Innocent III. — Honorius III. — Grégoire IX. — Fondation de l’Inquisition générale ; son établissement en France et en Italie.
Suivant la poétique expression du père Lacordaire, dans son Histoire de saint Dominique, le douzième siècle n’acheva pas sa course, comme il l’avait commencée, et quand, le soir venu, il pencha vers l’horizon, pour se coucher dans l’éternité, l’Église parut s’incliner avec lui, le front chargé d’un pesant avenir. En effet, les peuples après s’être livrés, Corps et âme, au pouvoir tout-puissant, à la direction exclusive de l’Eglise, avaient constaté, malgré leur ignorance, que l'Église ne pouvait rien pour leur bonheur. En proie à un malaise inexprimable, arrivés au dernier degré de la misère et de la souffrance, ils échappaient de toutes parts à l’étreinte du clergé, et s’apprêtaient à chercher, dans une réforme de la discipline religieuse et des dogmes établis, un remède à tant de maux insupportables. D’après Lacordaire lui-même, dont le témoignage ne saurait être suspect en cette circonstance, le schisme et l'hérésie, favorisés par le mauvais état de la discipline ecclésiastique, et par la résurrection des sciences païennes, ébranlaient en Occident l’œuvre du Christ, pendant que la mauvaise issue des Croisades achevait sa ruine en Orient. La haine du clergé était arrivée à un tel point, chez certaines populations, dans le midi de la France, par exemple, que le nom d’ecclésiastique était devenu une injure. Les prêtres en public avaient soin de cacher leur tonsure. Les nobles n’alimentaient plus le clergé, tombé dans un complet mépris, et recruté exclusivement parmi les serfs. Du reste, la simonie, le faste et l’avarice rongeaient l’Église corrompue par ses immenses richesses. L’Europe présentait le même mouvement des esprits, ressentait le même désir d’échapper au joug de Rome, qu’elle devait présenter, qu’elle devait ressentir, trois siècles plus tard, au moment où éclata enfin la Renaissance. La fin du douzième siècle fut une Renaissance manquée, noyée dans le sang, étouffée dans la fumée des bûchers. A Innocent III revient la responsabilité de ce crime. Il avait tout ce qu’il fallait pour appliquer sans pitié les principes de persécution qu’il avait reçus en héritage de ses prédécesseurs au Saint-Siège, et leur donner le caractère de perfection, de régularité, qui leur manquait encore. Ce fut contre les Albigeois, dont l’hérésie s’était fortement établie dans le midi de la France, qu’il dirigea ses premiers efforts. Voyant que cette hérésie résistait à toutes les exhortations, et bravait les bulles apostoliques, mécontent, d’ailleurs, de la manière dont les évêques la combattaient, il prit la résolution d’envoyer sur les lieux des commissaires spéciaux chargés de réparer le mal que les évêques avaient été impuissants à empêcher. C’était là une grave innovation, en ce sens que les évêques avaient toujours été, de tout temps, chargés seuls de la répression de l’hérésie. Aussi le Pape n’osa-t-il pas, de prime abord et sans transition, priver l’épiscopat de la connaissance des affaires relatives à la foi, mais il s’arrangea pour rendre son autorité presque nulle, et pour se passer de son intervention. Il établit donc, en fait, l’Inquisition, sans lui donner encore la forme apparente et l’organisation stable d’un corps permanent et perpétuel, et se contenta de nommer une commission particulière, bien persuadé, avec raison, que le temps achèverait et consoliderait cette œuvre nouvelle. Dans ce but, en 1203, il chargea Pierre de Castelnau et Raoul, moine de Cîteaux, dans la Gaule Narbonnaise, de prêcher contre l’hérésie des Albigeois, — ce qu’ils firent avec quelque succès. Fort alors de cette première victoire, il résolut enfin de mettre à exécution le projet qu’il avait formé d’introduire dans l’Eglise catholique des Inquisiteurs indépendants des évêques, et qui auraient la mission de poursuivre les hérétiques, comme délégués du Saint-Siège. Le 4 juin de la septième année de son pontificat (29 mai 1204) il nomma, pour légats apostoliques, l’abbé de Cîteaux et les deux moines Pierre et Raoul. Après avoir exposé dans sa bulle d’institution, sous les traits d’une allégorie, les malheurs qu’avait causés la négligence des évêques, et avoir reconnu qu’il existait dans l’ordre de Cîteaux plusieurs religieux instruits et pleins de zèle, il annonçait à l’abbé qu’après en avoir conféré avec les cardinaux, il avait résolu de le charger de travailler à la destruction de l’hérésie ; lui ordonnait de ramener à la foi les hérétiques, et de livrer à la puissance séculière, après les avoir excommuniés, ceux qui refuseraient de se soumettre ; de saisir leurs biens et de proscrire leurs personnes. Les commissaires devaient engager, au nom du Pape, Philippe II, roi de France, et son fils aîné, Louis, les comtes, les vicomtes et les barons du royaume, à poursuivre les hérétiques, et leur donner pour récompense de leur zèle des indulgences plénières. Afin de mettre les trois moines en état de remplir avec succès la mission dont il les chargeait, le pape les investissait de tous les pouvoirs nécessaires dans les provinces ecclésiastiques d'Aix, Arles, Narbonne, et dans les autres évêchés où il se trouvait des hérétiques. Il leur recommandait seulement de procéder au moins deux ensemble, quand il leur serait impossible de le faire en commun. Le roi de France reçut cette invitation avec une grande froideur, et s’abstint de prendre part à cette croisade, tandis que, de leur côté, les comtes de Toulouse, de Foix, de Béziers, de Carcassonne et de Comminges refusaient de chasser de leur États une masse aussi considérable de sujets tranquilles et soumis, dont la proscription eût été une véritable ruine pour tous ces pays. D’autre part, les évêques, jaloux de voir leur influence diminuée, suscitaient le plus d’entraves possibles à ces nouveaux concurrents qui avaient la prétention de les déposséder de leur principale prérogative : — le maintien de la foi. Mais des moines fanatiques, agissant dans l’intérêt même du ciel, ne se découragent pas facilement. L’abbé de Cîteaux et Pierre et Raoul s’adjoignirent douze autres moines, puis deux Espagnols, qui devinrent plus tard célèbres, l’évêque d’Osma et saint Dominique de Gusman, fondateur de l’ordre des dominicains. Sur ces entrefaites, le légat du Pape, Pierre de Castelnau ayant été assassiné, le Pape organisa une seconde croisade contre les hérétiques, et particulièrement contre Raymond VI, comte de Toulouse, protecteur résolu des Albigeois. C’est durant cette guerre, dont la férocité épouvanta le monde, que naquit définitivement l’Inquisition, à laquelle préludait Innocent III, depuis quelques années, par l'envoi de ses missionnaires. En effet, à ce moment, ces missionnaires auxquels s’étaient adjoints saint Dominique et quelques autres prêtres, reçurent du nouveau légat, Arnault, non-seulement l’autorisation de prêcher la croisade, mais encore de noter ceux qui se refuseraient à exterminer les hérétiques ; de s'informer de la croyance des particuliers ; de réconcilier les hérétiques qui se convertiraient, et de faire mettre les obstinés entre les mains de Simon de Montfort, qui commandait l’armée, — c’est-à-dire de les envoyer à la mort, par les tourments les plus horribles. Ainsi, c’est en France, l’an 1208, sous le règne de Philippe II, et sous le Pontificat d’innocent III, que l’Inquisition fut constituée dans ses éléments essentiels. La supériorité de celte nouvelle organisation se fit bien vite sentir ; le nombre des victimes centupla immédiatement, et c’est par plusieurs millions qu’il faut compter les malheureux Albigeois qui périrent dans les flammes des bûchers, ou au milieu des supplices les plus effroyables. Les historiens du temps en furent eux-mêmes épouvantés. Comme on le voit, cette fameuse Inquisition, sur laquelle se sont concentrées à tort les malédictions de l’humanité entière, ne fut point l’intronisation d’un principe nouveau, je le répète, mais bien, tout simplement, la substitution d’un corps spécial à la juridiction antique des évêques. Les Inquisiteurs n’ayant pas d’autre devoir, ni d’autre occupation que de poursuivre les hérétiques et d’espionner incessamment l’état des consciences, s’acquittèrent de cette besogne avec plus de zèle et plus d’efficacité que les évêques, absorbés par d'autres devoirs multiples. Ils purent perfectionner, comme je l’ai dit, l'outillage de la persécution, établir des règles
fixes, une procédure, une jurisprudence. Mais s’ils augmentèrent, dans une proportion prodigieuse, le nombre des victimes, et si, à ce point de vue, il convient de les exécrer particulièrement, — c’est contre le principe lui-même que nous devons protester, c’est à ce principe qu’il faut faire remonter la juste responsabilité de ces Ilots de sang versés, de ces peuples détruits, de la marche de l’esprit humain suspendue, entravée pendant près de quinze siècles. Il est donc absurde et historiquement faux de prétendre, comme le prétendent presque tous les historiens, que l’Inquisition fut une institution anti-chrétienne. Quoi ! une institution fondée, préconisée, approuvée de tout temps par les Papes, les conciles, l’Église entière, serait anti-chrétienne ! Quoi ! lorsque, les faits en mains, nous venons de démontrer que le Christianisme fut persécuteur, dès le premier jour, et que l’intolérance est le fonds même et l’essence de son esprit, on viendra nous soutenir que la persécution et l’Inquisition sont contraires à la doctrine chrétienne ! Quoi ! l’Église chargée d’enseigner la parole du Christ, n’aura pas varié une fois, depuis saint Pierre jusqu’à Pie IX, dans sa conduite envers l’hérétique, et on prétendra que cette conduite est en désaccord avec la religion prêchée par Jésus ! Quoi ! une religion de mansuétude, de charité, de miséricorde, de tolérance, n’aurait produit, pendant dix-huit siècles, que des Papes, des conciles, des Évêques, des moines persécuteurs ! — aurait enfanté l’Inquisition, couvert le monde de cachots, de bourreaux, de victimes et de bûchers ! Où est donc votre prétendu christianisme, où se cache-t-il, — si c’est en vain qu’on le cherche dans l’histoire, dans l’Église, chez les chrétiens ? Vous plaisantez. L’Inquisition, c’est le fruit de la persécution arrivé à maturité. La persécution est fille de l’intolérance, et l’intolérance sort des entrailles mêmes du Christianisme. Écoutez donc encore une fois comment un pape infaillible, dans un concile infaillible, entendait le Christianisme : En 1215, Innocent III célébra le dixième concile général qui fut le quatrième de Latran, et il y fit décréter, à l’égard des hérétiques du Languedoc : 1° que ceux qui auraient été condamnés par les évêques comme hérétiques impénitents, seraient livrés à la justice séculaire pour subir le châtiment qu’ils mériteraient après avoir été dégradés du sacerdoce, s’ils étaient prêtres ; 2° que les biens des laïques condamnés seraient confisqués, et ceux des prêtres appliqués à l’usage de leurs églises ; 3° que les habitants suspects d’hérésie seraient sommés de se purger par la voie canonique ; que ceux qui ne voudraient pas se soumettre, seraient frappés d’excommunication, et que s’ils restaient plus d’un an sous l’anathème, sans avoir recours au pardon de l’Église, ils seraient traités comme hérétiques ; 4° que les seigneurs seraient avertis et même contraints, par la voie des censures ecclésiastiques, de s’engager par serment à chasser de leurs domaines tous les habitants notés comme hérétiques ; 5° que tous les seigneurs convaincus de négligence seraient excommuniés ; et que si, au bout d’un an, ils n’avaient pas satisfait au devoir qui leur était imposé, il en serait donné avis au pape, afin que Sa Sainteté pût déclarer leurs sujets déliés du serment de fidélité, et offrir leurs terres aux catholiques qui voudraient s’en emparer ; 6° que les catholiques qui se croiseraient pour exterminer les hérétiques, auraient part aux indulgences accordées à ceux qui faisaient le voyage de la Terre- Sainte ; 7° que l’excommunication décrétée par le concile regardait non-seulement les hérétiques, mais encore tous ceux qui les auraient favorisés eu accueillis dans leurs maisons ; qu’ils seraient déclarés infâmes si, au bout d’un an, ils n’avaient pas satisfait à leurs devoirs, et, comme tels, exclus de tous les emplois publics, privés du droit d’élire leurs magistrats, déclarés inhabiles à déposer devant les tribunaux, à faire des dispositions testamentaires, à recueillir aucune succession, à assigner personne en justice ; les prêtres seraient condamnés à la dégradation et à la perte de leurs bénéfices ; tous ceux qui communiqueraient avec ces excommuniés, lorsqu’ils auraient été notés comme tels par l’Église, seraient sous l’anathème ; ils ne pourraient participer aux sacrements de l’Église, même à l’article de la mort, etc., etc. ; 8° que personne ne pourrait prêcher sans être autorisé du pape ; 9° que tous les ans chaque évêque visiterait lui- même, ou ferait visiter par un homme habile, son diocèse s’il croyait qu’il y eût des hérétiques, qu’après avoir appelé trois habitants des plus estimés il les obligerait à lui découvrir les hérétiques du canton, les personnes qui se réunissaient en sociétés secrètes, qu’il se ferait amener tous ceux qui lui seraient dénoncés, et les punirait canoniquement s’ils ne prouvaient leur innocence, ou s’ils retombaient dans l’hérésie ; si quelqu’un refusait d’obéir à l’évêque, il devait être déclaré hérétique ; et enfin les évêques convaincus de négligence seraient traités comme coupables et déposés de leurs sièges. Ce fut à cette époque également que saint Dominique obtint du pape la faveur de fonder ce fameux ordre des Dominicains qui fournit la plupart de ses juges au Saint-Office de l’Inquisition, et bientôt après cette Milice du Christ, dont les membres devinrent si redoutables, en remplissant les fonctions de familiers de l’Inquisition. Le successeur d’innocent, Honorius III, s’appliqua également à propager cet ordre précieux, et, en peu de temps, on le vit s’établir dans tous les États de la chrétienté, notamment en Italie, car il faut noter que l’Espagne ne reçut l’Inquisition que plusieurs années après, vers 1232, quoique les Dominicains s’y fussent installés antérieurement à cette date. En 1224, elle fonctionnait déjà à Rome, où l’hérésie avait pénétré, et l’empereur Frédéric II, sur les insistances du pape, proclamait à Padoue une constitution, dont les articles diffèrent peu de ceux décrétés par le quatrième concile de Latran, sous la présidence d’innocent III. J’y relèverai seulement cet article que : Le crime de lèse-majesté divine étant plus grand que celui de lèse-majesté humaine, et Dieu punissant les crimes des pères sur les enfants, pour leur apprendre à ne pas les imiter, les enfants des hérétiques, jusqu’à la seconde génération, seront déclarés incapables de remplir aucun emploi public, et de jouir d’aucun honneur, EXCEPTÉ LES ENFANTS QUI DÉNONCERAIENT LEUR PÈRE. Il n’y a rien de plus conforme à la lettre et à l’esprit de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le pape et l’empereur se montrent même ici plus indulgents que la justice divine, car Dieu a puni l’humanité entière jusqu’à la fin du monde, pour la faute du premier homme. Cependant, l’Inquisition fondée en principe, et fonctionnant déjà avec un si heureux succès, n’avait pas encore acquis la forme d’un tribunal permanent, lorsque Grégoire IX parvint au trône pontifical. Ce fut lui qui le premier lui donna ce caractère définitif. Il conserva aux moines Dominicains les fonctions d’inquisiteurs, et leur adjoignit les Franciscains. Pendant ce temps de nouveaux conciles assemblés à Toulouse, à Melun, à Béziers, s’occupaient d’armer les juges de toutes les lois dont ils pouvaient avoir besoin, et de leur fournir tous les moyens d’accomplir efficacement leur saint ministère. D’autres mesures de rigueur s’ajoutaient à toutes celles que j’ai déjà citées. Ces mesures portaient en substance : Que tous les habitants, — depuis l’âge de quatorze ans, pour les hommes, et celui de douze pour les femmes, — promettraient avec serment de poursuivre les hérétiques ; et que, s’ils s’y refusaient, ils seraient traités eux-mêmes comme suspects d’hérésie ; Que ceux qui ne se présenteraient pas régulièrement trois fois par an au tribunal de la pénitence, seraient également traités comme suspects d’hérésie ; Que toutes les maisons qui auraient servi d’asile aux hérétiques seraient rasées ; Que toutes les propriétés des hérétiques et de leurs complices seraient saisies, sans que leurs enfants pussent avoir le droit, d’en réclamer la moindre partie ; Que les hérétiques, convertis volontairement, ne pourraient continuer d’habiter le même pays ; Qu’ils seraient tenus de porter sur leurs habits deux croix jaunes, une sur la poitrine, l’autre sur le dos, afin qu’on pût toujours les distinguer des autres catholiques ; Enfin qu’aucun laïque ne pourrait lire l’Écriture sainte, en langue vulgaire. Ces monstrueux décrets, renouvelés de concile en concile, aggravés d’année en année, depuis l’établissement du Christianisme, ne furent donc point l’œuvre d’un mouvement de colère, ou de la barbarie des mœurs. C’est l’œuvre raisonnée, persévérante, chaque jour perfectionnée, de l’Église entière. Ces décrets infaillibles existent encore, et ont force de loi aux yeux du catholique, car aucun concile, aucun pape ne les a depuis ni rapportés, ni blâmés, ni modifiés. C’est une doctrine constante, absolue[1]. Soutenir le contraire serait impossible. Toutes ces dispositions, exécutées sous la protection de saint Louis, canonisé par l’Église comme un modèle des rois chrétiens, et de l’empereur Frédéric II, achevèrent de donner à l’Inquisition sa forme et son caractère particuliers. Elle pouvait désormais agir en toute sécurité et de la façon la plus efficace. Établie en France, en Italie, il lui restait à pénétrer en Espagne, et Grégoire IX ne tarda pas à l’y introduire. |
[1] Il y a deux ans, Pie IX béatifiait Pierre d’Arbues, inquisiteur, qui a fait périr dans les tortures les plus horribles de 10 à 12.000 hérétiques.