HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE IV.

De la conduite de l’Église envers les hérétiques, avant Constantin.

 

 

Les faits vont maintenant se charger de démontrer à leur tour que le Christianisme, — intolérant par essence, et dès le premier jour, — ne tarda pas à franchir, — aussitôt que les circonstances le lui prescrivirent, — la faible barrière qui sépare la persécution de l’intolérance.

Ne n’oublions pas : — l’intolérance, c’est la persécution appliquée aux idées ; — la persécution, c’est l’intolérance appliquée aux individus.

Aux époques et dans les pays où le Christianisme ne dispose point du pouvoir matériel, — il s’en tient à l’intolérance, se contentant de prêcher les hérétiques et de condamner les hérésies, d’enseigner qu’il est la vérité absolue, que la vérité ne doit point pactiser avec l’erreur, et que s’il endure le mal à ses côtés, c’est que les circonstances l’empêchent de l’extirper.

Telle est la conduite du catholicisme actuel dans presque toute l’Europe contemporaine ; mais le Pape, afin d’interrompre la prescription, et de ne laisser aucune illusion aux peuples, publie des Syllabus, des Encycliques, où il proteste énergiquement contre celte tolérance imposée que l'Église subit avec impatience, avec désespoir.

Telle fut à peu près la conduite du Christianisme pendant les trois premiers siècles, jusqu’à la paix de Constantin.

Saint Paul veut qu’on avertisse deux fois l’hérétique, avant de l’excommunier.

Jésus, dans l’Évangile, avait déclaré qu’il fallait engager le pécheur trois fois à se convertir, avant de cesser tout commerce avec lui.

L’excommunication était alors la seule peine employée, et encore ne l’employait-on qu’après avoir inutilement usé des représentations.

D’après saint Denis, évêque de Corinthe, si l’hérétique se montrait docile et disposé à revenir à la foi de l’Église, on devait le traiter avec douceur, en évitant de lui donner aucun sujet de peine, dans la crainte de l’irriter et de le rendre obstiné.

Avant de lancer l’anathème contre les hérétiques, on essayait de les éclairer, soit par des discussions particulières, soit dans des colloques publics.

Cependant, dès cette époque, il se trouvait déjà des évêques disposés à user de rigueur, à employer les moyens de coercition matérielle, puisque l’évêque Archélaüs voulut faire arrêter Manès, le chef de la secte des manichéens.

Il n’y renonça qui sur l’insistance de Marcel, qui ménagea une dernière entrevue entre l’évêque et l’hérétique.

Archélaüs étant venu à bout de convaincre l’hérésiarque, n’insista plus pour qu’on s’emparât de sa personne, et prit même Manès sous sa protection.

En 272, le concile d’Antioche voyant que Paul de -Samosate, évêque d’Antioche, était retombé dans l’hérésie, après une première abjuration faite en 266, le déposa, et Paul ayant refusé d’obéir, les évêques réunis en concile s’adressèrent à l’empereur Aurélien, pour réclamer l’intervention de la puissance civile.

L’empereur répondit que ne sachant point lequel des deux partis avait raison, il convenait de se conformer à ce que décideraient l’évêque de Rome et son Eglise.

Félix Ier ayant confirmé la décision du concile, l’empereur la fit exécuter.

Un autre concile, tenu en 303, décréta que si un hérétique demandait h rentrer dans le sein de l’Église, il serait admis à la réconciliation, et qu’on ne lui imposerait d’autre peine qu’une pénitence canonique de dix ans.

Ainsi, jusqu’à l’avènement de Constantin, suivi de sa conversion, l’Église se contenta d’employer la persuasion pour convertir les hérétiques, et, lorsque la persuasion restait impuissante, elle les excommuniait, sans avoir recours à d’autres moyens de rigueur, — c’est-à-dire sans les frapper de peines matérielles.

C’est là l’époque de charité, de mansuétude et de douceur de l’Église.

Cette époque dura environ trois siècles, pendant lesquels l’Eglise soumise à des empereurs païens, exposée elle-même à de fréquentes persécutions, n’exerçant aucune influence sur les agents de l’autorité constituée, ne disposant d’aucun moyen de se faire justice, ne pouvait guère agir autrement, quand bien même elle l’eût voulu.

Cependant, à cet instant même de son histoire, pendant ces trois siècles d’une existence précaire, où toute chaude encore de la prédication évangélique, elle devait être imprégnée de l’esprit des premiers apôtres et purement chrétienne, dans l’acception la plus stricte du mot, sans aucun de ces mélanges d’idées que le temps apporte nécessairement avec lui ; — à cet instant unique, nous voyons s’affirmer sans hésitations tous les principes d’où la persécution va sortir pour dévaster le monde, et décapiter l’humanité pendant quinze siècles.

L’Église tâtonne encore, elle hésite sur les meilleurs moyens à employer pour ramener l’hérétique et le réduire à l’impuissance, mais il est bien admis qu’il faut le convertir ou l’excommunier s’il persiste dans l’hérésie, c’est-à-dire le retrancher moralement de la société des fidèles.

Il est admis que les fidèles doivent le fuir, cesser tout commerce avec lui, le regarder, non pas seulement comme un ennemi, et le pire de tous, mais encore comme s’il avait déjà cessé de vivre.

On voit les évêques discuter entre eux pour savoir s’il convient d’employer les peines corporelles.

Archélaüs veut faire arrêter Manès. — Il n’y renonce que sur l’insistance d’un autre évêque, qui l’engage ù tenter un dernier effort, une dernière entrevue.

Manès se convertit. — Que fût-il arrivé s’il avait persisté dans ses opinions ?

Nous voyons aussi un concile recourir au pouvoir laïque, et par conséquent provoquer, dès les premiers jours, l’intervention de la puissance civile dans les démêlés religieux. Or, la puissance civile, c’est la force, la force matérielle.

L’Église reconnaît si bien la légitimité de cette intervention, la désire si unanimement, — pourvu qu’elle soit a son service, — qu’elle s’adresse même à un empereur païen, qui la persécutera demain, pour faire exécuter ses décrets.

Paul de Samosate fut simplement déposé avec l’aide des sbires impériaux, et il n’y eut pas de sang versé, cette fois, — qu’importe ? Le principe est posé.

Ainsi donc, en résumé, dans les premiers agissements des premiers évêques et des premiers conciles, — à cet âge d’or de la charité évangélique, de la mansuétude chrétienne, on distingue déjà, en ébauche, tous les procédés, tous les germes constitutifs de la persécution.

Elle y est comme l’oiseau dans l’œuf.

L’Eglise, désarmée, ne pouvant, sous des princes païens, employer contre les hérétiques les moyens coercitifs de la puissance temporelle, emploie les moyens moraux à sa disposition : — elle prie, elle prêche, elle objurgue, elle excommunie.

Vienne un prince chrétien, prêt à lui fournir les gendarmes et les bourreaux qui lui manquent, elle passera sans hésitation, tout naturellement, des peines morales aux peines physiques, de l’intolérance à la persécution.