Conduite de l'Eglise envers les hérétiques, depuis Constantin jusqu’au huitième siècle.
Le changement, je l’ai dit, fut immédiat. Pour s’en rendre compte, il suffît d’écouter ce que dit à cet égard Llorente[1], ancien secrétaire de l’Inquisition d’Espagne, très-fidèle à la foi catholique, mais honnête homme, partisan de la tolérance et historien consciencieux. Son témoignage n’est donc point contestable, ni empreint de malveillance, et j’aurai occasion souvent de le citer avec quelques développements. Je lui emprunte le résumé succinct el concluant des progrès de l’esprit de persécution dans l’Église, pendant les quatre siècles qui suivirent l’avènement de Constantin. Les papes et les évêques du quatrième siècle, profitant de ce que les empereurs avaient embrassé le Christianisme, commencèrent à imiter, jusqu’à un certain point, la conduite qu’ils avaient reprochée aux prêtres païens. Ces pontifes, respectables par la sainteté de leur vie, poussèrent quelquefois trop loin le zèle dont ils étaient animés pour le triomphe de la foi catholique et l’extirpation des hérésies, et s’imaginèrent que pour réussir il fallait engager Constantin et ses successeurs à établir des lois civiles contre ceux qui avaient embrassé ces hérésies. Ce premier pas, que les papes et les évêques avaient fait contre la doctrine de saint Paul, fut le principe et l’origine de l’Inquisition, parce que la coutume s’étant une fois établie de punir l’hérétique par des peines corporelles, quoiqu'il [lit sujet fidèle et soumis aux lois, on se vit obligé de les varier, d’en augmenter le nombre, de les rendre plus ou moins sévères, suivant le caractère plus ou moins violent de chaque souverain, et de régler la manière dont il convenait de poursuivre les coupables d’après les circonstances où l’on se trouvait. Ce qu’on voulait surtout établir, c’était de faire envisager l’hérésie comme un crime contre les lois civiles, qu’il fallait soumettre à des peines afflictives établies par le prince : le reste n’était plus qu’un accessoire et une conséquence naturelle de cette mesure. Je ne m’arrêterai point à rappeler les lois des empereurs d’Orient et d’Occident contre les hérétiques ; on peut les consulter dans les codes de Théodose et de Justinien, où elles sont accompagnées des suppléments de Jacques Godefroy, et du travail de quelques autres compilateurs : je dirai seulement qu’elles établissaient, entre autres peines, la note d'infamie, la privation des emplois et des honneurs, la confiscation des biens, la défense de tester, .de succéder par privilège de donation, la condamnation à l'exil, et quelquefois la déportation, niais jamais la peine de mort, si ce n’est à l’égard des Manichéens, et seulement dans quelques cas particuliers. La politique fit croire plusieurs fois aux empereurs que la tranquillité de l’empire serait troublée, si l’on n’éloignait le danger par des mesures capables d’imposer une terreur salutaire. L’empereur Théodose fit publier, en 382, une loi contre les Manichéens ; elle ordonnait de les punir du dernier supplice, de confisquer leurs biens au profit de l’État, et chargeait le préfet du prétoire de créer des inquisiteurs et des délateurs, pour découvrir ceux qui se seraient cachés. C’est ici, dit avec raison Godefroy, qu’il est question pour la première fois d’inquisition et de délation en matière d’hérésie ; car, jusqu’alors, elles n’avaient été ordonnées que pour les plus grands crimes, qu’il était permis de dénoncer publiquement, comme attaquant la sûreté de l'empire. Les successeurs de Théodose modifièrent ces lois répressives, suivant les circonstances de temps et de personnes. Il y avait des édits qui engageaient les hérétiques à se convertir, et qui les menaçaient des poursuites des juges impériaux s’ils n’abjuraient volontairement l’hérésie. Quant à ceux que l’on connaissait pour hérétiques, et qui ne faisaient point une abjuration spontanée, malgré les dispositions des édits, on les mettait en jugement ; mais, avant d’en venir à cette extrémité, on les avertissait que, si dans un délai déterminé ils voulaient se convertir, ils seraient admis à la réconciliation, et ne subiraient qu’une pénitence canonique. D’après la réponse de ces hérétiques, on établissait avec eux des conférences réglées, dans la vue de les instruire et de les ramener à la saine doctrine. Lorsque ces moyens conciliatoires étaient insuffisants, on avait recours à la voie des châtiments, qui variaient beaucoup. Les docteurs qui, au mépris des lois, enseignaient leurs fausses doctrines, étaient quelquefois soumis à des amendes considérables, bannis des villes, et même déportés. Dans certains cas, on les condamnait à perdre leurs biens ; dans d’autres, ils étaient obligés de payer au fisc une somme de dix livres d’or, ou ils étaient fouettés avec des lanières de cuir, et transportés dans des îles d’où ils ne pouvaient revenir. Outre ces peines, il leur était défendu de former des assemblées, et les lois prononçaient contre les infracteurs la proscription, le bannissement, la déportation, et même la peine de mort, suivant les circonstances qui étaient déterminées par les lois. Ainsi, pas de doute, pas de discussion possible. Dès que César devient chrétien, — c’est-à-dire dès que l’Église possède des soldats, des gendarmes, des bourreaux, — sa conduite change aussitôt : — la rigueur remplace la douceur ; l’amende, la prison, l’exil, la confiscation des biens, la privation des droits civiques, — même du droit de tester, — la peine de mort enfin, accompagnent les pieuses objurgations, les peines canoniques et l’excommunication. Mais est-il bien vrai qu’à ce moment la conduite de l’Église ait changé ? Non, car ses principes depuis le premier jour sont restés les mêmes. Sa puissance a augmenté, ses moyens d’action se sont élargis, voilà tout. Ce qu’elle fait aujourd’hui, elle l’eût fait hier, — si les circonstances extérieures s’y étaient prêtées ; — elle le ferait demain, si l’opinion publique, le progrès des idées et des mœurs ne l’avaient condamnée, de nos jours, à cette heureuse impuissance où elle était avant l’avènement de Constantin. Partout où elle s’établit, partout où elle domine, ses errements sont les mêmes, ses façons d’agir identiques. Partout elle poursuit un même but, partout elle y apporte le même esprit, le même acharnement. Religion révélée, représentant la vérité absolue et Dieu lui-même, elle peut composer avec les événements, elle ne transige pas avec les principes. Si elle se montre plus barbare dans tel ou tel pays, dans tel ou tel siècle, c’est une erreur de croire, — comme le prétendent ses avocats d’office, — qu’elle a subi l’influence d’un milieu plus barbare lui-même dans les siècles d’ignorance, chez les peuples de tempérament sanguinaire. Non, il n’en est rien, et je le démontrerai victorieusement par des faits incontestables. La férocité particulière de l’Inquisition ne tint nullement au caractère du peuple espagnol. Cette férocité tint exclusivement à ce que, — en Espagne, — le pouvoir civil s’étant soumis au pouvoir religieux et lui ayant mis la bride sur le cou, — l’inquisition put appliquer en paix, sans entraves, ses principes, et créer, pour de longs siècles, le régime idéal de la persécution. Partout ailleurs l’Inquisition eût été la même. Partout ailleurs le fanatisme religieux eût revêtu les mêmes formes atroces, poursuivi son œuvre avec la même persévérance impassible. Ce ne sont point les Torquemada qui manquèrent en France, en Italie, en Allemagne, ce sont les Philippe II, et quand Louis XIV, en plein dix-septième siècle, chez le peuple le plus doux de l’Europe, à la veille de l’Encyclopédie, au moment où Voltaire naissait, voulut révoquer l’édit de Nantes, la France fut le théâtre des mêmes persécutions que l’Espagne, et la dépassa peut-être par le nombre et le raffinement de ses supplices. Il en avait été de même sous les Valois, a l’époque des guerres religieuses ; il en fut de même en Allemagne, aux débuts de la Réforme, ou contre les Hussites. En effet, l’Église d’Espagne, sous les empereurs romains comme sous les empereurs chrétiens, pendant l’époque qui nous occupe, suivit en tout la discipline générale. Dans le quatrième concile de Tolède, assemblé en 633, et auquel assista saint Isidore, archevêque de Tolède, on s’occupa des hérétiques judaïsants ; il fut décrété, avec le consentement du roi Sisenand, qu’ils seraient mis à la disposition des évêques pour être châtiés et contraints, au moins par la crainte, d’abandonner une seconde fois le judaïsme : on devait leur ôter leurs enfants et rendre la liberté à leurs esclaves. Tout le monde se rappelle l’histoire du petit Mortara, arrivée sous le pontificat de Pie IX, en plein dix-neuvième siècle. Quant à la mesure relative à l’affranchissement des esclaves, elle confirme ce que j’ai dit au second chapitre : que le Christianisme n’avait pas aboli l’esclavage, n’avait rien changé à la situation matérielle des membres de la société antique, ni relevé les misérables du monde païen. Dans ce cas particulier, l’affranchissement des esclaves n’est point la reconnaissance d’un droit, mais une confiscation. On prive l'hérétique de ses esclaves, comme on s’empare de sa maison et de ses autres biens. En 655, le neuvième concile de Tolède établit plus particulièrement la manière dont il convenait de punir les hérétiques. Il décréta que les Juifs baptisés seraient obligés de célébrer les fêtes chrétiennes avec leurs évêques, et que ceux qui ne se conformeraient pas à cette discipline seraient condamnés à la peine du fouet ou à celle de l’abstinence, suivant l’âge des coupables. On se montra beaucoup plus sévère contre ceux qui étaient retournés du Christianisme à l'idolâtrie, puisque nous voyons que le roi Récarède Ier proposa dans le troisième concile de Tolède de l’année 589, de charger les prêtres et les juges ordinaires de rechercher et d’extirper cette espèce d’hérésie, en punissant les coupables d’une manière proportionnée au délit, sans faire usage cependant de la peine capitale. La mesure de rigueur dont je viens de parler ne parut même pas suffisante, et le douzième concile de Tolède de 681, auquel assistait le roi Erbigius, décida que si le coupable était noble, il subirait la peine de l’excommunication et de l’exil ; que s’il était esclave, il serait fouetté et livré à son maître, chargé de chaînes, et que si le seigneur ne pouvait répondre de lui, il deviendrait la propriété du roi, pour recevoir la destination qui serait jugée convenable. En 693, le seizième concile de Tolède, assemblé en
présence du roi Egica, ajouta aux mesures déjà établies une loi par laquelle,
si quelqu’un s’opposait aux efforts des évêques et des juges pour anéantir
l’idolâtrie et châtier les idolâtres, il devait être excommunié et puni d’une amende de trois livres d’or, s’il était noble, de cent
coups de fouet, s'il était d’une condition vile, rasé et dépouillé de la
moitié de ses biens. On voit toujours en quoi consiste la fraternité chrétienne, et l’égalité des hommes aux yeux de l’Église. Qu’avaient gagné les classes déshéritées, à la venue du Christ ? Recesuinte, qui régna depuis 663 jusqu’en 672, établit une loi particulière contre les hérétiques ; elle les privait indistinctement des honneurs, des dignités et des biens dont ils jouissaient, s’ils étaient prêtres, et ajoutait a ces peines celle du bannissement perpétuel pour les laïques, s’ils refusaient de renoncer à l’hérésie. |