HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE PREMIER.

Considérations générales. — La persécution chez les païens.

 

 

Ceci est un chapitre détaché de l’histoire des persécutions religieuses. Pour la retracer tout entière, — cette histoire lugubre et sanglante, — vingt volumes ne suffiraient pas. Dans tous les siècles, chez tous les peuples, la fanatisme religieux a enfanté des maux cruels, mis les armes aux mains des hommes, brisé les liens de race et de famille, vicié les consciences, corrompu les intelligences, abâtardi ou poussé les mœurs jusqu’au dernier degré de la férocité la plus implacable.

.... Regarde plutôt quels crimes odieux

A produits autrefois ce vain culte des dieux.

On égorge en Aulide une jeune princesse :

Et qui sont les bourreaux ? — Tous les chefs de la Grèce !

Son père ! — Mais Diane a soif de ce beau sang ;

Agamemnon le livre, et Calchas le répand.

La belle Iphigénie au temple est amenée,

Et d’un voile aussitôt la victime est ornée.

Tout un grand peuple en pleurs s’empresse pour lavoir ;

Son père est auprès d’elle, outré de désespoir :

Un prêtre auprès de lui couvre un fer d’une étole.

A ce spectacle affreux, elle perd la parole,

S’agenouille en tremblant, se soumet à son sort,

Et s’abandonne toute aux horreurs de la mort.

Il ne lui sert de rien, à cette heure fatale,

D’être le premier fruit de la couche royale.

On l’enlève de terre, on la porte à l’autel,

Et bien loin d’accomplir un hymen solennel,

Au lieu de cet hymen, sous les yeux de son père,

On l’égorge, on l’immole à Diane en colère,

Pour la rendre propice au départ des vaisseaux,

Tant la religion peut enfanter de maux[1].

Oui, certes, toutes les religions ont eu leurs jours de fureurs, tous les autels ont été ensanglantés par des sacrifices humains, et nous savons quels mystères homicides s’accomplissaient dans les forêts druidiques de la Gaule, dans les temples de Carthage et de la Grèce, comme par delà l’Océan, au bord du Gange, et chez les Indiens du nouveau monde.

Cependant, il faut le reconnaître, aucune religion ne poussa aussi loin l’esprit de persécution et d’intolérance que la religion chrétienne, et le catholicisme, en particulier, a érigé en un systèm3 légal, fonctionnant d’une façon permanente, à l’aide de tribunaux constitués, la répression par la force, — avec le fer et le feu, — de toutes les opinions religieuses, philosophiques ou morales contraires au dogme catholique.

Si nous laissons de côté l’Asie et l’Amérique, pour nous occuper exclusivement de l’Europe, nous constaterons, en effet, que jamais ni le paganisme, ni le mahométisme, longtemps établi parmi nous, — soit, hier, en Espagne, soit aujourd’hui encore, en Turquie, — n’ont déployé contre les dissidents la même férocité froide et raisonnée que le catholicisme ancien et moderne, tant que la puissance matérielle a résidé entre ses mains.

Le paganisme eut, au début, des sacrifices humains, mais il faut constater, à la gloire du paganisme, que presque jamais, — pour ne pas dire jamais, — ces sacrifices ne furent le châtiment d’un délit d’opinion.

On sacrifiait des victimes humaines aux dieux, pour les apaiser, quand on les supposait irrités, ou lorsqu’on voulait obtenir d’eux une faveur inespérée.

Tel fut le cas d’Iphigénie, fille d’Agamemnon, chef de l’armée grecque.

Des vents contraires retenaient la flotte dans le port, et compromettaient le sort d’une expédition pour laquelle la Grèce entière s’était levée.

On chercha la victime la plus belle, la plus pure, la plus innocente, celle qui occupait le plus haut rang, espérant, par la valeur de l’holocauste, toucher plus sûrement le cœur de la déesse qu’on voulait rendre favorable à l’entreprise.

Ce fut un attentat contre l’humanité, mais non contre la conscience et les droits imprescriptibles de la liberté de penser.

On ne frappait point Iphigénie, parce qu’elle était hérétique, on ne la jugeait point coupable. Elle servait de rançon entre les Grecs et les dieux, voilà tout.

On croyait la Divinité avide de sang humain, on lui offrait ce sang.

C’était, si l’on veut, une conception barbare de la Divinité, — mais rien là ne portait atteinte, encore une fois, à l’inviolabilité de la conscience individuelle.

Ni le sacrificateur, ni les fidèles, ne prétendaient venger la vérité, ni punir dans la victime le crime d’une foi différente de la leur.

Il n’en était pas autrement lorsque les Carthaginois, dans les désastres de la patrie, ordonnaient le sacrifice d’un certain nombre d’enfants.

Le martyre de ces enfants, pris parmi les plus nobles familles de la cité, assurait, pensait-on, le salut de la cité entière. C’était une sorte d’impôt en nature que les mortels acquittaient envers les habitants du ciel.

Ils se rachetaient par le plus précieux et le plus pur de leur sang, comme l’esclave se rachète à prix d’argent.

La société antique reposant sur la force brutale regardait ses dieux comme des maîtres capricieux, et, quand elle leur avait offert de l’encens et des prières, quand elle leur avait donné les prémices de la récolte et du troupeau, — elle leur offrait la vie de ses membres les plus intéressants et les plus illustres.

D’autres fois, des vaincus, des prisonniers, faisaient les frais de ces sacrifices, mais ce n’était encore, dans ces circonstances, que l’application rigoureuse, avec un appareil religieux, du droit de la guerre, de ce fameux : Væ victis, — malheur aux vaincus ! — qui fut la règle de tous les peuples barbares, qui est encore la règle de presque toutes les nations modernes[2].

Le vaincu devenait la propriété, la chose du vainqueur, qui le réduisait en esclavage, ou l’égorgeait sur les autels de son dieu, comme il eût fait d’un bétail quelconque.

Il ne s’inquiétait point de savoir quelle était sa foi religieuse, et s’il versait son sang, ce n’était point parce qu’il adorait de telle ou telle façon telle ou telle puissance infernale ou céleste.

Il tuait un ennemi, il ne châtiait pas un hérétique : il l’offrait à sa divinité, pour la remercier d’avoir béni ses armes, pour partager avec elle une partie de son butin.

Dans tout cela, rien qui rappelle, à proprement parler, la persécution religieuse, telle qu’il a été donné au monde de la connaître depuis l’avènement du Christianisme.

Dans toute l’antiquité, combien citerait-on de procès pour crime d’hérésie, de peuples anéantis pour cause de religion pure et simple ?

Les Romains se hâtaient d’adopter les dieux des peuples vaincus, et de les placer dans leur panthéon.

Chaque nation, chaque province, chaque ville, chaque famille, chaque individu avait ses dieux préférés : — personne ne songeait à combattre, à renverser les dieux de son voisin.

Le fanatisme païen, —bien différent du fanatisme chrétien, — pouvait conduire aux pratiques les plus barbares, les plus odieuses, les plus immorales ou les plus grotesques, mais, exempt de tout esprit de prosélytisme, il ne songeait point à surprendre le secret des consciences, à violenter les intelligences, à s’introduire dans le for intérieur, pour y faire la police, au nom de Dieu, — à décréter, sous peine de mort ici-bas et de damnation éternelle dans l’autre monde, une discipline religieuse et un certain nombre d’articles de foi.

Il y avait, alors, des conceptions très-erronées de la force motrice de l’univers, une grande ignorance des lois de la création, mais le plus monstrueux des attentats, — l’attentat contre la conscience — était à peu près sans exemple ; mais l’idée révoltante, insensée, de séparer l’humanité en deux camps, celui des orthodoxes, des fidèles, des agréables à Dieu, des sauvés, et celui des hérétiques, des infidèles, des maudits de Dieu, n’existait dans aucune cervelle.

Socrate, il est vrai, fut condamné à boire la ciguë, mais pendant de longues années, il avait pu prêcher publiquement, en toute liberté, ses doctrines ; mais aucun de ceux qui avaient suivi ses leçons, adopté ses opinions, ne fut inquiété ; mais, Socrate mort, ses disciples purent en paix publier des écrits à la louange du maître, exposer sa philosophie, la répandre, la développer.

Ni Xénophon, ni Platon, ni Antisthène, ni Aristippe, ni Phédon, ni Euclide, ni Griton, ni aucun autre ne fut poursuivi.

Après sa condamnation, dans sa prison, il put recevoir ses amis, causer avec eux, les enseigner jusqu’au dernier moment.

La religion ne fut qu’un prétexte.

Socrate succomba sous l’inimitié de puissants adversaires qu’il avait blessés, et la liberté de penser, frappée accidentellement dans sa personne, ne devint l’objet d’aucune mesure répressive, d’aucune persécution suivie.

Lorsque le Christianisme parut, vers la fin de l’empire romain, la plus grande liberté régnait dans le vaste domaine de la philosophie et des spéculations intellectuelles.

Tous les grands problèmes étaient agités, discutés, résolus, sans qu’aucun pouvoir religieux s’en mêlât, y trouvât à redire.

Poètes et rhéteurs s’en donnaient à cœur joie, niant ou affirmant à leur aise l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, sans que les empereurs eux-mêmes — ces farouches Césars devant qui le monde tremblait, auxquels la populace et le sénat décernaient au besoin les honneurs divins, — songeassent à intervenir dans ces pacifiques et féconds débats.

Depuis longtemps, du reste, les sacrifices humains avaient disparu des pratiques païennes. Rome les interdisait dans toute l’étendue de son vaste empire.

Le sang coulait dans le cirque, et, sur un signe de César, les citoyens s’ouvraient les veines dans le bain, le despotisme politique était à son comble, à son comble aussi le relâchement des mœurs, mais nul, du haut d’une chaire quelconque, ne prêchait l’abdication du libre arbitre, et ne prétendait décréter des articles de foi, auxquels chacun dût soumettre sa raison et sa conscience.

On pouvait avec Lucrèce croire aux atomes d’Épicure, ou nier la douleur, et ramener la religion à la morale avec les stoïciens, ou se retrancher dans un scepticisme indifférent avec Pyrrhon, ou s’occuper exclusivement de l’observation et de l’étude des phénomènes de la nature avec Aristote, ou se plonger dans l’idéalisme, à la suite de Platon.

L’homme extérieur, le citoyen, courbé, enchaîné, appartenait à César : — l’homme intérieur, le penseur, intact, ne relevait que de lui-même, et libre dans son for intérieur, en pleine et exclusive possession de sa conscience, ignorait encore le plus insupportable, le plus avilissant des jougs, — le joug moral.

Ni l’empereur, ni le prêtre païen n’étaient venus lui dire :

Tu croiras ceci et tu adoreras cela, sous peine des supplices les plus horribles dans ce monde et dans l’autre. Si tu découvres une nouvelle loi de la physique ou de la chimie, une nouvelle propriété de la matière, avant de croire aux faits, tu nous soumettras ces faits, et nous te dirons ce qu’il en faut penser.

Tu cesseras d’user de ta raison, et d’écouter ses conseils ; — car nous sommes la raison, et la vérité, et nous exigeons ta mort, si cette raison, qui est la nôtre, et cette vérité, qui est notre également, cessent de satisfaire ton intelligence, et de rassurer ta conscience.

En résumé, dans toute l’antiquité, — avant la venue du Christianisme, — il y a des crimes de lèse-humanité commis au nom de la religion, dont les pratiques, — au début surtout, — furent souvent barbares et sanguinaires : — il n’y a pas, à proprement parler, de crimes de lèse-conscience. On est fréquemment féroce, — on n’est point persécuteur : — l'esprit reste libre, l'intelligence ne relève que d’elle-même, la conscience est un abri immaculé, où personne, — prêtre, ni despote, — ne porte une main sacrilège.

Il y eut à la vérité des massacres ordonnés à plusieurs reprises contre les chrétiens, — mais ce furent des actes de violence isolés, sans suite, nullement systématiques, commandés par le caprice d’un tyran furieux, ou motivés par des raisons politiques. Nous ne voyons point que ces persécutions fussent considérées comme un devoir absolu, ou la conséquence d’un corps de doctrines.

Un César persécutait, un autre César tolérait.

Il n’y avait pas derrière eux une Église, un pape, pour prêcher la guerre sainte contre l’hérétique, pour déclarer que quiconque ne répéterait par tel credo, serait à jamais retranché de la société.

La persécution religieuse avec son caractère odieux, établie en théorie, devenue le premier devoir et le premier article de foi du croyant ;

La prétention d’assujettir toutes les consciences à la même foi, de courber toutes les intelligences sous la même loi ;

L’audace de s'introduire violemment dans le for intérieur de l’individu, pour y régenter ce qu’il y a de plus indépendant, de plus personnel chez l’homme, pour lui dicter ses pensées, lui mâcher ses idées, lui imposer ses croyances :

Tout cela était inconnu des païens, — tout cela date de la conversion de Constantin.

Depuis, pendant de longs siècles, le monde a été couvert de ruines, inondé de sang.

Des peuples entiers ont disparu.

La conscience a perdu l’habitude, le besoin, et la faculté de se diriger elle-même.

Le sens moral de l’humanité a chancelé.

La civilisation frappée au cœur a reculé, ou tourné sur elle-même, affolée.

La liberté, chassée des esprits, n’a pu s’implanter dans les mœurs, dans les lois, fonder des institutions stables.

Comment eût-il pu créer une société morale et libre, celui qui n’avait plus la propriété de sa propre conscience, ni la libre disposition de ses propres facultés ?

 

 

 



[1] Invocation à Vénus, traduite de Lucrèce par Hesnault, poète français du dix-septième siècle.

[2] Voyez les Russes en Pologne, les Autrichiens en Italie, les Anglais en Irlande et dans l’Inde, etc.