L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

DEUXIÈME PARTIE — LA RÉPUBLIQUE

IV — CINNATUS, LES DÉCEMVIRS.

 

 

La situation de Rome était toujours la même au dedans et au dehors. Au dedans des luttes furieuses entre les patriciens et les plébéiens, dont le Forum était ordinairement le théâtre. Au dehors des guerres incessantes et qui ne dépassaient guère l’horizon romain.

A peine les Véiens avaient-ils été repoussés du Champ de Mars et du Janicule que les troubles se renouvelèrent au sujet de la loi agraire. Le tribun[1] Genucius met la main sur les deux consuls au moment où ils déposaient leur magistrature et sortaient de la curie. Ceux-ci se tournent alors, en suppliant, tour à tour vers le Forum et vers le Comitium[2], et déclarent que c’en est fait du consulat opprimé dans leurs personnes et enchaîné par les tribuns.

Les patriciens transportés de fureur tiennent conseil non dans la curie, non dans le Comitium, mais dans le secret de leurs maisons. Le jour où Genucius devait voir se présenter devant la tribune les consuls accusés, il ne paraît pas, et bientôt les tribuns viennent annoncer qu’on l’a trouvé mort dans sa demeure. Aussitôt la foule épouvantée fuit le Forum et se disperse. Les tribuns craignent pour leur vie et les patriciens se vantent tout haut d’un crime qu’on leur attribuait et qu’ils n’avaient peut-être pas commis[3].

Au milieu de l’effroi général, un plébéien, Publilius Volero, osa résister, il refusa le service militaire en plein Forum. Les consuls envoyèrent un licteur l’arrêter. J’en appelle aux tribuns, s’écria-t-il ; les tribuns n’osaient paraître : qu’il soit dépouillé et battu de verges, dirent les consuls assis dans la tribune. — Eh bien, s’écrie Publilius Volero, puisque les tribuns aiment mieux laisser battre de verges un citoyen romain que de se faire tuer dans leur lit, j’en appelle au peuple. L’appel au peuple, qui au temps du vieil Horace était l’appel d’un patricien aux patriciens, est aujourd’hui l’appel d’un plébéien aux plébéiens[4]. Alors Volero a recours il la force ; aidé de ceux qui ont répondu à sa voix, il repousse les licteurs, et se réfugie dans le groupe d’où s’élevaient le plus fort les cris d’indignation. Une foule compacte l’entoure et le protège. A moi, crie-t-il, citoyens ! à moi, mes compagnons de guerre. On accourt à ce cri et on se prépare au combat. Les licteurs sont maltraités, les faisceaux consulaires brisés, les consuls quittent le Forum et sont poussés dans la curie. Le sénat gémit, est furieux, mais il n’ose pas lutter contre la rage des plébéiens[5].

La première fois que les centuries s’assemblèrent dans le Champ de Mars, Volero fut nommé tribun. Sans se plaindre des patriciens, sans élever la voix contre les consuls, il demanda seulement que les tribuns et les édiles fussent nommés dans les comices par tribus. Ces comices ne s’étaient encore assemblés que pour juger Coriolan. Ce n’était pas leur droit. Volero voulut leur donner une autorité légale et enlever aux patriciens l’influence qu’ils exerçaient dans les centuries au moyen de leurs clients[6].

Le Sénat nomme consul Appius Claudius, fils du premier Claudius, aussi odieux aux plébéiens que son père, et lui donne pour collègue un homme de la gens Quinctia, Titus Quinctius Cincinnatus.

Les plébéiens de leur côté avaient renommé tribun Volero et nommé avec lui un soldat vaillant, Lætorius. Celui-ci savait mieux combattre que parler. Il en convint à la tribune et ajouta : Je mourrai ici ou la loi passera.

Le lendemain les deux tribuns y parurent ; les consuls et les patriciens, escortés de nombreux clients, descendirent dans le Forum pour s’opposer au vote. Volero[7] prit deux mesures dont la première était certainement illégale : il interdit aux consuls de parler contre la loi et aux patriciens d’assister aux votes des tribus[8]. De jeunes patriciens veulent y rester. Lætorius ordonne au serviteur des tribuns (viator) d’arrêter les perturbateurs. Le consul Appius dénie aux tribuns, magistrats plébéiens, le droit d’attenter à la liberté d’un patricien. Lætorius envoie son viator saisir le consul, et le consul ordonne à un licteur de saisir les tribuns. Mais une multitude accourue de toutes les parties de la ville dans le Forum défendait Lætorius ; dans la lutte celui-ci fut meurtri au visage. Cincinnatus, homme modéré et qui savait se faire écouter des plébéiens[9], obtint d’eux qu’ils rendraient le consul Appius dont ils s’étaient emparés. A peine libre, Appius proteste en vain dans la curie contre une loi plus dure que celle du mont Sacré. Les sénateurs n’osent point s’opposer à la loi qui passe au milieu d’un profond silence.

Sous le consulat suivant les tribuns mirent Appius en jugement. Appius Claudius, que ses soldats avaient forcé à se retirer devant l’ennemi et qui les avait fait décimer, était l’objet de l’exécration des plébéiens. Il le savait, mais tandis que l’aristocratie faisait les plus grands efforts pour le sauver, seul il ne tenait nul compte des tribuns et de la plebs. Il dédaigna de faire aucune démarche auprès de ses juges irrités, et quand il comparut devant eux n’adoucit en rien l’âpreté ordinaire de son langage. Stupéfaits de tant d’audace, ils lui accordèrent un délai qu’il demanda. C’était sans doute pour mettre ordre à ses affaires, car avant que le jour du jugement fût venu il se donna la mort[10]. Les tribuns voulurent empêcher qu’il fût loué publiquement par quelqu’un des siens, suivant l’usage. Mais, ennemis plus généreux, les plébéiens le permirent.

Une guerre contre les Volsques auxquels Cincinnatus prit la ville importante d’Antium, et les Sabins qui vinrent deux fois jusqu’à la porte Colline, suspendirent les discussions du Forum prêtes à renaître au sujet de la loi agraire. L’ennemi repoussé, elles recommencèrent plus vives que jamais.

Cette fois ce ne fut pas aux patriciens en général, mais aux consuls que les tribuns déclarèrent la guerre. L’un d’eux, Terentillus Arsa[11], proposa une loi destinée à restreindre leur pouvoir et déclama violemment dans le Forum contre leur tyrannie. Les consuls étaient absents. Un Fabius, préfet de la ville vient, à son tour dans le Forum parler contre les tribuns avec emportement. Lés consuls reparaissent, et les tribuns, intimidés en présence de la majesté consulaire qu’ils attaquaient de loin, obtiennent de leur collègue qu’il ajournerait la proposition de sa loi.

Pour frapper les yeux des plébéiens, on expose dans le Champ de Mars le butin fait pendant la guerre, et pour les distraire de la loi Terentilla le sénat prétend avoir appris que les Æques et les Volsques se préparent à une expédition contre Rome, et ordonne qu’on vienne s’inscrire pour y prendre part.

Les tribuns disent que le danger qui menace la ville est une invention des patriciens. Les consuls, assis sur leurs sièges[12] dans le Vulcanal, ordonnent aux plébéiens de se faire inscrire, ceux-ci refusent. On veut arrêter les récalcitrants, mais les tribuns sont accourus avec leur monde, sont montés à la tribune et font remettre en liberté ceux que saisissent les licteurs. Le Forum et le Comitium sont aux prises.

Les jeunes patriciens quittent le Comitium et se précipitent dans le Forum. Les tribuns veulent les en faire sortir[13], ils résistent. A leur tête était le fils de Cincinnatus, Kæso Quinctius, fier de la noblesse de sa race[14], de sa grande taille et de sa force, vaillant à la guerre, éloquent dans le Forum. Celui-ci, se plaçant au milieu des jeunes patriciens qu’il surpassait de la tête, comme si, dit Tite-Live, il eût porté dans sa parole et dans son bras tous les consulats et toutes les dictatures, soutenait à lui seul les tempêtes populaires et la fougue tribunitienne. Plusieurs fois il chassa les tribuns du Forum et mit les plébéiens en déroute. Ceux qui se trouvaient sur son chemin étaient maltraités et dépouillés.’ Enfin un tribun perdit patience et intenta contre lui une accusation capitale pour avoir violé la sainteté du tribunat.

Le jour du jugement arrivé, l’insolence de Kæso n’était point abattue. Les plus grands personnages de Rome lui faisaient escorte, rappelaient ses exploits militaires, cherchaient à excuser ses violences par l’ardeur d’une nature généreuse. Plus prudent, Cincinnatus son père ne le louait point, mais demandait grâce pour l’erreur de sa grande jeunesse, priant qu’on pardonnât à son fils à cause de lui dont on n’avait jamais eu à se plaindre. On lui répondait par des imprécations qui annonçaient ce que serait le jugement. Un témoin terrible parut. Volscius Fictor, ancien tribun, vint dire qu’un jour son frère, encore malade des suites d’une contusion, avait rencontré dans la Subura, le quartier populaire, une troupe de jeunes patriciens qu’on peut avec quelque vraisemblance supposer sortant de ces lieux mal famés qui abondaient dans la Subura ; il ajoutait qu’une rixe s’était élevée et que son frère, frappé d’un coup de poing par Kæso, — les coups de poing jouent un grand rôle dans les luttes politiques de cette époque, — avait été emporté chez lui et y était mort. En entendant ce récit, dont plus tard les patriciens prétendirent prouver la fausseté, la fureur des plébéiens fut extrême, et il s’en fallut de peu qu’on ne tuât Kæso sur la place. Le tribun Virginius ordonne de l’arrêter, les patriciens résistent par la force. On en appelle aux autres tribuns, le sénat délibère, et pendant ce temps Kæso est gardé à vue, puis obligé de donner pour caution 30.000 livres ; on le relâche alors, et il peut quitter le Forum. La nuit venue il sort de Rome.

Son père fut obligé de vendre ses biens pour payer les trente mille livres[15], caution de son fils, et voilà comment Cincinnatus, qu’on représente comme le soldat laboureur, et qui, deux fois consul, était un des plus grands patriciens de Rome, fut réduit à aller cultiver au delà du Tibre un pauvre champ où nous le retrouverons.

On ne savait ce que Kæso était devenu ; les uns disaient qu’il avait passé le Tibre et fui en Étrurie, les autres qu’il s’était retiré chez les Volsques ou les Sabins, mais tous s’attendaient de sa part à quelque entreprise désespérée.

On disait aussi qu’il était caché dans Rome ; que, d’accord avec les patriciens, il conspirait la mort des tribuns et l’abrogation des lois du mont Sacré.

Une nuit le bruit se répandit que des exilés et des esclaves, au nombre de quatre à cinq mille, s’étaient emparés durant la nuit du mont Capitolin ; à leur tête était un Sabin nommé Herdonius. Herdonius, venu de la Sabine, avait descendu le Tibre, était entré par la porte Carmentale[16], avait gravi le Capitole du côté où il n’était fortifié que par la nature, comme devaient le faire quelques années plus tard les Gaulois, s’était établi avec sa bande dans le temple de Jupiter et dans la citadelle. Ils avaient massacré tous ceux de la garnison qui n’avaient pas voulu se prononcer pour eux. On se précipite dans le Forum en criant : Aux armes ! l’ennemi ! Chaque parti se renvoyait le soupçon de complicité dans cette surprise. Les consuls craignaient que le coup ne vînt des plébéiens, et passèrent dans une grande inquiétude le reste de la nuit. Les plébéiens accusaient les patriciens d’avoir appelé cette bande pour servir leurs desseins. Peut-être y avait-il là un commencement de guerre servile[17], car Herdonius, du haut du Capitole, faisait appel aux esclaves. On peut penser que Kæso, dont une rumeur vague annonçait les intentions sinistres, ne fut pas étranger à ce hardi coup de main, qui, dans tous les cas, ne put guère s’exécuter sans trahison. Peut-être le Sabin Appius Herdonius, qui n’était point un aventurier, mais un homme riche et d’illustre origine[18], avait-il conçu la pensée de profiter des divisions de la république pour s’emparer de Rome et y rétablir l’ascendant de son peuple, espérant s’appuyer sur les grandes familles sabines de l’aristocratie, d’une part, de l’autre sur les plébéiens mécontents, et se servir des deux partis, entes trompant l’un et l’autre à la fois. Aux patriciens il aurait fait dire : Je suis un des vôtres, je suis un Sabin comme votas ; je veux mettre sous vos pieds ces plébéiens, descendants méprisés des Latins, que trois de nos rois ont gouvernés. Aux plébéiens, aux prolétaires, aux esclaves, il aurait crié, comme le dit Tite-Live, du haut du Capitole : J’ai embrassé la cause de tous les malheureux ; je veux briser le joug de toutes les servitudes. Si les plébéiens ne répondirent point à l’appel d’Herdonius, si un consul du nom sabin de Valérius l’assiégea avec vigueur jusque dans le temple de Jupiter, c’est vraisemblablement que son double jeu fait découvert et que les deux factions qu’il avait feint de favoriser l’abandonnèrent également. Les tribuns ne voyant là qu’un expédient des patriciens, et dans la troupe d’Herdonius que leurs clients et leurs hôtes, qui, si la loi Térentilla passait, ne tarderaient pas à se retirer, défendirent qu’on prît les armes ; ils furent d’abord obéis.

Le sénat s’était rassemblé ; le consul Valerius sort de la curie, s’élance dans Forum. Eh quoi ! s’écrie-t-il en montrant le Capitole, quand l’ennemi est sur votre tête, vous déposez les armes et vous songez à voter des lois ? Puis il demande qu’on délivre la colline sacrée et les dieux eux-mêmes assiégés dans leur temple. Il invoque Romulus qui autrefois avait repris cette citadelle sur les Sabins. Herdonius eût pu avec plus de raison invoquer le souvenir de Tatius, qui était resté en possession du Capitole et avait fait sa demeure de la citadelle qu’un autre Sabin venait de reprendre.

Les patriciens descendent dans le Forum et supplient les plébéiens d’écouter Valerius. Tout à coup on voit un corps d’armée qui vient du côté des montagnes. Ce sont les Æques, ce sont les Volsques. Alors les plébéiens consentent à attaquer l’ennemi intérieur. Valerius promet qu’après la victoire, si les citoyens ne sont pas éclairés star la perfidie des tribuns, les patriciens ne gêneront point les plébéiens dans leurs comices.

Les plébéiens suivent Valerius, qui les range en bataille sur la pente du Capitole, dont il est obligé de faire le siège. Ceux qu’on avait pris pour des ennemis étaient des auxiliaires envoyés de Tusculum par Mamilius, fils ou petit-fils du gendre de Tarquin, qui, sous le titre, usité dans les villes latines, de dictateur, y exerçait le pouvoir souverain dont les Tarquins avaient été dépouillés à Rome. Tandis que les tribuns protestaient dans le Forum, les Romains et leurs alliés gravissaient le Clivus Capitolinus, la montée triomphale que l’œil suit encore aujourd’hui. Il paraît que les envahisseurs s’étaient retranchés dans le temple de Jupiter ; car c’est en se précipitant dans son vestibule[19] que le consul Valerius fut tué. On égorgea beaucoup dans le temple, qu’il fallut purifier ensuite. Herdonius périt ; les hommes libres faits prisonniers furent décapités, les esclaves crucifiés.

Cincinnatus fut nommé consul, mais il ne montra plus la même modération. Le malheur de son fils l’avait aigri ; la conduite des tribuns l’avait révolté. Pourquoi, s’écriait-il, avant de gravir le Capitole, ne les a-t-on pas exterminés dans le Forum ? Et comme les tribuns répondaient à ses foudroyantes invectives, qu’ils empêcheraient les plébéiens de s’enrôler. Il n’est pas besoin d’enrôlements, s’écria-t-il. Ceux qui ont été appelés à reprendre le Capitole ont prêté le serment militaire, et à tous nous ordonnons de se trouver en armes au bord du lac Régille.

On avait lieu de craindre que le dessein du nouveau consul fût de tenir les comices hors de la portée du pouvoir des tribuns qui ne s’étendait qu’à un mille de Rome, et d’abroger toutes les lois qu’ils avaient obtenues.

Le sénat siégeait au Capitole, comme pour reprendre possession de ce lieu sacré. Les tribuns viennent suivis d’une grande foule de plébéiens. Le sénat prend des mesures de conciliation auxquelles ne défèrent ni plébéiens ni patriciens ; enfin Cincinnatus adresse une forte objurgation au sénat, qu’il accuse de ne pas respecter plus que la plebs les engagements pris des deux parts, l’un de ne pas renommer les mêmes tribuns, l’autre de ne pas conserver l’autorité aux mêmes consuls. Pour lui il roulait observer la convention faite ; il déposa honorablement le consulat.

Mais le plus bel incident de sa vie approchait, celui qui a valu à son nom sa popularité dans l’histoire. mais qu’on présente en général sous un faux jour comme si c’était par un goût philosophique pour la simplicité que Cincinnatus cultivait un petit champ, ou comme si un homme de la grande famille des Quinctii[20] eût pu avoir naturellement un si mince héritage. Je ne trouve pas que l’incident perde à être amené par l’ensemble de faits auxquels il se rattache, et que Cincinnatus soit moins intéressant parce que sa pauvreté accidentelle tenait à ce qu’il avait vendu tous ses biens pour pouvoir fournir la caution de son fils.

Les Æques étaient sur le mont Algide, cette forteresse naturelle où ils venaient s’établir toutes les fois qu’ils sortaient de leurs montagnes, ce qui arrivait très souvent. Le mont Algide, à l’est de Tusculum, domine une plaine qui est le fond du grand cratère des monts Albains, au sein duquel se sont formés les petits cratères du lac d’Albano et du lac de Nemi. A l’extrémité de cette plaine s’ouvrent deux gorges par on l’on croit voir déboucher les Æques et les Volsques, et qui sont comme deux portes toujours ouvertes à leur invasion. Ce lieu mémorable, arène disposée pour les combats[21], en a vu beaucoup durant les premiers siècles de la république.

Quand on visite cette plaine, on se croit transporté dans un pâturage élevé de la Suisse. Rien n’est plus tranquille que ce lieu témoin de tant de batailles, dont le nom rappelle, par un piquant contraste de souvenirs, les frais et noirs ombrages célébrés par Horace, et dont les eaux limpides amenées sous terre à Frascati y vont former la cascade de la belle et gracieuse villa Aldobrandini.

Les Æques avaient ravagé les environs de Labicum (monte Compatri) dans le territoire Tusculan ; puis, chargés de butin, ils s’étaient réfugiés sur l’Algide. Alors il se passa sur ce mont mémorable une scène qui peint la fierté du peuple æque. Des envoyés romains étaient venus se plaindre de ce chue les Æques avaient rompu un traité. Le chef de la nation était assis près d’un grand chêne. Parlez à ce chêne, leur dit-il, je suis occupé. Alors les envoyés se tournèrent vers le chêne, le prirent à témoin du droit violé et se retirèrent en appelant sur les parjures la vengeance des dieux[22].

Pendant ce temps les Sabins fondirent sur Rome d’un autre côté, en ravageant la campagne romaine. L’un des deux consuls les repoussa et ravagea leurs terres à son tour ; car à cette époque la guerre entre les Romains et leurs voisins était une alternative de dépopulations. L’autre consul fut moins heureux contre les Æques. Ces sauvages habitants de la région montagneuse qui s’étend derrière Tivoli jusqu’aux âpres sommets au pied desquels est Subiaco, vivaient cantonnés dans des repaires qui n’avaient pas encore de murailles au temps d’Auguste[23].

Le consul Minucius fut assiégé dans son camp par les montagnards qu’il allait combattre. Dans cette extrémité on songea à nommer un dictateur, cette ressource des grands périls ; ce dictateur fut Cincinnatus.

Ici je laisse parler Tite-Live, dont le récit naïf et détaillé semble emprunté aux Mémoires de la famille Quinctia.

L. Quinctius Cincinnatus, à cette heure l’espoir du peuple Romain, vivait au-delà du Tibre, à l’opposite du lieu où sont maintenant les Navalia[24], cultivant quatre arpents de terre qu’on appelle encore aujourd’hui les prés de Quinctius. Là, les envoyés du sénat le trouvèrent soit creusant un fossé et appuyé sur sa bêche, soit labourant, mais certainement occupé à quelque travail champêtre. Le salut ayant M donné et rendu dans la forme accoutumée : Bien vous fasse et à la république, il fut requis de mettre sa toge pour recevoir une communication du sénat ; lui, s’étonnant et demandant si tout n’allait pas le mieux du monde, ordonna à sa femme Racilia d’aller dans sa cabane lui quérir sa toge. Ayant essuyé la poussière et la sueur dont il était couvert, il s’avance habillé (velatus) vers les envoyés, qui le saluent dictateur et le félicitent.

Quand on est à Rome, on n’est pas fâché de faire exactement le chemin que tirent les envoyés du sénat, et d’aller trouver Cincinnatus dans son champ ; pour cela il faut passer le Tibre devant le mausolée d’Auguste à Ripetta.

La barebetta vous déposera de l’autre côté, et marchant devant vous entre des haies, vous trouverez bientôt à votre gauche des prés, qui sont les prata Quinctia, les prés de Cincinnatus ; il ne saurait exister un doute à ce sujet[25].

On peut donc en toute sécurité de conscience se dire : c’est ici que Cincinnatus fut surpris au milieu de ses occupations champêtres par les envoyés du sénat, qui venaient lui offrir les insignes presque royales de la dictature, et se fit apporter sa toge par sa femme Racilia.

Ce que Perse (Satire I) a résumé dans ce vers énergique :

Quum trepida ante boves dictaturam induit uxor.

Quelle admirable simplicité dans cette scène ! Quelle grandeur ! Ce bonhomme qui bêche son champ et ne sait pas un mot de ce qui se passe de l’autre côté du Tibre, ce père privé de son fils et vivant misérablement après qu’on l’a dépouillé de tous ses biens, c’est un grand citoyen, un grand patricien. On le prend bêchant ses quatre arpents. On le fait dictateur dans un moment difficile. Il ne s’étonne point, il ne fait aucune réflexion, il essuie la sueur de son front, secoue la poussière de son habit et va tranquillement sauver son pays.

Toute sa conduite est pleine d’énergie. Arrivé dans le Forum avant le jour, il nomme son maître. de cavalerie, siège sur la tribune avec lui, fait fermer toutes les boutiques et interdit toute activité dans la ville. C’était ce qu’on appelait proclamer le Justitium, la suspension du droit[26], ce qui n’avait lieu que dans les grandes circonstances ; puis Cincinnatus ordonne à tous ceux qui peuvent porter les armes d’être réunis dans le Champ de Mars avant le coucher de soleil avec des aliments cuits pour cinq jours et douze pieux pour les palissades ; aux vieillards de faire cuire les aliments des soldats. On part ; il hâte la marche, arrive au milieu de la nuit au mont Algide[27], et l’on commence le combat avant qu’elle soit terminée. Les ennemis, qui avaient élevé une circonvallation autour du camp de Minucius, voient au point du jour que Cincinnatus en a fait élever une autour d’eux. Ils demandent la vie. Je n’ai pas besoin de votre sang, répond Cincinnatus, et ils partent sans armes après avoir passé sous le joug.

Cincinnatus rentre triomphant à Rome, où l’allégresse est universelle. Il eût déposé le jour même la dictature s’il n’eût tenu à faire convaincre de fausseté l’accusation du tribun Volscius contre son fils. Au bout de seize jours il abdique le pouvoir qu’il aurait pu garder six mois, passe le Tibre et retourne à son champ.

Nous approchons du temps des décemvirs. Icilius, le fiancé de Virginie, qui doit figurer dans le renversement de leur pouvoir, apparaît. Tribun éloquent et hardi, il proposa la loi d’après laquelle les terres publiques de l’Aventin devaient être assignées aux plébéiens[28] ; et comme un licteur avait repoussé le viator envoyé par Icilius auprès des consuls pour les sommer d’assembler le sénat, Icilius et ses collègues furent au moment de précipiter le licteur de la roche Tarpéienne. Le sénat n’opposa qu’une faible résistance à un tribun si résolu et à une loi si juste ; car il ne s’agissait que d’une dérogation partielle à l’usurpation générale dés terres publiques par les patriciens.

L’Aventin, siége des populations latines transplantées à Rome par Ancus, mont Latin, et par conséquent plébéien dès cette époque, était la part du terrain de l’État que les plébéiens devaient réclamer la première. Ils s’y transportèrent en foule ; on tira les paris au sort et on se mit à bâtit avec activité. Chaque maison fut habitée par plusieurs familles, chacune ayant la propriété héréditaire d’un étage[29]. Cet usage existe encore à Rome.

L’Aventin dut devenir, à la suite de la loi Icilia[30], un des quartiers populeux de Rome. Aujourd’hui c’est un des plus déserts.

Une grande bataille fût livrée encore dans le Forum. Les tribuns avaient de nouveau mis en avant la loi agraire de Sp. Cassius. Les consuls résolurent d’empêcher parla force que cette loi fût votée[31]. Par leur ordre, les jeunes patriciens se ruèrent sur les plébéiens au moment où ils allaient entrer dans les Septa, les empêchèrent d’y pénétrer, saisirent les urnes, maltraitèrent les officiers publics qui présidaient au suffrage[32] et le rendirent impossible.

Personne ne voulait plus de cet état de choses où la violence était l’arme des deux partis. On était fatigué de ces luttes sans cesse renaissantes entre deux pouvoirs qui s’entravaient et se paralysaient l’un l’autre. De plus, la famine et des maladies contagieuses étaient venues fondre sur la ville. Ce n’était que funérailles et deuil dans toutes les maisons. L’aspect de Rome était lugubre. Ce fut alors qu’on créa les décemvirs. Ce nom rappelle surtout les violences qui amenèrent leur chute, le crime d’Appius et la mort de Virginie ; mais le décemvirat fut d’abord institué dans une pensée de conciliation et d’équité. Une guerre implacable, mettait sans cesse aux prises les tribuns et les consuls. On prit le parti de, supprimer consuls et tribuns, et de remplacer l’autorité des uns et des autres par celle de dix citoyens chargés à la fois de gouverner la république et de lui donner une législation écrite qui lui manquait.

Trois patriciens furent chargés d’aller à Athènes pour en rapporter les lois de Solon et d’autres législateurs célèbres. De là, disait-on, étaient provenues les Douze Tables, corps de loi que publièrent les décemvirs, et dont nous ne possédons qu’un petit nombre de fragments.

Il est difficile de rejeter absolument le fait de cette mission en Grèce, et difficile aussi de l’admettre. Les lois des Douze Tables, à en juger par ce qui en reste, ne furent point, ce qui était impossible, empruntées dans leur ensemble à un droit étranger[33] ; ce qui y domine c’est l’ancien droit romain, ou plutôt sabin ; car ce qu’on a appelé le droit romain n’a pu naître sur le Palatin dans un refuge de bandits. Plusieurs dispositions des Douze Tables se retrouvent dans des lois attribuées au sabin Numa[34]. La dureté sabine[35] est partout dans la législation des décemvirs, dont plusieurs ont des noms sabins, dont le sabin Appius était l’âme, et parmi lesquels un seul est certainement Latin, Julius, cité pour son équité ; l’interdiction du mariage entre patriciens et plébéiens, signe de la distinction des races, y était maintenue ; la dureté envers les débiteurs tenait, comme on l’a remarqué, à une application cruelle du culte de la bonne Foi[36], et ce culte était sabin. De l’origine, au moins en partie Sabine, du droit des Douze Tables était née la tradition qui’ en faisait dériver une portion des Falisques[37].

D’autre part, on a signalé dans les lois des décemvirs des ressemblances frappantes avec la législation de Solon[38] et d’antres législations grecques[39].

Même l’exposition de ces Tables dans le Forum rappelle que les Tables en bois de Solon furent exposées dans l’Agora d’Athènes[40].

Il faut reconnaître que la loi des Douze Tables avait contre la satire en prose et en vers[41] des sévérités que ne connut jamais le pays d’Aristophane, et, il faut le dire, qu’a rarement connues, dans les temps modernes, le pays de Pasquin.

Des ressemblances de détail peuvent seulement prouver que le droit des Douze Tables a fait quelques emprunts partiels au droit grec. Il n’en était pas moins national dans son fond et dans son ensemble. Mais tout ne pouvait être faux dans la croyance si généralement établie de son origine hellénique.

Il était d’ailleurs resté dans le Forum un monument de ce rapport de Rome avec la Grèce, la statue d’Hermodore[42] qui avait interprété aux envoyés romains les lois qu’ils allaient chercher.

Je pense que les envoyés n’allèrent pas jusqu’à Athènes et se contentèrent de visiter les cités grecques de l’Italie méridionale, d’où était venue déjà une constitution, celle de Servius. Ce qui m’a conduit à cette opinion mise en avant par d’autres historiens, c’est qu’Hermodore obligé de fuir son pays, s’était, dit Pline, réfugié en Italie[43].

La loi promulguée par les décemvirs était une loi civile et une loi politique : comme loi civile elle fut un progrès ; comme loi politique, elle contenait des garanties essentielles, le droit de provocation au peuple, celui de n’être jugé pour crime capital que par les centuries.

Mais ces garanties n’étaient que promises pour le temps où le décemvirat aurait cessé d’exister ; en à[tendant, les décemvirs étaient investis d’un pouvoir sans limite et s’efforçaient de perpétuer ce pouvoir. Ainsi la Convention, tyrannie aussi sans limites de quelques hommes, les décemvirs du salut public, se personnifiant dans un Appius démocrate, Robespierre, proclamait une constitution dont elle ajourna toujours l’exécution.

La loi des Douze Tables, disent les anciens, avait pour but d’établir l’égalité du droit[44] entre les deux ordres, elle fit quelque chose pour cette égalité, qui cependant était loin d’exister après les décemvirs car il fallut aux plébéiens plus d’un siècle pour la conquérir.

Le décemvirat fut une trêve à la guerre des deux ordres ; les patriciens l’acceptèrent pour être débarrassés des tribuns, les plébéiens pour être délivrés des consuls. Cette abdication de la liberté au profit de la haine, comme toutes les abdications de ce genre, commença par une espérance et finit par une déception.

Cependant de ce mal passager résulta un bien durable. Des deux parts on s’accoutuma à vivre avec son ennemi, on ne songea plus à le tuer au prix d’un suicide.

Enfin ce n’est qu’après le décemvirat qu’on voit les patriciens voter dans les tribus. Si, comme il est probable, ils n’y eurent place qu’à partir de cette époque, si au décemvirat se rattache la modification démocratique des centuries par les tribus[45], il en résulte que les décemvirs travaillèrent à l’œuvre de fusion entre les ordres commencée par Servius Tullius. Les premiers décemvirs gouvernèrent avec équité ; mis en possession de tous les pouvoirs, ils n’en abusèrent point.

Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices.

Ils se hâtèrent, avant que l’année pour laquelle ces pouvoirs leur avaient été donnés fût expirée, de publier leurs lois ; elles furent gravées sur dix tables ou dix stèles de bronze, deux autres furent ajoutées, ensuite toutes furent exposées sur le Vulcanal[46], près du Comitium[47] et de la curie.

Au bout d’un an il s’agissait de renommer des décemvirs. Ici commencent à se dessiner le caractère et à se dévoiler les plans ambitieux d’Appius. Cet homme qui dans le premier décemvirat avait tout fait pour gagner la faveur populaire redoubla d’obséquiosité envers les plébéiens, flattant leur passion contre l’aristocratie et recommandant les candidats les moins illustres, mendiant le crédit des tribuns qui lui vendaient la popularité. Il obtient ainsi de présider les comices, se propose lui-même et se fait nommer, puis avec lui des hommes peu éminents parmi lesquels il a soin de placer trois plébéiens ; il ne voulait pas d’égaux, il lui fallait des créatures.

Les plébéiens qu’il avait trompés, furent bien surpris quand ils virent paraître dans le Forum les décemvirs précédés de cent vingt licteurs portant la hache, qui depuis Valerius Publicola ne paraissait dans les faisceaux que pendant les expéditions militaires. La terreur dont le Forum fut frappé gagna le Comitium. Plébéiens et patriciens comprirent qu’ils s’étaient donnés un maître.

Appius avait eu besoin des premiers pour arriver. Mais un Claudius, un Sabin, ne pouvait aimer la plebs romaine ; il épargna les patriciens, les plébéiens furent soumis à une oppression capricieuse et cruelle.

Les plébéiens alors commencèrent à regarder du côté de leurs anciens ennemis. Mais les chefs de l’aristocratie, s’ils détestaient Appius, détestaient aussi ses victimes. Sans approuver ce qui se faisait, ils étaient bien aises de voir les plébéiens punis et trouvaient que leur châtiment était mérité, odieux sentiment des partis qui survit parfois à une commune oppression et divise ceux qu’elle devrait unir.

Le masque était jeté, les tribuns dont Appius s’était servi furent mis de côté. Ces jeunes patriciens qui maltraitaient si fièrement les tribuns dans le Forum y parurent comme les satellites du tyran. Appius achetait cette noble jeunesse en lui livrant les biens des condamnés.

Il était clair que les décemvirs avaient résolu de garder le pouvoir et voulaient faire une institution de ce qu’on avait accepté comme un expédient. On déplorait la perte irréparable de la liberté. On ne voyait, on n’espérait aucun libérateur. Dans ce découragement universel, les ennemis du peuple romain levèrent la tête, s’indignant, dit Tite-Live (III, 37), que ceux qui n’étaient plus libres aspirassent à commander. Les Sabins envahirent le territoire romain, les Æques parurent sur l’Algide. La peur saisit les décemvirs et ils voulurent se faire un appui du sénat, qu’ils avaient méprisé. Quand on entendit au Forum la voix du héraut qui convoquait les sénateurs dans la curie, le peuple étonné se demanda : Qu’est-il donc arrivé pour qu’on reprenne un usage depuis si longtemps abandonné ? Il nous faut, ajoutaient-ils, remercier la crainte de la guerre et l’ennemi de ce que les habitudes de la liberté renaissent[48].

L’on regardait de tout côté dans le Forum si l’on n’apercevrait point un sénateur, mais aucun ne se montrait, ils s’étaient retirés à la campagne ; les appariteurs qui avaient été les citer à domicile revinrent dire que le sénat était aux champs.

Enfin un certain nombre de sénateurs se rendent à la curie, où recommencent à retentir des voix libres.

Les représentants des deux grandes familles sabines, toujours noblement alliées à la cause plébéienne, un Valerius et un Horatius, parlent en dépit d’Appius qui veut leur imposer silence ; ne pouvant y parvenir, il ordonne à un licteur d’arrêter Valerius. Valerius s’élance sur le seuil de la curie et fait appel aux citoyens. Un Cornélius embrasse Appius comme pour le protéger et le relient. Les consulaires et les vieux sénateurs, dit Tite-Live (III, 41), peintre admirable des passions politiques, par un reste de haine pour la puissance tribunitienne et pensant que les plébéiens regrettaient beaucoup plus vivement cette puissance que celle des consuls, aimaient presque mieux voir les décemvirs quitter leur charge que de voir la plebs se relever de nouveau, par sa haine pour ceux-ci. Ils se flattaient qu’en laissant l’agitation populaire rétablir tout doucement l’influence des consuls, au moyen de quelques guerres ou de circonstances qui leur permettraient de montrer de la modération, on pourrait amener les plébéiens à oublier les tribuns ; éternel aveuglement des haines personnelles dont profita toujours la tyrannie.

Les plébéiens avaient eu raison, et c’est à ses défaites que Rome allait devoir l’espérance de sa liberté. Triste extrémité à laquelle il ne faudrait jamais être réduit. Les décemvirs se firent battre par les Sabins près d’Eretum et sur l’Algide : par les Æques. Un pouvoir sans droit ne doit jamais être battu.

Comme je l’ai remarqué à propos de Lucrèce, les gouvernements détestés ne tombent guère qu’à l’occasion d’un événement qui frappe les imaginations et qui émeut les cœurs. Cela est vrai surtout des gouvernements absolus. Un des inconvénients du gouvernement absolu, c’est sa force, qui rend difficile sa chute. En étouffant tout exercice de la liberté, il oppose un obstacle pour ainsi dire invincible au retour de la liberté ; comme une croyance qui ne permet pas les discussions est bien sûre de n’être pas réfutée. Le gouvernement absolu n’a pas besoin pour durer d’être bien habile, sa nature même le protège ; pour se perdre, il faut qu’il commette ou de grandes fautes ou d’odieux crimes ; heureusement il en commet presque toujours.

Les décemvirs tombèrent par deux crimes, le meurtre de Dentatus et le lâche complot contre Virginie.

Dentatus, soldat aussi hardi dans le Forum que sur le champ de bataille, passa pour avoir été assassiné traîtreusement aux avant-postes par ordre des décemvirs. Comme ils ne permirent pas qu’on apportât son corps à Rome ; ayant peur de ses funérailles, je n’ai point à m’appesantir sur les détails douteux de sa mort[49]. Mais l’histoire de Virginie n’est pas douteuse pour moi, elle se passe tout entière à Rome, et en grande partie dans le Forum. Nous savons exactement dans quel endroit du Forum son père la frappa pour la sauver. Le titre de mon livre me donne donc le droit de raconter dans toutes ses circonstances ce mémorable événement.

Le récit de la mort de Virginie forme un drame pathétique, dont le théâtre n’a jamais su reproduire le caractère et qui a été sévèrement soumis par l’histoire, ce grand poète tragique, à l’unité de lieu. Il se passe dans le Forum sans en sortir ; là fut représentée la tragédie tout entière.

Nous y voyons d’abord venir une très jeune fille[50], presque adolescente. Les yeux baissés, elle se glisse avec sa nourrice à travers la foule, pour aller étudier dans l’école qui se trouve parmi les boutiques dont le Forum est environnée ; car les lettres, enseignées par des esclaves ou des affranchis, étaient considérées comme une marchandise, et avaient leur boutique au Forum, où elles se vendaient comme une autre denrée. Virginie traverse timidement ce lieu bruyant, ce centre de Rome où se pressent et les acheteurs et ceux qui viennent assister aux jugements des décemvirs, ces magistrats d’abord si populaires, maintenant si tyranniques. On ne s’y rend plus pour écouter les orateurs parler à la tribune, car maintenant la tribune est muette. Une sourde irritation se lit sur le visage des plébéiens, que leurs affaires ou la curiosité attirent au Forum. Une tristesse grave et morne est peinte sur le front des patriciens, silencieusement assis dans le Comitium.

Tout à coup, un client d’Appius, et qui, pour cette raison, portait son nom, Marcus Claudius, s’avance à travers la foule et met la main sur la jeune fille, déclare que, née d’une de ses esclaves, elle est aussi son esclave. Virginie épouvantée se tait ; sa nourrice implore à grands cris la foi publique.

Appius était assis sur son tribunal, près de l’autel de Vulcain, pour donner l’autorité de la justice à ce rapt déguisé dont il était le véritable auteur. Car, en voyant passer chaque jour au pied de son tribunal la jeune fille se rendant à l’école, il avait conçu pour elle une passion brutale, telle que devait être celle de ces hommes violents, telle qu’avait été celle de Sextus pour Lucrèce. Il convoitait la vierge qui était presque une enfant. Pendant qu’il machinait cette infamie, le père de Virginie, centurion plébéien[51], était sur l’Algide à combattre les Èques.

Virginius avait des amis : ceux qui étaient présents s’avancent comme Claudius vers le tribunal du décemvir et attestent la fausseté de son allégation. Claudius, avec l’impudence des Mezzani, ses pareils, dont la race n’est pas perdue à Rome, persiste à soutenir que Virginie est son esclave. Les défenseurs de la jeune fille demandent qu’on attende, pour prononcer sur sa condition, l’arrivée de Virginius, qui n’est pas loin et peut venir en quelques heures.

Appius, cachant sous l’air impassible du juge la passion qui le tourmente, discute la question de droit, comme s’il s’agissait d’une cause ordinaire et qui lui fût parfaitement indifférente.

Quand les formes de la justice sont employées à masquer l’iniquité, elles la font paraître encore plus odieuse. Appius rend son jugement. Dans le considérant qui le précède (decreto præfatus), il déclare qu’il va appliquer la loi même qu’invoquent les défenseurs ; que la justice, pour venir en aide à la liberté, ne doit faire aucune acception des personnes.

Après avoir posé ces beaux principes, passant à la question de droit, il établit que si la fille est dans la main de son père ; nul ne peut prétendre à sa possession avant le jugement ; qu’il faut donc faire venir le père de famille ; qu’en attendant le réclamant ne peut perdre son droit, mais doit garder la jeune. fille jusqu’à ce qu’il soit statué sur le fait de la paternité.

En entendant cet arrêt, la multitude frémit et se tait ; mais arrivent l’oncle de Virginie, Numtorius, et Icilius, son fiancé. Ils fendent la foule. Le licteur, par ordre d’Appius, déclare que le jugement est rendu, et repousse Icilius, qui reste là ou il était, et élève une voix courageuse et indignée. La multitude s’émeut. Les licteurs entourent Icilius. Appius conserve les apparences de la modération et de la fermeté. Il ne fait point arrêter Icilius, mais déclare qu’Icilius est un homme turbulent en qui respire encore le tribunat (on dirait aujourd’hui un homme des anciens partis) ; qu’il cherche à allumer une sédition, mais qu’on ne lui en fournira point le prétexte ; qu’il n’y aura point ce jour-là de jugement ; que si le jour suivant Virginius ne paraît pas, Icilius et les pareils d’Icilius verront que le décemvir sait faire exécuter la loi.

Les proches de Virginie se proposent pour garants, tandis que tous dans cette multitude lèvent les mains et s’offrent à en servir.

Appius, qui, dans tout ce débat, tenait à jouer son personnage de juge indifférent, reste encore quelque temps sur son tribunal ; mais personne ne s’y présente : tout le monde n’était occupé que de Virginie. Enfin il se lève, retourne dans sa maison et envoie au camp l’ordre de ne pas donner de congé à Virginius et de le garder prisonnier.

L’infamie avait été habilement conduite, mais elle échoua contre le zèle de deux jeunes gens, un frère d’Icilius et un fils de Numitorius, qui, se doutant bien de ce qui se préparait, étaient partis en toute hâte pour aller avertir Virginius. Ce zèle devança l’empressement des serviteurs d’Appius. Virginius fut averti à temps et put partir avant que l’ordre de le garder prisonnier eût été reçu.

Le lendemain le Forum fut rempli de bonne heure, et les plus résolus durent s’exciter par leurs discours à la résistance. Mais Appius était redouté, et quand les licteurs arrivèrent, le silence régna dans cette foule, un silence de colère contenue et frémissante. Virginius était là dès le matin, conduisant sa fille en habit de deuil, accompagnée de quelques matrones et de nombreux amis. Appius monte à son tribunal, donne la parole à Claudius, puis prononce sur l’état de Virginie et la déclare esclave.

L’étonnement dé celte atrocité tient d’abord toutes les bouches muettes. Claudius veut profiter de ce moment de stupeur ; il s’avance pour saisir Virginie au milieu du groupe de femmes qui l’entourent ; elles le repoussent. Virginius voit que le peuple de Rome, où, pendant une double guerre, il ne pouvait se trouver à peu près que des vieillards, va laisser le crime s’accomplir. Je ne sais si ceux-ci, dit-il avec le mépris d’un soldat pour des bourgeois timides, le souffriront. Et il ajoute, menaçant Appius de la colère de l’armée. Mais ceux qui ont des armes ne le souffriront pas.

L’armée n’était pas là ; il n’y avait là qu’une foule étonnée, irritée sans doute, mais désarmée, incertaine, qui n’était pas prête pour l’insurrection, à laquelle l’autorité du décemvir, l’audace des nombreux clients armés dont Appius avait eu soin d’entourer le Forum, imposaient encore. En effet, quand celui-ci donna l’ordre au licteur de faire exécuter le jugement et de remettre l’esclave aux mains de son maître, la multitude s’écarta d’elle-même. Ce fut alors que Virginius, abandonné de tous, à bout de toute ressource, conçut une Pensée terrible. Maître de lui-même en cette extrémité, il s’excuse au nom de la douleur paternelle des invectives qu’il a proférées contre Appius ; il demande qu’il lui soit permis de s’entretenir avec Virginie et sa nourrice pour qu’il sache à quoi s’en tenir sur la naissance de cette enfant. Numitoria ne vivait plus ; Virginius n’eût pas osé accomplir son dessein en présence d’une mère. Appius, aveuglé par sa passion et son orgueil, par son mépris pour un plébéien, croit que Virginius est découragé, que peut-être il cherche un prétexte pour céder à sa puissance. A ce moment solennel, le cœur de l’historien est ému ; il suit Virginius s’éloignant un peu du Comitium, qui le séparait du Vulcanal on siégeait Appius, faisant quelques pas à gauche et s’avançant vers les boutiques neuves[52] au nord du Forum, entre les Septa[53], où les tribus plébéiennes auraient pris parti pour le plébéien outragé, mais qui maintenant étaient vides, et le sanctuaire de Vénus purifiante[54], qui allait être témoin d’un sanglant hommage à la pureté. Virginius était sans armes. On ne pouvait alors entrer armé dans le Forum, car dans les rixes de chaque jour entre les jeunes patriciens et les défenseurs des tribuns, il est toujours parlé de coups

I de poings et jamais de coups d’épée. Le centurion cherche autour de lui un fer libérateur et n’en peut point découvrir. Enfin, dans une des boutiques voisines, il aperçoit un couteau sur l’étal d’un boucher ; il le saisit et prononce ces paroles qui font allusion à la revendication juridique sur laquelle avait roulé tout le procès ; Ma fille, je te revendique à la liberté par le seul moyen qui soit en mon pouvoir. Puis perce le sein de sa fille, et se retournant vers le tribunal, il articule la formule solennelle par laquelle on dévouait un sacrilège aux dieux infernaux : Appius, je te dévoue, toi et ta tête, par ce sang. — Qu’on l’arrête ! s’écrie Appius. Mais Virginius, avec son couteau, se faisait un chemin à travers la foule, qui, même en feignant de le poursuivre, protégeait sa fuite. Il put sortir du Forum et gagner la voie Latine par une des portes du Cælius, mont latin, et par conséquent plébéien comme l’Aventin. Ce n’est pas là qu’on pouvait faire obstacle à la fuite d’un plébéien menacé par un Claudius.

Icilius et Numitorius soulèvent le cadavre de Virginie et montrent au peuple la belle jeune fille morte. Les matrones se lamentent. Icilius, l’ancien tribun, fait entendre des paroles qui réclament la puissance tribunitienne, la provocation au peuple et qui enflamment l’indignation de tous.

Appius cite Icilius à son tribunal, et comme il refuse de comparaître, ordonne qu’on le saisisse. Les licteurs ne peuvent percer la multitude qui se serre autour de lui. Appius traverse le Comitium et vient dans le Forum pour l’arrêter de sa propre main ; mais le tragique événement est devenu un fait politique. On s’écrie que le moment est arrivé de ressaisir la liberté. Les deux consuls, les chefs des deux grandes familles sabines constamment dévouées aux intérêts plébéiens, Lucius Valerius et Marcus Horatius, interviennent, disant que s’il s’agit de droit,. ils se font les garants d’Icilius ; que si on emploie la violence, ils résisteront par la force. L’un et l’autre étaient entourés de souvenirs glorieux pour sa maison.

Valerius avait devant les yeux, à l’extrémité du Forum, la. Velia, qui lui rappelait la noble condescendance au vœu populaire de son aïeul Publicola, le champion de ce droit d’appel au peuple qu’on réclamait aujourd’hui ; Horatius pouvait voir dans le Forum le trophée du vainqueur des Curiaces. Le droit de provocation était aussi dans les traditions de sa famille ; ce droit avait sauvé autrefois au même lieu un autre Horatius, la gloire de son nom.

Une épouvantable mêlée s’engage (atrox rixa oritur). Les licteurs veulent mettre la main sur les consuls. Le peuple, qui les défend, brise les faisceaux des licteurs. Valerius, au nom de son pouvoir consulaire, leur ordonne de se retirer. Appius parle au peuple[55] du Vulcanal. Selon Tite-Live[56], il monte à la tribune, et les deux consuls y prennent place à côté de lui. Le peuple les écoute, mais fait du bruit quand Appius veut parler. Alors craignant pour sa vie, il enveloppe sa tête dans sa toge de manière à ne pas être reconnu, et s’échappant du Forum, gagne sa maison qui était proche[57].

Virginius, escorté de quatre cents hommes indignés, était arrivé au camp sur le mont Vecilius près de Tusculum et avait soulevé les soldats. En paraissant au milieu d’eux, son couteau à la main et couvert de sang, il avait raconté tout ce qui s’était passé, suppliant ses camarades de ne point avoir horreur de lui comme d’un parricide, disant que sa fille lui était plus chère que la vie, s’il eût pu la conserver pure et libre ; mais que la voyant enlevée pour la servitude et l’infamie, il avait mieux aimé la perdre par la mort que par la honte, ajoutant qu’il ne lui aurait pas survécu s’il n’avait espéré la venger ; que du reste ils avaient aussi des enfants, et que c’était à eux d’y songer.

Un cri bien unanime lui répond de ceux qui sont présents ; nul ne fera défaut à sa douleur et à la liberté de tous. Aussitôt on lève le camp et l’on marche sur Rome en bon ordre.

Cette troupe armée va s’établir sur l’Aventin, où les plébéiens de ce nouveau quartier, œuvre d’un tribun, œuvre d’Icilius, durent la recevoir avec transport. Elle établit son camp près du temple de Diane[58], la déesse libératrice, à l’angle nord-ouest de la colline, et réclame le rétablissement du tribunat.

Le sénat envoie gourmander les soldats qui ont quitté leur poste et occupé indûment l’Aventin ; il leur fait demander ce qu’ils veulent. Cette remontrance du sénat les embarrasse d’abord, puis ils s’écrient : Envoyez-nous les consuls, nous nous entendrons avec eux.

Pendant ce temps, Icilius et Numitorius étaient allés soulever l’autre armée, celle de la Sabine. Ils reviennent à sa tête par la porte Colline, traversant le quartier sabin et patricien du. Quirinal, qui dut les voir passer avec un certain effroi, et gagnent l’Aventin, où ils font leur jonction avec l’armée de l’Algide. Les deux armées, par cet admirable instinct de discipline qui n’abandonnait jamais les Romains, créent chacune dix tribuns militaires qu’elles mettent à leur tête en attendant que le tribunat soit rétabli.

Le sénat tardait à répondre. Un ancien tribun, nommé Duilius, dit alors qu’on ne pourra le décider que par une mesure décisive, et qu’il faut de nouveau se retirer sur le mont Sacré. En effet, toute la population se met en marche, y compris les femmes, les enfants, les vieillards. Ils sortent par le chemin de Nomentum. Rome est solitaire, le Forum est vide, les sénateurs s’effrayent de cette solitude. Bon nombre d’entre eux élèvent la voix et demandent aux décemvirs s’ils veulent garder un pouvoir qui ne commande plus à personne, s’ils veulent juger des toits et des murailles. Les décemvirs, se sentant vaincus, se mettent à la disposition du sénat, le priant seulement de protéger leur vie, de peur qu’en versant leur sang les plébéiens ne s’accoutument à mettre à mort des patriciens.

Le sénat se décide alors à envoyer lès consuls sur le mont Sacré. Icilius leur expose les réclamations des plébéiens : le droit de provocation et le tribunat rétablis, la sécession amnistiée. Ils demandaient aussi qu’on leur livrât les décemvirs pour les brûler vifs. Sur ce dernier point, les consuls leur firent entendre raison. Le sénat accorda les trois autres. Il ne déposa point les décemvirs, mais leur ordonna d’abdiquer ; car à Rome le respect de l’autorité était si grand, qu’on procéda toujours ainsi.

Les décemvirs, Appius à leur tète, montent à la tribune et déclarent leur abdication. La population, qui avait émigré sur le mont Sacré, rentre dans Rome ; les soldats traversent la ville en silence et retournent sur l’Aventin. Dans des comices tenus au Capitole[59] sous la présidence du grand pontife, ils nomment les tribuns, puis ils descendent dans la partie du Champ de Mars la plus voisine du Capitole où étaient alors des prés appelés flaminiens, et où fut depuis le cirque du même nom dans lequel se célébrèrent les jeux plébéiens institués en mémoire du triomphe de la liberté. Là étaient les Septa[60] ; là, je pense, dans des comices par centuries, dont par conséquent les patriciens firent partie, le tribun Duilius présenta une rogation pour la nomination des consuls. Le sénat désigna un inter-roi qui choisit M. Horatius et L. Valerius.

La première loi qu’ils proposèrent et à laquelle leur nom est resté attaché, fut la consécration de la victoire des plébéiens. Les plébiscites des comices par tribus furent loi pour tous. Les patriciens furent tenus de leur obéir comme les autres. Les consuls rétablirent aussi le droit de provocation au peuple assemblé par centuries, unique protection de la liberté des plébéiens. Mais il fallait des garanties à cette liberté, car on pensait à Rome qu’un droit qui n’est pas garanti n’est pas un droit.

Aussi mit-on la loi de provocation sous la garde de tous les citoyens, déclarant que celui qui créerait un magistrat dont le pouvoir serait sans appel, devait être mis à mort, et que celui qui le tuerait ne pouvait encourir pour ce fait une accusation capitale. C’est cette disposition qui fit plus tard la légalité, sinon la justice, du meurtre de César.

Ce ne fut pas tout. Pour assurer l’inviolabilité des tribuns, des édiles et des autres magistrats plébéiens, on rétablit un ancien formulaire par lequel celui qui leur causait quelque dommage était dévoué à Jupiter et sa famille vendue devant le temple de Cérès, temple élevé au pied de l’Aventin à la déesse protectrice des plébéiens.

Depuis la création dés édiles, les plébiscites avaient été déposés dans ce temple, dont la surveillance leur était particulièrement confiée. A l’époque de la loi Horatia-Valeria, on y déposa pareillement les sénatus-consultes pour assurer leur conservation et leur intégrité[61].

Au temple de Cérès se rattachaient donc deux garanties : l’une de l’inviolabilité du tribunat, et l’autre de l’incorruptibilité de la loi. La peine de mort que chacun pouvait appliquer impunément à quiconque participerait au rétablissement du pouvoir absolu, était une garantie formidable de la perpétuité de son abolition.

Puis on procéda au jugement d’Appius. Virginius lui fut donné pour accusateur. Il l’accusa au nom de la loi violée, et comme il refusa de désigner un juge devant lequel il se justifierait de cette violation[62], Virginius le déclara condamné et ordonna qu’il fût conduit dans cette prison qu’il avait, disait-on, appelée le domicile des plébéiens. Appius osa user de ce droit de provocation refusé par lui à tous ; mais Virginius répondit en montrant le tribunal placé sur la plate-forme élevée de Vulcain, cette forteresse de tous les crimes où le décemvir avait frappé de ses arrêts les biens et l’existence des citoyens que menaçait sans cesse la hache de ses licteurs ou plutôt de ses bourreaux. Appius fut jeté dans la prison Mamertine, où il avait voulu envoyer Icilius et Numitorius ; mais avant le jour fixé pour son jugement le fier patricien fit ce qu’avait fait son père, et en vrai Claudius, se donna la mort. Un autre décemvir, Oppius, en fit autant[63]. L’affranchi d’Appius fut également condamné à mort ; mais Virginius, dédaignant de frapper un agent subalterne de la tyrannie, lui permit de s’exiler à Tibur. Ainsi les mânes de Virginie étaient satisfaits, et le peuple avait reconquis sa liberté.

Le décemvirat fut utile ; les plus mauvaises institutions peuvent servir, mais c’est à la condition d’être renversées[64]. Le lendemain de la chute de celle-ci, les plébéiens furent plus forts qu’ils n’avaient jamais été, et profitèrent de cette force nouvelle pour obtenir deux droits, le droit de mariage avec les patriciens et le droit de partager avec eux le consulat.

Ces propositions de Licinius Stolo indignèrent les patriciens. On vit dans leur résistance superbe à la première qu’avait proposée le tribun Canuleius, qu’ils se regardaient comme d’un autre sang, comme appartenant à une autre race. Ils ne se souvenaient peut-être plus qu’ils avaient été Sabins ; ils voulaient être Romains, puisque c’était le nom qui avait prévalu et qui alors était prononcé avec orgueil ; mais au fond ils regardaient les plébéiens comme un autre peuple, comme des intrus dans la cité, avec lesquels on ne pouvait, sans déshonneur, mêler son sang. C’était toujours le même dédain Nui avait fait jadis refuser aux Sabins de donner leurs filles aux Latins de Romulus.

Cependant l’autre loi leur déplaisait plus encore ; un plébéien consul était à leurs yeux un monstrueux désordre. Pour éviter un tel malheur, ils cédèrent, bien qu’il leur en coûtât beaucoup, sur la question du mariage. Ils consentirent à remplacer les consuls ‘par des tribuns militaires investis de la puissance consulaire et qui pouvaient être nommés dans les deux ordres, et qu’on appela aussi tribuns consulaires. Mais sur la question du consulat, ils devaient aussi céder.

Ces concessions ne furent point faites sans de grands débats. Dans la curie, les patriciens exprimaient leur indignation avec une hauteur insensée. Ils comparaient le mariage entre les deux ordres à l’union des animaux. Eh quoi ! disaient-ils dédaigneusement, des Icilius et des Canuleius seraient consuls ?[65] La tribune répondait à la curie, et Canuleius déclarait que les plébéiens étaient las d’habiter une ville où on les traitait comme des bannis, repoussés de l’alliance des, patriciens, inhabiles à exercer le pouvoir. Pourquoi, disait-il, ne nous défendent-ils pas d’habiter la même rue, de nous asseoir au même banquet, de suivre le même chemin, de fréquenter le même marché ? Mais ces luttes de paroles, soutenues à distance, ne paraissent point avoir beaucoup troublé le Forum. On n’y voit plus les scènes tumultueuses que j’ai racontées[66]. Je n’ai plus rien de semblable à peindre, et je suis obligé, pour reprendre l’histoire agitée du Forum, pour retrouver un événement qui se rattache à une localité, d’aller jusqu’à l’émeute soulevée par Spurius Mælius, dans laquelle va reparaître le vieux Cincinnatus.

Mais il faut signaler en passant un trait de la rancune des patriciens contre les deux consuls trop populaires qui axaient concouru si noblement à la chute des décemvirs et à la restauration des droits plébéiens. Horatius et Valerius vinrent à bout facilement des Æques et des Sabins qui avaient fait essuyer une défaite aux décemvirs, car l’armée, pleine de reconnaissance pour eux, les seconda parfaitement. Le sénat ne voulait pas leur accorder les honneurs du triomphe ; il refusa d’abord d’aller délibérer dans le temple de Mars, hors de la porte Capène[67], où les consuls l’avaient convoqué, disant qu’en ce lieu il serait entouré par l’armée qui y campait. Les consuls alors le convoquèrent de l’autre côté de la ville, dans les prés flaminiens, où fut depuis le temple d’Apollon[68]. Là, le triomphe leur fut injustement refusé par le sénat ; mais Icilius alla dans le Forum y monta à la tribune, let fit voter par les tribuns le triomphe des consuls.

Pour échapper à la nécessité d’ouvrir le consulat aux plébéiens, les patriciens avaient consenti à remplacer cette haute dignité par une dignité moindre, celle des tribuns consulaires, espèce de transition qui dura cinquante-quatre ans, aimant mieux abolir le consulat que le partager.

Ce fut un temps de guerre sourde, de ruses, de manœuvres, qui succédèrent à cette guerre ouverte contre les plébéiens, qui avaient précédé l’institution des décemvirs ; alors les patriciens s’étaient souvent arrogés le droit de nommer les consuls[69]. Maintenant ils s’arrangeaient pour faire nommer les tribuns consulaires, qui, durant quarante-trois ans, furent tous patriciens[70].

Pendant ce temps les tribuns ne dormaient pas, ils accusaient les patriciens, même les tribuns consulaires, et les faisaient quelquefois condamner. Ils demandaient des lois agraires, proposaient de fonder des colonies. Tout cela se faisait sans grands désordres. Les partis qui divisaient Rome semblaient avoir appris depuis le décemvirat qui les avait humiliés tous les deux, à remplacer par la discussion la violence.

Cependant en 316 un événement tragique était venu prouver que les agitations plébéiennes et les rigueurs patriciennes pouvaient encore se montrer dans le Forum. Par suite de guerre faite, comme les Romains les faisaient alors, les laboureurs étant appelés sans cesse à combattre, et les ennemis ravageant la campagne jusque sous les murs de la ville, une famine était survenue. Un citoyen riche auquel on donne le titre de chevalier[71], Spurius Mælius, se dévoua généreusement à la tâche glorieuse d’adoucir la misère du peuple. Le blé était fort cher, il en acheta partout où il put en trouver, et alla lui-même en chercher dans les deux pays qui étaient alors ce que furent depuis la Sicile et l’Afrique, les greniers de Rome, dans l’Étrurie et dans la Campanie. Il le vendit à bas prix et le donna gratuitement aux plus pauvres.

La juste popularité que valut à Mælius cette honorable conduite déplut aux patriciens. De plus, en servant la cause du bien public il s’était fait un ennemi. On avait nommé préfet des subsistances (prœfectus annonæ) Minucius Augurinus, et celui-ci malgré tous ses efforts n’avait pu diminuer la cherté des blés ; l’administration avait échoué là où le zèle plus intelligent d’un particulier avait réussi. En nain avait-elle employé ces tyranniques mesures dont elle s’avise partout quand elle n est pas éclairée, et dont la république française après la république romaine devait fournir un si désastreux exemple. En vain avait-on forcé les citoyens à déclarer la quantité de blés qu’ils possédaient et à vendre tout ce qui dépassait les besoins de leur famille, réduit les esclaves à une très mince ration, livré les marchands de grains à la fureur populaire ; le prix des grains, comme il arrive toujours en pareil cas, n’avait fait qu’augmenter, et on en était arrivé à une si excessive détresse que plusieurs, pour éviter les tourments de la faim, se voilaient la tète et se précipitaient dans le Tibre.

Ce malheureux Minucius auquel tout réussissait si mal dénonça Mælius comme ayant tenu chez lui de dangereux conciliabules, fait des amas d’armes, gagné des tribuns, choses dont Minucius se garda de l’accuser publiquement ; il ne démentit probablement pas l’accusation que les patriciens portèrent contre Mælius, disant qu’il voulait se faire roi. Cette accusation qu’ont répétée tous les historiens anciens, et Cicéron lui-même, complaisants, comme ils le furent presque toujours au parti aristocratique, cette accusation, il faut le dire franchement, était ridicule. Mælius, pas plus qu’avant lui Spurius Cassius et après lui Tiberius Gracchus, ne songeait à être roi. S’il y avait une ambition impossible à Rome, c’était celle-là. Le nom de roi y était l’objet d’une horreur fanatique qui coûta la vie à César, soupçonné seulement de prétendre à la royauté. Quand on voulait la tyrannie on s’y prenait autrement ; comme Appius on s’appelait décemvir, comme Sylla ou César lui-même, dictateur ; comme Octave, imperator. Mais les patriciens poursuivaient un grand but : ils voulaient, malgré la loi Horatia-Valeria, qui avait proscrit tout pouvoir sans appel, ressaisir la dictature et prendre acte de son rétablissement pour montrer que cette disposition de la loi Horatia-Valeria, véritable charte des plébéiens, ne s’appliquait pas à cette magistrature extraordinaire. Le sénat feignit une grande peur pour l’inspirer : exagérer un danger public fut toujours un très bon moyen de se débarrasser de ses ennemis en les faisant craindre. Comme lorsque les Æques avait enveloppé l’armée d’un consul, on alla encore cette fois chercher Cincinnatus dans son champ pour l’opposer à cette formidable conspiration dont rien jusqu’ici n’a jamais prouvé l’existence. Cincinnatus avait alors quatre-vingts ans. Les sénateurs se tinrent tout le jour enfermés dans la curie et n’en sortirent pas avant le soir, pour que le secret de leurs délibérations ne put être divulgué. Pendant la nuit on plaça une forte garnison au Capitole et le sénat s’y assembla de bonne heure le lendemain, comme s’il avait besoin de cette protection pour sa défense ; le Forum se remplit de curieux qui se demandaient pourquoi tous ces préparatifs. Mælius y vint comme les autres. Le maître de cavalerie que s’était choisi Cincinnatus était un jeune patricien nommé Servilius Ahala. A la tête d’une troupe de cavaliers il fond sur Mælius et le somme de comparaître devant le dictateur. Malgré la loi qui défendait sous peine de mort d’investir un magistrat d’un pouvoir sans appel, loi qui semble avoir eu pour but d’abolir la dictature, on venait de la rétablir. Paraître devant Cincinnatus armé du droit de vie et de mort sur tous les citoyens parut dangereux à Mælius. Comme je l’ai remarqué, Cincinnatus, que dans les commencements de sa carrière on citait pour sa modération, s’était beaucoup aigri depuis le procès fait à son fils par les tribuns, procès qui avait été sa propre ruine. Les vingt années que le fier patricien venait de passer à labourer son petit champ n’avaient pas dû adoucir son humeur. Cependant si, comme je n’en doute pas, Mælius était innocent, il aurait dû paraître devant le dictateur et se justifier ; Cincinnatus était dur, mais honnête. Au milieu des troubles antérieurs, il s’était opposé dans le sénat à la proposition qui y fut faite de tuer les tribuns[72], mais en se voyant chargé par la cavalerie d’Ahala, Mælius prit peur et se réfugia dans un groupe de plébéiens. Sans doute il voulait avec eux gagner l’entrée du Forum, qui conduisait dans le quartier populaire de la Subura, où il n’aurait pas manqué de secours parmi les pauvres gens qu’il avait nourris ; car on dit qu’il s’arma d’un couteau de boucher pour se défendre des cavaliers qui se ruaient sur lui à travers la foule, et nous savons par l’histoire de Virginie que les boutiques de boucher étaient de ce côté. Renversé aux pieds des chevaux, Servilius le frappa d’un poignard qu’il avait caché. C’est la première fois que paraît dans le Forum romain cette arme qui devait y jouer un si, grand rôle dans les dernières convulsions de la république, et c’est un patricien qui l’y a apportée.

Disons-le à l’honneur de Cincinnatus, rien ne prouve qu’il eût donné l’ordre d’assassiner Mælius, mais il eut le tort d’approuver l’assassinat. Bien, dit-il à Servilius, la république est sauvée. Il était très vieux et l’on avait pu faire croire au dictateur octogénaire ce qu’on avait voulu.

Spurius Mælius tomba donc à peu prés au même endroit que Virginie. Là où le centurion plébéien pour sauver l’honneur de sa fille lui avait percé le cœur, un général patricien poignarda un citoyen sans défense. Il faut avouer que dans ce rapprochement, suggéré par ce lieu qui vit ces deux actes s’accomplir, l’avantage n’est pas du côté du patriciat.

Les amis de Mælius soulevèrent son cadavre comme Icilius et Numitorius avaient soulevé celui de Virginie, et, le portant à travers le Forum, le montrèrent à la foule. Quelques-uns applaudirent, le plus grand nombre était transporté de rage, et eût fait un mauvais parti aux cavaliers de Servilius et à Servilius lui-même, mais le vieux Cincinnatus descendit du Capitole à la tète des sénateurs, qui portaient des épées nues ; devant le dictateur qu’on respectait, devant le sénat en armes, la colère de la foule se calma et son courage faiblit.

Il fallait consacrer le mensonge de la trahison de Mælius et rendre sa noble mémoire infâme. On rasa sa maison qui était dans le vicus Jugarius[73], au pied du Capitole[74] et du côté du Capitole[75]. Car le surnom de Capitolinus usité dans la gens Mœlia était donné à ceux qui habitaient cette colline. La maison de Mælius devait donc être sur ses premières pentes. La place qu’elle occupait demeura vide[76], et s’appela toujours l’Æquimælium[77].

Par un hasard assez singulier, le lieu qui retraçait une sanglante tragédie devint le marché aux agneaux[78].

Pendant qu’on s’acharnait ainsi sur la mémoire de Mælius, on comblait d’honneurs le magistrat incapable dont la jalousie avait causé sa ruine. Minucius, qui n’avait pas su approvisionner Rome, regagna la faveur aveugle de la multitude en distribuant les blés que Mælius avait su amasser. C’était faire de la popularité à bon marché[79]. Une statue lui fut élevée par souscription près de la porte Trigemina, dans le quartier des greniers publics, et on lui fit hommage d’un bœuf aux cornes dorées. Une médaille de la famille Minucia représente Pallas, déesse de la sagesse, dont il avait manqué, et Jupiter dans un chariot le foudre en main, avec ce mot Roma, allusion un peu ambitieuse à Mælius foudroyé, tandis qu’il n’avait été qu’assassiné, et à Rome délivrée d’un péril qu’elle n’avait pas couru[80].

La vie de Cincinnatus offre deux exemples mémorables de la puissance dictatoriale exerçant ses deux fonctions principales, appelé tour à tour contre l’ennemi et contre les plébéiens, qui pour les patriciens étaient aussi l’ennemi. La dictature c’était le pouvoir absolu des rois[81], reparaissant dans les grands périls véritables ou imaginaires pour sauver la république ; c’était dans toute sa force cet imperium qui faisait partie du droit politique des Romains, que les rois avaient possédé, dont les consuls étaient investis hors de la ville, qui, tant que Rome fut libre, ne fut jamais accordé que temporairement, et qui rendu perpétuel par l’usurpation consentie d’Auguste, devint l’empire. Cet imperium se transmettait par les inter-rois, de magistrat en magistrat ; les consuls le communiquaient aux agents inférieurs du pouvoir et au dictateur lui-même. Consécration permanente et en quelque sorte héréditaire de la puissance toujours fondée sur les auspices, espèce de droit divin et de légitimité sacrée, qui entourait l’autorité légale de ce respect si nécessaire à la liberté, et qui explique sans les excuser les aberrations de la servitude romaine au temps des empereurs.

Le sénat déclarait la dictature, un des consuls[82] nommaient le dictateur avec une grande solennité ; à minuit[83], à l’heure où commençait le jour civil des Romains, il allait sur le Capitole avec un Augure consulter le ciel ; s’il y avait silence[84], c’est-à-dire si nul signe contraire ne venait troubler les auspices, le consul nommait le dictateur, auquel une loi portée par les Curies patriciennes décernait l’imperium[85].

Vingt-quatre licteurs le précédaient, les haches dans les faisceaux. Il s’appelait le maître du peuple (magister populi), le grand juge (prætor maximus), il nommait un maître de cavalerie pour exécuter ses ordres absolus. Tous les pouvoirs lui étaient subordonnés, il était irresponsable[86].

Telle fut cette magistrature formidable que les Romains dans les temps de crise élevaient au-dessus de la liberté publique pour le salut de l’État.

Il semble qu’elle eût dû être dangereuse pour cette liberté. Elle ne le fut jamais. Quand un peuple sait être libre, on ne peut abuser de rien contre lui.

D’abord le dictateur, qui avait le souverain commandement, n’avait pas pour cela tous les droits, il ne pouvait ni faire ni même proposer des lois, il ne pouvait disposer des finances de l’État[87]. Il ne pouvait sortir d’Italie[88]. Dans Rome il ne pouvait monter à cheval sans la permission du sénat[89]. Cette interdiction qui semble insignifiante l’avertissait qu’il n’était pas roi.

Mais ce qui empêchait surtout la dictature de devenir une tyrannie, c’est qu’elle n’était conférée que pour six mois ; et il est presque sans exemple que celui qui en était revêtu ne l’ait pas déposée avant d’avoir atteint le terme assigné à son autorité. La première fois que Cincinnatus fut dictateur, il abdiqua le dix-septième jour.

On se moque lorsque l’on compare avec la dictature essentiellement temporaire un pouvoir à vie ou héréditaire. C’est confondre un remède avec un régime.

Maintenant quittons le Forum pour la campagne romaine et les montagnes qui forment l’horizon romain. Sortons de Rome pour suivre les conquêtes de Rome, mais nous ne nous en éloignerons pas beaucoup, car longtemps encore ses ennemis seront ses voisins.

 

 

 



[1] Abeuntes magistratu... arripuit. (Tite-Live, II, 54.)

[2] Ibid. Circumeunt sordidati non plebem magis quam juniores patrum.

[3] Tite-Live, qui appelle cela une victoire de mauvais exemple (II, 55), semble admettre la vraisemblance de l’accusation. Denys d’Halicarnasse (IX, 58), qui prend toujours parti pour les patriciens, ne fait aucune allusion au crime et parle seulement d’un événement inattendu.

[4] Tite-Live (II, 55) dit seulement : Provoco ; il ajoute : et fidem plebis imploro. C’était la plebs qu’invoquait Volero, et ce fut la plebs qui l’entendit. Populus, à cette époque, désignait les curies et aussi les centuries, jamais les tribus.

[5] Adversus temeritatem plebis certari non placuit (Ibid.)

[6] Denys d’Halicarnasse (IX, 41) dit que l’objet de la loi était de mettre les comices par tribus à la place des comices par curies. Jo ne puis croire que les tribuns aient jamais été nommés par les seuls patriciens, tandis que les consuls, magistrats patriciens, étaient nommés dans les comices du Champ de Mars. Les tribuns se plaignaient de l’influence que les patriciens exerçaient sur les votes au moyen de leurs clients ; or, l’action des clients sur les curies ne saurait se comprendre, car on ne saurait admettre qu’ils y aient siégé à côté de leurs patrons. Elle se conçoit très bien dans les centuries, où ils avaient le droit de suffrage comme les autres citoyens, et où ils pouvaient renforcer le parti aristocratique, auquel naturellement ils étaient dévoués.

[7] Ibidem, II, 41.

[8] C’est une question de savoir si les patriciens étaient admis à l’origine dans les tribus. Niebuhr le nie ; son opinion a été combattue. (Beck, Handb. d. R. ant., II, 2, p. 182.) Dans tous les cas, ils ne paraissent pas, avant l’époque des décemvirs, avoir fait partie des comices par tribus. S’ils étaient venus dans le Forum avec leurs clients, c’était pour agir sur les tribus et empêcher ainsi la loi Publilia de passer. On les voit faire la même chose à l’occasion de la loi Icilia. (Denys d’Halicarnasse, X, 40.) Les expressions de Tite-Live (II, 56) indiquent positivement que, selon lui du moins, les patriciens n’avaient pas le droit de roter dans le Forum.

[9] Denys d’Halicarnasse, IX, 44.

[10] Tite-Live (II, 61) dit qu’il mourut de maladie. C’était probablement ce que rapportaient les mémoires de la famille consultés par Tite-Live, car Denys d’Halicarnasse (IX, 51) nous apprend que les parents d’Appius faisaient courir ce bruit. Denys énonce le fait du suicide comme certain. Une pareille fin va bien à la vie d’Appius.

[11] De race sabine : Terentum, mot sabin ; Arse, mot ombrien. (Festus P. 48.)

[12] Tite-Live (III, 11) ne dit pas où les sièges des consuls étaient placés, mais les tribuns occupant la tribune, ce ne pouvait être que sur la plate-forme du Vulcanal.

[13] Ici l’emploi des mots populus et patres, pour désigner les patriciens, est bien remarquable. Initium erat rixæ quum discedere populum jussissent tribuni, quod patres se summoveri haud sinebant. (Tite-Live, III, 11.)

[14] La gens Quinctia ou Quintia était-elle Sabine ? Le prénom du fils de Cincinnatus, Kæso, le ferait croire. La terminaison en o semble propre aux noms sabins ou sabelliques. Kæso est, comme je l’ai dit, la forme sabine, Kæsar la forme latine du même mot. Les Quintii doivent se rattacher aux Quintilii, et ceux-ci étaient Latins, originaires d’Albe et transportés, lors de la destruction de cette ville, sur le Cælius. Or, c’était un usage dans la gens Quintilia de ne point porter d’ornements en or, même les femmes (Pline, Hist. nat., XXXIII, 6, 5), ce qui semble une manière de se distinguer des Sabins, qui aimaient les anneaux, les colliers, les bracelets. La tradition rattachait les Quintilii à Romulus, comme les Fabii à Remus. (Ovide, Fastes, II, 377-8 ; Festus, p. 177.) Originairement Latins, les Quintii, en entrant dans l’aristocratie sabine, avaient-ils adopté des surnoms sabins, Kæso, Titus, Atta, Scapula ? D’autre part, un Quintius, ami d’Horace, s’appelait Hirpinus ; les Hirpins étaient un peuple sabellique, et Hirpus un mot sabin. Une branche des Quintii avait pour surnom Flamininus ; les Flamen étaient d’institution sabine, et probablement leur nom tiré du sabin. Les Quintii ont habité le Capitole, car plusieurs d’entre eux portèrent le surnom de Capitolinus. Ampelius (Lib. Mem., 18) dit que Cincinnatus s’appelait Serranus. Serranus est un surnom de la gens Attilia, dont le nom est sabin (Attilius, d’Atta)

[15] Avec une fortune de 30.000 livres, Cincinnatus n’aurait pas voté dans la première classe, mais dans la troisième, ce qui serait invraisemblable. Cette invraisemblance disparaît en admettant avec M. Böckh que les chiffres du cens de Servius donnés par les historiens doivent être réduits au cinquième. Alors c’est 20.000 livres qui formaient le minimum du cens de la première classe ; Cincinnatus pouvait donc en faire partie. Il faut pour cela que Tite-Live n’ait pas évalué la richesse de Cincinnatus d’après la valeur postérieurement diminuée du cuivre, comme il le fait pour les sommes qui figurent dans le cens de Servius ; ce qui est fort naturel, car par cette évaluation il voulait donner une idée de ce qu’était réellement la richesse des différentes classes, et n’avait pas la même raison de préciser l’avoir de Cincinnatus ; il l’a donné tel qu’il l’avait trouvé probablement dans les mémoires de famille des Quintii. Ainsi expliquées, les 30.000 livres de Cincinnatus, en contrôlant l’opinion de M. Böckh, la confirment.

[16] Denys d’Halicarnasse (X, 14) dit qu’à Rome on laissait certaines portes toujours ouvertes par un motif religieux, et il applique, faisant une confusion manifeste, à la porte Carmentale, située au pied du mont Capitolin, du côté du fleuve, ce qui se disait de la porte Pandana, placée sur le mont lui-même et du côté opposé. En effet, la porte Pandana, autrefois Saturnia, est nommée par varron (De ling. lat., V, 42) avec le temple de Saturne, situé à l’est du Capitole. Elle est mise en rapport, par une tradition que rapporte Nonius Marcellus, avec l’asile, qui ne peut être séparé du temple et de l’autel de Saturne et qui était aussi de ce côté.

[17] Multi et varii timores, inter ceteros eminebat terror servilis. (Tite-Live, III, 16.) Denys d’Halicarnasse (X, 14) n’hésite pas à dire que le projet d’Herdonius était de soulever les esclaves et les pauvres contre les riches. Mais d’autres y ont vu une tentative des patriciens pour accomplir la révolution anti-démocratique dont ils poursuivaient l’accomplissement, au moyen d’une troupe de bandits qu’ils désavouèrent quand ils virent que le coup ne pouvait réussir. (Schwegl., R. Gesch., II, p. 589-90.)

[18] Denys d’Halicarnasse (X, 11) admet comme possible qu’Herdonius ait visé à la tyrannie.

[19] Jam in vestibulum perruperant templi. (Tite-Live, III, 98.) Ceci est une nouvelle preuve que le temple de Jupiter était à Araceli. Dans ce cas, le Clivus Capitolinus pouvait conduire au bas des degrés, sur la plate-forme du Capitole ; mais si le temple eût été sur l’autre sommet, on aurait eu encore à le gravir, ce dont Tite-Live ne parle pas.

[20] Ejusdem fastigii civibus, dit Tite-Live (III, 35), qui vient de nommer deux Quinctii et un Claudius.

[21] Planitiem non parvis modo expeditionibus, sed vel ad explicandas, utrinque acies salis patentem. (Tite-Live, IV, 27.)

[22] Tite-Live, III, 25.

[23] Mommsen (R. Gesch.), cité par Schwegler (II, p. 698).

[24] Tite-Live, III, 26. Navalia, lieu où l’on garde les vaisseaux à sec, où ou les construit. (Servius, Æn., XI, 526.)

[25] Pline (XVIII, 5, 4) nous apprend que les arpents labourés par Cincinnatus étaient dans le champ Vatican. Les Navalia étaient donc en face, sur la rive gauche. On les a confondus, à tort avec l’Emporium, port pour le débarquement des marchandises, qui était là où il était encore, à l’autre extrémité de Rome, au pied de l’Aventin, et par suite on a transporté de ce côté le champ de Cincinnatus. Le témoignage positif de Pline, qui les place dans le champ Vatican, aurait dû prévenir cette grosse erreur, que M. Becker a péremptoirement réfutée. Handb., d. R. Alt., I, p. 159 ; R. Top., p. 15 ; de R. vet. mur. atque port., p. 96 ; Warn., p. 20.)

[26] Aulu-Gelle, Noct. Att., XX, 1.

[27] Schwegler (Röm. Gesch., II p. 725), qui, après Niebuhr (III, p. 554), traite de fable l’histoire de Cincinnatus, si vraisemblable, et tellement circonstanciée, déclare cette marche impossible. Il se trompe. Tous ceux qui, comme Denys d’Halicarnasse, ont vécu à Rome, diront qu’on peut en cinq heures aller au mont Algide, qui n’est qu’à six lieues. Il chicane aussi Tite-Live sur quelques détails qui, seraient-ils de l’invention des Quinctii, n’en rendraient pas plus faux pour cela l’ensemble du récit. Rien n’est moins équitable que denier un fait historique, parce que la tradition a pu y joindre quelques embellissements. Quant à M. Lewis (On the cred., II, 176), afin de pouvoir rejeter l’histoire de Cincinnatus tiré de son champ pour être fait dictateur, il suppose, qu’elle a été imaginée dans l’intention de rendre compte du nom des prata Quinctia. Cet auteur, si recommandable d’ailleurs, et Schwegler, dans son histoire, du reste très bien étudiée, abusent de ce genre d’explication, qui consiste à supposer qu’un fait a été imaginé pour expliquer l’origine d’un nom, supposition souvent gratuite et à laquelle, en bonne logique, on ne doit recourir que lorsque le fait est impossible ou démontré faux. En suivant celte méthode, on en viendrait à dire que les victoires dé l’empire ont été imaginées pour expliquer l’existence de la colonne de la place Vendôme. Le scepticisme exagéré en histoire conduit à fabriquer des invraisemblances plus grandes que celles qu’on prétend signaler.

[28] Denys d’Halicarnasse, X, 31.

[29] Ibidem, X, 52.

[30] Schwegler (II, p. 598) conclut de cette occupation légale de l’Aventin par les plébéiens, qu’il n’avait pu être antérieurement habité ; cela prouve seulement qu’il ne l’était pas tout entier. Nous avons vu que cette grande colline, qui se compose réellement de deux collines distinctes, était en partie rocailleuse et boisée. Les portions non défrichées étaient sans doute restées au domaine public, et c’est elles qu’on assignait. Peu faciles à cultiver, elles étaient très propres à recevoir des maisons. D’ailleurs Denys d’Halicarnasse dit positivement qu’il flat décidé qu’on indemniserait les propriétaires de bonne foi ; que ceux qui s’étaient emparés par fraude ou violence du terrain et y avaient bâti seraient expulsés après qu’on leur aurait rendu le prix de construction, et que le reste serait distribué gratuitement au peuple. Sans tenir compte de ce témoignage, Schwegler, cette fois, plus sceptique encore que Niebuhr, raye d’un trait de plume toute l’histoire antérieure de l’Aventin et la meilleure partie des origines de la plebs. Quelle vraisemblance d’ailleurs que les rois eussent entouré d’une épaisse muraille comme celle dont il existe des débris le mont Aventin s’il avait été inhabité ?

[31] Denys d’Halicarnasse, X, 40.

[32] C’est Denys d’Halicarnasse qui nous l’apprend, et il n’est pas suspect de partialité contre les patriciens.

[33] Denys d’Halicarnasse dit qu’elles contenaient des lois étrangères et des lois nationales (X, 55-7).

[34] Schwegler, R. Gesch., III, p. 17.

[35] Cependant il faut reconnaître que le droit de couper le corps du débiteur en morceaux n’exprime que la division de la propriété. Le mot sectio est un terme juridique employé en ce sens. (Schwegler, III, p. 38.)

[36] Schwegler, III, p. 39.

[37] Servius, Æn., VII, 695.

[38] Heinecc., Ant. Rom., IV, 1, § 2, § 12. Gaius a cité deux de ces ressemblantes. Digeste, XLVII, 22, 4 ; X, 1, 13. Cicéron (De Legg., II, 25-26) en a cité une troisième. Cela montre seulement que le droit des Douze Tables a subi l’influence du droit grec. Denys d’Halicarnasse, toujours prêt à exagérer les rapports de Rome et de la Grèce, a reconnu lui-même la différence des deux législations (XI, 44).

[39] Heinecc., Ant. Rom., III, 30, § 3.

[40] Plutarque, Solon, 25.

[41] Cicéron, de Rep., IV, 10 ; Aulu-Gelle, Noct. Att., IV, 20.

[42] Pline, Hist. nat., XXXIV, 11, 2.

[43] Denys d’Halicarnasse (X, 54) dit que les lois rapportées par les décemvirs venaient d’Athènes et des villes grecques d’Italie. On a signalé des coïncidences remarquables entre certaines dispositions de la loi des Douze Tables et ce qu’on sait des lois données à la ville de Locres par Zaleucus. (Polybe, XII, 16.) Quant à celles qui se retrouvent dans la législation de Solon, on peut en rendre compte sans faire visiter Athènes par les envoyés romains. Cette législation, connue dans l’Italie grecque dis le temps de Servius Tullius, devait, à plus forte raison, y être connue au temps des décemvirs.

[44] Tite-Live, III, 31, 34.

[45] Niebuhr, Hist. Rom., IV, p. 8-9 ; Peter., Ép., p. 41.

[46] On avait placé prés de la tribune, dans le Forum et non dans le Comitium, une colonne de bronze sur laquelle était gravée la loi Icilia touchant la distribution des terres de l’Aventin, loi faite pour les plébéiens. Denys d’Halicarnasse (X, 57) dit que les décemvirs exposèrent les Tables. Ceci montre que ce fut sur le Vulcanal, au-dessus du Comitium, car il se sert ailleurs d’une expression très semblable pour désigner cet endroit. Le mot agora est pris ici par Denys dans son sens le plus général, qui embrassait le Forum proprement dit et le Comitium.

[47] Quand on dit que les Tables furent exposées pour que les citoyens pussent proposer aux décemvirs des amendements, il ne fart pas oublier qu’elles le furent sur le Vulcanal, attenant au Comitium. Des amendements à un corps de législation ne pouvaient venir que des patriciens ; seuls ils connaissaient les lois.

[48] Hostibus belloque gratiam habendam, quod subitum quicquam liberæ civitatis fieret. (Tite-Live, III, 38.)

[49] Selon Denys d’Halicarnasse, le même guet-apens eût été tenté deux fois contre Dentatus, d’abord par les patriciens, puis par les décemvirs, et à la seconde il aurait succombé. C’est peut-être une de ces redites où se plait la tradition ; peut-être aussi ce crime fut-il une conception de l’aristocratie et un plagiat des décemvirs.

[50] Virginie allait dans le Forum pour apprendre à lire et à écrire ; très certainement à cette époque une jeune plébéienne ne pouvait recevoir une autre éducation littéraire. Pour être la fiancée d’Icilius, il suffisait qu’elle eût atteint l’âge nubile, qui légalement était, l’âge de douze ans. Si, comme il est vraisemblable, elle l’avait dépassé, ce devait être de bien peu, puisqu’elle allait encore à l’école.

[51] Il y avait des Virginius patriciens et des Virginius plébéiens : le père de Virginie était plébéien. A cette époque, un patricien n’eût pas donné sa fille à Icilius, tribun, et, par conséquent, plébéien ; le mariage n’existait pas encore entre les deux ordres.

[52] Les boutiques neuves étaient au nord du Forum (Cicéron, Acad. Pr., II, 22), devant la basilique Porcia, voisine de la Curie. Basilicam, post argentarias novas et forum piscatorium. (Tite-Live, XI, 51.) C’étaient des boutiques de changeurs, qu’on appela neuves plus tard, ayant été refaites après un incendie. Et argentariæ que nunc nove appellantur, arsere. (Tite-Live, XXVI, 27.)

[53] Les Septa du Forum étaient près du sanctuaire de Vénus Cloacine, comme on le voit par les médailles de la gens mussidia. Eckel, Doctr. num., V, p. 258. (Gesch., d. R. Verf., p. 396, cité par Göttling.)

[54] Tite-Live, III, 48. Cloacinæ templum ad tabernas quibus nunc nomen est novis.

[55] Denys d’Halicarnasse, XI, 39.

[56] C’est ce que veut dire in concionem ascendit. (Tite-Live, III, 49.)

[57] Tite-Live, ibid. Peut-être sur le Quirinal, demeure de plusieurs autres grandes familles sabines, là où Constantin, qui descendait des Claudius, construisit ses Thermes dans la partie de la colline la moins éloignée du Forum.

[58] Denys d’Halicarnasse, XI, 43

[59] En effet, on ne pouvait tenir des comices, présidés par un pontife, sur l’Aventin, qui, en dehors du Pomœrium, n’était point consacré par les Auspices, Auspicatus.

[60] Nous avons vu que les Septa du Champ de Mars furent prés du cirque Flaminien. C’est donc le lieu que Tite-Live (III, 54) indique ici. S’il ne lui donne pas le nom de Septa, c’est peut-être que ceux-ci n’existaient pas encore. Peut-être se rassembla-t-on tout simplement au milieu des prés flaminiens. Dans les prés flaminiens,’le sénat fut convoqué par les mêmes consuls. (Tite-Live, III, 63 ; Denys d’Hal., XI, 49.) Ces prés étaient donc alors un lieu où se tenaient diverses sortes d’assemblées.

[61] Tite-Live, III, 55.

[62] Sur ce détail curieux de la procédure romaine, voyez Niebuhr (IV, p. 81-6).

[63] Selon une autre tradition (Denys d’Hal., XI, 46, 49) ils furent mis à mort dans la prison par ordre des tribuns. Ce pourrait bien être la tradition véritable, car ce second suicide d’un Appius Claudius semble une répétition imaginée peut-être par l’orgueil des Claudii.

[64] Si, comme le pensait Niebuhr, le décemvirat eut pour résultat de faire entrer les patriciens dans les tribus et, selon son expression, d’abolir la caste patricienne (IV, p. 65, Peter., Époch., p. 41), en fondant les centuries dans les tribus, on conçoit qu’une telle fusion entre les deux ordres dût les préparer a l’égalité. C’est possible. Mais Niebuhr s’est, je crois, exagéré, l’influence du décemvirat, dans laquelle il a vu une institution acceptée comme permanente, et dont il a cru retrouver une continuation dans l’état de choses qui suivit, tandis que ce ne fut qu’une mesure passagère de Salut qui devint bientôt une usurpation, et alors périt sans retour.

[65] Tite-Live, IV, 2.

[66] Tite-Live mentionne bien quelques insolences des jeunes patriciens envers les tribuns (III, 65) ; mais la guerre vint mettre un terme à ces altercations, qui n’eurent pas de suite. Le temps en était passé.

[67] C’est, je crois, une très heureuse interprétation de Niebuhr (IV, p. 89) ; Tite-Live (III, 63), et Denys d’Halicarnasse (XI, 49), disent tous deux le Champ de gars. Mais alors on ne comprendrait pas, si les consuls avaient campé dans le Champ de Mars, comment les sénateurs qui disaient n’y être pas libres à cause de la présence de l’armée, l’eussent été davantage dans les prés flaminiens qui y touchaient, et sur l’emplacement desquels fut construit le cirque flaminien, voisin des Septa, qui eux-mêmes étaient dans le Champ de Mars. Le Campus Martius de Tite-Live, la plaine qui portait le nom de Mars de Denys d’Halicarnasse, sont ici les environs du temple de Mars, hors de la porte Capène, confondus peut-être par les deux historiens avec le véritable Champ de Mars au bord du Tibre. Le’ consul qui avait vaincu les Æques retournait à Rome de ce côté ; celui qui avait battu les Sabins n’avait eu qu’un petit détour à faire pour l’y rejoindre. Les auteurs suivis par Tite-Live et Denys d’Halicarnasse ont sans doute employé par anticipation ce nom de Champ de Mars donné plus tard à la plaine qui avoisinait le temple de Mars, voisin de la porte Capène, lequel ne fut consacré qu’en 368, nom donné de tout temps à la plaine du Tibre, au milieu de laquelle s’élevait l’autel antique de Mars. Ainsi s’explique la confusion faite postérieurement des deux Champs de Mars. Il y en avait un troisième sur le Cælius. L’existence de celui qui était hors de la porte Capène permet de placer tout de suite après elle la porte Fontinalis, dans une région du Cœlius, abondante en sources ; porte pour laquelle on a bien de la peine à trouver ailleurs une place dans un lieu d’où elle puisse conduire au Champ de Mars et à l’autel de Mars, ainsi que le dit Tite-Live (Tite-Live, XXXV, 10) ; mais c’est qu’il s’agit ici ou du Champ de Mars du Cœlius, ou, comme dans le passage qui nous a suggéré ces réflexions, d’un champ et d’un autel de Mars près de la porte Capène. Ainsi une difficulté topographique qui a arrêté Becker (de Vet. R. mur. atq. port., p. 67-8) est écartée par la solution d’une autre difficulté.

[68] Derrière le temple de l’Espérance (Tite-Live, XI, 51) entre le Forum Olitorium et le cirque flaminien.

[69] Schwegler, R. Gesch., II, p. 624.

[70] Id., ibid., III, p. 142-7.

[71] Parce qu’il appartenait à une des centuries plébéiennes de chevaliers, et peut-être parce qu’il était riche, et que plus tard les chevaliers devenus fermiers généraux le furent souvent beaucoup. lais à cette époque les chevaliers ne formaient point encore un ordre. Mælius n’avait point ce titre, comme appartenant à l’une des centuries patriciennes, car la gens Mælia, qui a donné plusieurs tribuns, était plébéienne. Un Mælius Cerdo était originaire de la Sabine. C’est, je crois, comme celles de Publius Volero (surnom en o, sabin) et de Terentillus Arsa, une de ces familles sabines qui passèrent au moins en partie aux plébéiens sortis des Latins.

[72] Tite-Live, IV, 6.

[73] Le vicus Jugarius partait du Forum où il débouchait entre la basilique Julia et le temple de Saturne, contournait la base du sommet Tarpéien, et allait aboutir à la porte Carmentale. (Tite-Live, XXVII, 37.) (A porta Carmentali Jugario vico in Forum venere.) Aujourd’hui sa direction est indiquée par la via della Consolazione. Le nom de ce vicus venait d’un temple de Junon Juga (P. Diacre, p. 104), et non comme le veut Nibby (Rom. ant., II, p. 108) de jugum, à cause du voisinage de la colline, car jugum désigne une cime, un plateau, et le vicus Jugarius suivait le pied du mont Tarpéien, et ne passait pas sur sa cime. Jugum voulait dire une paire de bœufs attelés, et jugarius attelé. Cette expression se rapportait donc très bien au sanctuaire de Junon Juga qui présidait aux mariages. Nous disons encore, et le terme est souvent trop vrai, le joug de l’hymen.

[74] Un rocher tomba du mont Capitolin dans le vicus Jugarius. (Tite-Live, XXXV, 21.)

[75] Substructionem super Æquimælium in Capitolio locaverunt. (Tite-Live, XXXVIII, 28.)

[76] L’Area, où avait, été la maison de Sp. Mælius, et qui resta vide (Tite-Live, IV, 16), était distincte de la rue elle-même qu’elle dominait. Cum Æquimælio Jugarioque vico. (Tite-Live, XXIV, 47.)

[77] Tous les auteurs anciens qui parlent de l’Æquimælium l’interprètent par le lieu de la demeure de Mælius qui fut rasée, solo æquata. (Var., De Ling. lat., V, 157 ; Denys d’Halicarnasse, Fragm., XII, 1 ; A. Victor, De V. ill., 17), comme le dit Tite-Live des bâtiments détruits dans ce quartier même par un incendie (loc. cit.) ; Æquimælium, c’est æquatum Mælium. Cicéron (De dom., 38), suivi par Valère-Maxime (VI, 3, 1), a donné de ce mot une étymologie que Becker (Handb., I, p. 486) a raison d’appeler absurde. Æquum accidisse Mœlio populus romanus judicavit, nomine ipso æquimælii stultitiæ pœna comprobata est. Cicéron aimait les épigrammes et même les calembours.

[78] Cicéron, de Div., II, 17.

[79] Tite-Live, IV, 16.

[80] Minucius fut même pris pour un personnage divin ou confondu avec lui. (Pline, Hist. nat., XVIII, 4 ; XXIXV, 11 ; P. Diacre, p.122. 47.)

[81] Il était absolu en principe, comme l’a établi Rubino ; en fait, il était tempéré par l’aristocratie dont cet auteur, d’une sagacité remarquable, mais trop systématique, n’a pas assez compris l’importance. (Rub., Unters., p. 107-143.)

[82] Je parle de l’usage le plus ordinaire, qui subit parfois quelque modification. (Voyez Tite-Live, XXVII, 5.)

[83] Macrobe, Saturnales, I, 3.

[84] Festus, p. 348.

[85] Tite-Live, IX, 38.

[86] Denys d’Halicarnasse, V, 70, VII, 56. Plutarque, Fabius, 3.

[87] Lydius, de Magist., I, 56. Zonaras, VII, 15.

[88] Tite-Live, XXVII, 5. D’abord son pouvoir ne s’étendait pas hors de l’ager romanus. (Beck., Handb., II, p. 160.) Il dépassa cette limite quand la conquête romaine l’eut franchie. Mais on ne permit jamais qu’il s’exerçât au delà des frontières de l’Italie. On ne voulait pas que ce pouvoir s’étendit si loin, et pût ainsi se soustraire à la surveillance du sénat.

[89] Tite-Live, XXVII, 14. Zonaras, VII, 13. Plutarque, Fabius, 4.