HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XI.

Création d’un grand Inquisiteur général et du Conseil de la Suprême, des tribunaux subalternes et des lois organiques.

 

 

I

Nous allons voir maintenant l’Inquisition, sortie de sa période d’incubation, revêtir enfin sa forme définitive et prendre l’organisation stable d’un tribunal permanent, ayant un chef unique auquel étaient soumis tous les autres Inquisiteurs du royaume d’Espagne.

Thomas de Torquemada reçut alors le titre d’inquisiteur général de Castille, et c’est lui qui inaugura le nouveau système adopté d’un commun accord entre le pape Sixte IV, Ferdinand V et Isabelle.

Un second bref, du 17 octobre 1483, étendit à la province d’Aragon les pouvoirs éminents de Torquemada et ses attributions toutes-puissantes, pouvoirs et attributions qui furent confirmés, le 11 février 1486, par Innocent VIII, et ses deux successeurs au siège de saint Pierre.

Il est donc impossible d’admettre, — ainsi que l’ont voulu prétendre certains écrivains, — que les papes, au moment où ils organisèrent l’Inquisition, n’avaient pas prévu le caractère d’atrocité qu’elle devait revêtir.

Il est impossible de prétendre que les papes aient ignoré quels flots de sang allaient couler par toute l’Espagne, quel effroyable despotisme allait s’étendre sur les peuples soumis à sa juridiction.

Il est impossible de prétendre que les chefs de l’Église, les vicaires de Jésus, ne se rendaient pas un compte exact de la façon dont on appliquerait le droit de confiscation, et que la conduite du Saint-Office ait dépassé leurs instructions positives.

A cet instant, en effet, les scènes que nous avons retracées dans le chapitre précédent, venaient de s’accomplir à Séville. — Les premiers actes de Torquemada ne pouvaient laisser aucun doute sur le sort qui attendait les peuples en proie à son fanatisme, et c’est, après l’avoir vu fonctionner pendant plusieurs années, que les successeurs de Sixte IV continuèrent à le couvrir de leur protection, à lui prodiguer leurs encouragements, à lui accorder par leurs brefs tous les moyens de réaliser, de pousser jusqu’au bout son abominable système.

D’ailleurs, n’est-ce pas d’un commun accord avec la papauté que furent décrétés les articles dont se composa définitivement la Constitution écrite, le Code régulier de l’Inquisition, — constitution respectée, celle-là, dans sa lettre et dans son esprit, par tous ceux qui avaient juré de la maintenir ?

 

II

Torquemada, nous dit Llorente, justifia pleinement le choix qu’on avait fait de sa personne. Il était presque impossible de trouver un homme plus propre à remplir les intentions de Ferdinand, en multipliant les confiscations ; — celles de la cour de Rome, par la propagation de ses maximes dominatrices et fiscales ; — et enfin celles de l’Inquisition elle-même, qui avait formé le dessein d’établir, — par les supplices, — le système de terreur dont elle avait besoin.

Il commença par créer quatre tribunaux subalternes pour Séville, Cordoue, Jaen et Cuidad-Réal, et permit ensuite aux moines dominicains d’entrer en fonctions dans les différents diocèses de la couronne de Castille.

Les moines habitués à recevoir directement leurs instructions, et à tenir leur pouvoir du Saint-Siège lui- même, — qui jusqu’alors avait procédé directement à toutes les nominations, — résistèrent d’abord aux prétentions de Torquemada, et ne reconnurent pas, sans quelque hésitation, son autorité suprême.

Cette résistance confirma le grand Inquisiteur dans son désir de donner à l’Inquisition l’unité d’action qui lui avait manqué depuis sa création, et d’établir la centralisation vigoureuse appelée à décupler sa force d’action.

Pendant qu’il préparait, avec l’aide de deux assesseurs jurisconsultes, — Jean Guttierez de Chabes et Tristan de Médine, — la nouvelle constitution du saint tribunal, Ferdinand V, de son côté, ne perdant pas de vue les intérêts du fisc, et voulant faire rendre le plus possible aux confiscations, s’occupait aussi de l’organisation du nouveau tribunal, et créait un conseil royal de l’Inquisition, qui reçut le nom de Conseil de la Suprême.

La royauté, en effet, devant avoir part au gâteau et s’engraisser de la dépouille des victimes envoyées au bûcher, ou condamnées à pourrir dans les cachots du Saint-Office, ne pouvait renoncer à toute surveillance.

Les nécessités d’une bonne comptabilité exigeaient qu’elle eût au moins connaissance des procédures, du nombre et de la valeur vénale des misérables qu’on allait sacrifier au Dieu des chrétiens, — et dont la fortune devait enrichir le trésor royal.

Le conseil de la Suprême se composa du grand Inquisiteur, président de droit, d’un évêque et de deux docteurs en droit, avec le titre de conseillers.

Ces derniers avaient voix délibérative dans toutes les affaires qui relevaient du droit civil, et voix consultative seulement dans les questions qui appartenaient à l’autorité ecclésiastique.

Cette division amena souvent de grands conflits, — dont la papauté profita amplement, car elle était nécessairement le pouvoir suprême auquel on recourait, en cas de partage, et la cour de Rome a toujours eu pour principe de faire payer au poids de l’or son intervention efficace ou non, — ainsi qu’on le verra plus loin.

Je ne connais pas, dans l’histoire, de pages plus horribles que le récit de ces commencements de l’Inquisition, où l’on voit l’Église et la royauté signer le pacte définitif de leur complicité, et préparer froidement, avec une habileté réfléchie et consommée, l’exploitation, sans pudeur, sans merci, du troupeau humain qu’elles s’apprêtent à décimer.

A cette époque, l’humanité, pieds et poings liés, appartenait corps et âme, au roi, au pape.

Le roi, sacré par l’Église, représentait l’autorité matérielle et terrestre, — l’Église représentait l’autorité morale et divine.

Entre les deux, — il n’y avait rien ; — sous leurs pieds s’agitait une masse confuse, ignorante et soumise, qu’on pouvait tailler à merci, qui ne possédait ni ses biens, ni sa conscience, ni son âme.

Que fait l’Église ?

Que fait la royauté ?

Elles se donnent la main, et s’écrient :

— Part à deux !

— Hérétiques et suspects, — quiconque pense et raisonne, — quiconque se distingue par sa science ou son génie, — quiconque m’inquiète ou me déplaît, par une certaine activité d’esprit, par une certaine indépendance  d’idées, — quiconque prétendra avoir une conscience à soi, — j’enverrai tout au bûcher, — dit l’Église.

— Soit, répond le roi. — Vous y ajouterez quiconque gênera mon pouvoir absolu en politique, et je prélèverai, au nom des bourreaux que je mets à votre disposition, tant pour cent sur les confiscations. Alors on voit le roi et l’Église, Ferdinand V et Torquemada, combiner paisiblement, dans le silence du cabinet, les moyens les plus propres à augmenter le nombre des victimes, à enlever toute chance de salut à la victime désignée.

Ils s’entourent de jurisconsultes experts ; — ils interrogent la Bible et l’Évangile ; — ils fouillent dans la conscience humaine, pour n’y laisser aucun repli secret à l’abri de leur juridiction sauvage. Us s’ingénient à supprimer toutes les garanties que la justice des peuples les plus barbares avaient respectées.

Ils n’admettent point l’erreur, ni le pardon.

Il faut que le malheureux, sur qui il leur aura plu de faire tomber leurs regards, ne puisse échapper à la mort, à la ruine, à l’infamie tout au moins.

Ils sont maîtres du monde et des hommes.

Des hommes ils font des bestiaux, du monde un abattoir, — où le prêtre et le roi, — les manches retroussées, plongés dans le sang jusqu’au cou, — égorgent la pensée humaine, tandis qu’à la porte, les agents du fisc papal et du fisc royal prélèvent un droit sur chaque tête qui tombe.

On a parlé des révolutions, on a parlé des massacres populaires et des vengeances sanglantes des opprimés !

Qu’est-ce que cela, je vous le demande, à côté du spectacle auquel nous assistons ?

Et quand bien même ces vengeances eussent été cent fois plus sanglantes, — les opprimés ne seraient pas encore quittes envers les oppresseurs.

On ose nous reprocher les journées de septembre !

On ose nous reprocher l’échafaud de 93 !

Les journées de septembre ! — Mais elles n’atteignent pas même aux journées de clémence de la monarchie catholique et despotique, bénie par l’Église, conseillée par les Torquemada.

L’échafaud de 93 ! — Mais c’eût été le pardon pour les malheureux qu’après des mois, des années de tortures raffinées, on conduisait au bûcher qui devait consumer lentement ces chairs meurtries et palpitantes, ces os brisés par le bourreau, sans qu’une protestation pût sortir de leurs lèvres, car on n’ôtait le bâillon aux condamnés qu’au moment de leur arracher la langue avec des tenailles !

Les journées de septembre, — 93 ! — Cela eût fait hausser les épaules à Philippe II, et rire Torquemada.

Louis XIV, lorsqu’il révoqua l’édit de Nantes, décréta, pour un siècle, non-seulement le massacre de millions de ses sujets, mais la rupture de tous les liens de famille, le rapt des enfants, le viol des jeunes filles, la suspension de tous les droits de l’humanité, de toutes les lois sociales.

Soyons donc justes, soyons sensés, apprenons l’histoire, et cessons d’agiter le fantôme grotesque des révolutions populaires, quand les faits nous apprennent ce que l’espèce humaine doit de douleurs sans nom, d’exécrables tortures morales et physiques, au règne triomphant du fanatisme religieux appuyé sur le despotisme politique.

 

III

Torquemada, cependant, une fois investi du titre et de l’autorité de grand Inquisiteur, ne perdit pas son temps, et se mit énergiquement à la besogne.

Il chargea deux assesseurs de rédiger la constitution du nouveau tribunal, et de préparer les articles de son Code, après avoir pris connaissance du travail de Nicolas Eymerick, et des règles suivies par l’Inquisition dans le quatorzième siècle[1]. Ce travail préliminaire achevé, avec l’aide de personnes instruites, il convoqua une junte générale, composée des Inquisiteurs des quatre tribunaux qu’il avait déjà établis en Castille, de ses deux assesseurs et des conseillers royaux.

Cette assemblée se tint à Séville, et adopta, le 29 octobre 1484, les règles que nous allons brièvement analyser, d’après une copie authentique prise sur les registres mêmes conservés aux archives de l’Inquisition.

Faisons seulement remarquer, encore une fois, que ces règles ne furent pas l’œuvre d’un moine fanatique et de cerveau malade. Elles furent débattues en assemblée par les hauts dignitaires de l’Église espagnole, qui avaient pris conseil des personnes instruites de l’époque, et le Pape les approuva, les sanctionna, éclairé par la lumière d’en haut, car le vicaire de Jésus-Christ, ne l’oublions pas, est en communication intime et directe avec la volonté de Dieu, pour tout ce qui touche aux questions religieuse, pour tout ce qui intéresse la foi.

L’Inquisition et sa procédure ne sont donc pas le résultat du fanatisme monstrueux de quelques prêtres féroces, — répétons-le souvent, — et on peut voir, en prenant connaissance de ses principes et de ses actes, à quel degré de fureur imbécile et d’abaissement moral l'Eglise avait conduit l’humanité au quatorzième siècle. Ces premières lois de l’Inquisition d’Espagne reçurent le nom d’INSTRUCTIONS.

Ce nouveau Code était divisé en vingt-huit articles. Les trois premiers déterminaient la manière d’installer les tribunaux dans les villes ; la publication des censures contre les hérétiques et les apostats qui ne se dénonceraient pas volontairement, et fixaient le délai de grâce pour éviter la confiscation des biens.

Ces dispositions ne diffèrent point de celles adoptées par l’Inquisition ancienne.

Par le quatrième, il était dit que les confessions volontaires de ceux qui se seraient déclarés dans le temps de grâce, seraient faites par écrit, en présence des Inquisiteurs et d’un greffier, de manière que les coupables eussent à répondre à toutes les demandes et aux interpellations qui leur seraient adressées par l’Inquisiteur, sur la matière de leur confession, et sur le compte de leurs complices, et de ceux dont ils connaîtraient ou soupçonneraient l’apostasie. — Cet article n’accordait la grâce à un homme que pour en faire livrer d’autres à la persécution.

Le cinquième défendait de donner secrètement l’absolution à celui qui aurait fait une confession volontaire, excepté le seul cas où personne n’aurait eu connaissance de son crime, et où sa publicité ne serait pas à craindre.

Il est aisé de voir combien cette mesure était cruelle, puisqu’elle livrait a la honte de l’auto-dafé public celui- là même qui avouait sa faute par un mouvement libre et spontané.

Elle fit passer des sommes immenses entre les mains de la cour de Rome : des milliers de nouveaux chrétiens s’adressèrent au Pape. Ils offrirent de faire une confession sincère du passé et la promesse d’être à l’avenir fidèles à leurs devoirs de chrétiens, si on voulait les absoudre en secret. La cour de Rome mit à profit l’empressement de ces hommes effrayés, et elle leur accorda, à prix d’argent, des brefs apostoliques qui devaient les mettre à l’abri[2] de toute poursuite.

Il était bien établi, par le sixième article, qu’une partie de la pénitence de celui qui aurait été réconcilié, consisterait à être privé de l’exercice de tout emploi honorifique, de l’usage de l’or, de l’argent, des perles, de la soie, de la laine fine. — Tout le monde était averti, par cette odieuse combinaison, de l’infamie à laquelle le réconcilié avait été condamné pour le crime d’hérésie : disposition terrible qui ne servit également qu’à enrichir la cour de Rome, par les demandes multipliées de brefs de réhabilitation qui furent faites.

Par le septième article, il devait être imposé des pénitences pécuniaires à ceux qui avaient fait une confession volontaire.

Le motif de cette mesure était, disait-on, de veiller à la défense de la foi catholique ; mais elle indique encore plus clairement le dessein que l’avarice de Ferdinand s’était proposé en établissant l’Inquisition.

Le huitième article porte que le pénitent volontaire qui se présentera avec sa confession, après l’expiration du terme de grâce, ne pourra être exempté de la peine de la confiscation de ses biens, qui aura été prononcée, et qu’il aura encourue de droit le jour de son apostasie ou de son hérésie.

Ainsi, rien ne pouvait sauver ni votre honneur, ni votre fortune.

Quand le fanatisme religieux pardonnait, vous vous trouviez en face de l’avarice royale, qui ne pardonnait jamais.

Il est dit, dans le neuvième article, que si des sujets âgés de moins de vingt ans se présentent d’eux-mêmes pour faire leur confession après l’expiration du terme de grâce, et qu’il soit prouvé qu’ils ont été entraînés dans l’erreur par leurs parents, il suffira de leur imposer une pénitence légère.

Mais, qu’est-ce que ces hommes froidement barbares entendent par une pénitence légère ? C’est de porter publiquement, pendant deux ans, le san benito, et d’assister, les jours de fêtes, sous cette enseigne, à la grand’messe et aux processions, ou de se livrer à d’autres pratiques plus ou moins humiliantes.

Le dixième imposait aux Inquisiteurs l’obligation de déclarer, dans leur acte de réconciliation, le temps où le réconcilié était tombé dans l’hérésie, afin de savoir quelle portion de ses biens appartenait au fisc.

La sévérité de cet article fit perdre à beaucoup de gendres la dot de leurs femmes, parce quelle leur avait été payée après le crime de leurs beaux-pères.

On comprend, d’ailleurs, l’élasticité d’une semblable prescription, et quel bouleversement, quelles pertes, elle dut causer à la fortune des familles les plus honorables et les plus innocentes.

Le onzième article portait que si un hérétique, détenu dans les pris ms secrètes du Saint-Office, demandait l’absolution, touché d'un véritable repentir, on POURRAIT la lui accorder, en lui imposant pour pénitence la peine d’une prison perpétuelle.

Cette mansuétude relative dépendait donc absolument du caprice des Inquisiteurs.

Par le douzième, il était dit que si les Inquisiteurs PENSAIENT que la confession du pénitent fût simulée, dans le cas indiqué par l’article précédent, ils devaient lui refuser l’absolution, le déclarer faux pénitent, et le condamner, Comme tel, à être relaxé à la justice ordinaire pour subir la peine du feu.

Cet article ne laisse aucun doute : — la vie du prisonnier dépendait de l'opinion arbitraire des Inquisiteurs, et ses protestations persistantes de repentir ne lui servaient de rien, si quelque moine imbécile ou malveillant refusait de croire à son repentir.

Par le treizième article, il était réglé que si un homme, absous après la confession libre, se vantait d’avoir caché plusieurs crimes, ou s’il résultait des informations prises qu’il en avait commis plus qu’il n’en avait confessé, il serait arrêté et jugé comme faux pénitent.

Cette disposition fit conduire au bûcher des milliers de victimes ; premièrement, parce qu’on regarda comme convaincues des personnes qui ne l’étaient point, et comme témoignages publics et authentiques des déclarations tronquées et dont les auteurs étaient inconnus ; secondement, parce que la calomnie — et plus souvent encore une fausse interprétation — pouvait compromettre le sort de l’accusé assez malheureux pour être hors d’état de prouver l’erreur commise à son endroit, de persuader ses juges, qui refusaient de lui donner communication des pièces de son procès.

D’après le quinzième article, lorsqu’il existe une demi-preuve contre l’accusé qui nie son crime, il doit être soumis à la question : — s’il s’avoue coupable dans les tourments, et confirme ensuite sa confession, il est puni comme convaincu ; — s’il la rétracte, il subit une seconde fois, comme de droit, la même épreuve de la torture, ou est condamné à une peine extraordinaire.

Le recours à la question pour la seconde fois fut défendu quelque temps après par le conseil de l’Inquisition. Il y eut cependant encore des Inquisiteurs assez barbares pour faire appliquer la question aux prisonniers du Saint-Office, autant de fois qu'ils le jugeaient à propos, sans pour cela désobéir à la défense édictée par le conseil suprême.

Le moyen était bien simple, et tout à fait dans l’esprit monacal.

Après la première séance, au moment où la continuation de la torture eût amené la mort inévitable du malheureux accusé, ils écrivaient sur le procès-verbal qu’ils SUSPENDAIENT la question, pour la CONTINUER lorsqu’il serait convenable de le faire.

Il était interdit par le seizième article de communiquer aux accusés la copie entière des déclarations des témoins ; on pouvait, et encore ri’était-ce pas obligatoire, seulement leur donner connaissance de ce qu’ils avaient déposé, en laissant ignorer à l'accusé les circonstances qui auraient pu lui faire connaître ses ACCUSATEURS.

Cet article seul suffirait à faire juger le tribunal de l’Inquisition. Ce fut peut-être le seul tribunal où il ait été de règle de refuser au prévenu la communication des pièces de son procès pendant l’action judiciaire, de telle sorte qu’il lui devenait absolument impossible de se défendre.

Le dix-septième article prescrit aux Inquisiteurs d’interroger eux-mêmes les témoins, quand il ne leur est pas impossible de le faire. — Cette disposition est juste, mais ce qui la rend illusoire, c’est que les témoins et les juges ne se trouvant presque jamais dans les mêmes lieux, il est rare qu’elle puisse s’exécuter. Il faut qu’un commissaire du tribunal examine et reçoive les déclarations par la voie d’un notaire qui fait les fonctions de greffier.

Comme ils jurent l’un et l’autre de garder le secret, on voit quel désordre peut naître d'une disposition qui expose les subalternes d'un tribunal criminel à constater le crime plutôt que l'innocence pour se rendre agréables à ceux qui les font agir

 Ne savons-nous pas, même de nos jours, et avec toutes les garanties dont jouit actuellement l’accusé, quel danger présente l’interprétation des réponses faites par des témoins sans éducation et sans lumière ?

Le dix-huitième article veut qu’un ou deux Inquisiteurs assistent à la question que le prévenu doit subir, à moins que les Inquisiteurs étant occupés ailleurs, on ne soit obligé de s'en rapporter à un commissaire pour recevoir les déclarations du malheureux soumis aux tourments.

Par l’article dix-neuvième, si l’accusé ne comparait point, après avoir été cité suivant les formes prescrites, il doit être condamné comme hérétique convaincu.

Mesure révoltante, puisque mille circonstances empêchent souvent un homme cité d’être informé de son assignation ; et, en supposant même qu’il en soit instruit, le refus de se présenter peut n’avoir d’autre motif que la crainte de la prison préventive, et ne saurait être, en aucun cas, considéré comme une preuve de culpabilité.

Le vingtième article porte que s’il est prouvé par les papiers ou par la conduite d’un homme mort qu’il a été hérétique, il doit être jugé et condamné comme tel, son cadavre exhumé, et la totalité de ses biens confisquée au profit de l'État, aux dépens de ses héritiers naturels.

On ne pouvait pourtant espérer de convertir un homme mort, et cette poursuite n’était qu’une profanation inutile, ayant pour résultat de dépouiller les survivants, quelle que fût la pureté de leur foi.

Mais l’Inquisition voulait avant tout inspirer la terreur, et prouver que la tombe même ne protégeait pas contre ses poursuites, tandis que le roi trouvait dans les procès posthumes une nouvelle source de profits.

Du reste, l’Inquisition, par cette conduite, ne sortait point des traditions catholiques, et l’on connaît l’histoire du pape Étienne, qui fit exhumer le cadavre de son prédécesseur Formose, pour vouer sa mémoire à l’infamie.

D’après le vingt-unième article, il était ordonné aux Inquisiteurs d’étendre leur juridiction sur les vassaux des seigneurs, et si ces derniers refusaient de la reconnaître, de leur appliquer les censures et les autres peines.

Il était dit dans le vingt-deuxième que si l’homme condamné à être relaxé au tribunal ordinaire laissait des enfants mineurs, il leur serait accordé par le gouvernement, à titre d’aumône, une petite portion des biens confisqués à leur père, et que les Inquisiteurs seraient obligés de confier à des personnes sûres le soin de leur éducation et de leur instruction chrétienne.

Quoique j’aie lu un très-grand nombre de procès fort anciens, ajoute Llorente, dont le témoignage n’est pas récusable, je n’ai jamais vu les Inquisiteurs s'occuper du sort des malheureux enfants d’un condamné. La pauvreté et le déshonneur étaient leur unique patrimoine.

Par le vingt-troisième article, si un hérétique réconcilié dans le délai de grâce, sans avoir encouru la peine de la confiscation des biens, avait des propriétés provenant d'une personne qui eût été condamnée à cette peine y ces propriétés ne devaient pas être comprises dans la loi du pardon.

On le voit, le fisc, en aucun cas, ne perdait ses droits, et la ruine plus ou moins complète était inévitable.

Les rois très-catholiques entendent les affaires.

Le vingt-quatrième article obligeait à rendre la liberté aux esclaves chrétiens du réconcilié, quand la confiscation n’avait pas lieu.

Il était défendu, par le vingt-cinquième article, aux Inquisiteurs et aux autres personnes attachées au tribunal, de recevoir des présents sous peine d’excommunication majeure, de privation de leurs emplois, de restitution, et d’une amende de deux fois la valeur des présents reçus.

Le vingt-sixième recommande aux officiers de l’Inquisition de vivre en paix les uns avec les autres.

Il était expressément recommandé aux Inquisiteurs, par le vingt-septième article, de surveiller avec soin leurs subordonnés, afin qu’ils fussent exacts à remplir leurs devoirs.

Enfin, le vingt-huitième abandonne à la prudence des Inquisiteurs l’examen et la discussion de tous les points qui n’auraient pas été prévus par les constitutions qu’on vient de lire.

 

Ce code effrayant fut augmenté plusieurs fois, et modifié en plusieurs points, même dès les premières années de son application, mais ces augmentations et ces modifications ne changèrent rien à son esprit général, et ne furent point destinées à amener un soulagement pour les victimes.

C’est là vraiment la charte de l’Inquisition ; c’est là qu’elle se révèle tout entière dans son génie, ses tendances, ses moyens d’action, son but et sa morale.

Nous ajouterons peu de commentaires à ceux de Llorente que nous avons tenu à reproduire dans toute leur naïveté, ces commentaires étant ceux d’un honnête homme, candide, qui parle au nom de sa conscience, sans violence, ni parti pris.

Nous ferons seulement remarquer que ce code remet à la libre appréciation du juge toutes les mesures d’indulgence ou de pardon, et ne donne des lois fixes et absolues que pour la répression.

Le juge, dit-il, pourra, si le repentir lui paraît sincère, accorder l’absolution, et commuer la peine du bûcher en une prison perpétuelle. Mais il devra soumettre l’accusé à la torture, s’il existe une demi-preuve, etc.

Les sentences dépendent donc exclusivement du caprice de l’Inquisiteur, qui se décide suivant son parti pris, son ignorance, son fanatisme ou ses animosités personnelles.

L’accusé jugé sur une instruction secrète, faite par des agents inférieurs, le plus souvent, ne connaissant jamais les noms de ses accusateurs, ne possédant jamais sous les yeux les pièces de son procès, ne pouvant se consulter avec un avocat ni lui exposer son affaire qu’il ignore profondément lui-même, mis à la torture vingt fois[3] s’il le faut, jusqu’à ce que les tourments lui aient arraché un aveu, ne pouvait échapper à une condamnation inévitable.

Et sur quels fondements encore reposaient ces accusations d’où dépendaient la vie, l’honneur et la fortune de familles entières ?

Sur des dénonciations calomnieuses, dictées par la vengeance, la haine, l’envie, l’intérêt ou la terreur, et le fanatisme stupide du premier lâche, ou du premier bigot venu ; — sur des inductions, des analogies, des conséquences tirées de faits ou de discours isolés, rapportés avec plus ou moins d’exagération, d’intelligence ou d’infidélité, en supposant les circonstances les plus favorables !

Placés entre l’alternative de reconnaître l’innocence de l’accusé, ou de le soupçonner coupable, — car le soupçon suffisait, — les juges optaient toujours pour ce dernier parti, et, une fois leur choix fait, n’avaient plus besoin de preuves.

Voilà ce qu’on peut appeler le régime de la terreur, et ce régime, pendant lequel aucun citoyen ne fut sûr de son existence ni de son pain, a duré, pour l’Espagne, jusqu’au dix-neuvième siècle.

Faut-il s’étonner qu’il ait coûté à l’Espagne seize millions DE SES HABITANTS ?

 

 

 



[1] Voir le chapitre IX.

[2] Dans le cas d’absolution, en effet, on se le rappelle, celui qui était réconcilié assistait à l’auto-dafé, avec les condamnés, couvert d’un san benito particulier, et devait faire publiquement abjuration de l’hérésie où il était tombé, et de toutes les hérésies en général.

[3] Nous en verrons la preuve plus tard.