HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE X.

De l’Inquisition moderne. — Persécution contre les Juifs.

 

 

On croirait qu’on ne peut pas inventer un code plus hypocritement barbare, et d’une barbarie plus raffinée.

C’est une erreur. — L'Inquisition moderne, inaugurée par Torquemada, parvint à surpasser encore tout ce qu’on vient de lire.

En Espagne, comme presque partout en Europe, les Juifs avaient concentré le commerce entre leurs mains, et acquis des richesses considérables.

Il n’en fallut pas davantage pour les désigner au zèle de l’Inquisition. Du reste l’animosité populaire s’était souvent manifestée contre eux.

Les chrétiens, devenus la plupart du temps leurs débiteurs, soulevaient des émeutes, à la faveur desquelles ils trouvaient tout à la fois le moyen de satisfaire leur fanatisme et de payer leurs dettes sans bourse délier, par le massacre des malheureux Juifs.

Ces violences, cette menace perpétuelle de mort suspendue sur leur tête, poussèrent un grand nombre d’entre eux à se convertir.

En peu de temps, plus de cent mille familles, c’est-à- dire un million d’individus environ, demandèrent le baptême.

Mais des conversions ainsi arrachées ne pouvaient être bien sincères, et beaucoup des nouveaux convertis, — ils avaient reçu le nom de marranos, — restèrent au fond du cœur fidèles à la loi de Moïse, et continuèrent d’en pratiquer secrètement les prescriptions.

A une époque où tout le monde avait les yeux fixés sur eux, où l’espionnage et la délation étaient le premier devoir du chrétien, et devaient être la première et la plus douce occupation d’une foule de fanatiques ignorants, ou de misérables acharnés à la perte de leurs ennemis, cette prétendue apostasie ne pouvait rester longtemps secrète.

Punir cette apostasie, — tel fut le prétexte dont se servirent le pape Sixte IV et Ferdinand V pour établir en Espagne l’Inquisition moderne, qui oie différa de l’ancienne que par son organisation beaucoup plus savante et beaucoup plus uniforme, et surtout par une recrudescence inouïe de fureurs sanguinaires.

Chez le roi, le sentiment qui domina fut, à coup sûr, l’avarice, et il vit dans l’Inquisition un moyen commode de dépouiller de leurs biens, en toute tranquillité, avec l’appui de la religion, ses sujets les plus riches.

Quant au Pape, il ne pouvait qu’approuver l’extension d’un tribunal fondé sur les principes les plus chers de tout temps à la papauté, et-destiné à les appliquer dans leur pureté.

Le seul obstacle qu’il y avait à vaincre était le refus d’Isabelle, femme de Ferdinand, et reine de Castille, qui hésitait à laisser introduire l’Inquisition dans ses Etats personnels, où elle n’avait pas encore pénétré.

L’humanité la portait à repousser un tribunal de sang, dont les barbaries avaient déjà épouvanté l’Espagne, et son honnêteté naturelle lui inspirait des scrupules de conscience au sujet des confiscations qui suivaient tous les jugements prononcés par le Saint-Office.

Son confesseur, moine dominicain, Thomas de Torquemada, qui a mérité de devenir célèbre et de laisser une mémoire particulièrement exécrée, parmi tant de bourreaux, leva ses scrupules.

Il prouva à la reine que la religion lui imposait le devoir d’accueillir l’Inquisition, — et il avait raison, car il parlait au nom de la tradition constante et des principes instamment préconisés par l’Eglise, depuis quatorze siècles.

Dès qu’on eut obtenu son consentement, deux premiers Inquisiteurs furent désignés par le nonce du Pape, pour aller installer l’Inquisition à Séville.

Mais là, comme partout où ils se présentaient, les Inquisiteurs rencontrèrent la mauvaise volonté universelle des populations, et, avant que les délégués du Saint-Office pussent réunir le nombre de personnes et obtenir des autorités civiles l’appui dont ils avaient besoin pour entrer en fonctions, il fallut maints ordres réitérés du roi et de la reine.

Encore ces ordres, pendant longtemps, ne furent-ils suivis que d’une façon très-incomplète.

Il n’est donc pas douteux que le peuple espagnol n’avait aucune prédisposition particulière ou native qui le portât à accueillir l’Inquisition, à l’encourager dans son odieuse mission, et qu’il ne la subit qu’à son corps défendant.

Si, plus tard, la résistance disparut, et si les mœurs de la nation se modifièrent, c’est que l’Inquisition, à force de terreur et de sacrifices humains, était parvenue à corrompre tous les esprits, à endurcir tous les cœurs.

L’ignorance, le fanatisme et la férocité se développèrent sous ses auspices ; — la mort et la proscription ayant raison des récalcitrants, de tous ceux qui possédaient quelque activité intellectuelle, ou quelque générosité d’âme.

L’Inquisition imposa son caractère au peuple espagnol, et le réduisit à cet état de misère et d’abaissement où tombent les peuples les plus généreux, lorsqu’ils deviennent la proie du despotisme monarchique et de la tyrannie religieuse : — ce ne fut point le peuple espagnol qui donna son caractère à l’Inquisition.

Les historiens qui le racontent, calomnient une nation victime. Partout ailleurs où elle fût parvenue à s’implanter, l’Inquisition eût été la même, partout elle eût abruti les masses au même point, partout elle eût décapité la pensée, partout elle eût élevé les mêmes bûchers, ordonné les mêmes supplices, versé les mêmes flots de sang, frappé au cœur la pensée humaine, commis les mêmes attentats contre la conscience et la liberté.

Les Espagnols n’ont pas su, n’ont pas pu s’en débarrasser, comme d’autres peuples favorisés par les circonstances.

C’est leur seul tort.

La férocité de Torquemada et de ses successeurs ne fut pas une férocité espagnole, ce fut une férocité purement religieuse, comme je l’ai démontré dans les premiers chapitres de ce livre.

Dès que les Inquisiteurs furent installés à Séville, presque tous les nouveaux chrétiens se hâtèrent d’émigrer dans les terres du duc de Médina-Sidonia, du marquis de Cadix, du comte d’Àrcas, et d’autres grands seigneurs, où la juridiction du Saint-Office ne s’étendait pas encore.

Thomas de Torquemada, qui venait d’être promu aux fonctions de premier Inquisiteur général, ne pouvait permettre que ses victimes lui échappassent ainsi.

Une proclamation, en date du 2 janvier 1481, déclara aussitôt que tous les émigrés seraient convaincus d'hérésie par cela seul qu'ils auraient émigré.

De plus, il fut ordonné à tous les seigneurs du royaume de Castille, auprès de qui les marranos avaient cherché un refuge, de s’emparer des fuyards, de les envoyer sous escorte à Séville, et de mettre le séquestre sur leurs biens, sous peine d’excommunication, de la confiscation de leurs domaines et de la perte de leurs emplois.

On obéit, et les prisons se trouvèrent trop étroites pour contenir tous les prisonniers. A cette proclamation succéda un édit de grâce.

Cet édit promettait à tous les apostats qui se remettraient volontairement entre les mains de l’Inquisition, leur absolution, moyennant quelques légères pénitences canoniques.

On leur assurait également que leurs biens ne seraient pas confisqués.

Beaucoup de marranos, trompés par cette feinte douceur, tombèrent dans le piège : — ils se livrèrent eux- mêmes.

Ils furent aussitôt emprisonnés, et n’échappèrent au supplice qu’à la condition d'indiquer les noms et la demeure de toutes les personnes qui à leur connaissance, étaient tombées dans l'apostasie, SOIT QU’ILS EUSSENT CONNUES, SOIT QU’ILS EN EUSSENT SEULEMENT OUÏ PARLER, etc.

Telles étaient les grâces de l’Inquisition.

Si elle consentait à lâcher une victime, c’est que cette victime à qui elle renonçait, lui en livrait cent autres !

Elle appliquait l’usure au sang versé, et jouait à qui perd gagne avec l’honneur et la vie des citoyens.

Un édit de grâce, non ; — un édit de délation, à la bonne heure !

Un second édit, moins menteur celui-là, publié aussi par l’Inquisiteur général, donnait la liste des divers cas où la délation était ordonnée sous peine de péché mortel et d’excommunication.

Il contenait une trentaine d’articles portant énumération des actes et des paroles qu’il fallait considérer comme des preuves de judaïsme.

Ces preuves sont tellement équivoques ou absurdes, qu’il me suffira de citer deux de ces articles pour mettre le lecteur à même de juger à quoi tenait la vie d’un homme, sous le règne de la très-sainte et très-chrétienne Inquisition.

Art. 4. Sera considéré comme apostat, tout nouveau chrétien qui aura observé le sabbat, ce qui sera suffisamment prouvé s’il porte, ce jour-là, une chemise et des vêlements plus propres qu’à l'ordinaire ; s’il met du linge blanc sur sa table, et s'il s’abstient de faire du feu dans sa maison depuis le soir précédent.

Art. 13. — Sera également considéré comme apostat, celui qui s’adresse à un mort pour faire son éloge, ou lui réciter des vers tristes.

Il y a trente articles, je le répète, de cette force, et il suffisait d’avoir, soit changé de linge, certains jours, soit adressé, dans la douleur, quelques paroles d’adieu à un mort chéri, pour devenir suspect à l’Inquisition, et aller figurer dans ses auto-dafé. Avec de pareils moyens, les victimes ne risquaient plus de manquer au Saint-Office.

Elles abondèrent.

Quatre jours après son installation à Séville, six condamnés avaient été déjà brûlés.

Dix-sept autres subirent le même sort quelques jours après, et, en moins de six mois, deux cent quatre-vingt-dix-huit nouveaux chrétiens avaient subi la peine du feu, et soixante-dix-neuf se voyaient condamnés à la prison perpétuelle.

CES CHIFFRES NE S’APPLIQUENT QU’À UNE SEULE VILLE, à Séville !

Pendant le même laps de temps, plus de deux mille marranos montaient sur le bûcher, dans les autres parties de la province. Un plus grand nombre était exécuté en effigie, — ceux-là avaient pu fuir ! — et dix-sept mille subissaient diverses peines canoniques.

Ainsi, en six mois, dans une seule province, l’Inquisition avait sévi environ contre vingt-cinq mille malheureux !

Parmi les personnes brûlées vives, il y eut naturellement un grand nombre de personnes riches, dont les biens tombèrent entre les mains du fisc.

Ceci, c’était la part de la royauté, car la royauté appuyée par l’Église, devenue sa complice et partageant avec elle, s’éleva, en Espagne, à la hauteur d'un brigandage pur et simple, sans pudeur et sans vergogne.

Ce sont ces rois qui reçurent les bénédictions de la papauté et arborèrent justement le titre de très-catholiques ; — ce sont ces rois qui restent, aux yeux du clergé de tous les pays et de tous les temps, comme des modèles qu’on ne saurait trop louer, trop regretter.

A Isabelle II, qui faisait fusiller les libéraux, le pape Pie IX adressait, il y a peu de temps — une rose d’or.

Aujourd’hui qu’elle ne peut plus signer d’arrêts de mort, il implore le ciel pour cette pieuse reine, qui envoyait les protestants aux galères, et n’a jamais démérité de l’Église.

Mais revenons à Séville.

La grande quantité de condamnés qu’on y brûlait contraignit le préfet de la ville à faire construire, en dehors de son enceinte, un échafaud permanent en pierre, sur lequel se dressaient quatre statues de plâtre.

Ces statues étaient creuses à l’intérieur : — c’est là qu’on renfermait vivants les hérétiques, pour les y faire périr plus lentement, au milieu d’une horrible combustion[1].

Mais qu’étaient-ce, après tout, que ces supplices, à côté de ceux qui, pour l’éternité, attendent le pécheur dans la Géhenne de feu, ainsi que nous l’enseigne la religion ?

La crainte de pareilles tortures amena naturellement de nombreuses émigrations en France, en Portugal et même en Afrique, où la liberté de conscience trouvait une sorte d’asile, au milieu des barbares, à l’abri du croissant[2].

Tant que l’Église gouverna l’Europe, il n’y eut de tolérance relative que chez le Turc, le Maure, l’Arabe.

Toute religion a été persécutrice, — sauf le paganisme, — mais aucune au même degré que la religion chrétienne.

D’autres suspects, condamnés par contumace, se rendirent à Rome pour demander justice au Pape, mais celte démarche ne produisit aucun résultat, ainsi que nous le verrons plus tard, quand nous étudierons les rapports de la cour de Rome avec l’Inquisition.

C’est à cette même époque qu’Isabelle, dont la conscience était toujours troublée au sujet des confiscations, pria le Pape de donner une forme stable au tribunal de l’Inquisition nouvellement établie, et demanda que les jugements portés en Espagne par le Saint-Office fussent définitifs et sans appel à Rome.

Sixte IV loua le zèle de la reine, apaisa ses scrupules, et créa un juge apostolique pour l’Espagne, chargé de prononcer sur tous les appels interjetés des jugements rendus parles Inquisiteurs.

Don Inigo Manrique, archevêque de Séville, fut revêtu de cette dignité[3].

 

 

 



[1] Cet échafaud, nommé quemadero, n’a disparu que depuis peu.

[2] En effet, jamais les mahométans n’ont exercé de semblables persécutions contre les chrétiens et autres dissidents. — En Turquie, les populations chrétiennes sont nombreuses et ont conservé la libre pratique de leur religion ; dans les pays catholiques le fer et le feu ont extirpé toutes les hérésies. Le protestantisme a péri en France, en Espagne, en Italie, par la violence et les supplices.

[3] Léonard Gallois.