de Séville, dont on possède les chiffres authentiques.

Sans cette hypothèse, on arriverait à un total de plus de QUATRE CENT MILLE personnes-frappées par le Saint-Office pendant cette courte période.

Encore ce total, qui effraye l’imagination, ne comprendrait-il pas les personnes condamnées en Sardaigne, dans les Iles Canaries, en Sicile, dans le nouveau monde, etc., etc.

Il n’y a pas de guerre, de famine, ni de peste, qui ait accumulé autant de calamités, causé autant de ruines, fait verser autant de larmes, que l’Inquisition.

En regard de tous ces maux, et de tous ceux que le fanatisme a produits dans l’univers entier, quel bienfait ne paraîtrait payé trop cher ?

Quel bienfait... mais où est-il donc ce bienfait ? — Qu’on nous le montre.

L’homme soumis à l’Église, moralisé par l’Évangile, fut-il meilleur ou plus heureux ?

Interrogez l’Italie, interrogez l’Espagne, interrogez la France des Dragonnades, interrogez le moyen âge tout entier, et les temps modernes jusqu’à la Révolution française !

L’humanité n’a commencé à respirer, à espérer, que du jour où les fils de Voltaire proclamèrent, du haut de la tribune révolutionnaire, les droits de l’homme et du citoyen, en face des droits de Dieu et de l’Église, et affirmèrent le devoir de l’insurrection, opposé au devoir de la soumission.

 

 

 



[1] Un trait entre mille : un gentilhomme sollicita de l’Inquisition, comme une faveur, que le bûcher où devaient périr ses deux filles fût élevé dans la cour de sa maison ; il en fournit le bois, et y mit lui-même le feu.

[2] Nous avons déjà signalé ce fait dans un chapitre précédent.

[3] Voir, pour les détails, Llorente, t. Ier, p. 272 et passim.

[4] Nous reproduisons la pièce suivante qui nous a paru intéressante :

C’est une inscription mise à l’Inquisition de Séville :

L’an du Seigneur 1481, sous le pontificat de Sixte IV, et sous le règne de Ferdinand V et d’Isabelle, souverains des Espagnes et des Deux-Siciles, a commencé en ce lieu le Saint Office de l’Inquisition contre les hérétiques judaïsants, pour l’exaltation de la foi : où, depuis l’expulsion des Juifs et des Sarrasins jusqu’en l’année 1524, sous le règne de Charles, empereur des Romains, successeur par sa mère de ces deux souverains, et le révérendissime D. Alphonse Manrique, archevêque de Séville, étant Inquisiteur général, plus de vingt mille hérétiques ont abjuré leurs criminelles erreurs, et plus de mille obstinés dans l’hérésie ont été livrés aux flammes, après avoir été jugés conformément au droit, avec l’approbation et la faveur d’innocent VIII, d’Alexandre VI, de Pie III, de Jules II, de Léon X, d’Adrien VI — qui fut élevé au pontificat pendant qu’il était cardinal, gouverneur des Espagnes et Inquisiteur général —, et de Clément VII. Le licencié de la Cueva a fait mettre ici, par ordre et aux frais de l’Empereur notre maître, cette inscription, qui a été composée par Diègue de Cortegana, archidiacre de Séville, l’an du Seigneur 1524.