HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XIII.

ACTES ADDITIONNELS

Expulsion des Juifs. — Mort de Torquemada.

 

 

I

Durant cette lutte Torquemada impassible, comme un homme qui se croit l’exécuteur des hautes œuvres divines et se sait en conformité avec les traditions constantes de l’Eglise infaillible, rédigeait des actes additionnels aux premières constitutions du Saint-Office, et convoquait une nouvelle junte générale d’inquisiteurs.

Cette assemblée s’occupa de rendre plus régulière l'autorité du grand Inquisiteur général. Elle remédia aussi à plusieurs abus matériels qui s’étaient introduits dans la gestion des biens confisqués aux familles des victimes de l’Inquisition.

Ces actes additionnels, n’ayant pas d’autre importance, et étant avant tout affaire de discipline intérieure et de gestion financière, n’amenèrent aucun changement sur les points qui nous intéressent particulièrement.

Nous n’y insisterons donc pas.

Il suffit de dire que la mauvaise administration des biens confisqués, jointe aux dilapidations des inquisiteurs, avaient tellement diminué les revenus du saint tribunal, que ces revenus ne pouvaient plus faire face aux dépenses.

Les frais du Saint-Office étaient d'ailleurs considérables par eux-mêmes, puisqu’il fallait entretenir une armée d’agents et d’espions de toute nature, et enfin pourvoir à la nourriture des innombrables prisonniers enfermés dans les cachots du Saint-Office, où, parfois, ils restaient de longues années à la charge de leurs geôliers.

Aussi Torquemada recommandait-il, dans le quatorzième article de ses actes additionnels, de faire construire pour les prisonniers des cellules qui leur permissent d'exercer leur profession et de gagner leur vie, ce qui eût soulagé d’autant les finances du Saint-Office.

C’est dans ce même but d’économie, d'avarice, que les couvents actuels de femmes se sont chargés à vil prix d’entreprises de couture, et d’une foule d’autres travaux faits par les orphelines ou les filles repenties, et qui ruinent les ouvrières, en leur créant une concurrence déloyale.

Ferdinand V, de son côté, voyant qu’il ne pouvait plus puiser dans la caisse des confiscations, cette poule aux œufs d’or de la très-chrétienne royauté, prit des mesures efficaces pour faire cesser le désordre.

Les Inquisiteurs furent obligés de restituer des sommes considérables ; on augmenta les amendes imposées aux personnes réconciliées, et l’or rentra dans les coffres de l’État, en même temps qu’une comptabilité plus sévère rétablissait les finances de l’Inquisition elle-même.

N’oublions pas de mentionner, pour donner une idée plus nette de l’avarice des membres du Saint-Office, qu’ils étaient d’autant moins excusables d’avoir détourné et gaspillé les fonds confiés à leur surveillance, que le roi n’avait jamais cessé de pourvoir, et très-amplement, à tous leurs besoins personnels.

 

II

Ce fut en 1492, sur les instances de Torquemada, qu'Isabelle et Ferdinand V prirent et exécutèrent la résolution d’expulser de leurs Etats les Juifs non baptisés.

Sur quoi se fondait cette résolution, non-seulement inique et barbare, mais encore impolitique à tous les points de vue, contraire à tous les intérêts de la monarchie elle-même, ruineuse pour son trône, qui devait porter un coup fatal au commerce de la Péninsule, et tuer pour longtemps son industrie ?

Les vieux chrétiens, démoralisés par la vue des supplices incessants et des persécutions perpétuelles qu’on faisait subir aux Juifs convertis, abrutis par des préjugés stupides et un fanatisme idiot, avaient fini par prêter aux Juifs tous les vices, par leur attribuer tous les crimes. On les accusait d’exciter à l’apostasie ceux de leurs anciens coreligionnaires qui avaient reçu le baptême.

On leur imputait une foule de sacrilèges.

On racontait qu’ils enlevaient des enfants chrétiens et les crucifiaient, le Vendredi saint, dans le but de parodier et de tourner en ridicule la mort de Jésus-Christ.

On disait encore qu’ils outrageaient les hosties consacrées ; qu’ils conspiraient contre la sûreté et la tranquillité de l’État.

On ajoutait que les médecins et les apothicaires juifs empoisonnaient leurs malades, quand ces malades étaient chrétiens. De tous ces faits, on ne fournissait pas une seule preuve, et pour cause.

Mais qu’était-il besoin de preuves ?

Les Juifs de l’Espagne du quinzième siècle ne descendaient-ils pas de ce peuple qui avait laissé crucifier jadis, quinze cents ans auparavant, un certain Juif nommé Jésus ?

C’était là un forfait qui appelait, pendant l’éternité, toutes les vengeances célestes, et, en ce bas monde, tous les supplices imaginables.

Est-ce que Dieu n’a pas dit qu’il vengerait l’iniquité des pères sur les enfants ?

Est-ce que, depuis quatre mille ans, d’après la Genèse, tous les hommes n’expient pas la faute d’Adam ?

Au point de vue chrétien, d’après la morale chrétienne, toutes les représailles contre les Juifs étaient donc de droit, et même de devoir, et il y avait de l’enfantillage à chercher de nouveaux prétextes.

D’ailleurs, l’Inquisition désirait leur perte : — elle était donc inévitable.

Les Juifs furent avertis du danger qui les menaçait :

Persuadés que pour l’éloigner il suffirait d’offrir de l’argent à Ferdinand, ils s’engagèrent à fournir 30 000 ducats pour les frais de la guerre de Grenade, dans laquelle on était alors engagé, à ne donner aucune inquiétude au gouvernement, et à se conformer aux règlements qui les concernaient, en habitant des quartiers séparés de ceux des chrétiens, en se retirant avant la nuit dans leurs maisons, et en renonçant à l’exercice de certaines professions qui étaient réservées aux chrétiens.

Ferdinand et Isabelle n’étaient pas éloignés de prêter l’oreille à ces propositions.

Torquemada, averti de ces dispositions bienveillantes dictées par l’avarice, eut la hardiesse de se présenter, un crucifix à la main, devant ses souverains, et de leur adresser ces paroles :

Judas a le premier vendu son maître pour trente deniers : Vos Altesses pensent le vendre une seconde fois pour 30.000 pièces d’argent ; le voici, prenez-le, et hâtez-vous de le vendre.

L’audace du Dominicain opéra un changement subit dans l’esprit de Ferdinand et d’Isabelle, et, le 31 mars 1492, ils rendaient un décret par lequel tous les Juifs, hommes et femmes, étaient obligés de sortir de l’Espagne, avant le 31 juillet de la même année, sous peine de mort et de perdre tous leurs biens.

Le décret défendait aux chrétiens d’en cacher aucun dans leurs maisons après ce terme, sous les mêmes peines.

Il était permis aux proscrits de vendre leurs biens-fonds, d’emporter leurs meubles et leurs autres effets, excepté l’or et l’argent, pour lesquels ils devaient accepter des lettres de change ou des marchandises non prohibées.

Cette mesure, inspirée par le fanatisme le plus étroit et le zèle exclusif de la religion, en dehors de toute haine politique, fit quitter l’Espagne à huit cent mille Juifs.

Si l’on joint à cette émigration celle des Maures de Grenade qui passèrent en Afrique, et l’établissement d’une multitude de chrétiens d’Espagne dans le nouveau monde, en trouvera que Ferdinand et Isabelle perdirent deux millions de sujets, et qu’il en est résulté pour la population actuelle de l’Espagne une diminution d’au moins huit millions d'habitants.

Quant aux malheureux à qui on laissait quatre mois, du 31 mars au 31 juillet, pour s’expatrier et réaliser leurs biens, — placés entre la mort et le baptême, ou l’exil et la ruine, il ne faut pas s’étonner qu'ils aient choisi l’exil et la misère.

Le traitement que subissaient les Juifs convertis n’était point de nature à leur inspirer confiance. Ils savaient trop bien, pour l’avoir constaté tous les jours depuis de longues années, que ceux de leurs coreligionnaires qui se convertissaient tombaient toujours tôt ou tard entre les mains de l’Inquisition, et qu’ils étaient l’aliment le plus habituel de ses bûchers.

Ils savaient que leur conversion les exposerait sans cesse aux soupçons de leurs ennemis, aux délations des espions du Saint-Office, et que sur la terre d’Espagne, après comme avant le baptême, ils ne trouveraient que des bourreaux et des supplices. Ils n’hésitèrent donc pas à partir.

Du moment où leur or n’avait pu toucher l’avarice du roi, que pouvaient-ils espérer attendre ?

Rien, que la mort.

Ils préférèrent la ruine.

On en vit alors donner leur maison contre un âne, leur vigne contre un peu de toile ou de drap.

Comment en eût-il été autrement, quand huit cent mille proscrits devaient partir à jour fixe, après un délai dérisoire ?

Presque partout où ils se réfugièrent, les exilés trouvèrent d’autres persécuteurs, qui les dépouillèrent du peu qu’ils avaient sauvé avec eux.

En Europe, l’Eglise triomphante ne leur laissait nulle part aucun répit, et en Afrique les Maures égorgeaient les femmes juives pour s’emparer des bijoux qu’elles avaient pu cacher sur elles.

Cette proscription en masse, suivie de la prise de Grenade sur les Maures, fournit de nouvelles victimes à l’Inquisition, et donna de l’occupation à ses bourreaux pour plusieurs années.

En effet, parmi les mahométans et les Juifs que l’amour de la patrie poussa à se convertir pour ne point quitter les lieux qui les avaient vus naître, il en était bien peu dont la conviction fût sincère.

Ils ne pouvaient tromper longtemps le Saint-Office, et un grand nombre d’entre eux montèrent bientôt sur les bûchers, comme relaps.

Ferdinand déploya un zèle particulier dans ces circonstances, et se distingua par sa cruauté contre les Juifs.

Ainsi, ce fut sur ses ordres directs que douze Israélites, trouvés dans Malaga après la prise de celte ville sur les Maures, subirent une mort affreuse.

On les tua à l’aide de roseaux pointus, supplice raffiné et redoutable par la lenteur avec laquelle les victimes succombaient au milieu d’horribles souffrances.

Torquemada, encouragé par ses succès, ne mit plus de bornes à son audace.

Après avoir obtenu l’expulsion des Juifs, après s’être baigné dans le sang des Maures, après avoir obtenu d’innocent VIII une bulle[1], par laquelle il était ordonné à tous les gouvernements d’Europe de faire arrêter à la simple réquisition du grand Inquisiteur, tous les fugitifs qu’il aurait désignés[2], il en vint à mettre en jugement des évêques eux-mêmes.

Les victimes qu’il choisit, dans l’Épiscopat, furent les évêques de Ségovie et de Calahorra, dont le crime impardonnable était de descendre de Juifs baptisés.

Le Pape rappela aussitôt à l’Inquisiteur qu’un article des anciens règlements approuvés par Boniface VIII, interdisait d’informer contre les évêques, les archevêques et les cardinaux, sans une autorisation spéciale apostolique.

En conséquence, il ordonnait à Torquemada d’envoyer toutes les pièces du procès à Rome, afin que le Vatican pût en avoir connaissance et décider quel parti il conviendrait de prendre.

Les deux évêques, D. Arias Davila, et D. Pierre de Aranda eurent d’abord gain de cause auprès du Saint-Père, mais ce premier échec ne découragea pas le farouche Dominicain qui, à force de persévérance, parvint à faire croire à leur hérésie.

On les enferma dans une prison où ils moururent, après avoir été dépouillés de leurs biens et dégradés de toutes leurs dignités.

Torquemada comprit aussi qu’il ne suffisait pas de poursuivre les individus, et que son œuvre ne serait complète que s’il parvenait à tarir dans sa source l’activité intellectuelle elle-même.

Les livres devinrent donc l’objet de sa surveillance toute spéciale.

Depuis longtemps déjà, il existait une commission composée d’évêques et de présidents de chancellerie, chargés de tout ce qui concernait l’examen, la censure, l’impression, l’introduction et la vente des livres.

L’Église, en effet, instituée pour diriger nos âmes, n’a jamais reconnu la liberté des intelligences, ni respecté les produits de son activité indépendante.

Cela eût été contraire au principe même en vertu duquel elle existe, puisqu’elle est dépositaire de la vérité absolue.

Cette vérité ne doit-elle pas suffire à l’humanité ?

L’Église avait donc le devoir de veiller à ce qu’on n’enseignât, à ce qu’on ne publiât rien en dehors d’elle et de son approbation.

C’est ce qu’elle a fait toujours, c’est ce qu’elle fait encore dans la mesure de ses forces.

Torquemada n’inventa donc pas plus la persécution contre les livres, qu’il n’avait inventé les autres persécutions.

Il la rendit plus sévère, plus efficace, — voilà tout.

Des bûchers s’élevèrent pour la pensée écrite, et le livre eut ses auto-dafé solennels.

En 1490, des bibles furent brûlées, à Salamanque, comme infestées des erreurs du judaïsme.

Peu de temps après, six mille volumes disparaissaient dans les flammes.

La bibliothèque entière de don Henri d’Aragon, prince de sang royal, subit la même proscription, et tous les ouvrages qui la composaient, littérature, sciences, arts, théologie, furent anéantis.

On voit où l’humanité eût abouti, si le règne des moines avait pu s’établir à la fois dans tous les pays, et durer avec les mêmes succès.

C’était la fin pure et simple du monde intellectuel et moral.

La terre devenait un immense couvent livré aux pratiques abrutissantes d'une dévotion stupide et de la corruption la plus honteuse.

L’activité de l’homme ne peut disparaître complètement, et quand tous les horizons élevés lui sont fermés, quand l’ignorance et la superstition ont tari en lui toutes les sources de la pensée, l’animal est là, qui prend la direction, et sauve l’humanité de l’inertie du néant par la débauche sans frein.

Le règne de Torquemada dura dix-huit années, jusqu’à sa mort arrivée le 16 septembre 1498.

L’exécration qui a suivi sa mémoire, accompagna sa vie. Il dut prendre des précautions incessantes pour échapper aux poignards des assassins. Il ne voyageait jamais sans être escorté par cinquante familiers de l’Inquisition à cheval, et deux cents autres à pied.

Craignant d’être empoisonné, il avait toujours sur sa table une défense de licorne, à laquelle on supposait, à cette époque, la vertu de faire découvrir la présence du poison, et d’en neutraliser l’effet.

Le concert de plaintes et de malédictions qui l’accompagnait, émut plusieurs fois jusqu’au Pape lui-même, et Torquemada se vit, à trois reprises différentes, obligé de faire plaider sa cause à Rome par un de ses collègues délégué à cet effet.

Alexandre VI, enfin, fatigué de toutes les plaintes qui arrivaient à lui, voulut un instant le dépouiller de son immense pouvoir, puis des considérations politiques, le besoin de ménager la cour d’Espagne, le firent changer d’idée.

Il se contenta de lui adjoindre quatre évêques, Inquisiteurs généraux, qu'il chargeait d’instruire avec lui toutes les affaires relatives à l’hérésie.

Cette demi-mesure ne produisit aucun résultat, et Torquemada mourut, en pleine possession de sa toute-puissance, sans avoir en rien adouci la férocité de son fanatisme.

Cette mort, du reste, n’amena nul soulagement pour les Espagnols, ainsi qu’on le verra par la suite.

La machine était montée, le système établi ; — les successeurs de Torquemada n’y changèrent rien.

 

 

 



[1] 3 avril 1487.

[2] Aucun souverain étranger n’obéit à l'ordre du Pape en cette circonstance.