HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE II.

Caractère spécial du Christianisme.

 

 

Le Christianisme amena, certes, une grande révolution dans le monde.

Il n’abolit point l’esclavage antique ;

Il n’améliora point le sort des classes populaires ;

Il ne fonda point l’égalité entre les hommes, et ne nivela nullement les castes ;

Il ne porta pas un seul coup au despotisme césarien, qui fut, après le Christianisme, ce qu’il avait été auparavant, et même pire, le plus souvent.

Il laissa les peuples sans défense entre les mains de leurs maîtres, — nobles et rois ;

Son action sur la politique consista exclusivement à sanctifier le pouvoir, en le faisant découler de Dieu lui-même, à transformer les potentats en oints du Seigneur, — à prêcher aux sujets l’obéissance et la résignation, à maudire l’esprit de révolte.

Rendez à César ce qui appartient à César, avait dit Jésus-Christ.

La révolution amenée dans le monde par le Christianisme ne fut donc point politique, et ne changea en rien la situation des hommes, qui restèrent tels qu’ils étaient au moment où l’Evangile triompha.

Les maîtres restèrent les maîtres ;

Les nobles et les riches restèrent nobles et riches ;

Les esclaves restèrent esclaves. Il n’y eut qu’une différence sensible, — c’est que, dans le monde païen, le despotisme et l'esclavage étaient deux faits brutaux, deux accidents purement humains, passagers, transitoires, sans sanction morale et religieuse, tandis que, sous l’empire de la loi chrétienne, ces faits furent déclarés d’institution divine.

Les maîtres tinrent leur pouvoir de Dieu, et l’obéissance devint un devoir, la résistance un sacrilège.

L’Évangile proclamait la fraternité des hommes, — vérité banale, connue depuis longtemps, et qu’un poète latin lui-même avait exprimée en des vers magnifiques[1], — mais la fraternité de l’Évangile n’était qu’une fraternité idéale, dans le sein de Dieu, et ne portait atteinte à aucun des privilèges des grands de la terre. Cette fraternité était une promesse pour un avenir lointain, extra-terrestre.

Elle pouvait inspirer la résignation aux malheureux, aux déshérités : — elle ne leur apportait rien d’immédiat. — Loin de là, la résignation rivait encore leurs chaînes.

On a beaucoup parlé de la transformation de l’esclavage antique en servage, et Ton a reporté au Christianisme l’honneur de cette transformation.

C’est une erreur.

Le Christianisme ne fut point ennemi de l’esclavage.

Il ne l’abolit nulle part.

Pas un Pape, pas un concile ne l’a condamné.

L’esclavage antique persista longtemps à travers le moyen âge.

Les évêques eux-mêmes eurent des esclaves.

Le servage fut une importation des Barbares qui envahirent l’Empire romain. La religion chrétienne n’exerça aucune influence sur son accroissement, et sur la diminution, puis sur la disparition finale de l’esclavage proprement dit.

Quand les chrétiens découvrirent le nouveau monde, et s’y installèrent, ils y établirent aussitôt l’esclavage, — sans que Rome s’y opposât, sans que l’Église songeât à protester, ou seulement à blâmer cette monstrueuse institution.

Il lui eût été facile pourtant, alors, d’empêcher cette infamie, d’éviter cette honte aux peuples modernes.

Il s’agissait là d’une terre vierge — il n’y avait point de droits acquis à ménager.

Un mot de l’Église, et tout était dit.

Ce mot, l’Église ne le prononça pas, et dans le nouveau monde, comme jadis dans le monde ancien, l’Église ne sut prêcher aux esclaves que la résignation et l’obéissance passive.

Encore, aujourd’hui, les deux seuls peuples, qui aient conservé des esclaves, sont deux peuples catholiques par excellence : le peuple Espagnol, à Cuba, et les Portugais établis au Brésil.

Le Christianisme ne fit donc rien, je le répète, pour la réforme des abus sociaux et politiques du monde ancien. Le premier César qui voulut recevoir le baptême, Constantin, se trouva, le lendemain de sa conversion, dans la même situation que la veille, muni du même-pouvoir absolu, immoral et sans contrôle, — au-dessus du même troupeau humain sans droits et sans recours contre la tyrannie, troupeau livré aux mêmes misères matérielles, dans une société où régnaient toujours les mêmes inégalités, la même répartition inique de la richesse et de la puissance.

Il y eut seulement cette différence en plus, — je le répète, — au détriment des exploités, que César, — assassin de son fils et de sa femme[2], — était devenu l’élu du Seigneur, et commandait par ta grâce de Dieu.

Et cependant le Christianisme amena une grande révolution dans le monde, — si grande que nous en subissons encore, à l’heure où j’écris ces lignes, la lourde conséquence, le contre-coup terrible.

Cette révolution — fut toute morale.

Le Christianisme, — non content de respecter et de consacrer le césarisme romain, d’apporter au despotisme politique son appui sans restriction, et de bénir les liens qui enchaînaient le citoyen, l’homme social, — le Christianisme, en regard de ce césarisme, institua un second césarisme. — LE CÉSARISME DES ÂMES.

À côté de l’Empereur, il éleva l’Église, représentée par les Conciles et la Papauté, — l’Église qui, laissant les corps à la merci des empereurs, s’empara des intelligences et des consciences, et[3], pour la première fois dans l'histoire du monde, étendit aux âmes[4] le régime du pouvoir absolu. Jusque-là, il y avait eu des religions, des croyances, des pratiques superstitieuses, — mais, comme je l’ai indiqué dans le chapitre précédent, l’être moral n’avait pas subi une discipline absolue, immuable, uniforme.

Chaque individu restait en possession exclusive de sa raison, et la plus grande liberté d’esprit régnait pour toutes les questions philosophiques et morales.

Depuis de longs siècles, pas un homme distingué de Rome ou de la Grèce ne croyait aux dieux païens, et les Tibère, ni les Néron, ni les Caligula, ni les Domitien, ne songeaient à décréter une foi, à réprimer la licence des philosophes qui traitaient dans les Écoles tous les grands problèmes de la vie future, et de l’essence de l’homme.

Avec le Christianisme, tout changea.

Le Christianisme n’était plus une religion, — mais LA RELIGION, — une foi, — mais la foi, — une loi, — mais LA LOI.

Cette loi était la vérité même, absolue, complète. Le monde moral et le monde intellectuel avaient leurs frontières nettement circonscrites.

Il ne s’agissait plus de chercher : — TOUT ÉTAIT TROUVÉ.

Il ne s’agissait plus de discuter : — IL FALLAIT CROIRE.

Le règne de l’homme était fini : — celui de Dieu commençait.

La nuit vint, et le silence se fit. Telle est la grande révolution chrétienne : L’esclavage extérieur, matériel, social, étendu aux esprits.

Deux Césars, — l’Empereur, qui gouvernait les hommes, décrétait les lois ; — le Pape, qui pensait pour eux, et décrétait les idées.

Jusqu’alors, à travers les barreaux de sa cage, l’esclave pouvait jeter un coup d’œil sur l’espace, contempler le ciel, humer un peu d’air libre, se perdre en imagination dans l’immensité sans bornes.

La cage fut murée. — Plus de ciel, plus d’espace, plus d’air libre ;

La foi !

Au point de vue de la liberté, du libre développement de ses facultés, et de la dignité, — voilà ce que l’homme gagna au Christianisme.

Cette révolution est immense, — on le comprend. C’est la plus radicale que l’humanité pût subir. Elle changea l’histoire entière, et la marche de toutes les civilisations.

Quelle était donc cette loi qui allait se substituer au jeu de la raison, — cette vérité, qui supprimait la recherche de toutes les vérités ?

Puisqu’elle devait rester seule et immuable, — qu’apportait-elle au monde ?

Elle lui apportait le dogme de la chute originelle, la malédiction de la chair, et le rachat de l’humanité par le bon plaisir du Créateur, — la Grâce !

Elle disait aux hommes :

Vous êtes tous coupables, tous voués de naissance à la damnation éternelle, tous incapables de vous sauver par vos propres vertus.

Dieu, votre Créateur, vous a maudits, dans le premier homme.

Ce que vous appelez la vie est la mort, et la terre est un cachot, où vous expiez le plus grand des crimes : — avoir voulu savoir, car le crime d’Adam fut d’avoir goûté aux fruits de l’arbre de la science du bien et du mal.

Votre raison n’est que ténèbres, et ne peut que vous induire en erreur.

Vos vertus ne sont qu’apparence, votre esprit est frappé de vertige et d’incapacité.

Dans sa bonté Dieu consent pourtant à vous pardonner, et il a envoyé son Fils dont le sang a payé votre rançon[5].

Vous pourrez donc échapper au châtiment, mais à condition de croire en Jésus, qui a fondé l’Église et l’a rendue dépositaire de toute vérité.

Le Pape, représentant visible de Dieu sur la terre, tient dans ses mains les clefs du ciel.

Croyez ce qu’il enseigne par ses prêtres, et vous serez sauvés.

Mais, en dehors de l’Église, point de salut.

Ceux qui s’en séparent, comme ceux qui ne l’ont point connue, sont voués aux flammes éternelles, et torturés sans fin dans l’enfer.

Votre corps périssable n’est que honte et péché.

Il faut le dompter, le mortifier, au profit de l’âme immortelle, que vous a donnée le Créateur, et qui débarrasse, par la mort, de son enveloppe grossière, ne connaîtra plus que la béatitude, au pied du trône de Dieu, — si vous vous êtes rachetés par la foi.

Ceci bien établi, il en résultait que l’homme, — coupable de naissance et voué à la perdition, — ne pouvait mériter aux yeux de Dieu que par sa soumission, son abdication, sa foi complète, absolue, inébranlable, dans la vérité enseignée par l’Église, devenue l’unique dépositaire de toute vérité : — il commettait le plus grand des crimes, le plus abominable des forfaits, le seul qui ne se pût pardonner, puisque Dieu lui-même le punissait de l’éternité des supplices, — le jour où il cessait d’avoir la foi.

En effet, en perdant la foi, il ne tombait pas seulement dans l’erreur, mais il devenait criminel, et se plaçait immédiatement sous le coup de la justice impitoyable de Dieu.

Non-seulement il devenait criminel, mais encore il devenait sacrilège, et entrait en révolte directe contre Dieu lui-même.

Ne niait-il pas ses promesses ? — Ne mettait-il pas en doute ses paroles ? — C’était le crime pur et simple de lèse-divinité.

Des tourments effroyables, des tourments que rien ne devait finir l’attendaient dans l’autre monde, et il était séparé pour l’éternité de la société des fidèles appelés à contempler le Seigneur, à vivre à ses côtés.

Pourquoi n’en eût-il pas été séparé, dès cette terre ?

Il le fallait, d’abord, pour imiter, autant que possible, les décrets de la justice divine, ensuite pour empêcher qu’il ne répandit autour de lui la contagion du mal, qu’il n’empêchât le salut des malheureux qui auraient pu suivre son exemple.

De cet ensemble d’idées naquit cette fureur de prosélytisme qui a toujours distingué le Christianisme.

Dans ces conditions l’humanité seule aurait suffi pour y conduire.

Des hommes qui possédaient la vérité, et qui ne pouvaient en douter, car ils la tenaient de la bouche de Dieu même, devaient s’efforcer de la répandre, de la faire triompher.

Comment, tous les hommes étaient condamnés, sans ressource ; un moyen, un seul, restait de les sauver, et ceux qui possédaient ce moyen ne se fussent pas empressés de le faire connaître à leurs frères plongés dans les ténèbres de l’ignorance, menacés de la colère céleste !

Mais si le premier devoir du fidèle était de répandre la parole de vie, la bonne nouvelle, de convertir l’hérétique, un devoir non moins sacré pour lui était d’empêcher que l’hérétique endurci pût répandre l’erreur, et arracher les âmes au salut par ses perfides sophismes ou ses erreurs empoisonnées.

Il ne pouvait pas être question de respecter la liberté de penser, de plaindre l’erreur, de la supporter, de la pardonner, d’admirer les vertus de l’hérétique.

Devant la vérité absolue, devant la parole même de Dieu, il n’y a plus de liberté possible : — celui qui résiste n’use pas d’un droit, c’est un rebelle, un insensé.

Ses vertus ne comptent pas, puisque l’homme ne peut se sauver par lui-même. Elles le rendent seulement plus dangereux, en prêtant un attrait trompeur à l’erreur damnable.

Quant à lui pardonner, à le plaindre, comment y penser même, alors que Dieu, — la justice et la bonté dans la toute-puissance, — a déclaré qu’il serait sans pitié, et ne pardonnerait jamais ?

Du moins, l’Eglise —, qui le sait, — l’assure.

Dès lors, la tolérance et la liberté de conscience disparurent du monde.

Le droit de penser, de raisonner, d’écouter la voix intérieure, de conclure suivant ses propres lumières, de croire à sa guise, fut supprimé.

Il y eut un code de l’intelligence, une jurisprudence de l’âme, une discipline des esprits.

Le délit d'opinion devint le premier et le plus abominable des délits, et l’humanité fut prise, comme dans un étau, entre le despotisme politique, — image du despotisme moral, et le despotisme moral, — image du despotisme divin.

D’un semblable système la persécution religieuse devait naître fatalement, impitoyable et raffinée, régulière et sans merci.

La bonté ou la cruauté des individus ne pouvait en retrancher, ou y ajouter que peu de chose.

L’humanité même, je le répète, l’amour du prochain y poussait le fanatique et l’ignorant.

Qu’était-ce que cette vie, en regard de l’autre vie ?

Qu’était-ce que quelques souffrances dans notre chair périssable, en échange du salut éternel ?

Si la torture, si le bûcher, pouvaient amener l’aveu du crime, son repentir, la conversion du pécheur, — Vive la torture ! vive le bûcher !

Si le pécheur ne se rétractait point, il fallait, en tout cas, le supprimer pour arrêter la contagion du mal, et les supplices horribles qu’on lui infligeait étaient une bien faible image de ceux qui l’attendaient par delà la tombe, dans la Géhenne de feu.

L’hérétique était hors la loi, de même qu’il était hors de la miséricorde divine. Contre lui tous les moyens étaient bons, toutes les répressions étaient de droit, — que dis-je, — de devoir.

La logique gouverne le monde, et, une fois un principe posé, rien ne saurait en empêcher les conséquences.

Du moment où l’humanité, coupable par origine, sauvée par la seule grâce de Dieu, mise en possession de la vérité absolue par l’Église, se trouvait divisée en deux camps : — les élus et les réprouvés, — il devenait évident que les élus s'efforceraient un jour ou l’autre de supprimer les réprouvés, et les poursuivraient d’une haine impitoyable, qui ne serait que justice et mansuétude bien entendue.

Voilà pourquoi la religion chrétienne a été la plus persécutrice, la plus intolérante de toutes les religions ; voilà pourquoi l’Inquisition, sous une forme ou sous une autre, a dominé dans tous les pays catholiques, jusqu’à la Révolution de 1789.

 

 

 



[1] Homo sum, et nil humani a me alienum puto. Je suis homme, et rien de ce qui touche l'humanité ne m’est étranger.

[2] Constantin fit périr son fils Crispus, accusé par sa belle-mère Fausta, qui ne tarda pas à périr à son tour par les ordres de l'empereur.

[3] Je ne parle que de l’Europe.

[4] Quand j’emploie l’expression âme, je n’entends nullement préjuger la question des deux principes — matériel et immatériel — qui, dit-on, composeraient l’homme : — je veux seulement désigner tout ce qui concerne les facultés intellectuelles et morales, le cerveau, en un mot.

[5] C’est tout à fait ici l’ancienne idée païenne, que pour apaiser les dieux, il faut leur offrir du sang, et qu’une victime innocente peut assurer le salut d’une cité, d’un peuple. — C’est !a théorie du sacrifice d’Iphigénie, etc.