L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

DEUXIÈME PARTIE — LA RÉPUBLIQUE

IX — ROME PENDANT LES GUERRES DE GRÈCE ET D’ORIENT.

 

 

Le demi-siècle qui s’écoula entre la seconde et la troisième guerre punique (552-605), forme dans l’histoire de Rome une époque bien distincte. La puissance romaine dépasse l’Italie ; elle envahit la Macédoine, la Grèce, l’Asie, presque tout ce que les anciens connaissaient du monde civilisé. Mais à mesure que les con quêtes des Romains s’étendent, leur énergie morale diminue ; la religion, le goût de la vertu, l’amour de la liberté, s’affaiblissent dans les âmes, que remplissent de plus en plus l’attrait des jouissances et la passion des richesses. La sève tarit au cœur de l’arbre à proportion qu’il déploie un plus magnifique feuillage. La civilisation se perfectionne surtout par l’influence de la Grèce ; mais la vigueur du caractère national se détend ; c’est en apparence un progrès, c’est ais fond un pas vers la décadence.

Le spectacle que présente la ville de Rome pendant cette période fait ressortir ce contraste ; Rome s’enrichit, s’embellit ; elle voit des jeux nouveaux et de superbes triomphes ; des temples, des portiques s’élèvent, ornés des chefs-d’œuvre de l’art grec. Mais les grands citoyens, les grands sentiments, les grandes vertus, sont plus rares, et l’édit sur les bacchanales vient révéler les mystères effrayants d’une corruption souterraine dans la ville qui peut déjà s’appeler la capitale du monde.

Avant de tracer le tableau des embellissements de home et des laideurs morales que masquent ces embellissements, je vais m’arrêter un instant à un événement qui fit, comme nous dirions, dans Rome une sensation considérable ; ce fut l’introduction d’un nouveau culte, d’un culte étranger et oriental, le culte de Cybèle.

Jusqu’ici c’étaient toujours des divinités grecques, Déméter, Apollon, Esculape, auxquelles les livres sibyllins avaient prescrit de rendre hommage. Cette fois, à l’occasion de fréquentes pluies de pierres, — phénomène naturel qu’on prenait pour un prodige et qui parait avoir été beaucoup plus ordinaire à Rome dans l’antiquité que de nos jours, — on trouva, ou plus probablement on inséra dans ces livres sacrés un oracle ainsi conçu : Quand un ennemi étranger aura apporté la guerre en Italie, il pourra être vaincu et chassé si la Mère Idæenne est apportée de Pessinunte à Rome. C’était la même politique qui avait fait dépendre la prise de Véies de l’écoulement des eaux du lac d’Albano ; un fait qui pouvait s’accomplir donné comme condition et comme garant d’une victoire. Pessinunte était une ville de Phrygie ; la Mère Idæenne était la divinité que les Grecs appelaient Cybèle, et qu’on appelait aussi la Mère des dieux, la Grande Mère ; divinité pélasge de l’Ida, berceau de la race d’Énée, divinité génératrice qu’on adorait encore à Pessinunte sous la forme antique d’une pierre noire tombée du ciel[1], tandis que l’art grec l’avait transformée en une déesse majestueuse ment assise sur un trône ; c’est ainsi que l’avait représentée Phidias[2].

On s’adressa au roi de Pergame Attale, ami des Romains, dans l’espoir, sans doute, de resserrer par cette ambassade l’union dont on avait besoin contre Philippe de Macédoine, ennemi commun de Rome et de Pergame. Ce roi, guidé par une politique semblable, reçut très bien les envoyés, les conduisit à Pessinunte et remit lui-même la pierre sacrée dans leurs mains.

L’oracle de Delphes, consulté en passant par les envoyés, avait annoncé le succès de l’entreprise et enjoint au peuple romain de choisir le plus homme de bien qui fût dans la république pour le charger de recevoir’ la déesse étrangère. On choisit Scipion Nasica, parent de cet antre Scipion de qui on attendait la défaite d’Annibal, et qui devait en effet le vaincre à Zama. Tite-Live se demande pourquoi on jugea qu’un très jeune homme, qui n’avait encore rien fait, était le meilleur citoyen de Rome. Probablement son nom le servit. La venue de Cybèle à Rome était regardée comme un moyen d’aider à la soumission de Carthage. Pendant les trois guerres puniques, le nom de Scipion se trouve partout on Carthage est menacée. Nasica devint un savant jurisconsulte ; l’État lui donna une maison sur la voie Sacrée, près du Forum, par conséquent très près aussi de la demeure de Scipion l’Africain. C’était, dit un autre jurisconsulte romain, Pomponius, pour que ceux qui venaient plaider dans le Forum pussent le consulter plus facilement ; je crois que ce fût plutôt pour que celui qui avait eu l’honneur de recevoir la déesse de Pessinunte fût logé dans un quartier saint depuis les Pélasges, sur la voie Sacrée, non loin de la Regia, demeure du grand pontife et du temple de Vesta, déesse dont l’analogie avec Cybèle a été remarquée.

On vint annoncer au sénat que le vaisseau qui portait le saint simulacre était à Terracine. Aussitôt le sénat ordonna à Scipion Nasica de se rendre à Ostie pour le recevoir et le remettre aux matrones romaines, qui dans cette circonstance, comme dans plusieurs autres, jouent un rôle presque sacerdotal ; Scipion obéit. Quand le navire fut arrivé à l’embouchure du Tibre, il se rendit à bord, reçut la déesse de la main des prêtres et l’apporta aux matrones qui l’attendaient.

Mais le vaisseau, ce qui arrive encore souvent, s’engrava dans les bas-fonds du Tibre, au pied de l’Aventin. Les aruspices déclarèrent que des mains chastes pourraient seules le faire avancer. Alors une vestale ou une matrone romaine, nommée Claudia ou Valéria, deux noms sabins, s’offrit à tirer le vaisseau, et il suivit. Ainsi sainte Brigitte, Suédoise morte à Rome, prouva sa pureté en touchant le bois de l’autel, qui reverdit soudain. Une statue fut érigée à Claudia, dans le vestibule du temple de Cybèle. Bien qu’elle eût été, disait-on, seule épargnée dans deux incendies du temple, nous n’avons plus cette statue, mais nous avons au Capitole un bas-relief où l’événement miraculeux est représenté[3]. C’est un autel dédié par une affranchie de la gens Claudia ; il a été trouvé au pied de l’Aventin, près du lieu qu’on désignait comme celui où avait été opéré le miracle.

Selon le récit d’Ovide[4], il ne se serait pas accompli en cet endroit, mais vers l’embouchure du Tibre ; le simulacre divin, porté sur un char attelé à des bœufs que la multitude couvrait de fleurs, comme elle en a jeté de nos jours sur le char funèbre de la première princesse Borghèse, serait entré par la porte Capène[5].

En attendant qu’un temple fût construit à la déesse, on la déposa dans le temple de la Victoire[6], vieille divinité sabine. A côté de ce temple et de celui de Bacchus, dont le culte était de même célébré par des danses emportées, s’éleva, sur le Palatin, le temple de la Grande Mère des dieux.

Cet édifice était rond[7] et surmonté d’une coupole. Des corybantes dansant en l’honneur de Cybèle étaient peints dans la coupole[8], car le culte oriental de la déesse fut transporté avec elle à Rome. Rome vit ces danses furieuses de prêtres efféminés[9] ; ces rites d’une religion voluptueuse et sanglante, qui annonçaient et préparaient des mœurs nouvelles. Les têtes de Cybèle se terminaient par une cérémonie tout asiatique ; on lavait la pierre sainte dans l’Almo[10], à l’endroit où cette petite rivière vient se réunir au Tibre un peu au-dessous de Rome, après avoir traversé le charmant vallon où l’on avait cru reconnaître la grotte de la nymphe Égérie dans un nymphée romain au fond duquel est couchée la statue de l’Almo. Un vieux prêtre de Cybèle, vêtu de pourpre, y lavait chaque année la pierre sacrée de Pessinunte, tandis que d’autres prêtres poussaient des hurlements, frappaient sur le tambour de basque qu’on place aux mains de Cybèle, soufflaient avec fureur dans les flûtes phrygiennes, et que l’on se donnait la discipline, — ni plus ni moins qu’on le fait encore dans l’église des Caravite, — avec des fouets garnis de petits cailloux[11] ou d’osselets.

D’autres solennités plus intéressantes accompagnaient la fête de Cybèle. Des divertissements dramatiques avaient lieu sur le Palatin devant le temple de la déesse, avant qu’il y eût à Rome des théâtres permanents. Plusieurs pièces de Térence furent représentées à l’occasion des jeux en l’honneur de Cybèle, qu’on appelait jeux Mégalésiens[12].

L’introduction du culte de Cybèle à Rome est un fait caractéristique qui se rattache au passé et présage l’avenir.

Un acte religieux considéré comme un moyen de salut pour l’État, cela est de l’ancienne Rome ; l’introduction du culte de Cybèle fut la dernière grande manifestation de ce principe, un des principes fondamentaux de la vieille politique romaine. Cette politique apparaît ici encore tout imprégnée de religion. Pour vaincre Annibal et Carthage, le sénat envoie chercher une pierre en Phrygie. La légende, qui dans les temps de foi ne manque jamais de naître, la légende ne fait pas défaut et se produit par le miracle attribué à Claudia. Ce qui est nouveau, c’est d’aller chercher une divinité en Orient. Les regards commencent à se tourner de ce côté, vers lequel se tourneront bientôt les armes des Romains ; ceci annonce l’avenir. L’Orient entre dans la religion romaine ; aujourd’hui c’est le tour de la Phrygie, bientôt ce sera celui de l’Égypte, puis viendra le dieu persan Mithra, puis le dieu syrien d’Héliogabale, enfin une religion plus pure, née aussi en Orient, envahira l’empire, et, grâce au ciel, hâtera sa chute.

Les meilleurs empereurs n’ont pas ménagé le christianisme. Ils sentaient comme les autres que le christianisme contenait un principe étranger et hostile à l’esprit du peuple romain. Une religion de paix, de charité, d’humilité ne convenait pas plus à leurs vertus qu’à leurs vices.

Dans ce premier exemple, nous pouvons observer la politique rom aine par rapport à l’introduction d’un culte étranger. Cette politique était défiante[13] ; elle le fut plus sous la république que sous l’empire[14]. Tout en admettant un culte grec de l’Asie, elle voulut qu’il restât asiatique et grec ; que les prêtres et les prêtresses de Cybèle fussent Phrygiens ou Syriens, et non pas Romains[15] ; que les hymnes adressées à la déesse que Rome adoptait le lussent en grec ; de plus, comme tout prenait à Rome un caractère guerrier, le culte orgiastique de la Mère des dieux se confondit avec le culte de Bellone, déesse probablement sabine, et les prêtres efféminés de Cybèle furent confondais avec les curètes sabins aux danses martiales. Ceux-ci, un certain jour de l’année, se tailladaient les bras et les jambes, et où appelait ce jour le jour du Sang.

A peine la paix faite avec Carthage, la guerre fut reprise contre Philippe de Macédoine, qui, au lieu de seconder franchement Annibal, l’avait laissé accabler, et maintenant allait être à sort tour accablé par les Romains. Philippe n’était pas un ennemi méprisable ; c’était un despote habile et résolu, homme d’esprit, mais corrompu et impitoyable. Tandis qu’il assiégeait Abydos, apprenant que dans l’intérieur de la ville les partis se déchiraient entre eux, il dit : Je laisse aux habitants d’Abydos trois jours pour mourir.

Les guerres de Macédoine contre Philippe et son fils Persée se passèrent loin de Rome, mais leur histoire diplomatique et même militaire est liée aux délibérations de la curie et du champ de Mars, à la construction de plusieurs monuments importants, et elles viennent aboutir au triomphe de Paul-Émile.

Les motifs qu’eurent les Romains de recommencer la guerre contre Philippe furent ses intelligences timides avec Annibal, leur ennemi, son manque de foi envers la ligue Étolienne, leur alliée, et une invasion sur les terres des Athéniens, leurs protégés. La ligue Étolienne était une confédération de plusieurs peuples du nord de la Grèce pour conserver leur indépendance et la défendre contre les successeurs d’Alexandre ; la ligue Achéenne, une autre fédération du même genre. Ce qui restait de vigueur à la Grèce s’était réfugié là.

Au moment on la seconde guerre de Macédoine va commencer, Rome se présente à nous sous un jour nouveau ; des ambassadeurs y arrivent de différentes contrées situées au delà des mers, d’Athènes, de Rhodes, de Pergame. Rome commence à être l’arbitre des nations, et la curie le tribunal de l’univers.

Les Rhodiens, chefs d’une sorte de hanse composée de plusieurs îles de la mer Égée, et Attale, roi de Pergame, venaient se plaindre de Philippe, qui inquiétait l’Asie. Le sénat répondit qu’il s’occuperait de l’Asie. En effet, le sénat, cette fois très nombreux, déclara à l’unanimité qu’avant tout il fallait traiter l’affaire de Macédoine, et fit partir de Sicile deux cent quarante vaisseaux. Puis, ayant appris quels préparatifs considérables faisait Philippe, et comment il cherchait partout des alliances contre home, le sénat jugea qu’il ne fallait pas l’attendre, mais le prévenir en l’attaquant.

Sitôt qu’eurent été nommés les consuls, i’un d’eux vint dans la curie proposer la guerre contre le roi de Macédoine. Le sénat décréta que les consuls offriraient aux dieux les grandes victimes avec cette prière ; que l’entreprise qui était dans la pensée du sénat et du peuple romain eût un heureux succès. Par là on préparait les esprits à la guerre. En même temps des envoyés d’Athènes annoncèrent que Philippe approchait de leur ville, et que si les Romains ne lui venaient en aide, elle serait bientôt au pouvoir de l’ennemi. Les consuls déclarèrent que les prescriptions religieuses avaient été scrupuleusement accomplies ; les aruspices affirmèrent que les dieux avaient accueilli la prière du peuple romain, des signes favorables annonçaient l’agrandissement du territoire et le triomphe. On lut les lettres qui révélaient les desseins de Philippe, et on donna audience dans la curie aux envoyés athéniens. Les alliés furent remerciés de leur fidélité par un sénatus-consulte ; la question du secours à leur accorder fut renvoyée au jour où les consuls ayant tiré au sort leurs provinces, celui qui aurait la Macédoine ferait au peuple la proposition de déclarer la guerre à Philippe.

Ce jour venu, celui des deux consuls auquel la Macédoine était tombée en partage parut dans le champ de Mars, où les centuries étaient assemblées, et fit cette rogation : Voulez-vous, ordonnez-vous que la guerre soit déclarée au roi Philippe et aux Macédoniens, pour avoir fait injure et guerre aux alliés du peuple romain ?

Au premier vue, la proposition fut rejetée par presque toutes les centuries. Un tribun, fidèle aux habitudes d’opposition du tribunat, avait soulevé les plébéiens contre les patriciens, en accusant ceux-ci de faire naître une guerre d’une autre pour que jamais les plébéiens ne fussent en repos. Mais le temps des grandes oppositions démocratiques était passé ou n’était pas encore venu. Le sénat avait terminé heureusement la guerre contre Annibal. La curie fut indignée ; le tribun récalcitrant y fut flétri, et les consuls reçurent l’ordre d’assembler de nouveaux comices, d’y gourmander la lâcheté des citoyens, de leur l’aire sentir quelle honte et quels malheurs entraînerait l’ajournement de la guerre.

Le consul Sulpicius, ayant de nouveau rassemblé les centuries dans le champ de Mars, leur parla avec vigueur, leur montra Philippe en Italie, si on ne l’arrêtait en Macédoine, évoqua le souvenir encore récent de la présence d’Annibal et de la défection des peuples sabelliques. Allez donc voter, dit-il en finissant, et que les dieux qui ont agréé mes sacrifices et mes prières, qui ne m’ont montré que d’heureux présages, vous inspirent d’ordonner ce que le sénat a résolu.

Cette fois la guerre fut décrétée ; de nouvelles supplications eurent lieu dans tous les temples et on se prépara à entrer en campagne.

On comprend la fermeté du sénat et la résolution que cette fermeté lui inspirait, quand on voit quel genre d’ambassade il recevait des potentats de l’Orient. Peu de temps après, des envoyés du roi d’Égypte, Ptolémée Épiphane, paraissaient dans la curie ; ils venaient demander, de la part de leur maître, les ordres du sénat. Les Athéniens avaient prié le roi d’Égypte de les défendre, mais il n’enverrait en Grèce ni une armée ni une flotte sans y être autorisé par les Romains. Si les Romains le désiraient, il leur laisserait défendre ses alliés et les leurs ; s’ils le préféraient, il se chargeait de les défendre. Tel était le langage que faisaient entendre dans la curie les envoyés du roi d’Égypte.

Cette famille des Ptolémée[16] montra, pendant les derniers siècles de la République, une grande soumission aux volontés de Rome. C’était une triste famille. Le premier Ptolémée avait été un grand homme ; ses deux successeurs immédiats eurent quelque mérite, et leurs règnes, grâce surtout à la protection qu’ils accordèrent aux gens de lettres et aux érudits, jetèrent un certain éclat, sans qu’on vit naître cependant rien d’original. Les littératures d’imitation et la science des compilateurs se passent très bien des grandes inspirations de la vie libre, et tout despote qui ne manque pas d’intelligence a soin de les protéger ; mais le despotisme à Alexandrie amena, au bout de trois règnes, cette décadence morale qu’il est dans son essence de produire. Les Ptolémées, à partir du quatrième roi de ce nom, sont tous corrompus, efféminés, ou cruels et rampants devant les Romains. Celui dont les envoyés adressaient au sénat l’humble discours que je viens de rapporter, Ptolémée Épiphane, ce qui veut dire l’Illustre, était un enfant auquel les Romains avaient envoyé un tuteur, et dont ils avaient enjoint à Philippe et au roi de Syrie Antiochus de respecter les États.

Le sénat répondit qu’il était dans l’intention de défendre ses alliés, et que si l’on avait besoin du roi, on le lui ferait savoir.

Un autre jeune prince, Vernina, le fils de Scyphax, avait envoyé faire au sénat ses excuses d’avoir secondé Annibal à Zama et promettre qu’il n’y reviendrait plus, demandant d’être reconnu pour roi et allié du peuple romain. Le sénat lui répondit sévèrement qu’il avait d’abord à implorer la paix, qu’on lui en imposerait les conditions, et qu’alors, s’il avait quelque autre demande à faire, il pourrait s’adresser au sénat.

On est affligé de voir cette humiliation atteindre justement le fils du vaillant Numide qui avait tour à tour lutté contre Carthage et Rome, n’avait abandonné la cause de celle-ci que cédant à son amour pour une femme héroïque, et, par sa résistance opiniâtre aux Romains, a mérité d’être comparé à notre noble ennemi, le généreux Abd-el-Kader.

Scyphax venait de mourir à Tibur où, peut-être sur la proposition de son vainqueur[17], il avait eu l’honneur de funérailles publiques. On n’en était pas encore au temps où les plus magnanimes adversaires de Rome étaient étranglés dans la prison Mamertine, comme le fut notre grand Vercingétorix pendant le triomphe de César.

Le sénat ne donnait pas seulement audience aux envoyés des rois et des républiques, mais aux financiers de l’époque, et les traitait avec plus de considération parce qu’il avait besoin d’eux. Un jour la curie s’ouvrit à des citoyens qui réclamaient le troisième remboursement d’une somme prêtée à l’État depuis plusieurs années. Les consuls, alléguant les dépenses nécessaires en un tel moment, et auxquelles le trésor suffisait à peine, refusaient de payer. Les préteurs disaient que si l’on faisait servir à la guerre de Macédoine leur argent avancé durant la guerre contre Annibal, et si une guerre naissait toujours d’une autre, — il paraît que c’était la formule des mécontents, — leur fortune serait confisquée et leur service puni comme une faute. Le sénat leur offrit des terres qu’ils pourraient, quand la république serait en état de les payer, échanger contre de l’argent ; ils acceptèrent.

Quinctius Flamininus combattit énergiquement Philippe les armes à la main, et en défendant contre lui, dans tous les débats diplomatiques, l’indépendance de la Grèce. Le sénat eut à juger le procès. Des envoyés de Philippe et des alliés comparurent devant lui ; mais il tes renvoya à Flamininus, qui, toujours fidèle à la cause grecque, continua de combattre Philippe et finit par gagner sur lui, en Thessalie, la bataille de Cynocéphale, préludant ainsi au rôle qu’il aimait à jouer, de libérateur de la Grèce, et dont il donna la plus belle représentation le jour où il déclara aux Grecs rassemblés qu’ils étaient libres. La Grèce applaudit avec transport, mais elle ne sut pas profiter de ce don magnifique, qu’il ne fallait pas seulement recevoir, mais qu’il fallait s’approprier en s’en rendant digne. Elle s’endormit dans la satisfaction de se posséder elle-même, se rêva délivrée par les Romains et se réveilla leur esclave. Du reste il est rare qu’on reçoive la liberté ; on la conserve ou on la prend.

Nul monument élevé à Rome ne consacra cet hommage rendu à la Grèce ; mais tous les emprunts faits par les Romains aux arts, à la littérature, à la civilisation grecque, sont des témoignages et comme des monuments du philhellénisme qui inspira la déclaration d’affranchissement prononcée par Flamininus[18].

Deux guerres sortirent de la guerre contre Philippe la guerre contre Antiochus et la guerre contre les Étoliens.

Antiochus, roi de Syrie, avait menacé deux alliés, ou plutôt deux serviteurs des Romains, le roi d’Égypte Ptolémée, et le roi de Pergame, Attale. On a vu comment parlaient, dans le sénat, les envoyés des Ptolémées ; ceux d’Attale n’y avaient pas tenu un plus fier langage. Ils étaient venus se plaindre qu’Antiochus avait envahi le royaume de Pergame, et demander du secours aux Romains, disant qu’Attale avait toujours fait avec zèle et docilité ce que les Romains lui avaient commandé de faire. Les Romains, trouvant que c’était assez d’un ennemi à la fois, refusèrent alors le secours. Maintenant que Philippe n’était plus à craindre, le sénat résolut faire la guerre au roi de Syrie. Celui-ci hésita, attendit, n’osa pas suivre le hardi conseil que lui donnait Annibal et aller attaquer les Romains en Italie ; enfin, appelé par les Étoliens qui avaient abandonné l’alliance romaine, il vint se l’aire battre aux Thermopyles. Les Romains ont leur bataille des Thermopyles comme les Grecs ; mais la défaite efface la victoire.

Pendant cette bataille, le consul romain qui la gagna, Acilius Glabrio, avait voué un temple à la Piété[19]. Ce temple était dans le marché aux légumes, vers le quartier encore aujourd’hui populaire de la Montanara[20]. Acilius Glabrio sortait d’une famille plébéienne. C’est la première fois qu’il est fait mention de la Piété, personnification d’une qualité abstraite, et par conséquent déesse vraisemblablement sabine ; comme la Jeunesse et la Bonne Foi. Aussi le temple qui lui fut consacré le fut-il par un homme de race sabine[21].

On attribuait à ce temple une origine touchante une femme[22], condamnée à mourir de faim en prison, avait été conservée à la vie par sa fille, qui s’était introduite dans sa prison et l’avait nourrie de son lait. C’est le sujet plusieurs fois traité par la peinture de la Charité romaine[23] ; mais ce fait, vraisemblablement légendaire[24], ne peut être l’origine du temple de la Piété, voué pour tout autre motif, pour le succès d’une grande bataille par un consul romain[25].

Le fils du vainqueur des Thermopyles dédia le temple qu’avait voué son père et lui érigea, devant ce temple, une statue équestre[26] en bronze doré[27] ; il voulut qu’un monument élevé à la piété filiale vint se joindre à un monument élevé à la piété envers les dieux[28].

La tradition, qui plaçait en cet endroit la prison où une jeune femme avait nourri sa mère ou son père de son lait, et qui subsiste encore dans le nom de l’église de Saint-Nicolas in carcere, fit sans doute qu’on plaçât devant le temple de la piété la colonne de l’allaitement, columna lactaria[29], près de laquelle on exposait les enfants dans l’espoir qu’ils seraient recueillis et allaités[30].

Après la bataille des Thermopyles, la curie s’ouvrit à deux illustres clients du peuple romain ; un roi et un peuple. Eumène, roi de Pergame, demandait, en récompense de la fidélité de son père et de la sienne aux Romains, qu’un certain nombre de villes grecques de l’Asie fussent réunies à ses États ; les Rhodiens demandaient qu’elles fussent déclarées libres. Il faut lire dans Polybe (Rel., lib. XXII, 1-7) ces remarquables plaidoyers prononcés dans la curie devant le sénat romain et le jugement du sénat faisant la part du roi et de la république avec une modération et une courtoisie magnifiques.

Antiochus avait échoué en Grèce, mais il était encore puissant en Orient ; il commandait à un grand nombre de peuples et avait des alliés jusque dans l’Inde ; les Romains recommencèrent à l’attaquer par terre et par mer. Dans la guerre maritime se signala le préteur L. Æmilius Régillus, qui eut les honneurs d’un triomphe naval pour avoir battu la flotte d’Antiochus près du promontoire Myonèse. Il consacra un temple aux Lares transmarins[31], divinités protectrices dit foyer, dont le secours l’avait suivi au delà des mers. Ce temple attestait que les Romains n’étaient pas moins redoutables sur mer que sur terre, comme Annibal l’avait dit à Antiochos. Pour aller subjuguer ce Darius, le sénat inclinait vers Lælius. Scipion l’Africain, quand son tour d’opiner fut venu, dit : Je penserai à ce que je dois faire ; puis il alla s’entretenir en particulier avec son frère Lucius. A la suite de cet entretien, il déclara que si Lucius était choisi, il l’accompagnerait comme son lieutenant. Cette offre magnanime trancha le débat.

Mais avant de partir, dans sa confiance superbe, il éleva, par avance, un monument aux victoires qu’il était sûr de remporter. Le premier arc de triomphe[32] fut dédié à des triomphes futurs ; Scipion le plaça sur le Capitole, où il allait converser avec Jupiter, au sommet de la voie Triomphale, ce qui montre bien quelle était la pensée de Scipion. Il plaça sur cet arc, véritablement triomphal, sept statues dorées et deux chevaux, et en avant deux fontaines de marbre.

Parmi les prescriptions religieuses ordonnées, suivant l’usage, au commencement de la grande expédition qu’on préparait, je remarque un jeûne en l’honneur de Cérès[33]. Sommes-nous donc déjà dans la Rome chrétienne ?

Après cette guerre, la plus lointaine qu’eussent encore entreprise les Romains, où ils avaient eu à combattre une partie de l’Asie, dans laquelle ils remportèrent de grandes victoires navales, Lucius Scipion, qui désormais s’appela l’Asiatique, vint triompher à Rome. Ce triomphe où lie paraissait pas son frère, le véritable vainqueur, fut splendide ; les Romains virent passer devant leurs regards, sans parler de beaucoup d’objets précieux, deux cent trente-quatre drapeaux, cent trente-quatre statues rapportées des villes conquises, plus de douze cents défenses d’éléphant, trente-deux généraux ou gouverneurs de provinces. L’Orient captif précéda ce jour-là le char du triomphateur montant au Capitole.

A la suite de cet éclatant triomphe en l’honneur des victoires fraternelles des deux Scipions, Lucius fut l’objet d’accusations de péculat que l’Africain pouvait mépriser, mais dont il eût dû permettre à son frère de confondre les auteurs.

Après sa mort, ces accusations furent reprises avec plus de fureur, et Caton, dont l’honnêteté ne peut être suspecte, les appuyait énergiquement. Scipion l’Asiatique se contenta de répondre : Vous n’avez pas voulu que l’éloge de l’Africain fût prononcé dans les rostres, et aujourd’hui vous l’accusez. Les Carthaginois se sont contentés de l’exil d’Annibal ; la mort de son vainqueur ne vous suffit pas ; il vous faut encore déchirer sa mémoire et perdre son frère. Ce n’était pas se justifier ; aussi l’Asiatique fut-il condamné comme ayant reçu six mille livres d’or et quatre cent quatre-vingts livres d’argent pour être favorable au roi Antiochus. Déjà le vainqueur de l’Orient était entraîné hors de la curie, vers la prison, devant laquelle avait passé, peu de temps auparavant, la pompe de son éclatant triomphe, quand un de ses parents, Scipion Nasica, éleva la voix en faveur de sa gloire plus que de son innocence, et en appela aux tribuns dans le Forum, leur disant que le condamné ne possédait rien de ces richesses qu’on l’accusait d’avoir indûment acquises ; qu’il faudrait donc enfermer ce citoyen illustre parmi les voleurs de nuit et les brigands jusqu’à ce qu’il expirât dans un cachot ténébreux, puis fût jeté nu sur l’escalier de la prison, ce qui serait un opprobre pour la gens Cornélia et pour le peuple romain.

En réponse à cela, le préteur Térentius Culleo, qui avait été l’obligé et l’admirateur enthousiaste de Scipion l’Africain, mais qui, assis sur son tribunal, n’était plus que l’homme de la loi, se contenta de lire l’acte d’accusation des tribuns, le sénatus-consulte et le jugement, ajoutant que si l’argent n’était pas versé dans le trésor, il ne voyait rien à faire que d’appréhender le condamné et de le conduire en prison. Les, tribuns se retirèrent pour délibérer, puis tous, excepté Tiberius Gracchus, ennemi bien connu de Scipion, déclarèrent qu’ils n’opposaient point leur intercession à la sentence du préteur ; mais l’intercession d’un seul tribun suffisait, et Tiberius Gracchus, digne de ce nom généreux, oubliant ses inimitiés privées, tout en autorisant le préteur à disposer des biens du condamné, déclara que Lucius Scipion, à cause des grandes choses qu’il avait faites pour la république, ne serait point mis en prison, et qu’on le laisserait aller. Tout le Forum applaudit à cette triste grâce, qui dispensait du châtiment, mais laissait subsister l’accusation.

Triste grâce ! triste affaire ! fâcheux signe des temps qui viennent ! De brillantes conquêtes, un triomphe sans pareil, le surnom d’Asiatique et une condamnation sur laquelle je ne prononce pas, mais que rien ne prouve avoir été imméritée. Jamais Rome n’a jeté tant d’éclat, mais Rome se gâte.

Tite-Live lui-même nous l’apprend et nous en fait connaître la cause. Parlant de ce Cn. Manlius, dont on fut obligé de retarder le triomphe pour laisser oublier la condamnation de Scipion l’Asiatique, moins coupable que lui, le grave historien ajoute (XXXIX, 6: Les infamies que l’on disait s’être passées dans les provinces éloignées, n’étaient pas les seules ; d’autres se voyaient tous les jours de plus près. La corruption étrangère avait été importée à Rome par l’armée d’Asie, et Tite-Live énumère tristement tous les genres de mollesse qui envahirent alors les mœurs romaines ; puis, faisant un retour sur l’empire commençant, il ajoute : Mais ce n’était que le germe de la corruption qui devait venir.

En effet, on se croit par moment arrivé à cette époque de boue et de sang qui suivit le règne d’Auguste, en lisant par exemple l’anecdote suivante, dont je choisis la version la moins scandaleuse[34]. Un général romain, dans un festin, se vantait à sa maîtresse d’avoir prononcé beaucoup de sentences capitales et d’avoir dans ses fers un grand nombre de prisonniers que la hache attendait. Cette femme dit qu’elle n’avait jamais vu couper une tête et qu’elle le verrait avec plaisir. Alors l’amant complaisant ordonna qu’on lui amenât un prisonnier, et, de sa main, le décapita devant elle. Caligula ou Commode n’auraient pas agi autrement.

Ces faits monstrueux étaient des faits isolés et qui se passaient au loin, mais l’étrange affaire des bacchanales vint révéler que le désordre était secrètement et largement organisé au sein de Rome même.

Sur l’Aventin, ce mont profane situé en dehors de l’enceinte religieuse de la ville, dans le bois de Simila[35], déesse inconnue, s’accomplissaient des mystères honteux et cruels. Dans l’origine, c’étaient des bacchanales nocturnes. La religion autorisait, dans les bacchanales, des travestissements de toute sorte et ce délire de gaieté que permet aujourd’hui le carnaval ; mais celles-ci s’étaient transformées en abominables et sanguinaires orgies, mêlées de jongleries et d’extases. Les hommes prophétisaient au milieu de convulsions frénétiques ; les femmes, en habit de bacchantes, les cheveux épars, descendaient en courant les pentes escarpées de l’Aventin, et allaient plonger dans le Tibre des flambeaux allumés que l’eau n’éteignait point ; le reste ne peut être dit. Là se passait, en réalité, tout ce dont furent accusés à tort les premiers chrétiens ; la doctrine, la religion des initiés, c’était que rien n’est mal ; ceux qui se refusaient à ces horreurs étaient précipités par des machines dans les cavernes de l’Aventin, et on disait qu’ils avaient été ravis par les dieux.

La découverte de cette association infâme fut faite par un jeune homme que sa mère voulait initier, et auquel une courtisane qui l’aimait dévoila l’affreux péril dont il était menacé. Quand le consul vint dans la curie révéler l’existence de cette association secrète, les sénateurs furent épouvantés, Caron apprit qu’elle comptait des adeptes dans les rangs les plus élevés de la société romaine, et chacun craignait de trouver des coupables au sein de sa maison. On ordonna une perquisition générale dans l’Italie entière, et l’arrestation, pour être remis aux consuls, de tous ceux qui auraient participé aux bacchanales. On interdit toutes les réunions nocturnes, on prit des mesures contre les incendies[36].

Puis les consuls se rendirent au Forum, montèrent à la tribune et dévoilèrent au peuple ce qu’il devait savoir, en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas scandaliser sa piété par des mesures adoptées contre ce qui pouvait lui sembler avoir titi caractère religieux, et ne pas trop l’épouvanter, tout eu l’avertissant d’un grand danger, et en invitant chacun à se mettre dans sa maison en garde contre lui.

Une terreur sans bornes remplit la ville. Le consul avait avoué que le nombre des conjurés, — on les appelait ainsi, — s’élevait à plusieurs milliers, peut être sept mille. On redoutait également et les ennemis cachés qui menaçaient la société, et l’inquisition secrète qui était suspendue sur toutes les têtes. On fuyait en foule de Rome ; Rome devint solitaire, il fallut ajourner de trente jours toutes les affaires et tous les procès.

Un grand nombre de coupables furent mis à mort ; les femmes condamnées étaient livrées à leurs pères ou à leurs maris pour être exécutées, selon le droit du père de famille, dans sa maison.

Cette bizarre tragédie jette une ombre impure et sanglante sur Rome au moment où elle arrive à son plus grand éclat. On venait de dorer pour la première fois lés lambris du Capitole. Le faite de la chapelle de Jupiter avait reçu un quadrige doré ; on n’en était plus au vieux quadrige d’argile[37] ; mais dans les antres de l’Aventin on avait découvert un gouffre plein d’immondices, où, si on ne l’eût purifié par le sang, la religion, la morale, l’Etat, couraient le risque de s’engloutir.

Détournons nos regards de ce honteux événement qui n’eut pas de suite, mais qui fut comme un éclair sinistre illuminant un abîme tout à coup entr’ouvert et bientôt refermé. Suivons de loin les Romains dans leurs guerres de Grèce et d’Orient ; nous en avons vu assez pour pressentir la décadence de Rome, mais l’heure de cette décadence n’est pas arrivée, car elle peut encore produire un Paul-Émile.

Bientôt allait commencer la troisième guerre de Macédoine, que cet homme illustre devait clore par une grande victoire sur le successeur de Philippe, Persée. Philippe vivait encore, et donnait toujours une certaine inquiétude aux Romains ; en même temps divers signes avaient apparu ; le feu s’était_ éteint dans le temple de Vesta ; la terre avait tremblé ; le sol volcanique de Rome a toujours été exposé aux tremblements de terre ; des orages de printemps, comme on en voit encore quelquefois à Rome, avaient abattu les statues des dieux sur le Capitole, dans le Cirque et ailleurs, arraché et enlevé la porte d’un temple. On avait eu un de ces hivers terribles comme Rome n’en tonnait plus ; enfin une maladie qui dura trois ans, et qui n’avait cette fois rien de commun avec la mal’aria[38], car elle s’étendit à toute l’Italie, la dépeuplait ; on eût dit que la nature était malade, comme la société romaine commençait à l’être. On soupçonna même que des poisons, répandus en secret, étaient la cause de cette peste, ainsi qu’on l’a soupçonné récemment pendant le choléra à Rome, et presque partout.

Philippe avait fait la paix avec les Romains, mais il se préparait à la guerre. Ses violences et ses cruautés avaient soulevé contre lui ses alliés et ses sujets. De nombreuses députations vinrent de tous les points de son empire demander justice au sénat. La curie devenait de plus en plus le tribunal d’appel des nations ; placée entre le Capitole et le Forum, elle représentait, pour le monde, la justice des dieux et celle du peuple romain.

On y vit paraître alors, accusant Philippe, les envoyés d’Eumène, roi de Pergame, et allié des Romains ; ces envoyés apportaient de sa part une couronne d’or d’un grand prix, qui fut acceptée. Puis comparurent les députés d’une foule de villes grecques et macédoniennes. Le sénat écouta leurs plaintes pendant trois jours ; souvent fort embarrassé au milieu des réclamations que lui adressaient les provinces, les villes, les particuliers, jusqu’aux partis qui divisaient une même cité. Il écouta aussi Démétrius, fils de Philippe, qui venait défendre son père, et l’écouta avec faveur, car il espérait que ce jeune homme, naguère otage à Rome, bien traité, puis renvoyé avec honneur, avait emporté des sentiments favorables à la république. Fidèle à sa politique ordinaire, le sénat cherchait à se ménager un appui au sein de la famille du souverain avec lequel il traitait. Ce jeune homme ayant lu un mémoire justificatif que Philippe avait rédigé pour sa défense, le sénat déclara avoir confiance en Démétrius, et vouloir excuser son père pour l’amour de lui. Ce succès et la popularité qu’il lui procura en Macédoine furent funestes à Démétrius ; son frère, Persée, comprenant que les Romains lui préparaient un compétiteur, parvint à obtenir sa mort des soupçons qu’il sut inspirer à Philippe. La fin de celui-ci fut misérable ; il laissa un de ses fils égorger l’autre et s’en repentit. Cette tragédie de palais rappelle celle qui assombrit les derniers jours de Côme de Médicis. Ces princes habiles, et sans conscience, qui se maintiennent par la ruse ; sont atteints à la fin, dans la prospérité qu’elle procure presque toujours, par ces puissances vengeresses que les Romains appelaient les terribles, Dit,.

A peine Persée fut-il sur le trône glue des plaintes contre lui arrivèrent à Rome. Cependant ses envoyés furent admis, et le traité fait avec son père renouvelé. Mais il trouva un formidable accusateur dans le roi de Pergame Eumène, qui le redoutait et qu’il n’avait pu gagner.

Eumène était venu à Rome, dit-il au sénat, pour visiter les dieux et les hommes auxquels il devait le maintien de sa haute fortune, et pour dénoncer les. machinations de Persée. Bientôt Persée envoya aussi plaider sa cause devant le sénat romain. Son délégué parla avec hauteur, disant que, si les Romains voulaient absolument la guerre, Persée la ferait, et que Mars était égal pour tous ; fier langage, bien différent de celui d’Eumène, langage que la curie n’était pas accoutumée à entendre, mais qu’elle entendait cependant quelquefois..

Du reste, rien ne transpira des discours qui y avaient été tenus. Toutes les villes de Grèce et d’Asie désiraient savoir ce qui s’y était passé. Le monde entier avait les yeux tournés vers cette salle d’assemblée où le sort du monde se décidait. Il ne reste rien de la curie, si ce n’est peut-être quelques débris dans l’église de Saint-Adrien ; mais on sait du moins, à très, peu de chose près, où elle était, et, en se plaçant en cet endroit, on sent qu’on est au centre de la vie politique de l’univers romain.

Bientôt le bruit se répandit à Rome qu’Eumène, se rendant à Delphes, avait été presque assommé par des agents du roi de Macédoine, qui avaient l’ait rouler des rochers sur sa tête dans le chemin étroit où il était engagé, celui-là même sans doute où Œdipe avait rencontré Laïus, chemin en effet étroit encore aujourd’hui et qui suit un ravin profond. Un homme de Brindes vint aussi révéler que Persée l’avait chargé d’empoisonner les ambassadeurs romains. Était-ce vrai ? La guerre fut aussitôt déclarée. Avant qu’elle l’eût été, des envoyés d’Ariarthe, roi de Cappadoce, avaient amené son fils, encore enfant, pour qu’il s’accoutumât de bonne heure aux mœurs romaines et grandit sous la tutelle des Romains. Le sénat ordonna au préteur de louer une demeure pour le jeune prince et sa suite, satisfait d’exercer une hospitalité qui était un patronage de rois.

Le sénat, si plein de courtoisie quand il jugeait à propos d’en avoir, se montrait sévère sur l’étiquette. Les envoyés du roi d’Illyrie s’étant présentés devant lui sans en avoir demandé la permission, on les fit sortir de la curie.

La Grèce et l’Orient fixaient un regard attentif sur la grande lutte qui allait commencer. A Rome, on faisait les derniers efforts pour en assurer le succès, on portait les vétérans au rôle de l’armée. Un certain nombre de centurions en appelèrent aux tribuns, et un de ceux-ci réclama pour eux un rang égal à celui qu’ils avaient précédemment occupé. Cela créait une difficulté légale, et les plus grands besoins de l’État ne faisaient pas alors oublier la légalité. On fut tiré d’embarras par la magnanimité d’un des centurions qui en avaient appelé aux tribuns. Spurius Ligustinus ayant demandé et obtenu l’autorisation de parler à la tribune, ois les magistrats seuls avaient le droit de monter, raconta sa vie, énuméra ses campagnes et ses titres à la retraite ; Mais, ajouta-t-il, si l’on m’inscrit comme valide, je ne la demanderai point. Aux tribuns militaires il appartient de juger dans quel poste je dois servir... Et vous, mes camarades, considérez comme honorable, quel qu’il soit, celui où vous pourrez défendre la république. Le consul, louant beaucoup ce centurion, le conduisit du Forum à la curie ; il y reçut les remerciements solennels du sénat et la première place de centurion[39] dans la première légion. Personne ne réclama plus, et l’enrôlement s’acheva sans obstacle. Cette petite scène ne m’a pas semblé devoir être omise, et n’est pas une des moins intéressantes dans l’histoire du Forum et de la curie.

Persée, qui, sans doute, voulait gagner du temps, osa envoyer de nouveau une députation à Rome. Comme on était en guerre, on ne permit pas aux ambassadeurs d’entrer dans la ville ; ils furent reçus dans le temple de Bellone, près de là s’élevait la colonne au pied de laquelle la guerre se déclarait. C’était les avertir par avance des résolutions belliqueuses du sénat. On se contenta de leur répondre : Le consul P. Licinius sera bientôt en Macédoine avec son armée. C’est à lui, si l’on veut nous donner satisfaction, qu’il faudra envoyer des députés. Il n’y a plus lieu d’en envoyer à Rome ; on ne permettra plus à aucun de traverser l’Italie. Il fut enjoint au consul de prendre des mesures pour que ceux-ci en fussent sortis avant le onzième jour.

Deux des délégués que les Romains avaient expédiés en Grèce revinrent à Rome. Ils déclarèrent franchement au sénat que leur intention avait été de donner aux Romains le temps d’être aussi bien préparés à, la guerre que le roi de Macédoine l’était lui-même. Alors il s’éleva au sein de la curie un dissentiment qui marque bien le caractère de cette époque intermédiaire entre le premier âge de la république et le dernier. Les vieux sénateurs, ceux qui voulaient conserver la coutume des aïeux, dirent que cela n’était pas romain, mais punique ou grec. Ce n’était point par la ruse que leurs ancêtres avaient vaincu ; c’était par la franchise et la force ; le temps était venu où parfois l’habileté servait mieux que l’énergie ; mais celui-là était vraiment vaincu dans lame, auquel on arrachait l’aveu qu’il l’avait été non par adresse, non par hasard, mais par les forces de l’État rassemblées pour une guerre juste et sainte.

Cependant la politique nouvelle, celle qui, dit Tite-Live, préférait l’utile à l’honnête, l’emporta dans la curie ; la majorité et l’esprit nouveau étaient pour cette politique ; le sixième siècle de Rome avait remplacé le cinquième.

Quand le consul Licinius, après avoir accompli les vœux solennels et portant le manteau de général, sortit de la ville pour aller rejoindre son armée, les citoyens de tout ordre le suivirent avec l’intérêt que faisait toujours naître un pareil moment, redoublé cette fois par l’importance de la guerre et la renommée de l’ennemi. Je traduis littéralement quelques lignes de ‘lite Live, parce qu’elles expriment admirablement ce qui devait se passer dans l’âme de la foule réunie à travers le Forum pour voir passer le consul se rendant du Capitole à la porte Capène. On se rassemble non seulement par respect pour la dignité du commandement, mais pour l’intérêt du spectacle. Chacun veut voir son général, celui à l’autorité et à la sagesse duquel est remise la défense de l’État ; puis on pense aux hasards des batailles, aux accidents imprévus de la fortune, aux chances de la guerre, les mêmes pour tous ; aux revers, aux succès, aux défaites qu’a souvent entraînées l’inhabileté ou l’imprudente ; à ce que peuvent, au contraire, amener d’heureux la sagesse et la vigueur. Qui sait ce qu’est l’intelligence, ce que sera la fortune du général qu’on voit partir ? Le verra-t-on revenir, remonter triomphant la pente de ce Capitole pour aller visiter ces dieux dont il s’éloigne aujourd’hui, ou une joie semblable est-elle réservée à l’ennemi ?

Cette campagne débuta par des succès douteux ou sans importance et par quelques revers. La Grèce, qui commençait à se dégoûter de ses libérateurs, se mit à faire des vœux pour leur ennemi ; leurs alliés se lassaient d’une guerre qui se prolongeait sans grands résultats. Les députations qui arrivaient à Rome étaient de nature à y faire naître le découragement. Si une peuplade gauloise envoyait au sénat, avec l’offre de faire la guerre aux Macédoniens, une couronne d’or d’une grande valeur que les députés gaulois apportaient dans la curie en demandant qu’il leur fût permis de la déposer dans le temple de Jupiter et de sacrifier au Capitole, Prusias, roi de Bithynie, faisait demander au sénat de conclure la paix avec Persée et s’offrait pour médiateur ; les Rhodiens, ces fiers insulaires que leur puissance maritime et leur richesse remplissaient d’orgueil, sommaient Rome de terminer une lutte qui les ruinait, avec d’altières menaces que Tite-Live ne pouvait répéter sans indignation, et auxquelles le sénat n’opposa que le silence du dédain.

La guerre traînait. L’esprit martial des Romains commençait à donner des signes d’alanguissement. Pour la première fois, les jeunes plébéiens avaient cherché à se soustraire au service militaire[40], phénomène nouveau, passager, il est vrai, mais inquiétant pour l’avenir.

On le sentait à Rome, et l’on se disait qu’il fallait cette fois nommer des consuls capables d’en finir avec l’ennemi. En effet, l’un de ceux qui furent élus était Paul-Émile, qui devait vaincre Persée.

Paul-Émile sortait d’une ancienne famille sabine[41], et tenait à d’autres familles de la même race, aux Cornélii, il était cousin de Scipion l’Africain ; aux Papirii, il épousa une Papiria ; il donna sa fille à Mius Tubero, d’une famille probablement sabine[42], célèbre par sa pauvreté, sa vertu et la petite maison sur l’Esquilin (près Sainte-Bibiane)[43] où seize membres de la gens Ælia vivaient ensemble, et dans laquelle, dit Plutarque, la fille de cet Æmilius, qui avait été deux fois consul et avait deux fois triomphé, ne rougissait point de la pauvreté de son mari, mais admirait la vertu qui le faisait pauvre.

Ce fut dans deux familles sabines que Paul-Émile fit entrer deux de ses fils, Fabius Maximus et Scipion Æmilien ; religieux comme un Sabin, il était pourtant de son siècle par son goût pour les lettres grecques. Aussi généreux que les anciens patriciens étaient avares, fier sans hauteur, ferme sans dureté, Paul-Émile réunissait en lui le double caractère d’un aristocrate de la vieille roche et d’un homme des temps nouveaux. Aussi cet aristocrate fut-il populaire à une époque où l’aristocratie commençait à ne l’être plus.

Bien que tout le monde fût impatient de voir la guerre terminée, Paul-Émile, nommé consul, ne se hâta point de partir. Il employa plusieurs mois à réunir des renseignements et à faire des préparatifs de tout genre, et rie voulut quitter Rome qu’après avoir religieusement accompli sur le mont Albain le grand sacrifice des féries latines. Pendant ce temps, le sénat reçut plusieurs de ces députations qui affluaient de toutes les parties du monde connu, et dont la présence à Rome forme dès lors un des traits les plus saillants de’ sa physionomie et de celle de la curie. En effet, les rois et les nations viennent tour à tour en monter les degrés, et le peuple dans le Forum voit successivement passer des Grecs, des Asiatiques, des Égyptiens, des Illyriens, des Gaulois, tous avec leur costume étranger, souvent avec les dons qu’ils apportent au sénat. On conçoit qu’il ait fallu construire un édifice particulier pour les recevoir, la Grécostase, et que cet édifice ait été voisin de la curie, dont il formait comme la salle d’attente et le vestibule. Placée sur le Vulcanal, au-dessus du Comitium, en vue du Forum, in oculatissimo loto, la Grécostase, qui n’était point un édifice muré et couvert, mais une simple plate-forme exposée aux regards, laissait voir à la foule qui remplissait le Forum ces envoyés de toute la terre. C’était pour cette foule un spectacle curieux et plein d’intérêt, car chacune de ces légations se rapportait à une des affaires étrangères du peuple romain ; ce spectacle, qu’en nous plaçant dans le Forum et en regardant du côté du Capitole, nous pouvons avoir en quelque sorte à notre tour ; fait partie de celui que nous présente une histoire de Rome à Rome et complète cette histoire, car il nous permet, à nous aussi, d’assister aux incidents principaux de la diplomatie et aux diverses phases de la politique extérieure des Romains.

Ainsi des envoyés du roi et de la reine d’Égypte, Ptolémée et Cléopâtre, couverts de vêtements souillés, la barbe et les cheveux longs en signe de deuil, et tenant dans la main des branches d’olivier à la manière des suppliants, vinrent humblement implorer le secours du sénat contre le roi de Syrie, qui menaçait l’Égypte. Ce roi, sous prétexte de ramener en Egypte un frère de Ptolémée, menaçait Alexandrie. Admis dans la curie, les envoyés égyptiens se prosternèrent devant le sénat et déposèrent à ses pieds leurs doléances, disant : Les bienfaits du peuple romain envers Antiochus et l’autorité du sénat sur les rois et les nations sont de telle nature, que, si le sénat faisait connaître au roi de Syrie son déplaisir, celui-ci retirerait certainement ses troupes. Si le sénat tardait à le faire, Ptolémée et Cléopâtre viendraient à Rome en bannis, et ce serait une sorte de honte pour le peuple romain de ne les avoir pas secourus dans un si extrême danger. Les envoyés n’avaient pas tort de compter sur l’autorité du sénat, car c’est alors qu’on députa vers Antiochus ce Popilius Lænas qui, lassé des tergiversations du roi, traça un cercle autour de lui et lui dit : Tu n’en sortiras pas que tu ne m’aies donné la réponse que je dois reporter au sénat. Voilà comment les envoyés de Rome parlaient en son nom.

Un jour arrivèrent les délégués de Macédoine. Ils étaient attendus avec une extrême impatience, et le sénat eût voulu les admettre immédiatement ; mais le soir était venu, et il ne tenait jamais séance la nuit. Le lendemain, ils furent introduits et parlèrent. La situation était triste ; l’armée était au cœur de la Macédoine, mais insuffisante et en grand péril, la flotte des alliés dépeuplée par la maladie, la fidélité d’Eumène douteuse. Il fallait rappeler les troupes ou en envoyer de nouvelles. Le sénat ordonna que le consul L. Paulus Æmilius (Paul-Émile) partirait sur-le-champ avec deux légions, et que le préteur Cn. Octavius irait prendre le commandement de la flotte.

Paul-Émile sortit de la curie, et montant à la tribune, prononça un discours qui nous offre une vive image de la préoccupation universelle au sujet de cette guerre difficile, et nous fait entendre les propos des politiques du Forum, de ces hommes des canaux qui dissertaient à tort et à travers sur la manière de la diriger. Dans toutes les réunions[44], dit Paul-Émile, et, que les dieux me pardonnent, même dans les banquets, il y a des gens qui conduisent les armées en Macédoine, qui savent où il faut camper, quelles forteresses ou doit occuper, par quels passages on peut pénétrer dans le pays, où il est bon de placer les magasins, par quelle route de terre ou de mer il convient de transporter les approvisionnements, quand il fan livrer bataille ou se tenir en repos. Non seulement ils décident de ce que l’on doit l’aire, mais ils condamnent tout ce qui se fait autrement et accusent le consul comme s’il était en cause devant eux. N’en pourrait-on pas dire autant de ce qui se passe dans les cafés de Rome et dans beaucoup d’autres cafés ? Ne croit-on pas entendre, sur les nouvellistes, Théophraste ou la Bruyère ?

Paul-Émile ajoutait, avec une ironie patricienne de bon goût : Je ne suis point de ceux qui pensent que les généraux ne doivent pas être avertis ; j’estime au contraire que ne consulter que soi est orgueil et non prudence. Mais c’est à des gens éclairés, au fait des choses de la guerre, instruits par la pratique, qu’il appartient d’abord de donner conseil, puis à ceux qui sont en présence des opérations, qui peuvent juger des circonstances sur les lieux, et qui, comme embarqués dans le même navire, partagent les mêmes périls. Si donc il y a quelqu’un qui se croie en état de me conseiller dans cette guerre, qu’il ne refuse point ses services à la république et vienne avec moi en Macédoine, je lui fournirai vaisseau, cheval, tente, et le défrayerai de tout. Pour ceux qui ne veulent pas se donner cette peine et qui préfèrent les loisirs de la cité aux fatigues de la vie des camps, je les prie de ne point prendre le gouvernail en demeurant à terre. Rome fournit assez de sujets de conversation pour alimenter leur bavardage ; mais qu’ils sachent que les avis de nos lieutenants nous suffisent... Du reste, c’était un simple conseil spirituellement donné et sans nulle menace pour ceux qui ne s’y conformeraient pas. Je crois donc qu’il eut un plein succès dans le Forum, sauf à ne pas y être fort exactement suivi.

Persée fut complètement battu à Pydna. Quatre jours après, le bruit s’en était répandu à Rome ; tandis que le peuple assistait aux jeux dans le cirque, ce bruit courut sur tous les gradins ; on a combattu en Macédoine, et nous sommes vainqueurs. Puis ce fut un frémissement de plus en plus sensible, enfin des cris et des applaudissements éclatèrent de partout. On ne put découvrir l’auteur de cette nouvelle prématurée, où l’on vit un présage ; c’est là sans doute ce qui fit répéter le vieux conte du lac Régille, et dire que Castor et Pollux avaient apparu auprès de la fontaine du Juturne ; on ajoutait que les portes de leur temple s’étaient ouvertes miraculeusement d’elles-mêmes. Ce fut probablement à cette occasion qu’un second temple de Castor et Pollux s’éleva près du cirque Flaminien[45].

Neuf jours plus tard, au moment où le consul Licinius, qui était demeuré à Home, allait monter au sommet des Carceres, pour donner le signal du départ des chars, on lui apporta de Macédoine une lettre ornée de lauriers, comme étaient celles des généraux victorieux. Le signal donné, Licinius monta dans sa voiture, et, en traversant le Cirque, montra au peuple la lettre ornée de lauriers. Le peuple tout entier se précipita dans l’arène. Le consul convoqua le sénat, et, autorisé par lui, s’étant rendu dans le Cirque que la foule n’avait pas quitté[46], annonça que son collègue L. Æmilius avait livré bataille au roi Persée ; que l’armée macédonienne avait été battue et dispersée, que le roi était en fuite, que toutes les villes de la Macédoine étaient au pouvoir du peuple romain. Le cirque retentit d’une immense acclamation, chacun alla chez soi apprendre la grande nouvelle à sa femme et à ses enfants. Et moi, tandis qu’absorbé dans ce souvenir j’erre aux lieux où fut le cirque, le cœur me bat aussi comme si je venais d’apprendre cette nouvelle si importante pour la grandeur de Rome, de Rome avec laquelle je me suis pour ainsi dire identifié en virant dans son passé et dans son sein.

Les jours suivants furent tout à l’allégresse, aux actions de grâces dans les temples, aux sacrifices. On fit rentrer dans l’arsenal les bâtiments qui étaient déjà prêts à partir. Le sénat se donna le plaisir d’appeler dans la curie les députés rhodiens qui y avaient parlé si arrogamment et qui n’étaient pas encore partis. Changeant de ton, ils osèrent féliciter les Romains d’une victoire qui, comme ils l’avaient toujours désiré, mettait fin à une guerre dangereuse pour la Grèce. On leur répondit qu’on n’était pas leurs dupes, qu’ils avaient constamment agi et parlé dans l’intérêt de Persée, et on les renvoya.

Cependant Persée fugitif avait été atteint et arrêté, en Samothrace, dans le recoin obscur d’un temple où il s’était caché. Il avait été conduit vêtu de deuil à la tente de Paul-Émile, qui s’était levé à son aspect, ne lui avait pas permis de tomber à ses pieds et lui avait tendu la main. Après avoir exprimé en grec son étonnement de l’imprudente conduite du roi et l’avoir exhorté à se confier dans la clémence du peuple romain, se retournant vers ceux qui l’entouraient, Paul-Émile leur adressa en latin quelques simples et nobles paroles sur l’instabilité des choses humaines et les enivrements de la fortune.

Les légations des villes de Grèce et d’Asie accoururent de nouveau à Rome. Les Rhodiens reparurent dans la curie, mais le sénat ne voulut point les entendre, et leur refusa le droit d’hospitalité qu’elle accordait aux ambassadeurs ; alors ces superbes se prosternèrent en demandant qu’on fît grâce à leurs torts récents en raison de leurs anciens services ; puis, en habits de deuil, ils allèrent par la ville supplier avec larmes tous les personnages puissants de les prendre sous leur protection. N’étant plus admis dans Rome et logés aux frais de la république, il leur fallut attendre la décision du sénat dans une auberge hors de la ville. Ramenés devant le sénat, ils y vinrent en suppliants. Enfin la guerre contre eux ne fut pas résolue, et ils souscrivirent avec empressement à toutes les conditions qu’on voulut leur imposer.

Paul-Émile profita de sa victoire pour faire en Grèce un voyage de curiosité. A Delphes, il fit placer sa propre image sur des colonnes destinées à recevoir celles de Persée. C’est le seul exemple d’orgueil qu’un homme, du reste si sage, ait donné. Mais les plus sages eux-mêmes payaient leur tribut à ce sentiment de personnalité superbe, étranger aux hommes des premiers temps de la république, que Scipion l’Africain avait porté si haut et qui annonçait de loin César.

Le triomphe se préparait à Rome, ois déjà étaient arrivés les deux rois captifs qui devaient l’orner : le Macédonien Persée et l’Illyrien Gentius. Le sort de ces deux vaincus était le même. Les guerres de Macédoine et les guerres d’Illyrie avaient le même dénouement. La guerre d’Illyrie avait commencé après la fin de la première guerre punique. Les Illyriens étaient un peuple de pirates alors gouvernés par une femme, la reine Teuca, qui prétendait maintenir le droit de piraterie et qui courroucée du fier langage des ambassadeurs romains, les fit assassiner tandis qu’ils retournaient chez eux. Leurs statues furent placées dans le Forum[47]. On comprend qu’une reine barbare ait violé le droit des gens par un meurtre ; on le comprend moins de la part d’un gouvernement qui s’appelle la monarchie apostolique, et cependant ce gouvernement, successeur de la reine Teuca en Illyrie, a fait ce qu’elle avait fait. Soumis aux Romains et un temps leurs alliés, les Illyriens, sous Gentius, prirent le parti de Persée. Vaincu avec lui, le dernier roi d’Illyrie se trouvait en ce moment réuni par le malheur à celui dont il avait vaillamment défendu la cause, et il pouvait lui reprocher ses manquements de foi et la honteuse avarice qu’avait montrée, dans ses rapports avec un chef de pirates, l’héritier du trône d’Alexandre. Gentius ne figura point dans le triomphe de Paul-Émile ; il fut réservé, avec toute sa famille, pour celui de son vainqueur, le préteur Anicius.

L’arrivée de Paul-Émile à Rome fut un premier triomphe ; il remonta le Tibre dans la galère royale de Persée, qui avait, — ce qui n’est pas aisé à comprendre, — seize rangs de rameurs et qu’ornaient les armes prises à l’ennemi. Mais, qui le croirait ? le véritable triomphe souffrit quelque difficulté. Paul-Émile, qui était de la vieille école, avait mécontenté l’avidité de l’armée, devenue plus exigeante que par le passé ; elle trouvait qu’une trop grande partie des fruits de la conquête avait été réservée pour le trésor public. On n’accusa pas Paul-Émile, comme Scipion, d’avoir rien gardé pour lui des trésors de l’ennemi ; il ne s’était réservé que quelques volumes grecs pour l’instruction de ses fils ; mais un complot se forma entre un officier mécontent et un tribun du peuple pour lui ravir les honneurs du triomphe. Le premier engagea sous main les soldats à venir en grand nombre voter dans les comices par tribus qui devaient se tenir au Capitole ; le second accusa le consul d’avoir imposé aux. soldats des fatigues inutiles et de les avoir frustrés du prix de leurs services. C’était une manœuvre bien criminelle ; on faisait ce que personne n’avait fait encore ; on indisposait, on tentait l’armée. Le lendemain, les soldats très nombreux envahirent si bien la plate-forme du Capitole, que nul n’y pouvait pénétrer. Ceux des premières tribus votèrent contre le triomphe de Paul-Émile. A cette nouvelle, tout ce qu’il y avait de considérable à Rome, indigné et inquiet, accourt au Capitole. Que deviendrons-nous, s’écriaient-ils avec raison, si les soldats font la loi aux généraux ? Un ancien consul, M. Servilius, demanda que les tribuns fissent recommencer le vote ; et, s’adressant aux soldats, il les invita, non pas au nom de la discipline antique, ce langage n’eût plus été entendu, mais au nom de la gloire de leur général, qui était la leur, à lui accorder le triomphe. Ce triomphe, marchandé indignement, finit par être obtenu.

La description détaillée qu’on lit dans Plutarque (Paul-Émile, 32-5) nous permet de nous en donner le spectacle comme si nous y assistions véritablement. Le peuple s’était établi dans les deux cirques[48], dans le Forum et dans les autres parties de la ville que le cortége devait traverser. Autour du Forum on avait construit des échafaudages en planches. Tout le monde était vêtu de blanc ; les temples étaient ouverts et décorés de guirlandes, fumants de parfums ; les rues laissées libres pour le passage du triomphateur. La pompe triomphale dura trois jours. Le premier suffit à peine à la montre des statues et des peintures, portées sur deux cent cinquante chariots ; le second, à celle des armes ; on y vit le bouclier rond des Crétois, le bouclier carré des Thraces et la sarrisse, longue lance macédonienne. Trois mille hommes suivaient, portant des vases, des coupes et la monnaie d’argent dans sept cent cinquante vases, dont chacun contenait trois mille talents, — environ quinze mille francs.

Le troisième jour, de grand matin, les trompettes sonnèrent des airs belliqueux, puis l’on vit s’avancer cent vingt vaches grasses, la tète ornée de bandelettes et de rubans, comme c’est encore l’usage à Rome de parer les animaux domestiques le jour de la Saint-Antoine. Elles étaient conduites par des jeunes gens ceints de belles ceintures ; derrière eux des enfants portaient des patères d’or et d’argent ; c’étaient les jeunes lévites et les enfants de chœur de la procession ; ils étaient suivis de ceux qui portaient la monnaie d’or dans soixante-dix-sept vases contenant chacun trois talents, comme pour la monnaie d’argent ; de ceux qui portaient la coupe sacrée, ayant une valeur de dix talents (cinquante mille francs), la grande coupe d’or, décorée de pierres précieuses, que Paul-Émile avait fait fabriquer, et enfin de ceux qui portaient la vaisselle en or de Persée ; venait ensuite le char de ce roi, ses armes et son diadème.

Ce magnifique spectacle remplissait les Romains de joie et d’orgueil ; mais quand on aperçut, un peu en arrière du char, les trois enfants de Persée paraître entourés de leurs pédagogues tout en larmes, qui, soulevant leurs petites mains, les instruisaient à supplier, une grande pitié toucha les cœurs ; les Romains aussi pleurèrent, et la joie fut mêlée de tristesse jusqu’à ce que les enfants eussent passé.

Persée, vêtu de deuil et entouré de ses serviteurs désolés, s’avançait comme frappé de stupeur et l’esprit égaré par la grandeur de son infortune. Il avait fait demander à Paul-Émile de le dispenser de figurer dans le triomphe. Le Romain, qui ne pouvait comprendre son attachement à la vie, s’était contenté de répondre en souriant : Cela dépendait de lui et en dépend encore.

Devant le char de Paul-Émile on portait quatre cents couronnes d’or dont autant de villes lui avaient fait hommage ; lui-même était vêtu de pourpre et tenait à la main une branche de laurier.

Mais au-dessus de la tête de ce glorieux mortel flottait un nuage de deuil ; cinq jours avant son triomphe, il avait perdu un fils de quatorze ans, et il devait en perdre un autre, âgé de douze ans, trois jours après. Il avait espéré qu’ils seraient près de lui sur son char triomphal, et ce char passait entre les tombeaux de ses deux enfants.

Au bout de quelques jours il alla dans le Forum, monta à la tribune pour y rendre compte suivant l’usage, de ce qu’il avait fait. Vingt-six jours, dit-il, après mon départ d’Italie, j’avais vaincu et pris Persée ; un succès si rapide m’effrayait ; je craignais que les dieux le fissent expier à l’armée ou à vous par quelque malheur, car les dieux sont jaloux ; mais c’est moi que les dieux ont frappé[49]. Puis il parla au peuple de sa douleur, se félicita que l’inconstance du sort l’eût atteint dans sa famille plutôt que dans sa patrie, ne put s’empêcher de comparer tristement le sort de Persée vaincu, mais dont les enfants vivaient, avec sa propre destinée, lui vainqueur, mais qui était venu au Capitole des funérailles d’un de ses fils, et du Capitole était allé aux funérailles de l’autre. Faisant allusion à leurs aînés, passés par l’adoption dans des familles étrangères, il termina ce noble discours en disant : Dans la maison de Paul-Émile, il ne reste plus que lui ; mais de cette calamité domestique, votre félicité et la fortune publique me consolent. Paul-Émile mourut peu de temps après. Persée perdit aussi deux de ses enfants ; le malheur ne défend pas du malheur. Le troisième apprit à ciseler et s’estima heureux d’être employé comme scribe par les magistrats romains. Persée fut d’abord jeté dans un cachot, où, selon les uns, il périt misérablement ; d’où, selon les autres, il fut tiré à la demande de son généreux vainqueur.

Nous venons d’être témoins, comme le furent les Romains, d’un des drames les plus émouvants dont Rome a été le théâtre, un drame qui pourrait avoir pour titre : Le deuil dans la gloire ; à part ce deuil qui vint l’obscurcir, le triomphe de Paul-Émile est un spectacle magnifique d’où sort une austère moralité. Ce triomphe était trop beau, il y avait là trop de richesses, danger nouveau de Rome, fléau terrible par où la liberté devait périr. Le plus éclatant triomphe qu’eût vu la république présageait, hélas ! le triomphe de l’empire.

La suite des guerres de Macédoine m’a entraîné, et j’ai laissé derrière moi la guerre d’Étolie, qui se place entre la défaite d’Antiochus et les luttes contre Persée. J’y suis ramené par un monument caractéristique du temps, et qui se rapporte à cette guerre ; le temple consacré par M. Furius Nobilior à Hercule Musagète, Hercule qui conduit les Muses.

La ligue Étolienne, brouillée avec les Romains depuis le partage des villes de Macédoine enlevées à Philippe, sur un faux bruit que le roi Antiochus venait de détruire l’armée romaine, avait rompu une trêve momentanée et repris les armes. Après la défaite d’Antiochus, les envoyés étoliens qui étaient à Rome parurent dans la curie et, au lieu de confesser la faute de leur peuple, parlèrent au sénat avec une fierté qu’il jugea très insolente. On décida qu’il fallait dompter ces esprits superbes ; on fit sortir les envoyés de la curie, on les chassa de Rome et de l’Italie.

M. Fulvius[50] Nobilior, chargé de soumettre les Étoliens, alla assiéger Ambracie, ville importante de l’Épire, qui leur appartenait maintenant et qui avait été la résidence de Pyrrhus. La reddition de celle ville détacha d’eux tous leurs alliés et les mit à la discrétion des Romains ; depuis ce jour la ligue Étolienne cessa d’exister.

Le temple d’hercule Musagète était dans la partie du champ de Mars on l’on se rendait par la porte Carmentale[51]. Beaucoup d’édifices publics, construits au sixième siècle, s’élevèrent dans cette région du cirque Flaminien, quartier populaire pour des raisons que j’ai indiquées, comme ce cirque lui-même était le cirque populaire. A cette époque, on voit en toute chose se préparer l’ascendant de la démocratie qui dominera le siècle suivant[52].

Le nom d’Hercule qui conduit les Muses était, dans cette circonstance, strictement historique ; la force, dont Hercule était le type, conduisait alors en effet à Rome les arts de la Grèce, que personnifiaient les Muses. Dans un sens encore plus particulier, ce nom convenait merveilleusement à un temple élevé par Fulvius Nobilior, qui avait apporté les statues des Muses d’Ambracie[53].

Ce temple était donc doublement un symbole du philhellénisme[54] dont Fulvius Nobilior était lui-même un représentant. Caton lui reprochait son goût pour les lettres, son attachement pour le poète Ennius, à demi grec, et qui fit tant pour latiniser la littérature grecque. Fulvius avait désiré que le vaillant poète le suivit dans ses campagnes ; comme Hercule sous la forme de Musagète, il voulait être, lui aussi, un vainqueur accompagné par les Muses[55].

Il avait déposé des fastes[56] dans ce temple, parce que, selon les idées grecques qu’il accueillait volontiers, les Muses présidaient à l’histoire, comme l’a fait voir Hérodote en donnant le nom d’une Muse à chaque livre de la sienne.

Après la prise d’Ambracie, Rome vit venir une députation de la ligue Étolienne qui avait reçu un coup dont elle ne devait pas se relever ; il s’agissait de faire ratifier par la curie un traité de paix fort peu avantageux. Cela même était difficile ; le roi Philippe avait des protecteurs dans le sénat, et par eux l’avait indisposé contre les Étoliens ; d’autre part, leur vainqueur qui les favorisait, Fulvius Nobilior, avait envoyé au sénat quelques amis pour les protéger ; ainsi peuples et rois possédaient des patrons dans la curie. Le travail secret de ceux qui s’intéressaient aux Étoliens triompha des influences favorables à Philippe ; la majorité parut céder à un discours d’un envoyé athénien[57], mais était, je crois, disposée d’avance à se laisser toucher.

Environ vingt ans après la défaite de Persée, la Macédoine fut de nouveau troublée. Un certain Andriscus se donna pour Philippe, fils de Persée ; le faux Philippe, Andriscus, fut suivi bientôt après d’un autre prétendu fils de Persée. Ce genre de supercherie semble épidémique, et plusieurs imposteurs de cette sorte paraissent presque toujours dans le même temps. On vit, comme nous l’a appris l’histoire si dramatique et neuve même en Russie de M. Mérimée, surgir coup sur coup deux faux Démétrius ; et nous avons eu un nombre assez raisonnable de Louis XVII.

Le faux Philippe était venu intriguer à Rome, centre alors des intrigues de l’univers comme de tout le reste. Un moment il fut maître de la Macédoine. Les fraudes de noms usurpés ont souvent un succès très rapide, mais qui ne dure jamais beaucoup. On envoya contre le faux Philippe Q. Metellus[58] auquel cette guerre valut le nom de Macédonique. Il le gagna à peu de frais ; l’usurpateur, que ses crimes avaient fait détester, lui fut livré et revint à Rome cette fois pour orner le triomphe de son vainqueur.

La valeur véritable et la destinée de ce Metellus le Macédonique et du véritable triomphateur de la Macédoine sont bien différentes. Il v a de l’un à l’autre presque autant de distance que du vrai Persée au faux Philippe. Metellus était un plébéien illustre ; il montra de l’humanité ; mais il était accessible à l’envie, vice qui est quelquefois celui des plébéiens les plus illustres. A la fin d’une guerre en Espagne où il s’était distingué, il travailla à désorganiser son armée, afin que la gloire de son successeur n’obscurcît pas la sienne. Le plébéien Metellus fit toujours cause commune avec les patriciens, même dans leurs plus coupables égarements ; il les aida de son éloquence contre ce grand et, en somme, sage réformateur, Tiberius Gracchus. Ce fut sans doute cette désertion des intérêts de son ordre qui le rendit si impopulaire à Rome. Sa candidature au consulat échoua deux fois, et pendant sa censure, un tribun qui avait à se plaindre de lui voulut le faire précipiter de la roche Tarpéienne.

Metellus n’en mourut pas moins comblé de considération et d’honneurs. Il est cité par les anciens comme un exemple de la félicité humaine, car il vit trois de ses fils arriver au consulat, et le quatrième au moment d’y parvenir. Paul-Émile avait vu ses deux enfants mourir la veille et le lendemain de son triomphe.

Je n’aurais pas tant parlé de cet homme considérable, mais du second ordre, s’il ne figurait dans l’histoire des monuments de Rome avec plus d’éclat que dans l’histoire de ses conquêtes.

Metellus éleva un vaste portique quadrangulaire, que remplaça depuis le portique d’Octavie[59]. Dans son enceinte était déjà un temple à Junon[60] ; il en érigea un autre à Jupiter Stator. Un de ces deux temples était de marbre, ce qui fait époque dans l’histoire de l’architecture à Rome et des mœurs romaines ; pour la première fois le marbre fut employé à la construction d’un temple. Velleius Paterculus se demande si ce commencement de magnificence ne fut pas un commencement de corruption.

L’architecte du temple de Jupiter était un Grec, Hermodore de Salamine[61], et plusieurs statues grecques apportées de Macédoine ornèrent cet ensemble d’édifices, plus imposant et plus magnifique que tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. L’art grec prenait décidément possession de Rome. Dans les premières années du septième siècle, d’autres chefs-d’œuvre de cet art incomparable allaient être amenés à Rome par une autre guerre, celle que devait couronner barbarement la destruction de Corinthe.

La destruction de Corinthe fut la fin de la ligue Achéenne formée pour défendre l’indépendance et la liberté de la Grèce contre les indignes successeurs d’Alexandre et contre les petits tyrans qui, aidés comme toujours par le désordre, pullulaient partout. Cette confédération fut le plus énergique effort des peuples grecs vers une association qui aurait pu les sauver. Elle avait établi dans son sein l’unité des législations, des poids et des mesures[62]. Les Étoliens aussi avaient formé une confédération, mais elle ne fit rien pour l’affranchissement de la Grèce ; de plus, les Étoliens étaient un peu des barbares. Les Achéens appartenaient à un des plus nobles rameaux de la race hellénique. La ligue Étolienne n’a pas donné un grand nom à l’histoire ; la ligne Achéenne présente à l’éternelle admiration du monde Aratus, Philopémen et l’historien Polybe.

Attirés par la grandeur comme les Étoliens par la force, les Achéens s’unirent à Rome pour s’en faire un appui contre les tyrans naturels de la Grèce, les rois de Macédoine. Ils ne se séparèrent point d’elle pour s’unir à ces tyrans, comme les Étoliens, par le dépit d’une ambition trompée ; ils lui restèrent fidèles tant qu’elle leur laissa quelque liberté d’action. Mais Rome ne l’entendait point ainsi, elle voulait pour elle seule cette liberté et vit d’un mauvais œil les mesures que prenait Philopémen pour faire entrer dans la ligue Achéenne toutes les villes de la Grèce. Le sénat reçut fort mal les envoyés achéens, s’exprima d’une manière ambiguë sur son dessein de délivrer Sparte, du tyran Nabis, puis désavoua ce dessein. Ce fut, je le répète, une politique pleine de tortuosité. Rome voulait bien faire servir les plans de Philopémen pour la résurrection et l’unité de la Grèce, à renverser les puissances qui lui faisaient ombrage, mais elle ne voulait pas que la Grèce fût une et forte. L’unité de la Grèce déplaisait à Rome, où l’on travaillait sourdement à la faire avorter. Une fois débarrassés de Persée, les Romains ne ménagèrent plus rien et demandèrent qu’on envoyât à Rome, pour s’y justifier, mille Achéens, suspects d’avoir eu des intelligences avec le roi de Macédoine. Parmi eux était Polybe, qui trouva une bienveillante hospitalité et une amitié véritable auprès de Scipion Émilien. A leur arrivée les Achéens furent séparés et gardés comme otages. Privée des hommes faits pour la diriger, la ligue Achéenne fut en proie aux divisions et se laissa emporter à des violences qui décidèrent les Romains à lui déclarer ouvertement la guerre.

Cette guerre, heureusement commencée par Metellus, fut achevée sans peine par un grossier soldat, Mummius ; sa main brutale porta le dernier coup. Corinthe, qui s’était rendue sans coup férir, fut saccagée avec une fureur que rien n’excuse, et les chefs-d’œuvre de l’art antique[63] qu’elle renfermait en grand nombre tombèrent dans les mains de soldats qui jouaient aux dés sur un tableau célèbre, et d’un général qui avait besoin, pour connaître la valeur de son noble butin, que le roi de Pergame en offrit un prix très élevé, un général capable de dire à ceux qui étaient chargés de porter à Rome des œuvres d’art dont la perte était irréparable, que s’ils les perdaient ils en rendraient d’autres. Il semble qu’on se trompe de six cents ans, et que les Goths sont arrivés.

La même année, Scipion Emilien triompha. de Carthage, et Mummius de Corinthe. Aucun monument à Rome ne rappelle ces deux triomphes. Mummius avait dédié un temple et une statue au dieu de la force, à Hercule vainqueur[64], mais sans lui associer les Muses. On l’a appris par une inscription dans laquelle Mummius se vante stupidement de ce qui devait le déshonorer à jamais par ces deux mots : Deletu Corintho. J’ai détruit Corinthe. Tant pis pour toi, sauvage !

Carthage n’est plus, la Grèce est morte. Avant d’aller plus loin, il faut revenir sur quelques luttes moins considérables, mais sérieuses, que la république romaine a eu à soutenir pendant la durée de ses plus grandes guerres défensives, les guerres puniques, et de ses plus grandes guerres offensives, les guerres contre Philippe, Antiochos et Persée. Ces luttes secondaires, qui eurent aussi leurs difficultés et leurs périls, ajoutent au mérite des vastes entreprises qu’elles n’empêchèrent point le peuple romain de poursuivre, et elles ont laissé quelques traces à Rome.

Tandis que les Romains étaient si fortement occupés dans l’Italie méridionale, en Grèce, en Asie, ils avaient derrière eux les Gaulois, les Ligures, les peuples de l’Espagne, qui ne se lassaient point de les attaquer.

Les Gaulois savaient le chemin de Rome, et voulurent souvent le reprendre ; trente ans après avoir rançonné le Capitole, ils le menaçaient du mont Albain. Répandus sur les deux rives du Pô, ils possédaient l’Italie septentrionale tout entière. Pendant les guerres des Samnites et des Étrusques contre les Romains, ils s’allièrent avec ces deux nations redoutables ; quand elles furent soumises, ils demeurèrent indépendants et osèrent même parfois attaquer des villes étrusques devenues romaines ; c’est ainsi qu’avant la fin du cinquième siècle, ils assiégèrent Arezzo, puis ils massacrèrent les fétiaux que Rome leur envoyait, les coupèrent en morceaux et semèrent par la campagne ces débris sanglants[65]. La vengeance ne se fit pas attendre, et P. Cornélius Dolabella commença contre eux ces représailles d’extermination qui donnent un caractère tragique aux guerres contre les Gaulois et aux monuments qui s’y rapportent.

Le partage des terres du Picentin, opéré en expulsant les Gaulois Sénones, moyen de popularité imaginé par le toujours imprudent Flaminius, et que Polybe condamne sévèrement, souleva deux grandes nations gauloises de l’Italie, les Boïens et les Insubres, au moment où l’on venait de terminer la première guerre punique, et où Rome commençait à respirer ; mais Rome ne respirait jamais longtemps. Les Gaulois appelèrent à eux leurs compatriotes de l’autre côté des Alpes ; ceux-ci répondirent à cet appel. C’étaient ces Gésates, qui avaient pour coutume de combattre nus au premier rang.

Quand on sut que soixante-dix mille Gaulois marchaient sur l’Etrurie, ce fut une grande terreur à Rome. Le nom des Gaulois était redouté en Italie comme en Grèce. A leur première rencontre avec les Romains, ils furent vainqueurs ; la furie gauloise commençait toujours par là, mais la supériorité de la discipline de leurs ennemis et l’infériorité de leurs armes leur firent perdre successivement deux grandes batailles, celles de Telamon[66] et celle de Clastidium[67], et ils n’eurent plus qu’à se soumettre.

Après cette dernière bataille, Rome vit pour la troisième fois le vainqueur — c’était Marcellus — apportant les dépouilles d’un chef ennemi tué de sa main, ce qu’on appelait les dépouilles opimes, attachées en trophée à un tronc d’arbre, comme au temps de Romulus y monter au Capitole et les consacrer à Jupiter Férétrius.

Battus en Étrurie, puis vers le Tessin, ou les Romains étaient allés les chercher, les Gaulois de l’Italie du Nord, écrasés par Marcellus à Clastidium, profitèrent du séjour d’Annibal et d’Hamilcar en Italie pour relever la tête. Dés que Rome en eut fini avec Philippe, elle se retourna vers les Gaulois, et remporta sur eux, devant Crémone, une victoire dont on peut mesurer l’importance par la joie qu’elle produisit il Rome[68]. Pendant cette bataille, un temple avait été voué par L. Furius Purpuréo à Jupiter[69].

Une seconde victoire, moins glorieuse, parce qu’elle était due en partie à la trahison des Cénomanes (les Manceaux), fut remportée sur les Insubres, dont Milan était la ville principale.

Pendant ces guerres contre les Gaulois du nord de l’Italie, le consul C. Cornélius Cethégus avait voué un temple à Junon Libératrice (Sospita[70]). La terreur qu’inspiraient les Gaulois était toujours très grande être délivré d’eux, c’était être sauvé.

Ce temple, situé dans un endroit populeux, le marché aux légumes, fut, à ce qu’il paraît, fort négligé, livré, ainsi qu’on le voit trop encore pour les palais de Rome, aux plus sales usages[71]. Enfin on trouva un jour une chienne qui avait fait ses petits sous la statue de la déesse libératrice du peuple romain. La déesse en avertit par un songe une Cecilia Metella, qui n’était point celle dont le tombeau est connu de tous les voyageurs[72]. Le sénat fit remettre le temple en bon état.

La victoire remportée sur les Gaulois par le préteur Furius fut l’occasion d’un débat violent. Le consul trouvait mauvais que Furius ne l’eût pas attendu pour livrer bataille. Celui-ci se hâta d’aller é home pour profiter de l’absence du consul et obtenir le triomphe. Le sénat le reçut hors de la ville, dans le temple de Bellone. Les plus vieux blâmaient Furius d’avoir quitté sa province,et volé la gloire d’autrui. Il aurait dû attendre les consuls, eux l’attendraient. Les plus jeunes s’élevaient contre cette vieille routine, et disaient qu’on ne livrait pas les batailles à son moment, mais quand il fallait les livrer. Enfin le triomphe fut accordé, mais les dépouilles de l’ennemi ne précédèrent point le char du préteur, aucun soldat ne le suivit. On réservait ainsi les droits du consul, et encore il se plaignait à son retour. La vieille discipline menacée se défendait.

Ces triomphes sur les Gaulois n’avaient pas la splendeur des triomphes sur la Grèce et l’Orient. On n’y voyait ni statues, ni tableaux, ni fabuleuses richesses ; ils avaient cependant leur éclat, que rehaussaient la grande taille et l’air farouche, le costume inusité des captifs, les bracelets et les colliers d’or enlevés aux cadavres. Au triomphe de Scipion Nasica, celui qui avait dit au sénat : Dans le pays des Boïens, il y a maintenant des femmes et des enfants, on compta quatorze cent soixante et onze de ces colliers. La monnaie d’or et d’argent, aussi bien que des vases artistement travaillés, montraient que les Gaulois commençaient à cultiver tes arts et à se civiliser dans leur seconde patrie ; mais les Romains avaient peur d’eux et ne voulaient pas les y laisser s’établir. Douze mille Gaulois avaient passé les Alpes et s’étaient mis à bâtir une ville dans la Vénétie. Leurs envoyés vinrent demander au sénat la permission de continuer. Le sénat leur fit répondre qu’ils eussent à repasser les Alpes.

Ces guerres contre les Gaulois, qui tombent dans la première moitié du sixième siècle, et pendant lesquelles on dédia bon nombre de temples[73], ce qui montre combien elles furent sérieuses, car, en général, on vouait un temple dans un danger, ces guerres furent importantes pour les Romains, auxquels elles achevèrent de donner l’Italie ; elles le sont aussi pour nous, car c’est a elles qu’on peut rattacher avec quelque vraisemblance une statue célèbre sous le faux nom du Gladiateur mourant, et plusieurs sculptures remarquables qui représentent des guerriers gaulois ou des combats contre les Gaulois.

Tel est le beau groupe de la villa Ludovisi, auquel on avait donné le nom d’Arria et Pætus ; il fallait fermer les yeux à l’évidence pour voir un Romain du temps de Claude dans ce chef barbare qui, après avoir tué sa femme, se frappe lui-même d’un coup mortel. Le type du visage, la chevelure, le caractère de l’action, tout est gaulois ; la manière même dont s’accomplit l’immolation volontaire montre que ce n’est pas un Romain que nous avons devant les yeux ; un Romain se tuait plus simplement, avec moins de fracas. Le principal personnage du groupe Ludovisi conserve en ce moment suprême quelque chose de triomphant et de théâtral ; soulevant d’une main sa femme affaissée sous le coup qu’il lui a porté, de l’autre il enfonce son épée dans sa poitrine. La tête haute, l’œil tourné vers la ciel, il semble répéter le mot de sa race : Je ne crains qu’une chose, c’est que le ciel tombe sur ma tête.

Bien des chefs gaulois ont dû finir ainsi. Si l’art voulait donner un nom au personnage ici représenté, ce pourrait être celui d’Anérœstus, roi des Gésates, ces combattants chez qui tout était héroïque, même la nudité. Vaincu à Télamon, ce chef gaulois, après avoir . donné la mort aux siens, se frappa lui-même.

C’est sans doute aux guerres du sixième siècle contre les Gaulois qu’il faut rapporter les bas-reliefs où l’on voit les Romains combattant des ennemis qui sont bien certainement des Gaulois. On les reconnaît à leur chevelure flottante ou hérissée, à leurs colliers, à leurs moustaches et aussi à leur emportement dans la bataille, à leur fougue dans la mêlée.

Dans un bas-relief du Capitole[74], les Gaulois se font remarquer par leur nudité, qui rappelle le costume héroïque des Gésates.

Un Gaulois est tombé de son cheval qu’il vit encore, et voudrait se relever pour combattre ; il saisit le cheval à la bouche avec un effort désespéré. Un autre se tue tranquillement sous les pieds des chevaux pour ne pas orner le triomphe du vainqueur.

Un second bas-relief[75] présente des scènes pareilles. Un vieux chef gaulois, couché à terre, se débat avec fureur ; des femmes gauloises captives sont debout dans une attitude morne et fière.

Enfin je retrouve un épisode des mêmes guerres dans le Gaulois mourant du Capitole, qui n’a jamais été un Gladiateur mourant. On a pu sous l’empire, dans des mosaïques barbares, reproduire des scènes de l’amphithéâtre, et, dans d’autres mosaïques d’une meilleure époque, les portraits des gladiateurs à la mode[76] ; mais un sculpteur éminent n’eut pas daigné consacrer à cette sorte de gens fort méprisés un ciseau savant, et celui-ci l’était ; car l’auteur s’est visiblement inspiré du Blessé mourant de Crésilas[77]. On ne pouvait imiter un chef-d’œuvre de l’art grec que dans un sujet plus noble. D’ailleurs, rien ne rappelle l’amphithéâtre, et tout rappelle le champ de bataille. Mortellement blessé, le chef gaulois, reconnaissable à son collier et à ses moustaches, est près d’expirer. Il s’appuie encore sur sa main, attendant sans lâche abattement, sans effort inutile, le moment où il va tomber tout à fait. On n’a jamais mieux montré un homme recueilli et comme absorbé dans l’opération de mourir. Si le sculpteur eût pu choisir des formes plus nobles, il ne pouvait mieux donner le sentiment de la vie qui s’en va avec le sang.

Ici rien de tumultueux, rien de dramatique ; un Romain ne finirait pas autrement que ce Gaulois. C’est a mort sans témoin derrière un rocher ou un buisson, qui est si souvent la mort du soldat.

Enfin on peut bien dire de cette statue ce que Polybe dit des soldats de notre race : blessés, ils résistaient par l’âme (II, 30).

Les monuments dont je viens de parler ne peuvent se rapporter à la première invasion gauloise. L’art romain n’était pas alors si avancé et l’art grec si connu à Rome. C’est tout au plus si l’on peut supposer que ce Gaulois mourant a été exécuté après la prise de Syracuse, qui introduisit à Rome les chefs-d’œuvre de l’art grec, pour célébrer les victoires remportées sur les Gaulois à diverses reprises pendant le cours du sixième siècle, une, entre autres, par Marcellus, ce qui pouvait donner l’idée de traiter des sujets gaulois à quelque artiste grec amené à Rome par le vainqueur de Syracuse[78].

Les Ligures n’ont pas fait tant de bruit que les Gaulois ; cependant ils ont été un grand peuple. Pour moi, comme pour mon savant maître, Fauriel, les Ligures sont des Ibères, race antique qui semble avoir précédé les Celtes dans la Gaule, avoir partagé avec eux l’Espagne, et, sous le nom de Ligures, occupé une partie de l’Italie. Quand on rejetterait la’ parenté des Ibères et des Ligures, ceux-ci auraient tenu encore une assez grande place dans l’ancien monde. Déjà Hésiode les nomme parmi les principaux peuples de la terre, avec es Ethiopiens et les Scythes. Ératosthène appelle Ligurienne toute la presqu’île occidentale de l’Europe et toute la mer qui est au sud de la Gaule[79].

Au sixième siècle de Rome, ce qui restait de l’antique race des Ligures habitait les deux versants des montagnes qui portent encore le nom de Liguriennes ; les plaines situées à l’est de ces montagnes et le long de la mer Tyrrhénienne jusqu’à Pise et Arezzo. Souvent ils s’allièrent aux Gaulois contre les Romains ; mais leur résistance se prolongea bien après celle des Gaulois, avec une constance qu’on ne peut s’empêcher d’admirer, car toute résistance à la force est digne d’admiration.

Ils apparaissent dans l’histoire romaine au moment où commencent les guerres gauloises du sixième siècle, auxquelles on les trouve sans cesse mêlés. Comme les Gaulois, ils virent dans l’invasion carthaginoise l’affranchissement de l’Italie, et embrassèrent la cause d’Annibal ; mais, quand cette cause fut perdue, ils ne cessèrent pas de lutter pour leur indépendance. Toujours vaincus, ils reprennent toujours les armes, et forcent Rome à s’occuper d’eux presque sans relâche. Au commencement de la guerre contre Antiochus, vingt mille Ligures étaient descendus de leurs montagnes et ravageaient le littoral de la mer d’Étrurie. Le consul Minucius monta aux rostres, et, au nom du sénat, ordonna aux deux légions levées l’année précédente de se rendre sur-le-champ à Arezzo, déclarant qu’il allait en lever deux autres, et que Romains et alliés latins eussent à venir au Capitole ; où il ferait le recrutement. Nous voyons encore une fois le Capitole remplacer à cette époque le champ de Mars, de même que nous l’avons vu remplacer le Forum. Comme les soldats appelés à composer les deux nouvelles légions s’adressaient aux tribuns pour faire valoir leurs droits à la retraite, ou à l’exemption du service pour cause de maladie, réclamations qui deviennent de plus en plus fréquentes à cette époque et montrent dans les mœurs militaires un relâchement de mauvais augure ; le sénat défendit aux tribuns de prononcer sur ces réclamations, quand l’État avait besoin de toutes ses ressources. Les Ligures, maintenant au nombre de quarante mille, assiégeaient Pise et ravageaient le pays. Le consul Minucius écrivait qu’il ‘ne pouvait abandonner son armée pour venir à Rome tenir les comices, et demandait que son collègue en fût chargé, ce qu’on lui accorda.

Minucius annonça que les Ligures étaient soumis ; ils l’étaient si peu, qu’un an après on donnait, contre l’usage, aux deux consuls la même province, afin que, réunis, ils vinssent à bout de ce peuple indomptable, ennemi né, dit Tite-Live (XXXIX, 1), pour entretenir la discipline des Romains pendant l’intervalle de leurs grandes guerres. Dans ces expéditions contre les Ligures, tout était propre à tenir le soldat en haleine ; un pays montueux et difficile, des chemins escarpés, étroits, semés d’embûches ; un ennemi agile, soudain ; jamais de repos ou de sécurité ; une région pauvre et qui donnait peu de butin. Cependant on vint à bout, du moins pour un temps, de ces terribles montagnards ; mais l’un des consuls, M. Æmilius Lepidus, avait dû se trouver souvent dans ces situations critiques où l’on vouait un temple aux dieux pour obtenir le salut et la victoire ; car il en voua deux, ce qui n’est jamais arrivé, je crois, dans une même campagne ; l’un à Diane[80], peut-être parce que cette guerre ressemblait à une chasse, et l’autre à Junon Reine ; depuis la prise de Véies surtout, Junon était la grande déesse du peuple romain[81].

Au moins un de ces deux temples s’éleva dans le voisinage du cirque Flaminien ; c’était, au sixième siècle, le quartier à la mode pour les temples[82].

A l’occasion de leur dédicace, on donna des représentations dramatiques qui, dans ce siècle, commençaient à s’introduire, par suite de l’imitation des coutumes de la Grèce.

Cette victoire n’était pas définitive, car un consul, Q. Martius, fut battu, et un autre, Petilius, fut tué par les Ligures. Les augures expliquèrent ce malheur en disant que, lorsque les deux généraux avaient tiré au sort, car ils ne pouvaient s’entendre sur ce point, de quel côté ils attaqueraient l’ennemi, Petilius avait par mégarde placé le vase où étaient les sorts en dehors de l’enceinte augurale qu’on appelait Templum.

On regardait les Ligures comme de véritables sauvages ; on disait qu’ils déchiraient barbarement les prisonniers. Un jour, le sénat en transporta quarante mille dans le Samnium, où il serait curieux de chercher quelques traces de leur langue.

Le consul C. Claudius, qui, dans une bataille, avait tué quinze mille Ligures, et, de plus, soumis l’Istrie, obtint les honneurs du triomphe. Dans les distributions faites à cette occasion, les alliés reçurent la moitié seulement de ce que recevaient les soldats romains. Pour témoigner leur colère, au lieu d’adresser au consul les acclamations accoutumées, ils suivirent son char en silence.

Les triomphes sur les Ligures, mentionnés dans les fastes, montrent qu’ils n’étaient pas encore domptés ; ils ne furent complètement asservis qu’avec Rome même, sous Auguste.

Au temps du sénat, bien qu’il fût souvent dur aux ennemis de Rome, il y avait quelquefois chez lui une certaine équité, même pour les plus opiniâtres de ses ennemis. Attaqués sans provocation par le consul Popilius, après une défaite sanglante, les Ligures s’étaient encore une fois soumis sans condition, il est vrai, mais ils espéraient qu’ils ne seraient pas traités plus cruellement par Popilius qu’ils ne l’avaient été par d’autres généraux romains. Popilius, non content de les désarmer et de détruire la ville de Caryste qui lui avait résisté, les dépouilla de tous leurs biens et les vendit comme esclaves. Sa lettre fut lue dans le sénat par le préteur A. Attilius, en l’absence de l’autre consul. Le préteur proposa au sénat de décréter que le consul eût à racheter les Ligures faits esclaves, à leur rendre leurs biens et à sortir de la province. Popilius revint à Rome très irrité ; ayant convoqué le sénat dans le temple de Bellone, il parla avec beaucoup d’emportement et de hauteur, demanda que le sénatus-consulte fût révoqué, et qu’on ordonnât de rendre des actions de grâces aux dieux en l’honneur de sa victoire, mais il n’obtint rien que les reproches de quelques sénateurs. Le sénat était ce jour-là en humeur de justice pour les vaincus.

 I Depuis le commencement des guerres puniques, tandis que Rome a la tête tournée vers l’orient, l’Espagne est comme une épine enfoncée dans son pied. L’Espagne a toujours été un pays de résistance opiniâtre et de lutte persévérante contre l’étranger. Les Romains, les Maures, Napoléon, l’ont appris ; Numance, les Asturies et Saragosse l’ont prouvé.

Outre les arcades que Lucius Stertinius avait élevées dans le Forum boarium et dans le grand cirque, avec le butin fait en Espagne, les victoires des Romains dans ce pays furent célébrées à Rome par l’érection de deux temples, celui de la Fortune Équestre[83] et un temple de Mars ; l’un et l’autre, comme presque tous les temples qu’on bâtissait alors, dans le champ de Mars et près du cirque Flaminien. Bien que Tacite affirme que le culte de la Fortune équestre n’a jamais existé[84] avant le règne d’Auguste, ce nom donné à la Fortune s’explique par l’histoire. Dans un combat contre les Celtibériens, ceux-ci, faisant le coin, pesaient rudement sur l’infanterie ; il y eut un moment d’hésitation. Fulvius, s’adressant alors à la cavalerie : Doublez les compagnies, ôtez le frein aux chevaux, et lancez-les sur les coins du triangle[85]. Cette charge de cavalerie, qui avait déjà réussi une fois contre les Ligures[86], eut un plein succès ; le coin fut rompu. La cavalerie des alliés, qui était sur les ailes, voyant ce qu’avait fait la cavalerie romaine, comme elle se précipita sur les ennemis en désordre, bride abattue. Ils furent tous mis en fuite ; c’est alors que le consul, reconnaissant envers la cavalerie qui avait deux fois décidé du sort d’une journée, voua un temple à la Fortune Équestre.

Le temple de Mars[87] fut érigé par Junius Brutus, dit le Galicien, à cause de ses victoires. sur ce peuple. Il avait déjà précédemment soumis la Lusitanie et montré dans cette guerre une bravoure très brillante. Ses soldats ayant d’abord refusé de passer une rivière en présence de l’ennemi, il saisit un drapeau, s’avança seul dans l’eau, et força par son péril les siens à le suivre. Un tel homme avait le droit de vouer un temple à Mars. Des vers du poète Attius, composés en l’honneur de Brutus, qu’il aimait beaucoup[88], ornaient le vestibule de ce temple. Il y a, sous le vestibule de Saint-Pierre, des vers de Charlemagne sur le pape Adrien, son ami[89].

A la fin du sixième siècle, C. Titinius, édile plébéien, fit bâtir, auprès du temple de Tellus, une chapelle à Laverna, déesse des voleurs, avec les amendes prélevées sur les bouchers qui avaient vendu des viandes par eux soustraites à l’inspection de l’édile[90]. Ce petit monument, dont l’érection nous révèle un détail de la police romaine, fut probablement placé près du temple de Tellus, parce que ce temple lui-même était voisin de la Subura, quartier populaire et mal famé, dont les bouchers devaient vendre à bas prix des viandes suspectes aux pauvres gens qui l’habitaient.

Jetons un dernier regard sur Rome à cette époque.

Rome, à la fin du sixième siècle, a atteint toute sa grandeur ; elle a l’Italie ; elle est maîtresse de la Grèce, de l’Asie ; elle règne en Égypte. En Europe, elle tient l’Espagne ; il lui manque la Gaule, que César lui donnera.

L’univers tentera encore de se soulever, mais il retombera sous le joug. Rome, à la fin du sixième siècle, est déjà réellement l’arbitre et le centre du monde.

En effet, nous avons vu les nations et les rois envoyer ou venir plaider leur cause devant son tribunal, figurer dans ses triomphes, et leurs défaites servir, pour ainsi dire, de matériaux à ses temples.

Nous avons vu aussi, au milieu de cette splendeur de Rome, des présages de sa décadence et des signes avant-coureurs de sa ruine.

Arrêtons-nous sur le sommet avant de commencer à descendre.

 

 

 



[1] La pierre de Pessinunte devait ressembler beaucoup aux aérolithes ferrugineux qu’on voit dans les collections minéralogiques ; Arnobe, qui l’avait vue encore, la décrit très exactement (Adv., Gent., VIII) ; elle était petite, unie, de couleur noirâtre ; on n’avait pas fait disparaître les angles, on la fixait devant la bouche de la statue de Cybèle.

[2] Pausanias, I, 3, 4. La Cybèle de Phidias est l’original des statues et des bas-reliefs conservés dans les musées à Rome. Il y avait aussi en Grèce une Cybèle d’Agoracrite, élève de Phidias. (Pline, XXXVI, 4, 6.)

[3] Un autre miracle du même genre, celui de la vestale Tullia, qui, pour prouver sa pureté, porta de l’eau dans un crible, est représenté sur un bas-relief du Vatican.

[4] Ovide, Fastes, IV, 29, 83, 345.

[5] On l’aurait transporté par terre le long des murs et ; sans entrer par la porte Trigemina, qui conduisait directement à Ostie, on serait allé chercher la porte Capène, sans doute pour faire une entrée plus solennelle en traversant le grand Cirque, chemin des triomphateurs, au lieu d’arriver au Palatin, où la pierre sainte devait être déposée, à travers les greniers et les magasins des quartiers marchands de l’Emporium et du Vélabre. Mais l’autel érigé à Claudia, au pied de l’Aventin, offre une forte raison de croire que l’autre version de la légende était la plus généralement reçue.

[6] Nous avons vu où était ce temple, sur un sommet du Palatin qui regardait le Vélabre, et qui a été nivelé. Le temple de la Victoire avait été refait et dédié de nouveau, en 460, par L. Posthumius, avec le produit des amendes de police. (Tite-Live, X, 33.)

[7] Dédié treize ans plus tard, en 503, par M. Jun. Brutus (Tite-Live, XXXVI, 36), puis par Auguste, il subsista jusqu’à la chute du paganisme. La forme ronde du temple de Cybèle a fait croire à M. Dyer que l’église de Saint-Théodore pourrait bien occuper l’emplacement du temple de Cybèle ; mais cette église est au pied du Palatin, et le temple était sur le Palatin, près du palais impérial.

[8] Martial, Épigrammes, I, 71, 9.

. . . . . . . Quà madidi sunt tecta lyœci

Et Cybelis picto stat Corybante domus.

Cela rappelle l’usage de peindre les coupoles des églises romaines, ou bien ces peintures étaient à l’extérieur, autre usage romain suivi à l’époque de la Renaissance.

[9] Voir au Capitole, dans une des salles d’en bas, un prêtre de Cybèle avec son collier, sa robe et son air de femme.

[10] Matial, Épigrammes, III, 172.

Phrygiæque matris Almo quà lavat ferrum.

On a entendu par ferrum, les instruments du sacrifice. Je crois que c’est la pierre sacrée elle-même qui, comme tous les aérolithes, était surtout composée de fer.

[11] Flagellum tessellatum. Cybèle est représentée sur un bas-relief, avec un fouet garni d’osselets. C’est une image de la discipline employée par ses prêtres.

[12] On cite l’Eunuque, l’Andrienne, l’Heantontimorumenos.

[13] Cicéron, de legg., II, VIII. En même temps on voit de bonne heure à Rome ce goût des cultes étrangers qui y fut toujours très vif chez la multitude, et contribua plus tard à lui faire embrasser la religion chrétienne. (Tite-Live, XXIX, 11.)

[14] Au septième siècle de Rome, le culte d’Isis fut banni, malgré une vive opposition populaire, du Capitole où il s’était glissé ; puis une seconde et une troisième fois chassé de Rome. Le consul Æmilius Paulus porta lui-même le premier coup de hache à un temple, qu’on n’osait renverser (Valère Maxime, I, 5, 3), avec une ardeur pareille à celle des premiers missionnaires chrétiens abattant les idoles.

[15] Une prêtresse de Cybèle, mentionnée dans une inscription du Vatican, qui s’appelle M. Atilia Acté, n’est pas une Romaine, mais une Grecque, affranchie de la famille Atilia.

[16] Les Ptolémées sont en général peu intéressants, et, pour ma part, je ne regrette pas beaucoup que la plupart des statues dispersées dans les collections de Rome, et dans lesquelles on avait cru reconnaître leurs portraits, soient des statues d’athlètes.

[17] C’est ce que dit, mais elle est loin d’être authentique, une inscription placée au musée du Vatican, derrière le tombeau de sainte Hélène. On y lit aussi que Scyphax mourut à Tibur, après une captivité de cinq années, ce qui donnerait raison à Polybe contre Tite-Live. Celui-ci conteste à Polybe que Scyphax ait orné le triomphe de Scipion, et affirme qu’il mourut à Tibur avant le triomphe.

[18] Flamininus aimait sincèrement la Grèce, et, en somme, y joua un noble rôle, autant que la tortueuse politique du sénat le lui permit, On est affligé de le voir tremper dans la trahison de Prusias et la mort d’Annibal. Tout le monde s’associe aux fiers sentiments du Nicomède de Corneille ; mais ces beaux vers :

Et si Flaminius en est le capitaine

Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène.

reposent sur une erreur historique d’Aurelius Victor, qui a confondu les Flaminius plébéiens et les Flamininus patriciens, entre lesquels il n’existait nulle parenté.

[19] Tite-Live, XI, 34.

[20] Un temple de la Piété est indiqué près du cirque Flaminien. (Jul. Obseq., 114.) C’est probablement le même, et Canina a eu raison de ne pas les distinguer.

[21] Acilius, Accii filius. Accius, comme Atius, Attias, Acca, nom sabin. Glabrio, surnom sabin en io, comme Scipio. Presque tous les Glabrio ont un prénom sabin, Manius. Il y avait des familles sabines qui étaient plébéiennes, surtout parmi celles qui étaient venues s’établir à Rome depuis que la différence primitive des deux races était oubliée. Les Acilius ne paraissent qu’assez tard dans l’histoire romaine.

[22] Pline, Hist. nat., VII. 36. Valère Maxime, V, 4, 7. Festus seul (p. 209) dit un homme.

[23] Je ne sais pourquoi les peintres qui ont traité ce sujet ont eu général substitué un père à une mère, selon la version grecque du récit. (Valère Maxime, ibid, Extern., I), et une charité grecque à une charité romaine. Les yeux s’accommoderaient mieux, ce me semble, de ce beau trait en y voyant ainsi rapprochées deux femmes, qu’une jeune femme et un vieillard.

[24] Puisqu’on le racontait de deux manières, l’attribuant tantôt à une Romaine, tantôt à une Grecque.

[25] Ceux qui ont écrit sur les antiquités de Rome n’ont pas été plus heureux dans la détermination topographique du temple de la Piété que dans la recherche de sa provenance historique ; ils le rapportent à un fait anecdotique auquel ne songeait point Glabrio pendant la bataille des Thermopyles, et ils croient, pour la plupart, le reconnaître dans un des trois temples dont les ruines subsistent à l’intérieur de l’église de Saint-Nicolas in carcere. Mais il ne peut rien subsister du temple de la Piété s’il avait été bâti, comme dit Pline, là où est maintenant le théâtre de Marcellus.

[26] On a trouvé dans cette région une base qui peut être celle de la statue de Glabrio.

[27] Ce ne fut point, quoi qu’en disent Tite-Live (XL, 34) et Valère Maxime (II, 5, 1), la première statue dorée qu’on eût vue à Rome et en Italie La statue de Servius, dans le temple de la Fortune, épargnée par un incendie, était en bois doré. Les brusques doraient le bronze de leurs statues. (Vitruve, III, 2.) Pline, qui n’affirme rien sur l’origine des statues dorées, mais déclare que cet usage est peu ancien, prétend que les statues équestres ont été faites à l’exemple de la Grèce. (XXXIV, 10, 2.) Lui-même cependant cite la statue équestre de Clélie (id., 13, 1), qui devait être étrusque plutôt que grecque.

[28] Acilius Glabrio et C. Lælius, après des jeux magnifiques donnés par eux à l’occasion de la défaite de Philippe à Cynocéphale, avaient fait faire, avec un argent qui provenait d’amendes perçues pendant leur préture, trois statues en bronze de Cérès, de Liber et de Libera (Tite-Live, XXXIII, 25.) Elles furent très vraisemblablement placées dans le temple consacré à ces trois divinités, et qui était voisin de l’entrée du grand Cirque.

[29] C’était une espèce de tour, mais dont l’efficacité dépendait de la charité éventuelle de nourrices volontaires ; il paraît qu’il s’en trouvait. Ce trait de mœurs chrétiennes, dans la Rome païenne, est précieux à recueillir.

[30] Près de là était un éléphant. Ce quartier s’appelait, au moyen âge, le quartier de l’Éléphant (in elephanti), probablement à cause d’un éléphant en bronze placé en commémoration de la défaite de Philippe, non loin du temple voué aux dieux par son vainqueur.

Elephantum herbarium (Cur. et Not. reg., VIII). Je crois qu’il faut séparer elephantum et herbarium, le Marché aux herbes, nom donné à l’ancien marché aux légumes. Quoi qu’en dise Becker, les herbes et les légumes ne sont pas choses si différentes qu’elles n’aient pu se vendre au même endroit. Piazza Bell’ erbe est le nom du marché de Vérone où l’on ne vend pas seulement des herbes.

[31] Tite-Live (XI, 52), dit in campo, dans le champ de Mars, sans doute, comme presque tous les autres temples de la même époque, aux environs du cirque Flaminien.

[32] Quelque temps auparavant L. Stertinius avait élevé, avec le butin fait en Espagne, deux arcs (fornices), un dans le forum boarium, devant le temple de la Fortune et de la déesse Matuta, et un dans le grand Cirque (Tite-Live, XXXIII, 27) ; il avait aussi mis des statues dorées sur ces arcs, mais leur emplacement et leur nombre ne permettent pas d’y voir des arcs de triomphe, d’autant plus que, selon Tite-Live, Stertinius construisit ces monuments après avoir perdu tout espoir du triomphe. Ce put être tout au plus pour lui une sorte d’équivalent du triomphe, et de compensation détournée. On ne peut, avec Canina, reconnaître les arcs de Stertinius dans deux arceaux de la rue Montanara, car le forum boarium, où étaient les temples de la Fortune et de Matuta, ne venait point jusque-là.

[33] Tite-Live, XXXVI, 37.

[34] Tite-Live, XXXIX, 45.

[35] Peut être pour Sémélé, mère de Bacchus.

[36] Le décret du sénat, gravé sur une table de bronze, a été trouvé à Bari. dans le royaume de Naples. Il n’est pas surprenant qu’une copie eût été envoyée dans l’Italie méridionale, car c’était une femme de Campanie qui avait donné aux bacchanales de Rome leur caractère criminel. A cette époque, tout ce qui embellit la vie romaine et tout ce qui la corrompt a une origine grecque. L’Étrurie revendique ici encore sa part d’influence ; c’était en Étrurie qu’avait commencé cette abominable association. (Tite-Live, XXXIX, 8, 13.)

[37] Tite-Live, XXXV, 41.

[38] Il y avait pourtant une analogie entre la maladie qui sévissait alors à Rome et celles qui y sévissent aujourd’hui, c’est que les fièvres qu’elle laissait après elle duraient fort longtemps.

[39] Primipile, celui qui commandait la première centurie des triaires, soldats d’élite dans chaque légion. C’est au primipile que l’aigle était confié.

[40] Tite-Live, XLIII, 14.

[41] Les Æmilii prétendaient descendre d’un Mamercus, nom purement sabin (Mamers, Mamercus), fils de Numa (Plutarque, Numa, 8.) Plusieurs branches des Æmilii ont des noms évidemment sabins ; les Mamercum, les Papi, comme Papius et Papirius. Le nom des Paulli ou Polli semble avoir la même racine que ceux de deux villes sabelliques ; Pollentia, dans le Picentin, et Pollusca, dans le pays des Volsques. Quelques Æmilii ont pour prénom Mamercus, et la plupart Marcus, qui est un synonyme de Mamercus.

[42] C’est ce que porte à croire, outre l’austérité de mœurs des Ælii, leur surnom en o, Tubero, comme Nero, surnom des Claudii, sabins ; comme Cicero d’Arpinum, en pays sabellique, Stilo, comme Stolo, prénom qui se rencontre dans la famille ombrienne et sabine des Licinii ; ombrienne, car on la trouve en Étrurie (Lecne) ; sabine, car on la trouve sur la rive gauche du Tibre.

[43] On peut le conjecturer avec quelque vraisemblance, car les Lamii, branche des Ælii, avaient leurs jardins de ce côté, près de ceux de Mécène, et la demeure des Ælii était voisine des trophées de Marius (Valère Maxime, IV, 4, 8), qui s’élevaient dans cette région de l’Esquilin.

[44] Circulus ; le vrai mot serait club.

[45] Vitruve, IV, 8, 4. Cela me ferait croire que la scène que je vais raconter se passa dans le cirque Flaminien, et non dans le grand Cirque.

[46] Pro foris publicis veut dire devant les gradins où était assis le public, comme on le voit par le passage qui précède : Cum per circum reveheretur ad foros publicos laureatas tabellas populo ostendit. Il s’agit ici des fori et non pas du forum. (Tite-Live, XLV, 1.)

[47] Pline, Hist. nat., XXXIV, 11, 3.

[48] Le triomphe partait du champ de Mars, traversait le cirque Flaminien, entrait dans Rome par la porte triomphale, puis, par le grand Cirque et la vallée qui sépare le Palatin du Cælius, allait gagner la voie Sacrée, qu’il suivait jusqu’au Forum et au Capitole.

[49] App., Maced., 19 .

[50] Les Fulvii étaient vraisemblablement originaires de Tusculum. (Pline, Hist. nat., VII, 41 ; Cicéron, Philipp., III, 6.) On a trouvé à Tusculum une inscription en l’honneur de Fulvius Nobilior sur la base d’une statue que lui avaient érigée ses compatriotes. Je suis porté à croire les Fulvii d’extraction sabellique, par leur nom qui veut dire roux, comme celui des Flavii, certainement sabins, veut dire blonds ; par le prénom sabin Marcus, fréquent dans cette gens ; par leurs surnoms, dont plusieurs sont sabins ; Flaccus, commun aux Valerii, aux Horatii, aux Calpurnii, qui prétendaient descendre de Numa. Plusieurs de ces surnoms ont la terminaison sabellique en o, Bambalio, Gillo, ou une racine certainement sabine (Auril, en sabin soleil), d’où Aurelius.

[51] Un fragment du plan antique de Rome montre que ce temple était au nord-ouest du portique d’Octavie.

[52] Par suite de cette importance que prenait toujours de plus en plus le cirque Flaminien, Fulvius Nobilior, lors de son triomphe sur les Étoliens, distribua les récompenses militaires dans ce cirque (Tite-Live, XXXIX, 55).

[53] Pline, Hist. nat., XXXV, 56, 6,. Servius (Æn., I, 8) dit que Fulvius Nobilior transporta dans son temple d’Hercule une petite chapelle en bronze consacrée par Numa aux Muses, c’est-à-dire aux Camènes sabines, qui, frappée par la foudre, avait été placée d’abord dans le temple de l’Honneur et de la Vertu, voisin en effet du bois des Camènes. Les Camènes étaient les vieilles Muses sabines, que Fulvius Nobilior, d’origine sabellique comme tous les Fulvius, voulut placer près des Muses grecques.

[54] De plus c’était une antique tradition qu’Hercule avait enseigné les lettres à Évandre (Plutarque, Quæst. Rom., 59), fils de Carmenta, elle-même une Camène, et dont le sanctuaire n’était pas éloigné du temple d’Hercule Musagète.

[55] Ille qui cum Ætolis Ennio comite bellavit, Fulvius, non dubitavit Martis manubias Musis consecrare. (Cicéron, Pr. Arch., XI.) ... Quod in Græcia cum esset imperator acceperat Herculem Musagetem esse comitem ducemque Musarum. (Eumène, pro Inst. schol. Augustod., 7.)

[56] Macrobe, Saturnales, I, 12, 16.

[57] Polybe, Rel., XXII, 11.

[58] Les Metelli étaient un rameau de la grande gens plébéienne des Cæcilii, qui paraît avoir été originaire de Préneste.

[59] Velleius Paterculus, I, 11. Il ne faut pas confondre ce porticus Octaviæ avec celui qui reçut le nom de porticus Octavia, parce que son auteur fut un Octavius qui, dans la guerre contre Persée, obtint l’honneur d’un triomphe naval. (Festus, p. 178). Ce portique était voisin du théâtre de Pompée ; on l’appela Corinthien, parce que les chapiteaux étaient en bronze de Corinthe et faits probablement, comme les colonnes rostrales, avec l’airain des becs de vaisseaux capturés, navali ære.

[60] Ce temple ne doit point être confondu avec le temple de Junon Reine, qui était entre le cirque Flaminien et le portique de Pompée.

[61] Vitruve, III, 2, 5. J’adopte la correction de Turnèbe, Hermodori pour Hermodii, parce qu’Hermodore de Salamine éleva, vers le même temps, le temple de Mars Callæcus, à Rome (Corn. Nepos, ap. Bibl. gr. lat., VIII, col. 792, fr. XI.)

[62] Polybe, II, 37.

[63] Parmi les statues apportées de Corinthe à Rome étaient trois divinités à genoux (nixi), et qu’on supposait aider aux accouchements. Elles furent placées au Capitole assez singulièrement devant la cella de la déesse vierge Minerve. (Festus, p. 175.)

[64] Cette inscription est au Vatican, salle du Méléagre. On dit qu’elle a été trouvée sur le Cælius, près de Saint-Jean de Latran, ce qui donnerait lieu de supposer que le temple en question était du côté où l’ut un temple d’Hercule vainqueur.

[65] Appien, b. Celt., 11.

[66] En Étrurie, aujourd’hui Telamone.

[67] Entre Plaisance et Tortone, aujourd’hui Casteggio.

[68] Magna victoria lætaque Romæ fuit. (Tite-Live, XXXI, 22.)

[69] Tite-Live, XXXI, 21. Ce temple fut dédié six ans après ; il était dans l’île Tibérine. (Id., XXXV, 53.) Une inscription où il est parlé de Jupiter, découverte il y a quelques années sous l’hôpital de Saint-Jean Calabita, fait croire que son temple se trouvait dans la partie nord-ouest de l’île. Ailleurs Tite-Live (XXXV, 41) parle de deux temples de Jupiter dédiés en même temps sur le Capitole, et dont l’un, dit-il, avait été voué par L. Furius Purpuréo. Celui-ci avait donc voué deux temples à Jupiter, l’un dans l’île, l’autre au Capitole.

[70] Tite-Live, XXXII, 30 ; XXXIX, 53.

[71] Matronarum sordidis obscenisque corporis coinquinatum ministeriis. (Jul., Obseq., 115.)

[72] Celle-ci était la fille de Metellus Créticus, l’autre de Metellus Baléaricus.

[73] L’année qui vit dédier le temple de Junon Sospita, en vit dédier aussi plusieurs autres ; un à la Fortune Primigenia, sur le Quirinal celui-ci avait été voué pendant la guerre contre Annibal ; dans Pile Tibérine, un à Faunus, et un à Jupiter. (Tite-Live, XXXIV, 53.) Le culte de la Fortune, sur le Quirinal, et de Faunus, dans l’île, remontaient tous deux nous l’avons vu, à la plus haute antiquité.

[74] Dans une des salles d’en bas.

[75] Près de la porte du casin de la villa Borghèse.

[76] Les premières à la villa Borghèse, les secondes au musée de Saint-Jean de Latran.

[77] Voyez le chapitre X.

[78] On a vu aussi dans ces sculptures une imitation des artistes grecs qui, vers le même temps, représentaient les guerres des rois de Pergame contre les Gaulois, et dont Pline a nommé quelques-uns (XXXIV, 19, 34). Mais la présence à home de tels monuments s’expliquerait moins naturellement dans ce cas que s’il s’agit des guerres de Rome contre les Gaulois. Cela est axai surtout du bas-relief trouvé sur la voie Appienne, aux portes de Rome.

[79] Voyez les auteurs cités ; Art., Liguren ; Pauly, Real. encycl., 1087.

[80] Tite-Live, XI, 12.

[81] Le temple de Junon Reine devait se trouver entre le cirque Flaminien et le théâtre de Pompée, car un portique touchant au cirque Flaminien allait de ce temple au temple de la Fortune Équestre (Jul., Obs., 75), lequel était voisin du théâtre de Pompée. (Vitruve, III, 3, 2.) Quant au temple de Dianes on n’a, pour le placer dans ces parages, qu’une probabilité ; il avait été voué par le même général, et dans la même campagne que le temple de Junon Reine. (Tite-Live, XI, 52.)

[82] Le temple de Vénus Érycine, qui était près de la porte Colline. et qui avait été voué par le consul L. Porcius, pendant la guerre contre les Ligures (Tite-Live, XI, 34), fait exception.

[83] Le temple de la Fortune Équestre était plus près que le temple de Junon du théâtre de Pompée, puisqu’un portique in circo Flaminio (près du cirque Flaminien), allait du temple de Junon Reine au temple de la Fortune Équestre (Jul., Obs., 75), et que ce dernier est dit : ad theatrum lapideum. (Vitruve, III, 3, 2.) On appelait ainsi le théâtre de Pompée. Il y avait encore, dans les environs du cirque Flaminien, un temple de Castor et Pollux, et un temple de Saturne.

[84] Tacite, Annales, III, 71.

[85] Tite-Live, XI, 40.

[86] Idem, Ibid., 28.

[87] Ce temple était près du cirque Flaminien, et vraisemblablement du côté de l’autel de Mars, du côté des Equiria, courses de chevaux, qui avaient lieu au bord du Tibre. C’est bien ce que veut Vitruve (1, 7) pour les temples de Mars : Extra portam... ad campum, et qui s’applique également aux deux temples de Mars, en dehors de la porte Capène.

[88] Amicissimisui... (Cicéron, pro Arch., 10 ; Pline, Hist. nat., XXXVI, 5, 11 ; Valère Maxime, VIII, 14, 2.)

[89] Gregorovius, Tombeaux des papes.

[90] Carnem non inspectam. Inscription citée par Canina, Esp. top., p. 316.