La persécution religieuse est-elle contraire à l’esprit même du Christianisme ?
Sans doute la prédication du Christ est empreinte d’un Certain esprit de douceur, dans plusieurs passages de l’Évangile ; mais d’autres passages ouvrent la voie à l’application des moyens rigoureux contre les hérétiques, et, d’ailleurs, l’Ancien Testament, dont le caractère divin n’est pas plus contestable aux yeux du chrétien, est rempli d’un bout à l’autre des invectives les plus violentes, des menaces les plus cruelles contre les ennemis de la foi. Il y a donc, au sein de la tradition chrétienne, un double courant : — le fidèle, suivant son tempérament, peut y choisir, en toute tranquillité de conscience, et sans cesser une minute d’être orthodoxe, soit des leçons de douceur et de pardon, soit des exemples de vengeance et de barbarie. Du reste, à côté du texte même de la Bible et de l’Évangile, — sujet à toutes les interprétations, — il y a la tradition constante de l’Église, qui, par la voix de ses Pères, des Conciles et des Papes, a commenté la parole évangélique, et déclaré à l'humanité quel sens exact il convenait de lui donner. Je ne m’occuperai de cette tradition, de cette interprétation, qu’au point de vue particulier de la conduite qu’il était obligatoire de tenir à l’égard des hérétiques ; — les discussions théologiques et les questions de dogmes étant complètement étrangères au sujet que je désire traiter dans ce livre. Or, en consultant l’histoire, on voit qu’à de rares exceptions près, et à part quelques hésitations durant les trois premiers siècles de l’Église, l’Église n’a cessé de regarder comme son premier devoir la poursuite et la répression de l’hérésie. En réalité, elle avait raison. — Jésus-Christ, en chargeant ses disciples d’aller prêcher les hommes et de convertir l’univers, avait créé le premier cette stricte obligation. De cette loi du prosélytisme, de cette recommandation expresse de faire connaître la parole de vie aux infidèles, aux païens, de cette affirmation que c’était la volonté positive du Seigneur, — il résultait logiquement que l’Église — unique dépositaire de cette parole de vie, — devait employer tous ses efforts à la faire triompher, à combattre l’esprit du mal, d’abord par la prédication, puis par les moyens matériels, si la prédication ne suffisait pas. Jésus-Christ, d’après le Nouveau Testament, n’indique pas clairement qu’il faille poursuivre l’hérétique par le fer et le feu, et recommande même de lui pardonner chaque fois qu’il se repentira. Cependant il est bien évident qu’en face d’hérétiques endurcis que rien ne pouvait amener à résipiscence, — qui prêchaient l’erreur, — qui entraînaient à leur suite de nombreux prosélytes, — qui menaçaient de rendre à peu près inutile la connaissance de la vérité révélée, en attirant à leur foi hétérodoxe des peuples entiers, — l’Eglise dut se croire autorisée à recourir aux moyens de rigueur pour conserver intact pour sauver d’un naufrage imminent, le trésor divin confié à sa garde. L’intolérance est le fonds même du Christianisme : or de l’intolérance à la persécution la pente est si rapide, qu’il était impossible que l’Église ne descendit pas cette pente fatale. Après tout la persécution n’est que le moyen, la sanction de l’intolérance : — un peu de fanatisme dans les esprits, un peu de barbarie dans les mœurs, et aussitôt les bûchers s’allumeront. Après avoir essayé des peines purement morales, telles que l’excommunication, l’Église dut logiquement, je le répète, employer les peines physiques contre ceux qui s’entêtaient dans l’erreur, et levaient contre Dieu même l’étendard de la révolte. Ces malheureux n’étaient plus seulement des infidèles, c’étaient encore des ennemis de l’autorité constituée, des révolutionnaires, — coupables suivant la loi divine et la loi humaine. — Les nécessités du salut public faisaient une étroite obligation de les réduire au silence, à l’impuissance, par tous les moyens, particulièrement par les moyens de nature à imposer une terreur salutaire à ceux qui eussent été tentés de les imiter. D’ailleurs, pourquoi les eut-on ménagés ? Il eût fallu, pour cela, que Jésus eût proclamé le droit de la raison individuelle, le respect de la conscience personnelle, tandis qu’il était venu apporter, non pas des droits a l’individu, mais une loi qui, en réalité, niait tous les droits : — elle proclamait la déchéance de l’homme, la malfaisance native, l’incapacité et la corruption de sa nature, laquelle livrée à elle-même ne pouvait enfanter que le mal. Ce que nous appelons, aujourd’hui, le droit imprescriptible de la libre pensée, est la négation même du principe fondamental du Christianisme, et, aux yeux du chrétien logique, ce droit n’est et ne peut être que la liberté du mal. D’autre part, puisqu’il s’agissait de réprouvés, voués à la damnation éternelle, destinés à subir dans l’autre monde des supplices raffinés et aussi durables que Dieu lui-même, on ne comprend pas pourquoi l’Église eût hésité à les martyriser un peu, dès ce bas monde, à l’imitation de ce qui les attendait au delà de la tombe. Jésus avait bien dit : Je ne veux point la mort du pécheur, — et l’on pouvait espérer jusqu’au dernier moment que la grâce agirait sur les âmes les plus endurcies ; mais, d’autre part, il s’agissait d’arrêter la contagion du vice, et, en terrifiant, peut-être un peu prématurément, quelques coupables, de sauver un grand nombre de fidèles. Par les supplices, l’Église ramenait les faibles et les hésitants, ou elle obtenait des aveux précieux. Quant au pardon, recommandé par l’Évangile, elle ne le refusait jamais. Qu’on se repentît, qu’on abjurât l’erreur, et son absolution était prête. En ce qui touchait le corps, — cette guenille coupable, dont la macération est agréable à Dieu, — sa mort servait de rançon, d’expiation, et prédisposait merveilleusement le Seigneur à l’indulgence. Du reste, comme je l’ai déjà dit, l’hérétique n’était pas seulement coupable d’une erreur de l’esprit, mais encore d’un mauvais exemple de révolte contre le principe d’autorité. On pouvait réconcilier l’hérétique, — le révolté devait subir sa peine, — et le pouvoir laïque s’en chargeait. En effet, l’Église n’exécutait point personnellement les coupables, et ne rendait point d’arrêts de mort. Elle remettait le réprouvé entre les mains du pouvoir civil, à qui ne s’appliquait point la recommandation du Christ de pardonner au pécheur. A tous les points de vue l’Église était donc logique, et c’est une injustice d’accuser l’Eglise d'avoir dénaturé l’esprit de l’Évangile. Elle a tiré des conséquences — horribles, mais inévitables, — d’un premier principe, dont l’exposé —plein de mansuétude dans l’Evangile, —nous paraît débordant de charité, et ennemi de toute violence. Mise en face d’un grand devoir, — qui était sa raison d être, — le triomphe de la foi, elle ne pouvait pas ne pas combattre, ne pas poursuivre l’hérésie et les fauteurs d’hérésie. Devant leur résistance, elle ne pouvait pas se résigner a de vaines objurgations, à d’inutiles protestations. Il fallait sauver la cause de Lieu : — c’est pour cela qu’elle était instituée, et il eût été étrange que la vérité restât désarmée devant le mensonge, que l’esprit de Dieu respectât l’esprit du mal. Elle pardonnait, — quand il y avait repentir, — mais elle pardonnait à l’âme seulement, qui seule dépendait de sa juridiction. Pour le corps soumis à César, elle le livrait à César, qui, lui, sous sa responsabilité privée, punissait dans ce corps le délit, le crime épouvantable, d’avoir méconnu la* première loi de l’Etat, — l’unité de la foi. La persécution découle donc tout naturellement de l’essence du Christianisme, et l’Église, aujourd’hui, comme hier, en plein dix-neuvième siècle, comme au douzième siècle, persécuterait ses adversaires, si elle en avait encore le pouvoir matériel. Pie IX, comme Innocent III, repousse avec horreur le principe damnable de la liberté de conscience, l’erreur maudite de la tolérance. Peut-être, aujourd’hui, les supplices seraient-ils moins affreux qu’au moyen âge, mais cela tiendrait exclusivement à un certain adoucissement général des mœurs. Les inquisiteurs ne manqueraient pas : — ce seraient les bourreaux qui feraient défaut. Soyons donc justes, rendons à César ce qui appartient à César, et au Christianisme ce qui appartient au Christianisme. Les moines et les prêtres furent souvent des bêtes féroces, souvent aussi la soif des richesses, l’appât des confiscations, l’amour de la domination, les poussèrent aux plus effroyables excès, mais ils n’en étaient pas moins chrétiens, dans le sens absolu du mot. S’ils déployaient un zèle excessif, barbare, peu éclairé, ils ne faisaient que tirer, avec les lumières qu’ils possédaient, la conséquence, quelquefois poussée à l’extrême, d’un principe premier, certain, indiscutable, — ou se servir, quand l’avarice et l’ambition les guidaient, des moyens nombreux mis à leur disposition par l’esprit même de leur religion. On objectera que le protestantisme, fils aussi de l’Evangile, et qui a la prétention justifiée de ne suivre aucune autre loi que celle qui s’y trouve clairement exprimée, n’a jamais été persécuteur au même point que le catholicisme. Cela est vrai. Cependant, Élisabeth a persécuté, Calvin a persécuté. En Suède, de nos jours mêmes, le luthéranisme se montre fort intolérant, et, à Paris, les orthodoxes, M. Guizot en tête, persécutent les dissidents, dans la mesure du possible, en leur interdisant la chaire, en les réduisant au silence, en les privant de leurs bénéfices. Il faut donc croire que, de quelque côté qu’on envisage l’Évangile et l’Ancien Testament, la tolérance n’en sort ni directement, ni facilement. Si le protestantisme, néanmoins, a révélé et révèle de plus en plus un esprit de liberté et de douceur, incompatible avec le catholicisme, cela tient donc à diverses causes étrangères à la foi chrétienne elle-même. Le protestantisme, divisé en un grand nombre de sectes, ne possède point cette organisation uniforme et vigoureusement centralisée qui permet à l’Église de Home d’exercer une action régulière, de fonctionner à la façon d’un véritable gouvernement dont les lois établies sont universellement reconnues de chacun de ses membres. Le protestantisme a été avant tout l’affirmation du droit individuel, et le réveil de la conscience humaine dans le domaine religieux. Il permet la libre interprétation des Saintes Écritures ; il ne vous demande que de croire à la mission du Christ, et encore n’est-il pas absolument nécessaire de croire à la divinité de Jésus. Plus il marche, plus il en vient h ne plus voir dans l’Évangile qu’une sorte de code de morale, plus il se dégage de toute forme religieuse nettement définie. Ici, comme dans le catholicisme, la logique domine les faits. Le protestantisme a cru revenir à la religion primitive, à la religion des apôtres, à la prédication immédiate du Christ, et le voilà sur la grande route du libre examen, en train de devenir une simple école philosophique, et d’aboutir au déisme pur et simple. Il a cessé d’être persécuteur, mais il cesse d’être une religion, à proprement parler, et son exemple confirme, par les contraires, tout ce que j’ai dit jusqu’à présent des tendances logiques du Christianisme à dogme, père d’une Église constituée. |