Établissement de l’Inquisition moderne dans le royaume d’Aragon. Résistance des Espagnols. — Émeute à Saragosse. — Assassinat du dominicain Pierre Arbuès. — Sa béatification. — Sa canonisation proclamée par Pie IX.
I Un code aussi hideux, aussi impudemment sanguinaire, dont l’exécution était confiée à des hommes qui croyaient, d’après les principes de la religion chrétienne, se rendre agréables à Dieu en envoyant au bûcher des milliers de leurs semblables, devait soulever, — même au moyen âge, même parmi des populations abruties et démoralisées par les enseignements de l’Église, — tout ce qui restait de conscience et de sens droit aux hommes de cette triste époque. A défaut de conscience, à défaut de sens moral, — car depuis quinze siècles, la religion chrétienne travaillait à supprimer l’une et à fausser l’autre, et elle y était parvenue presque entièrement, — l'instinct de la conservation devait suffire à amener des résistances désespérées. C’est ce qui arriva. Partout, en Espagne, les populations protestèrent avec énergie contre ce nouveau code qui dépassait la mesure de patience, de soumission et d’abdication, à laquelle les idées religieuses et les pratiques du clergé avaient pourtant si admirablement habitué les peuples. Ils sentirent que ce n’était plus seulement leurs droits, leur liberté, leur dignité qu’on leur enlevait, mais leurs Liens et leur vie qu’on remettait, d’un trait de plume, entre les mains des moines et des rois. Droits de la conscience, liberté de l’intelligence, dignité de la pensée indépendante, — depuis longtemps ils avaient tout sacrifié, — car une religion étroite était venue proclamer l’abolition de ces droits, la suppression de cette liberté, la déchéance de cette dignité, et une foi aveugle, une soumission avilissante, une morale qui soufflette la vérité et le bon sens, qui viole la nature, les avait déshérités de tout sentiment de da justice, livrés sans défense à tous les despotismes. Il ne leur restait que le sang de leurs veines et les écus de leur bourse ; — on venait les leur prendre : — ils eurent peur, et tentèrent de résister. Mais comme cette résistance ne reposait sur aucun principe supérieur, n’inscrivait sur son drapeau aucune revendication généreuse, aucune idée générale ; — comme les hommes de cette époque, habitués à vivre dans la préoccupation d’un idéal absurde et extra-terrestre, n’avaient aucun soupçon de la solidarité humaine, aucune conception des droits de l’humanité supprimés par les droits de Dieu, — celte résistance éparpillée, sans ensemble, ne reposant sur rien de fixe, dictée par la seule terreur, par le seul intérêt matériel de chaque individu, fut promptement étouffée, noyée dans le sang. En effet, ce que les Espagnols combattaient, ce n’était point le principe de l’Inquisition : — ils étaient catholiques, ils admettaient la suprématie de l’Eglise, ainsi que le devoir de poursuivre les hérétiques. Ils voulaient seulement obtenir la modification de quelques articles trop sévères, qui laissaient peser sur toutes les têtes les menaces les plus redoutables. Dans de semblables conditions aucune révolte ne peut triompher. Pour vaincre l’Inquisition, il fallait lui opposer un autre principe. Sans cela on avait tort contre elle qui était dans la logique et dans la vérité catholique. Les fidèles devaient accepter tous les risques sur cette terre pour mériter les joies de l’autre monde, et quand la justice de Dieu passait, représentée par l’Eglise, courber la tête sans murmurer. Qu'importait, après tout, le sacrifice de quelques innocents ? Dieu saurait bien reconnaître les siens ! L’important c’était que le coupable ne pût échapper. En souffrant injustement pour la foi, en donnant son sang aux Inquisiteurs, ses biens au roi — représentant lui aussi du principe saint d’autorité, — on s’assurait le paradis. En luttant contre l’Inquisition et le roi, on luttait contre les oints du Seigneur, les interprètes de sa volonté toute-puissante, et, par cela seul, on sortait de l’orthodoxie, on compromettait son salut. De quel droit, d’ailleurs, les fidèles osaient-ils trouver mauvais, défectueux, un code approuvé par le Pape infaillible, décrété par le roi, appliqué par les hommes choisis du Pape et du roi ? Au fond les Espagnols qui résistaient, se faisaient ces raisonnements, et leur conscience inquiète ôtait toute vigueur à leurs bras armés pour la révolte. Ils furent donc promptement vaincus partout où ils essayèrent de lutter, en Aragon, en Catalogne, à Valence, à Majorque, dans le Roussillon, la Sardaigne et la Sicile. II Depuis le seizième siècle, cependant, l’Inquisition fonctionnait dans tous ces pays, avec un zèle prouvé par maints procès et de nombreux supplices, sans que les populations songeassent à secouer son joug. Néanmoins elles se sentirent profondément émues à la publication du nouveau code. L’article des confiscations surtout alla toucher au cœur quiconque possédait. L’instinct de la propriété est le dernier qui disparaisse chez l’homme. Les Aragonais en particulier, chez qui la confiscation n’avait jamais été appliquée, par respect pour certains privilèges spéciaux à l’Aragon, manifestèrent une grande indignation. Le secret qui devait, désormais, envelopper les noms et les déclarations des témoins, et qui jusqu’alors n’avait été décrété que dans certaines circonstances exceptionnelles, les inquiétait vivement. Aussi, lorsque Ferdinand V, à la suite d’un conseil privé, eut décrété, au mois d’avril 1484, l’application de la nouvelle procédure dans toutes les provinces soumises à son pouvoir, et lorsque Torquemada eut envoyé des Inquisiteurs chargés de la mettre en œuvre, l’Aragon résolut de repousser par la force le nouveau tribunal. Ce qui contribua également à susciter la résistance des Aragonais, c’est que presque tous les hauts personnages, tous les hommes influents descendaient de nouveaux chrétiens, c’est-à-dire de Juifs convertis. Les députés du royaume réclamèrent auprès du Pape. Ils envoyèrent des commissaires à Rome, chargés de demander qu’on ordonnât aux Inquisiteurs de l’Aragon, de suspendre l’exécution des articles relatifs à la confiscation des biens, comme contraires aux lois aragonaises. Pendant que les députés des Cortès d’Aragon faisaient leurs réclamations, les Inquisiteurs entraient en fonction, sans perdre de temps, et faisaient brûler plusieurs nouveaux chrétiens, dans des auto-dafé publics et solennels. Ces supplices exaspérèrent les marranos plus directement menacés. Ils craignirent de voir se renouveler parmi eux les scènes qui se passaient en Castille, où les victimes se comptaient par milliers, chaque année. Voyant que leurs supplications auprès du Pape et du roi n’avaient aucun succès, ils résolurent d’intimider les Inquisiteurs, en en sacrifiant un ou deux. Une conspiration se forma. La première victime désignée fut l’Inquisiteur Pierre Arbuès. Mais celui-ci, averti des desseins de mort qu’on nourrissait contre lui, prit des précautions. Il portait une cotte de maille, et un casque de fer sous son bonnet. Cependant les conjurés le surprirent un soir, à l’église, près de l’autel, et, dirigeant leurs poignards où s’arrêtait la cotte de maille, le frappèrent au cou d’une blessure dont il mourut deux jours après, le 17 septembre 1485. Ce meurtre, — parfaitement justifiable à quelque point de vue qu’on se place, car tout homme en face d’un Inquisiteur se trouve en état de légitime défense, et il est toujours permis de courir sus aux bêtes fauves, — ce meurtre fut et devait être inutile. Il n’aggrava pas, en réalité, la situation des nouveaux chrétiens. — bien ne pouvait aggraver la situation faite aux Espagnols par l’Inquisition. — Quels que lussent sa fureur et ses désirs de vengeance, il lui eût été impossible de se surpasser elle-même : — n’avait-elle pas touché, du premier coup, l’extrême limite où puisse atteindre jamais la perversité d’hommes sanguinaires poussés par le fanatisme le plus sauvage, imbus des leçons de l’Église, soumis aux préceptes fondamentaux de la cour de Rome, — gardienne fidèle des prescriptions du Christianisme ? Mais si ce meurtre fut impuissant à rendre, — même en l’exaspérant, — l’Inquisition plus hideuse et plus sanguinaire qu’elle ne l’était d’essence, — il n’eut pas non plus les résultats qu’en espéraient ceux qui l’accomplirent. Ils avaient compté que ce sang versé inspirerait une terreur salutaire aux autres Inquisiteurs, ils avaient compté que le roi lui-même et le Pape céderaient dans la crainte de provoquer des séditions populaires en Aragon, et jusqu’en Castille. C’était une singulière candeur. Nous savons, aujourd’hui, — ce que les hommes ignoraient apparemment encore au quinzième siècle, — que l’Église et la royauté ne cèdent jamais. Ce misérable cadavre qu’on jetait en travers de la tyrannie religieuse et politique, ne pouvait enrayer sa marche. Elle ne s’en aperçut même pas, et continua de broyer, impassible, un peuple généreux. Du reste, il s’agissait si bien, comme je l’ai dit plus haut, d’une question de personnes et d’intérêts matériels menacés, et non d’une question de principes, et le sens moral avait été si complètement aboli chez les chrétiens, que tous ceux qui ne descendaient point de Juifs convertis, se croyant à l'abri des soupçons de l'Inquisition, prirent les armes pour massacrer les conjurés et les marranos[1]. L’émeute menaçait de dégénérer en guerre civile, dans les rues de Saragosse, quand l’intervention de l’archevêque ramena le calme. On arrêta les coupables, puis on rendit des honneurs à la mémoire de Pierre Arbuès passé à l’état de martyr. On s'arrangea même pour qu’il fit des miracles, et Alexandre VII, en 1664, le béatifia. De nos jours, Pie IX s’apprête à le canoniser, et cette canonisation, en plein dix-neuvième siècle, d’un Inquisiteur justement massacré par les victimes qui se savaient désignées à ses coups, prouve une fois de plus, — ce que je n’ai cessé de répéter, — que les idées de l’Eglise n’ont point changé, parce que ces idées sont la conséquence immédiate des principes apportés dans le monde par l’ancien et le nouveau Testament. On éleva un monument magnifique à Pierre Arbuès le martyr, son corps y fut déposé, le 8 décembre 1487, et on grava sur le socle l’inscription suivante, dans le style amphigourique accoutumé : Qui est celui qui repose dans ce tombeau ? C’est une seconde pierre très-forte, dont la vertu éloigne d’ici tous les Juifs ; car le prêtre Pierre est la pierre très-solide sur laquelle Dieu a fondé son ouvrage (l'Inquisition). Heureuse Saragosse ! Réjouis-toi de voir enseveli dans ce lieu celui qui est la gloire des martyrs. Et vous, ô Juifs, fuyez d’ici, fuyez promptement, car la pierre précieuse, l’hyacinthe, a la vertu de chasser la peste de ces lieux. Rien n’y manque, — pas même le calembour traditionnel sur Pierre. Arbuès eut sa statue aussi, avec force inscriptions de Ferdinand et d’Isabelle. Nous ne citerons que celle de la reine. La reine Isabelle a fait élever, comme un signe éternel de sa piété singulière, ce monument à son confesseur, ou plutôt au martyr Pierre Arbuès. Maintenant redescendons sur la terre, et voyons ce qu’il advint des assassins du martyr. On se doute bien que l’Inquisition, ayant un si bon prétexte de sévir, et de venger sa propre cause en même temps que celle de Dieu, ne laissa guère chômer le bourreau. Il serait difficile de compter les familles qui furent atteintes plus ou moins cruellement. En moins de quelques jours, deux cents victimes furent immolées, comme hérétiques, c’est-à-dire ennemies du Saint-Office, ce qui revenait au même. Un des conjurés, Vidal de Uranso, mis à la torture, avoua tout ce qu’on voulut, et désigna autant de complices qu’il plut aux tortionnaires de lui en faire désigner. La mort violente de tant de personnes jeta le royaume d’Aragon dans le deuil, deuil qui fut encore augmenté par la disparition d’un plus grand nombre de malheureux périssant lentement dans les cachots fétides de l’Inquisition. Dans les trois premiers ordres de la noblesse, il n’y eut peut-être pas une famille qui n’eût la honte de voir figurer quelqu’un de ses membres dans les auto-dafé qui se succédaient sans interruption, ne fût-ce que comme pénitencié, c’est-à-dire revêtu du san benito, et relâché après confession publique. Le plus léger indice était reçu comme preuve de complicité, et c’était un crime que d’avoir donné l’hospitalité à un fugitif. L’insolence des moines alla même jusqu’à ordonner l’arrestation du propre neveu du roi, D. Jacques de Navarre, qui fut enfermé dans les cachots du Saint-Office, et n’en sortit que pour faire une pénitence publique. Il avait protégé la fuite de quelques suspects ! Quant aux principaux auteurs du meurtre, on leur coupa les mains avant de les pendre ; leurs cadavres furent écartelés, et leurs membres exposés sur les chemins publics. Un de ces malheureux, Jean de l’Abadia, s’étant tué dans sa prison, son corps n’en figura pas moins à la fête. Les Inquisiteurs avaient promis la vie à Vidal de Uranso, pour prix de ses dénonciations. Mais on le pendit, néanmoins, car on n’est pas forcé de tenir sa parole envers les ennemis de Dieu, — je veux dire de J’Inquisition. En pareille circonstance, ajoute Llorente, lorsque le Saint-Office promet la vie sauve, il n’a pas d’autre but et d’autre intention, que d’obtenir du coupable l’aveu de sou crime et la délation de ses complices. Cependant, la charité chrétienne poussa ses bourreaux à ne lui couper les mains qu’après sa mort. Heureusement un certain nombre d’accusés purent se réfugier en France. Parmi eux se trouvait un gentilhomme nommé Gaspard de Santa-Cruz. Il mourut à Toulouse, pendant qu’on instruisait son procès à Saragosse. Un de ses fils fut arrêté comme ayant favorisé son évasion. Il figura dans l’auto-dafé, mais, au lieu de le mettre à mort, on lui imposa une pénitence qui lui permettait de réparer son crime, par une action de nature à prouver son zèle pour la foi, et sa soumission à l’Inquisition. On lui ordonna de se rendre à Toulouse, pour obtenir des Dominicains de cette ville que le cadavre de son père fût exhumé et livré aux flammes. Il devait ensuite revenir à Saragosse, et remettre aux Inquisiteurs le procès-verbal de cette parricide exécution. Le fils accepta cette pénitence : il remplit l’exécrable mission qu’on lui confiait. Cela révolte, et la plume est prête à tomber des mains, quand on rapporte de pareils forfaits, quand on retrace le tableau de cette dégradation absolue de la conscience humaine, quand on en est réduit à raconter ce que la foi religieuse avait fait de tous les sentiments naturels à l’homme, et jusqu’à quel degré de lâcheté et d’avilissement elle avait poussé les caractères. Mais ceux qui blâment la conduite de ce fils, sont injustes et illogiques. S’il était chrétien sincère, il devait agir ainsi qu’il fit. N’est-ce pas le Christ lui-même qui a dit : Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la mettent en pratique[2]. Ce fils appliqua le précepte de Jésus. Repoussez le précepte, rejetez loin de vos cœurs cette morale ... Mais n’oubliez pas, du moins, que cet enfant qui livra le cadavre de son père au bourreau, et l’Inquisition qui lui donna cet ordre pouvaient invoquer plus d’un passage de l’ancien et du nouveau Testament. III Il fallait conserver le souvenir précieux de cette victoire de l’Inquisition : on y pourvut de la façon suivante : Les armes qui avaient servi aux assassins, furent suspendues dans l’égide cathédrale de Saragosse, où elles sont restées pendant longtemps, avec les noms des personnes qui furent brûlées ou qui subirent une pénitence publique à la suite de cette affaire. Ces inscriptions étaient faites en grosses lettres sur une toile, au haut de laquelle on avait peint des flammes, lorsque le condamné avait été brûlé, ou une croix en sautoir couleur de feu, s’il n’avait été soumis qu’à une pénitence. Il y en eut plusieurs qui furent enlevées quelque temps après, en vertu de bulles apostoliques, dont Ferdinand Y autorisa, comme par grâce, l’exécution. On les fit disparaître à la sollicitation des familles des condamnés, qui tenaient un rang illustre dans la ville. Cette mesure déplut singulièrement aux Inquisiteurs ; ils irritèrent par leurs plaintes fanatiques la classe la plus ignorante des anciens chrétiens, en publiant que ce qu’on venait de faire était un outrage à la pureté de la religion catholique. Leurs déclamations donnèrent lieu à une émeute, qui pensa devenir générale, tant est redoutable l’influence du fanatisme chez des hommes revêtus d’un caractère sacré, et intéressés à cacher la vérité ou à dénaturer les idées. Pendant que ces événements se passaient à Saragosse, des faits analogues se reproduisaient dans les autres provinces. A Tolède, le tribunal du Saint-Office avait rempli les cachots et les prisons de la ville d’un si grand nombre de prisonniers, qu’il devint impossible de procéder régulièrement à l’instruction de cette quantité de procès, même avec les formes sommaires adoptées par l’Inquisition. On fit succéder les auto-dafé aux auto-dafé, pour vider les prisons. Un mois après le délai de grâce, on réconcilia sept cent cinquante condamnés des deux sexes, qui subirent tous une pénitence publique, en chemise, pieds nus, un cierge à la main. Deux mois plus tard, nouvelle cérémonie, où figurèrent le même nombre de suspects. Il y eut encore la même année deux autres auto-dafé. Dans le dernier, on brûla vingt-sept personnes, y compris deux prêtres, et neuf cent cinquante furent condamnées à diverses peines plus ou moins sévères. En résumé, pendant le cours d’une seule année, la seule Inquisition de Tolède commença et termina trois mille trois cent vingt-sept procès sans compter les procédures entamées contre ceux des prévenus qui étaient encore dans les cachots, attendant ce qu’on déciderait de leur sort. Cela fait environ trente procès jugés par jour, — trente procès qui décidaient de la vie, de la liberté, de l’honneur des inculpés, et de la fortune de leur famille entière, car, on se le rappelle, le système des confiscations réduisait à la misère la femme et les enfants du condamné ! Pour accomplir cette besogne surhumaine, savez-vous combien il y avait de juges ? DEUX INQUISITEURS, et DEUX GREFFIERS ! Ce qui se passait à Tolède, d’ailleurs, n’était point une exception. L’Inquisition procédait absolument de même dans toute l’étendue de la monarchie espagnole. Llorente rapporte que, dans les actes additionnels ajoutés plus tard par Torquemada aux règlements que nous avons analysés précédemment, se trouvait un article ainsi conçu[3] : Les écritures et les papiers de l’Inquisition seront gardés dans les lieux mêmes où les Inquisiteurs feront leur résidence, et renfermés dans un coffre dont la clef sera confiée au greffier du tribunal, qui ne pourra s’en dessaisir sous peine de perdre sa place. Ces écritures — ajoute le prêtre espagnol — ne sont autre chose que les procès eux-mêmes. Si l’Inquisition avait procédé d’après les règles et les formes ordinaires, quel coffre eût pu contenir les procédures de tant de milliers de victimes immolées jusqu’en 1488 ? Celte circonstance mérite d’être remarquée, parce qu’elle prouve combien étaient courts les procès de ce tribunal. Ces procès ne contenaient, en effet, que la dénonciation, le procès-verbal de l’emprisonnement, la confession de l’accusé, l’accusation du fiscal, la réponse verbale du prisonnier et le jugement : — voilà l’état du plus grand nombre de ces causes criminelles. Dans quelques-unes, on rencontre des dépositions de témoins à l’appui de la dénonciation, et il n’en fallait pas davantage pour disposer de la vie, de l’honneur et de la fortune d’hommes souvent illustres et de citoyens utiles. Ainsi, voilà qui est bien prouvé : — dans la plupart des cas, la dénonciation appuyée de l’appréciation de l’Inquisiteur suffisait, — et l’on ne prenait pas même la peine d’interroger des témoins. Les historiens qui ont assuré que l'Inquisition avait été plus désastreuse pour l’Espagne que plusieurs guerres longues et sanglantes, n’out rien exagéré. Il suffirait de ce que nous savons déjà, de ce que nous venons de constater, chiffres en main, sur des témoignages matériels irrécusables, pour justifier toutes les malédictions qui poursuivent l’Inquisition, pour démontrer aux plus aveugles que ce tribunal pieux, fondé, organisé, sanctifié, puis regretté par tous les papes, — quand il fut aboli, — a passé sur le monde comme une des plus horribles calamités dont l’humanité ait jamais eu à souffrir. On comprend aussi que, malgré le degré d’ignorance et d’abrutissement où la religion avait conduit les peuples, ces peuples cependant aient unanimement protesté contre le joug d’une pareille tyrannie, qu’ils aient essayé de le briser. Téruel, Valence, Lérida, Barcelone, presque toute la Catalogne, se soulevèrent. Barcelone surtout se distingua par l'énergie de sa résistance. Mais que faire contre les gendarmes du roi, et les espions du Saint-Office ? Ni Ferdinand, ni le Pape, ne consentirent à accorder la moindre concession, et, après quelques années de luttes violentes, ou de protestations légales, les Espagnols finirent par se soumettre, — peuple martyr, puis décimé, énervé, avili, destiné à prouver au monde ce que devient une nation livrée à la suprématie des prêtres. En résumé, il est incontestable que l’Inquisition a été introduite en Espagne contre le vœu de toutes les provinces, malgré une résistance énergique, désespérée, presque unanime[4] de l’Espagne entière. L’Inquisition, — et j’y insiste, car cela est important, — ne fut donc pas un produit de l’Espagne, et ne reçut pas son caractère sanglant, inique, monstrueux, du peuple espagnol. L’Inquisition fut une importation de la cour romaine. Ce fut le régime de l’Église réalisé dans son idéal, fonctionnant par ses moyens propres. Le peuple espagnol en fut la victime et non le promoteur. Il la subit, puis il abdiqua devant elle, et tomba dans l’impuissance, après avoir été mis en coupe réglée pendant plusieurs siècles, après avoir perdu, sur les bûchers ou dans l’exil, ses meilleurs citoyens, toutes les individualités énergiques, toutes les forces vives de la patrie. |