L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

PREMIÈRE PARTIE — LA ROME PRIMITIVE ET LA ROME DES ROIS

IX — SABINS ET ÉTRUSQUES, À ROME, AVANT ROMULUS.

 

 

Dans notre laborieuse exploration d’une époque ténébreuse et à peu prés inconnue, nous avons eu la fortune de rencontrer sur notre chemin la poésie de Virgile ; nous allons revenir aux tâtonnements de l’histoire conjecturée ; il faut nous y résigner pour achever cette préface aventureuse, mais je ne crois pas imaginaire, des annales romaines. Heureusement elle approche de sa fin, et nous n’avons plus qu’un pas à faire pour retrouver une autre poésie d’où il faudra tâcher de faire sortir aussi la portion de vérité que la tradition contient.

Cette poésie est celle des anciens récits et des anciens chants d’après lesquels on a composé, bien avant Tite-Live, l’histoire des rois de Rome.

En attendant, nous devons nous contenter des rares indices qui nous sont offerts et des inductions que nous en pourrons tirer. Ici encore l’étude des lieux, de leur configuration primitive, jettera quelques clartés et répandra quelque vie sur leur histoire.

Plusieurs des nations que nous avons jusqu’à présent rencontrées sur le sol où la Rome historique n’existe pas encore, les Sicules, les Ligures, les Pélasges, n’étaient point appelées à jouer un rôle essentiel dans la constitution future du peuple romain. Mais il est deux nations qui devaient exercer une influence notable sur le développement de ce peuple, les Sabins et les Étrusques.

Nous verrons que ceux-ci ont donné à Rome trois de ses rois, et les Sabins trois également.

Mais, avant ce temps, les Sabins et les Étrusques n’ont-ils pas mis le pied sur ce sol prédestiné qui attendait les Romains ?

Quant aux Sabins, il m’est impossible d’en douter. Les Aborigènes venus de la Sabine sont pour moi des Sabins qui ont succédé aux anciens sauvages de la montagne, comme les Latins ont succédé aux sauvages de la plaine.

Les auteurs romains eux-mêmes ont souvent confondu les uns avec les autres, mais nous ne devons point les confondre[1].

La tradition, qui, pour ces époques lointaines, est la seule histoire, nous montre les Aborigènes venant des environs de Rieti, dans la Sabine, associés aux Pélasges qu’ils ont rencontrés en ce pays, faisant la guerre aux Sicules, les premiers occupants de Rome, leur prenant des villes, et, sous le nom de Sacrani, les hommes du printemps consacré, qui sont dits eux-mêmes venir de la Sabine, chassant du Septimontium, c’est-à-dire du Palatin, de l’Esquilin et de leurs dépendances, les Sicules et les Ligures.

Voilà donc des Sabins à Rome bien avant Romulus ; voilà un essaim de cette belliqueuse race qui s’y arrête avec les Pélasges.

Nous avons vu les Pélasges répandus sur les huit collines, bâtissant leur forteresse de Roma sur le Palatin et peut-être leur forteresse d’Antipolis sur le Janicule, fondant des cultes pélasgiques autour du Palatin et le culte des Argéens sur chacune des sept collines de la rive gauche, excepté l’Aventin et le Capitole.

Mais sur l’Aventin leur présence est attestée par leur forteresse de Romuria, autre forme du nom de Roma, et, sur le Capitole, par la tradition du séjour qu’y avaient fait les compagnons d’Hercule, donnés tous comme appartenant à des populations pélasgiques.

La ville pélasgique égalait donc déjà en étendue la Rome future des rois étrusques et surpassait de beaucoup l’humble bourgade que Romulus devait établir sur le Palatin.

La conquête ayant été faite en commun par les Pélasges et les Aborigènes, que j’appellerai désormais des Sabins, la ville fut à la fois pélasgique et sabine. Nous y avons retrouvé les Pélasges[2] ; cherchons à y retrouver les Sabins.

Les deux populations ne s’établirent point sur des emplacements séparés, comme paraissent l’avoir fait les Sicules et les Ligures, dont les uns, on s’en souvient, habitaient le Palatin ; les autres l’Esquilin, la Subura et les Carines, au pied de l’Esquilin.

Les Sabins et les Pélasges semblent, au contraire, avoir été mêlés ou au moins avoir vécu côte à côte sur divers points de la ville, qui, de la forteresse pélasgique du Palatin, devait recevoir par extension le nom de Roma.

Sur le Palatin, leurs forteresses furent juxtaposées. La forteresse des Sabins était à côté de la forteresse pélasgique.

Nous avons pu déterminer, dans la ville des Sicules et des Ligures, qui occupaient le Palatin et l’Esquilin, quelle était celle ; de ces deux collines que chacun de ces deux peuples habitait. Ici nous pouvons aller plus loin, et indiquer sur quelle portion du Palatin les Sabins s’établirent, comme nous l’avons fait pour les Pélasges.

Les hommes venus de la Sabine, et qu’on appelait Aborigènes, élevèrent sur le sommet du Palatin un temple de la Victoire[3]. Or la mémoire du lieu où ils élevèrent ce temple, qui n’était peut-être qu’un sanctuaire[4], s’était conservée dans les temps historiques par le nom de Montée de la Victoire (Clivus Victoriæ[5]) que portait un chemin ou plutôt un escalier par où l’on descendait du Palatin dans la voie neuve pour se rendre par l’a porte Romaine au Vélabre.

Ce fut donc dans la région du Palatin faisant face à la roche Tarpéienne que s’établirent les hommes de la Sabine.

Et l’on peut ajouter que ce ne fut pas vers l’extrémité de cette région qui regarde l’Aventin, car nous savons que là se fortifièrent les Pélasges.

Ainsi l’emplacement du temple de la Victoire, fondé par les Sabins aborigènes, peut être fixé malgré la distance des âges[6].

Le temple de la Victoire est le premier dont il soit fait mention à Rome après le temple de Saturne. Il signale l’ère dès combats, comme le temple de Saturne marquait l’ère antique de la paix.

On s’étonne de trouver établi de si bonne heure le culte d’une abstraction ; mais les Sabins semblent avoir eu de tout temps un goût singulier pour ce genre de divinités : ils adorèrent la Santé, la bonne Foi, etc.

D’ailleurs, ce nom de la Victoire a pu être substitué à celui d’une déesse guerrière du pays des Sabins[7] par les Romains, auxquels il appartenait d’inaugurer le culte de la Victoire, culte pour ainsi dire essentiel à Rome, qui commence avant elle au Palatin, et ne sera aboli qu’après la lutte mémorable soutenue prés de là dans la Curie, lorsque tomberont le paganisme et l’empire.

La forteresse des Pélasges (Roma) et la forteresse des Sabins (Palatium) étaient donc l’une et l’autre sur le mont Palatin. L’emplacement de Palatium était à l’extrémité méridionale de la colline, probablement au lieu où l’on admire maintenant les ruines gigantesques appelées les Ruines du palais des Césars[8].

La forteresse sabine[9] ayant donné son nom au mont tout entier, il est naturel de penser que les Sabins occupèrent tout ce qui sur le Palatin était en dehors de la forteresse des Pélasges.

Voilà donc où furent sur le Palatin les forteresses des deux peuples qui continuèrent le dualisme inauguré par les Sicules et les Ligures, dualisme que devaient reproduire plus tard les Sabins et les Romains quand les Romains auraient paru, puis les patriciens et les plébéiens, noms politiques de deux races ; dualisme qui devait donner au peuple romain encore à naître son principe et son caractère.

Sur les autres collines, on ne peut, comme pour le Palatin, marquer exactement où étaient, à cette époque reculée, les Sabins et où étaient les Pélasges.

Mais sur l’une d’entre elles, où nous avons rencontré les Pélasges, nous allons rencontrer les Sabins. Cette colline est le Janicule.

Une tradition universellement admise dans l’antiquité[10] et adoptée par Virgile voulait que sur le Janicule eût existé une ville dont le nom, comme celui de la colline elle-même, était rapporté à Janus.

Or, si Saturne est le grand dieu des Latins, Janus est le grand dieu des Sabins.

Comme les noms de mont Saturnien et de Saturnia ont été pour moi la preuve d’un établissement latin sur le Capitole, le nom du Janicule et de Janiculum me fait reconnaître avec les anciens, sur cette colline, l’existence d’un établissement sabin.

Mais, a-t-on dit, Janicule ne vient point de Janus[11]. Ce mot veut dire une petite porte (de Janua), parce que le Janicule était pour les Romains l’entrée de l’Étrurie.

Je ne comprends pas, je l’avoue, comment le mont de beaucoup le plus élevé de Rome aurait été désigné par ce diminutif ; d’ailleurs, un mont est une barrière et n’est pas une porte.

Deux faits tendent à corroborer l’indice tiré du mot Janicule (mont de Janus) et à mettre la colline de ce nom en rapport avec Janus et avec les Sabins.

Sur le Janicule, le dieu Fons ou Fontus, fils de Janus, et, par conséquent, dieu sabin comme son père, avait un autel[12].

Ce qui est plus décisif encore, sur le Janicule, près de l’autel de Foutus, était ou passait pour avoir été le tombeau de Numa[13], tombeau que l’on crut découvrir au sixième siècle de la république.

Pourquoi trouva-t-on ou supposa-t-on avoir trouvé le tombeau du roi sabin sur le Janicule, si loin de l’habitation de ce roi, placée par la tradition au pied du Palatin ? Pourquoi Numa choisit-il ou bien crut-on que Numa avait choisi ce lieu pour sa sépulture ; si ce n’est parce que là était le mont de Janus, principal dieu des Sabins ; le Janicule, où de plus anciens chefs sabins avaient pu résider autrefois ?

J’en croirai donc Janus lui-même, disant, par la bouche d’Ovide, qui exprimait l’opinion commune :

Ma citadelle était cette colline que notre âge, qui m’honore, appelle de mon nom Janicule (Fastes, I, 245).

Cette position devait tenter les Sabins ; elle dominait le fleuve et permettait de rançonner les marchands tyrrhéniens qui se hasardaient à le remonter. Bien qu’elle. fût en pays étrusque, on conçoit que dans un temps où l’art des sièges était peu avancé et où l’on voit, sans sortir de Rome, des populations ennemies, comme les Latins et les Sabins, rester chacune en possession de leurs collines respectives ; on conçoit, dis-je, qu’un peuple vaillant se soit maintenu quelque temps sur le Janicule, dont la hauteur est beaucoup plus grande que celle du Capitole, et qui, sous le roi sabin Ancus Martius, devint la citadelle de Rome quand le pays environnant était encore étrusque.

Probablement il ne subsistait rien du Janiculum sabin dans les temps historiques ; car il n’en est nullement fait mention dans la guerre de Tatius et de Romulus. Les Étrusques avaient sans doute détruit cet établissement isolé sur leur territoire et s’étaient emparés du Janicule, comme il leur arriva de s’en emparer momentanément pendant la guerre de Véies.

Janiculum ne devait pas être beaucoup moins ancien que Saturnia, avec laquelle il est mentionné par Virgile comme déjà en ruines, au temps d’Évandre.

Janus est souvent nommé avec Saturne. Macrobe[14], Ovide[15], Servius[16], disent que Janus précéda Saturne en Italie. Janus est appelé le plus ancien de dieux indigènes[17], ce qui montre l’idée qu’on se faisait de l’antiquité des Sabins, peuple de Janus, et appelé lui-même par Strabon un peuple très ancien. Janus est toujours présenté comme l’origine, le commencement[18]. Je suis une chose antique[19], fait dire Ovide au dieu sabin. On peut en croire autant de l’établissement sabin qui portait son nom.

Tout nous conduit donc à reporter bien haut l’arrivée de Janus, ou, ce qui est la même chose, l’arrivée du peuple de Janus, des Sabins, dans le Latium et à Rome.

Par un hasard singulier, Janus, qu’on représentait une clef à la main[20], était le dieu du Janicule, voisin du Vatican, où est le tombeau de saint Pierre, que l’on représente aussi tenant une clef. Janus, comme saint Pierre, son futur voisin, était le portier céleste[21].

D’autres indices de la présence des Sabins à Rome dans un temps fort reculé ne se rapportent point au Janicule, mais à une région toute différente qui parait leur avoir très anciennement appartenu.

C’est encore un point de l’histoire de Rome avant les Romains éclairci, je crois, par l’étude des localités.

A l’extrémité du champ de Mars, dans sa partie la plus étroite[22], c’est-à-dire là où il va se resserrant, entre le pied du Capitole et le Tibre, était ce terrain vaseux et volcanique d’où sortaient des flammes et qu’on appelait Terentum[23].

Le Terentum éveille le souvenir des Sabins par son nom qui est sabin[24], par une légende qui se rattache à ce lieu et dont le héros est un Sabin, par un culte perpétué dans une famille sabine et dont le caractère est conforme à celui de la religion des Sabins,

Voici la légende[25] :

Un Sabin d’Eretum, nommé Valesius, avait deux filles malades ; nul secours ne pouvait les guérir. Tandis qu’agenouillé devant son foyer, cet homme en retirait l’eau chaude dont il avait besoin pour les soigner, il demanda aux dieux Lares de transporter sur sa tète le péril qui menaçait ses enfants. Une voix répondit : Ils seront sauvés si, en suivant le cours du Tibre, tu les portes à Tarantum, et si là tu les baignes dans une eau puisée à l’autel de Pluton et de Proserpine.

Le père est consterné à la perspective d’une navigation très longue, pensant que c’était la ville de Ta. rente dont il s’agissait. Cependant il s’embarque pour gagner Ostie en descendant le Tibre. A la nuit, il aborde au Champ de Mars, et apprend qu’à peu de distance on voyait une fumée. Il y court, en rapporte une eau chaude qui jaillit de terre, la donne à boire à ses enfants, et cette eau les guérit. Ceux-ci dirent ensuite avoir vu en songe des dieux qui avaient ordonné d’immoler sur l’autel de Pluton et de Proserpine, aux pieds de laquelle l’eau bienfaisante avait jailli, des victimes noires et d’y célébrer des jeux nocturnes. Ce furent plus tard les jeux séculaires qu’Horace devait chanter[26].

A vingt pieds sous terre[27], on trouva un autel avec une inscription qui le consacrait à Pluton et à Proserpine. Valesius immola sur cet autel des victimes noires et célébra alentour des jeux pendant trois nuits.

Valerius Publicola, le grand Sabin, qui fut un des fondateurs de la liberté romaine, offrit les mêmes sacrifices, célébra les mêmes jeux funèbres et recouvrit de terre l’autel comme il était auparavant.

Le nom du lieu où Valesius découvre l’autel et son propre nom[28] sont sabins ; lui-même vient de la Sabine. Les Sabins honoraient particulièrement les divinités infernales.

Un culte célébré dans un lieu où l’action des feux souterrains se faisait sentir avait le caractère de cette partie de la religion des Sabins qui comprenait le culte de Vesta, de Vulcain, et qu’ils avaient reçue des Pélasges.

Tout prés du Terentum, un autre autel fut trouvé également sous terre au temps de Romulus ; c’était l’autel du dieu Consus, que l’on recouvrait ordinairement de terre, et qui ne paraissait que dans les jeux appelés Consualia. Consus était une puissance souterraine, un dieu stérile[29], infernal, et, en sa qualité de dieu souterrain, un dieu caché (absconsus, consus[30]), un dieu absconse, comme aurait dit Rabelais.

Consus était un dieu sabin ; son nom[31] et son culte le prouvent.

Mais ce qui établit une analogie frappante entre l’autel du dieu Consus et celui des divinités infernales du Terentum sabin, c’est que l’un et l’autre paraissent appartenir à un culte oublié dès le temps de Romulus et retrouvé alors sous terre, comme on retrouve encore aujourd’hui, sous terre également, les antres consacrés à un culte beaucoup moins ancien, celui de Mithra[32] ; comme on vient de déterrer la basilique de Saint-Étienne, de l’âge des catacombes ; comme on déterre en ce moment la basilique de Saint-Clément, du quatrième siècle, sous l’église du moyen âge.

Cette exhumation de deux autels souterrains[33] qui semblent tous deux avoir été consacrés par une même religion, dont l’un est visiblement sabin et dont l’autre a bien l’air de l’être ; cette exhumation de l’autel du Terentum au bord du Tibre et de l’autel de Consus tout prés de là, dans la vallée de l’Aventin, paraît indiquer en ce quartier un établissement sabin fort ancien, car la découverte du second autel est antérieure à l’établissement du grand cirque.

Lorsqu’on découvrit le premier, la terre s’était entassée au-dessus à une hauteur de vingt pieds, ce qui suppose un laps de temps considérable, premier exemple de cet amoncellement de terrain dont il y a eu depuis tant d’exemples à Rome.

Il faut donc voir là le signe d’un antique établissement des Sabins vers la partie inférieure du fleuve. On doit croire que l’Aventin était en partie compris dans cet établissement ; car le dieu Consus avait un autel sur l’Aventin[34], comme au pied de cette colline, sur l’Aventin, était aussi un temple dédié à la Lune, divinité sabine[35], il pouvait être antérieur à Romulus ; car il était, dit Tacite[36], consacré par une très ancienne religion.

Cette antique possession de l’Aventin par les Sabins[37] expliquerait pourquoi la tradition y plaça plus tard le tombeau du roi sabin Tatius, et pourquoi le roi sabin Numa y éleva un autel à Jupiter[38].

Sur l’Aventin, les Sabins vivaient à côté des Pélasges nomme sur le Palatin ; car sur l’Aventin était la forteresse pélasge de Romuria. La tradition plaçait celle-ci sur la cime inférieure de la colline, celle qu’on appelle aujourd’hui le faux Aventin. Le reste de la colline pouvait appartenir aux Sabins, comme pouvait leur appartenir tout ce qui sur le Palatin était en dehors de la forteresse des Pélasges.

Et, de même que sur le mont Janicule, occupé en commun par les Sabins et les Pélasges, il y eut une ville ou forteresse à nom pélasge, Antipolis, et une ville ou forteresse à nom sabin, Janiculum ; sur le Palatin, occupée aussi en commun par les Sabins et les Pélasges, la forteresse de ceux-ci eut un nom pélasge, Roma, et un nom sabin, Valentia[39].

Les écrivains anciens[40] disent que le nom de Valentia, qui a un sens très semblable à celui de Roma, était latin, qu’il avait été donné à Rome avant l’arrivée des Pélasges, et fut traduit par eux dans leur langue.

Mais si Valentia est un nom sabin, et si les Sabins sont venus avec les Pélasges, il est, ce me semble, vraisemblable que l’un des noms n’est pas plus ancien que l’autre.

On sait que Rome avait un nom mystérieux qu’il était défendu de révéler. Pour l’avoir osé faire, Valerius Soranus fut mis à mort[41]. Quel pouvait être ce nom mystérieux que l’on cachait avec soin et que ceux qui le connaissaient ne devaient pas prononcer ? Je pense que ce nom était Valentia.

Valentia, déesse sabine, fut probablement pour les Sabins la déesse Eponyme et protectrice de l’Oppidum que les Pélasges, leurs alliés et leurs voisins sur le Palatin, appelaient Roma.

Pourquoi faisait-on un mystère de ce nom Valentia ?

Plusieurs exemples démontrent que les anciens cachaient les noms des divinités protectrices de leurs villes pour qu’on ne pût, par des évocations religieuses, contraindre ces divinités à en sortir. Au pied du Palatin, et précisément au-dessous du lieu où fut la Rome carrée, est un autel qui porte une inscription où se trouvent ces mots : Sei deo, sei deivæ, soit à un dieu, soit a une déesse[42]. On peut penser que cet autel, qui est du septième siècle de la République[43], en remplaçait un autre plus ancien, dédié à la déesse éponyme et tutélaire de Valentia, dont ceux qui le connaissaient ne devaient pas trahir le mystère par la raison que j’ai énoncée plus haut, pour empêcher les ennemis de forcer par des conjurations[44] la divinité qui protégeait la ville de l’abandonner[45].

Ainsi, sur le Janicule, au pied de l’Aventin, sur le Palatin, les Sabins sont pour moi établis avant l’âge de Romulus. On en peut dire autant du mont Capitolin ; car, logis de la guerre entre Romulus et Tatius, nous trouverons les Sabins en possession du Capitole et le défendant contre les Romains.

La possession du Capitole entraîne presque inévitablement celle du Quirinal, qui, jusqu’à Trajan, en était une dépendance du Quirinal, dont le nom veut dire le mont Sabin, et sur lequel Niebuhr plaçait une ville sabine qu’il appelait Quirium[46].

Les Sabins ont donc été à Rome avant Romulus.

Ce fait sera rendu encore plus vraisemblable si nous pouvons montrer dans cette époque reculée le pays des Sabins s’étendant jusqu’à Rome.

Pour cela, il faut parler de cette nation sabine destinée à jouer dans l’histoire du peuple romain un rôle dont on n’a pas saisi l’importance ; il faut constater l’extension primitive du pays des Sabins, et dire un mot de la grande famille de peuples italiotes dont ils faisaient partie et qu’on appelle les peuples sabelliques.

Deux peuples de même famille, mais de races distinctes, ont été appelés à constituer par leur mélange le peuple romain, les Latins et les Sabins. Avant de se fondre en un seul corps de nation, ils ont été séparés et même ennemis. Considérons-les dans leur double berceau, qui est le berceau même de la nationalité romaine.

Si, de l’un des points qui domine la campagne de Rome, du Monte-Mario, par exemple, vous contemplez le magnifique panorama qui vous environne, vous voyez d’un côté des montagnes abruptes qui se rattachent aux Apennins, de l’autre une plaine qui s’étend jusqu’à la mer. Ces deux aspects bien tranchés indiquent la situation respective et correspondent au caractère si marqué des deux peuples que je viens de nommer : la montagne, c’est la Sabine guerrière ; la plaine, c’est le Latium agricole. L’histoire de l’horizon romain, c’est l’histoire des Sabins ; l’histoire des Latins est l’histoire de la plaine.

Le groupe volcanique et isolé des monts albains a fait partie du Latium. Il est séparé des montagnes calcaires de la Sabine par l’ethnographie comme par la géologie[47].

En remontant à l’époque la plus ancienne dont la tradition ait gardé le souvenir, on voit la montagne el. la plaine également occupées par les sauvages habitants de la forêt primitive[48].

Mais, dès que l’on commence à discerner quelque lumière dans ces antiques ténèbres, les Latins sont dans la plaine et les Sabins dans les montagnes.

Les Latins étaient issus des contemporains de Faunus, de ces hommes des bois, de ces sauvages civilisés plus tard par Saturne, c’est-à-dire qui passèrent alors de la vie de chasseurs à une existence agricole.

Leur territoire s’étendait du Tibre aux marais Pontins et de la mer au pied des montagnes, en comprenant le groupe détaché des monts volcaniques, sur lequel fut Albe, chef-lieu de la confédération latine.

Les Sabins sont le peuple de la lance, ou plus exactement le peuple-lance[49]. La lance, en sabin quiris, leur avait donné leur nom Quirites et à leur dieu son nom Quirinus.

Le contraste que forme le caractère des deux peuples est représenté par celui qui existe entre leurs deux principales divinités.

Le dieu national des Latins est Saturne, le semeur, que nous avons vu être un dieu de paix.

Le grand dieu des Sabins[50] est Janus.

Janus fut primitivement le soleil[51], comme Jana ou Diana fut la lune. C’est pour cela que son temple regardait d’un côté le levant et de l’autre le couchant[52].

Janus, à l’état guerrier[53], s’appelait Janus Quirinus, le soleil armé de la lance. Ainsi, chez les Scandinaves, Odin, le dieu de la guerre, était primitivement le soleil.

Il est facile de concevoir comment l’on a pu passer de l’idée d’un dieu solaire à l’idée d’un dieu guerrier, quand on voit dans la religion scandinave les divinités de la lumière en lutte et en guerre avec les divinités des ténèbres.

Janus étant un dieu guerrier, en temps de paix, on fermait les portes de son temple, nommées aussi portes de la guerre, parce que son culte devenait inutile, et pour empêcher la guerre de sortir[54].

De même les portes du temple de la déesse Horta ou Hora, épouse de Quirinus, étaient toujours ouvertes, parce que cette divinité était favorable aux combats. Par contre, on ne pouvait déclarer la guerre quand le Mundus était ouvert ; car alors les puissances infernales et funestes étaient déchaînées.

La vaillance des Sabins, leur passion pour les combats, étaient célèbres, et l’austérité[55] de leurs mœurs si grande, qu’elle a pu faire supposer qu’ils descendaient des Spartiates ; leur caractère était ferme et sombre.

Que les Sabins fussent un peuple rude, on le comprend en voyant de Rome leurs montagnes escarpées et nues, dont la physionomie est rendue encore plus sévère par l’aspect gracieux des monts latins d’Albano et de Frascati, que couvre en grande partie une riche végétation, indice d’un sol fécond.

Cependant les Sabins guerriers étaient aussi agriculteurs, comme les Latins, surtout agriculteurs, étaient aussi guerriers. Janus, tout guerrier qu’il était, passait pour avoir, instruit par Saturne, enseigné l’agriculture aux hommes[56]. Cela prouve que les Sabins n’étaient pas étrangers à l’agriculture ; mais il n’en est pas moins certain que le caractère dominant de leur dieu national, Janus Quirinus, fut, comme celui de leur race, un caractère belliqueux[57].

Quand Hésiode opposait à Latinos Agrios (le farouche), peut-être avait-il une notion vague du caractère des Sabins, dont le nom n’était pas arrivé jusqu’à lui[58].

Les Sabins appartiennent à une famille de peuples qui comprend toutes les nations parentes des Latins et qui ne sont pas latines.

Les langues parlées par cette famille de peuples qu’on a nommée Sabellique[59], bien qu’analogues au latin ; en différaient cependant plus qu’elles ne différaient entre elles[60]. Tout le groupe sabellique est donc d’un côté ; l’individualité latine est seule de l’autre.

A l’antique nation des Ombriens se rattachent les Sabins[61] ; des Sabins, ces ennemis de la Rome primitive, sortirent les Samnites[62], adversaires formidables de la Rome républicaine ; des Samnites, la plupart des autres peuples de l’Italie centrale, qui firent une si rude guerre aux Romains ; au cœur de l’Apennin, les Marses[63], et autour d’eux les Vestins[64], les Marrucins, les Péligniens[65] ; au bord de l’Adriatique, les Picentins et les Frentanes[66] ; à la même race appartenaient les Hirpins, les Berniques[67] et les Volsques[68], dans l’Italie méridionale, les Lucaniens[69].

Le puissant rameau sabellique s’étendait donc vers le sud depuis l’Ombrie jusqu’à l’extrémité de la péninsule.

Les mêmes mots qui reparaissent chez différents peuples appartenant à la race sabellique concourent à établir l’unité de cette grande race des Apennins[70]. Les mêmes divinités sont honorées en divers lieux du pays sabellique[71].

L’unité des nations sabelliques est encore démontrée par la similitude des noms de lieux[72] et d’hommes qu’on rencontre chez ces nations à de grandes distances.

Tandis que les Latins cultivaient paisiblement leurs plaines, d’où on ne voit pas qu’ils soient alors sortis, cette grande famille des peuples sabelliques s’avançait, en suivant la direction de l’Apennin, du nord au sud, et en s’avançant se répandait à droite et à gauche là où l’Apennin jette des rameaux vers l’une ou l’autre mer. La migration sabellique s’établit dans les montagnes, s’y fortifia, s’y endurcit et engendra toutes ces nations vaillantes qui, comme le dit Tite Live de l’une d’elles, les Volsques, ont été créées pour exercer sans relâche le peuple romain.

La Sabine était habitée par celui des peuples sabelliques qui figure le plus anciennement dans l’histoire romaine, et que, sous le nom d’Aborigènes, nous avons trouvé établi à Rome avec les Pélasges. Je crois qu’avant Romulus la Sabine venait jusque-là.

Ce n’est pas, il est vrai, ce que nous disent les anciens. Selon leur témoignage[73], la Sabine ne venait que jusqu’à l’Anio.

Mais il ne s’agit pas ici du temps de Strabon ou de Pline : il s’agit d’un temps antérieur à celui de Romulus. Alors le territoire occupé par les Sabins pouvait s’étendre jusqu’aux huit collines et même au delà.

Il ne faut pas confondre ce que j’appellerais la Sabine moderne des anciens, telle qu’elle fut après que la frontière de ce pays eut reculé devant les Romains, avec ce qu’était la Sabine primitive, alors que les Romains, qui n’existaient pas encore, n’avaient pu arrêter les progrès des Sabins, nation qui occupait un pays étroit, mais, en longueur, s’étendant des bords du Tibre jusqu’au pays des Vestins[74], sur un espace de mille stades (environ quarante lieues).

L’extension du Latium, tous les auteurs en conviennent, a plusieurs fois changé, et avec elle a dû changer celle de la Sabine, qui était limitrophe[75].

Les Sabins ont donc anciennement dépassé au sud les limites de l’Anio ; quelques indices donneraient même à penser qu’ils ont pénétré jusque dans le Latium proprement dit, entre Rome et la mer[76].

L’espace entre l’Anio et Rome a été, comme le Border entre l’Angleterre et l’Écosse, un pays contesté, debatable land. La plupart des villes de ce pays furent tour à tour latines et sabines, après avoir appartenu aux Sicules, aux Pélasges quelquefois aux Étrusques ; leur histoire ressemble à celle des collines de Rome, qui ont subi les mêmes vicissitudes.

Au milieu de cette confusion de races qui se combattent et se succèdent, on peut suivre les pas des Sabins jusqu’aux portes de Rome, jusqu’à Fidène (Castel-Giubileo), jusqu’à Antemne (Acqua-Acetosa)[77].

De là les Sabins pouvaient, en une heure, être sur le Quirinal, le Capitole, le Palatin, l’Aventin, le Janicule. Il n’y a donc pas lieu d’être surpris qu’ils aient occupé ces collines aussi anciennement que celle d’Acqua-Acetosa.

Ainsi Rome a été possédée en commun par les Sabins et les Pélasges. Quand viendra l’époque de Romulus, nous n’y rencontrerons plus que les Sabins. On ne voit pas cependant que personne en ait chassé les Pélasges. Il n’en est pas besoin pour expliquer leur disparition : l’humeur errante de ce peuple ne, lui permettait de se fixer nulle part. Les Pélasges abandonnèrent Rome ; les Sabins y restèrent.

Mais quelque chose demeura des Pélasges chez ces antiques Sabins d’avant Rome. Les Pélasges leur communiquèrent certains cultes et peut-être certaines institutions que plus tard ils transmirent aux Romains.

La gens, la tribu, la curie, ces éléments de la société civile romaine, ne sont pas nées sur le Palatin au sein de la promiscuité d’une population hétérogène, sans organisation antérieure, composée de fugitifs et de malfaiteurs. Ils sont sortis, comme nous l’indiquerons, de la nation sabine, qui seule pouvait les contenir dans son sein.

Les Sabins eux-mêmes ont pu en devoir l’acquisition ou le perfectionnement à leur contact avec les Pélasges ; car les analogues de la gens, de la tribu et de la curie se montrent dans les origines de la civilisation grecque avec des ressemblances trop frappantes pour être l’effet d’un pur hasard[78].

Quant aux cultes religieux, l’influence des Pélasges sur les Sabins est encore plus certaine. Sauf le dieu suprême Jupiter, commun à toutes les populations grecques et italiotes, il n’est peut-être pas une des grandes divinités romaines qui ne soit d’origine pélasgique, et la plupart sont venues aux Romains des Pélasges par les Sabins.

Les noms de Minerva[79], Juno, Diana[80], Cérès[81], Mars[82], sont des traductions sabines des noms d’Athena, Héra, Artemis, Déméter, Arès.

Je ne sais guère d’autre dieu que Saturne qui appartienne certainement aux Latins.

Toutes ces divinités furent pélasgiques ou se confondirent avec d’anciennes divinités pélasgiques avant d’entrer par la religion sabine dans la religion romaine ; sans eux, celle-ci eût été presque exclusivement réduite à ces innombrables petits dieux présidant à toutes les phases, à tous les actes, à tous les détails de la vie, qui constituaient le fond unique assez misérable et souvent ridicule[83] de la mythologie d’un peuple sans aïeux, et, par conséquent, sans tradition.

Cette antique alliance du culte pélasgique et du culte sabin, effet nécessaire de l’union de deux peuples, est un enseignement donné par le spectacle de leur cohabitation, qu’à Rome on a pour ainsi dire sous les yeux.

On y est ramené encore en voyant les mêmes lieux et les mêmes sanctuaires consacrés par les Pélasges à leurs divinités nationales et par les Sabins aux divinités qui furent les leurs après qu’ils les eurent empruntées aux Pélasges ; en voyant par les yeux de la tradition le sanctuaire d’Hestia, placé au pied du Palatin, qui fut sabin et pélasge, prés de la maison du roi sabin Numa, dont le nom est resté attaché à l’organisation des Vestales ; en voyant le Vulcanal, où fut l’autel du dieu du feu, de l’Héphaistos pélasge de la Samothrace, devenir pour les Sabins un lieu consacré où leur roi s’entretient au pied de son Capitole avec le petit chef du Palatin et domine le Comitium, dans lequel les patriciens sabins, qui s’y assemblent pour délibérer, inaugurent les assemblées et les délibérations,futures du Comitium romain.

Nous avons, pour ainsi dire, amené les Sabins à Rome. Nous y avons constaté leur présence avant l’époque de Romulus. Nous ne pourrons donc plus nous étonner de les y trouver établis quand viendra Romulus, et il faudra tenir compte de l’influence des Sabins, comme de celle des Étrusques.

Les Étrusques eux-mêmes, cette grande nation guerrière, était déjà civilisée quand la petite Rome naissait guerrière et barbare. Les Étrusques n’ont-ils pas, avant Romulus et avant les Sabins, occupé une des collines romaines dont cette dernière recherche terminera l’histoire durant les temps antérieurs aux Romains ?

Avant que les Sabins se fussent emparés du Janicule, les Étrusques s’étaient, je crois, emparés du Capitole.

Il n’avaient pour cela que le fleuve à traverser. On sait que l’Étrurie venait jusqu’à la rive droite du Tibre, et on est même fondé à retrouver leurs traces dans le champ Vatican (ager Vaticanus), nom qui supposait un Vaticum ou Vaticanum[84], nom très ancien et qui remontait à l’époque des sauvages primitifs du Latium[85].

Dans tous les cas, il est extrêmement vraisemblable que les Étrusques avaient de très bonne heure franchi le Tibre ; que quelques chefs de cette nation étaient venus d’un pays si voisin chercher fortune dans le Latium, comme ils le firent certainement plus tard à l’époque des rois ; car les Étrusques étaient guerriers, et le Latium était fertile.

C’est ce que semble indiquer, dans l’âge des légendes héroïques, l’histoire de Mézence, tyran de Cœré, réfugié dans le Latium avec ses soldats, aussi bien que la tradition d’après laquelle il avait exigé des Latins tout le vin que le pays pouvait produire. C’est ce qu’indique également Tarcho, aussi roi de Cœré, et venant dans le Latium au secours d’Énée.

Sur la rive gauche du Tibre, Fidène, placée en face de Véies, et prenant part à toutes ses guerres contre les Romains, était à demi étrusque[86].

Les prêtres qui en sortirent un jour avec des flambeaux et des serpents pour épouvanter l’armée romaine ne pouvaient être que des prêtres étrusques[87]. On racontait la même chose de Tarquinie[88] en Étrurie. Toujours sur la rive gauche du Tibre, Crustumerium passait, comme Fidène, pour être d’origine étrusque[89]. Le nom de la ville de Cœnina[90] a une physionomie étrusque, et celui de Tusculum indique la présence des anciens Toscans (Tusci). Ardée a des tombes pareilles aux tombes étrusques, et un double agger fort semblable à celui que construisit à Rome Servius Tullius, que nous savons avoir été un roi étrusque ; les peintures[91] qui s’y voyaient encore au temps de Pline, et qu’on croyait plus anciennes que Rome, ne pouvaient guère être que des peintures étrusques. Enfin c’est d’Ardée qu’une tradition faisait venir un chef étrusque au secours de Romulus[92].

Les Étrusques, qui furent de bonne heure maîtres de la Campanie, ne possédèrent-ils rien sur le littoral du Latium qui devait séparer un jour les deux moitiés de leur empire ? Nous savons du moins que les Volsques, qui habitaient cet espace intermédiaire, passaient pour avoir pété soumis aux Étrusques[93].

Ceci fait comprendre la possibilité qu’un chef étrusque ait occupé le mont Capitolin avant les Sabins et les Romains. Si cette occupation a été possible, elle est probable ; car deux des noms qu’a portés le Capitole en établissent la vraisemblance.

D’abord le nom de Tarpéienne, donné souvent à toute la colline, est attribué en particulier à l’une de ses deux sommités, celle qui s’appelle encore aujourd’hui la. roche Tarpéienne.

Properce était un poète savant, trop savant même pour un poète amoureux. Il hérisse ses élégies d’une érudition qui devait quelquefois ennuyer la belle Cynthie, mais qui, pour un historien, est précieuse à recueillir.

Ici je demande pardon au lecteur, que je vais traiter un peu comme Properce traitait Cynthie, en l’ennuyant peut-être par une discussion étymologique ; mais elle importe et elle sera courte.

Properce dit, et c’est ce que l’on croit généralement, que le mont Tarpéien a reçu son nom de Tarpeia[94].

Mais il est assez difficile de l’admettre.

Si le nom de Tarpéien avait été donné au Capitole en mémoire d’une trahison ; les Romains auraient-ils continué, comme ils l’ont fait toujours, à le désigner par ce nom ?

Je sais bien que l’histoire de Tarpeia est racontée de deux manières contradictoires, et qu’une version de la légende la peint comme mourant victime de son dévouement aux Romains ; mais enfin, suivant la version reçue et populaire, elle les avait trahis. Aurait-on laissé au mont sacré, qui portait le temple de Jupiter très grand et très bon et le temple de la bonne Foi, un nom qui rappelait une perfidie et la citadelle de Rome livrée à l’ennemi ?

Je crois donc qu’il faut chercher ailleurs l’origine de ce nom ; qu’il fut primitivement étrusque et remplaça le nom latin de mont Saturnien, comme les Étrusques y remplacèrent les Latins de Saturnia avant l’arrivée des Sabins et des Pélasges[95].

Je pense que le nom imposé par les Étrusques au mont Saturnien, qui fut depuis le Capitole, était primitivement Tarqueius. Tarqueius, selon les lois connues de la prononciation sabine[96], a dû devenir Tarpeius quand les Sabins ont occupé le Capitole.

Or le mot Tarqueius nous met en pleine Étrurie.

Tarcho est le nom que Virgile donne au chef étrusque allié d’Énée. Tarchon est le plus célèbre des héros indigènes dans la tradition étrusque. Il est le fondateur des douze villes de l’Étrurie septentrionale. La racine de ce mot se retrouve dans le nom de la ville de Tarquinii et des Tarquins.

Ainsi le nom du mont Tarpéien, de la roche Tarpéienne, serait d’origine étrusque ; mais alors il s’ensuivrait que, si les Étrusques ont donné au Capitole cet ancien nom, c’est qu’ils sont venus anciennement sur le Capitole.

De plus, si l’origine de ce mot Tarpéien nous a conduits à placer des Étrusques sur le Capitole, ce mot Capitole nous amène à la même conclusion par un autre chemin.

La tête coupée qu’on trouva en creusant la terre pour y jeter les fondements du temple de Jupiter Capitolin était la tête d’un devin étrusque ou d’un roi nommé Olus[97].

Cela ne montre-t-il pas qu’on croyait que le Capitole avait été précédemment habité par la race à laquelle Olus appartenait ; qu’il y avait eu là des devins, c’est-à-dire des prêtres étrusques, un temple, et par suite un établissement, peut-être un roi ou un chef étrusque ?

Ainsi le Capitole aurait été très anciennement étrusque, comme le Vatican[98].

Cæles Vibenna, ce lucumon qui fut l’auxiliaire de Romulus dans la guerre contre Tatius, et qu’on fait venir tantôt d’Ardée, tantôt d’Étrurie, n’est pas venu sans doute de si loin ; on peut supposer que la population étrusque dont il était le chef, chassée par les Sabins du Capitole, s’était réfugiée sur la colline appelée le mont des Chênes, et à laquelle il donna son nom.

Il est fort naturel que lui-même, en ce cas, ait pris le parti de Romulus contre les Sabins. Quoi qu’il en soit de cette supposition, avant que le Cœlius fût étrusque, le Capitole l’avait été. Le nom étrusque du mont Tarpéien et le nom du Capitole fourni par la tête d’Olus, devin ou chef étrusque, me paraissent rendre très vraisemblable une occupation du Capitole par les Étrusques avant l’époque de Romulus[99].

Cette occupation rendrait raison du choix que fit le premier roi étrusque d’une colline qui est la moins étendue et n’est pas la plus haute des collines de Rome pour y bâtir un temple d’architecture étrusque, dédié selon le rite étrusque. C’est que cette colline avait déjà été consacrée par des prêtres et possédée peut-être par un lucumon de l’Étrurie.

Si les Étrusques ont formé un établissement sur le Capitole, cet établissement a dû être antérieur à celui des Sabins ; car ceux-ci, au temps de Romulus, sont en possession du Capitole, et rien n’autorise à croire que, depuis leur arrivée à Rome avec les Pélasges, ils aient cessé de l’être.

Les Étrusques auraient dépossédé du Capitole les Latins, qui, très anciennement, y avaient fondé la ville de Saturnia, et en auraient eux-mêmes été chassés par les Sabins et les Pélasges.

Ainsi se sont formés les divers établissements qui ont précédé l’établissement de Romulus. Sur chacune des collines qui avoisinent le Tibre ; s’est arrêtée une ‘population qui y a construit non pas une ville, si l’on veut, mais une bourgade fortifiée.

Si nous les récapitulons tels que je crois les avoir retrouvées avec quelque labeur, mais, ce me semble, avec quelque vraisemblance ; en leur donnant, pour préciser le résultat de ces recherches, les noms que leur donnent les anciens ou ceux qu’elles ont pu porter, mais dont je ne réponds point, nous aurons :

1° Vaticanum, centre religieux de l’époque des sauvages, plus tard étrusque ;

2° Saturnia, latine sur le Capitole ;

3° Esquilia, ligure sur l’Esquilin, dans la Subura et les Carines ;

4° Sikelia, sicule sur le Palatin ;

5° Tarquinium, étrusque sur le Capitole ;

6° Sur le Palatin, à l’ouest, Roma, forteresse des Pélasges, qui donna son nom aux sept autres collines occupées par les Pélasges ;

7° Sur le Palatin, au sud, Palatium, forteresse des Sabins Aborigènes, établis à côté des Pélasges sur le Palatin et les sept autres collines ;

8° Sur l’Aventin, une forteresse pélasge, appelée Romuria, d’abord indépendante de Roma ;

9° Cælium, sur le Cælius, où campe un chef étrusque.

Ce sont neuf Romes avant Rome.

A l’époque, où nous sommes arrivés ; les Sicules et les Ligures ont disparu de ce sol d’où ils ont été chassés par les Sabins et les Pélasges, et que, dans leur humeur vagabonde, les Pélasges ont abandonnés. Il ne reste plus d’Étrusques ailleurs que sur le Cælius. Ceux du Capitole ont fait place aux Sabins, sur lesquels les Étrusques de la rive droite ont repris le Janicule. Les Sabins sont exclusivement en possession des collines de Rome, sauf deux d’entre elles que toutefois quelques Sabins Aborigènes peuvent encore habiter ; mais ces deux collines, le Palatin et l’Aventin[100], appartiennent maintenant, nous allons le voir, aux rois d’Albe, qui y font garder leurs troupeaux par des pâtres albains, dont l’un sera Romulus.

 

 

 



[1] Si aborigène voulait dire indigène, les Aborigènes qui viennent à Rome de la Sabine avec les Pélasges seraient les indigènes du pays sabin ; mais, nous l’avons dit, cette étymologie du mot aborigène est loin d’être démontrée.

[2] Voyez chap. V et VI.

[3] Denys d’Halicarnasse (I, 32 ) Le lac des îles flottantes dans la Sabine avait été aussi consacré à la Victoire par les Aborigènes.

[4] Denys d’Halicarnasse emploie l’expression de πέμενος.

[5] Porta Romana insrituta est infimo clivo Victoriæ, qui locus a gradibus in quadram formatus est. (Festus, p. 262.)

[6] La maison de Faustulus, ou, ce qui est la même chose, la maison de Romulus, marquait selon Solin le lieu où se terminait, au nord-est, l’enceinte de la Rome carrée des Pélasges. Leur temple de la Victoire devait s’élever prés de là sur le Palatin, un peu au sud de l’endroit où il domine l’église de Saint-Théodore.

[7] Le nom sabin de cette divinité était Vacuna. (Varron, Fragm. 215, éd. bip.) Vacuna était la Victoire, déesse antique (Ovide, Fastes, VI, 307), qui avait plusieurs temples dans la Sabine, dont l’un, voisin de la maison d’Horace, était bien vieux de son temps, car il tombait en ruines.

Fanum putre Vacunæ.

Horace, Épîtres, I, 10, 49.

Une inscription trouvée à Foro-Nuovo, dans le pays sabin, porte cette dédicace : Sanctæ Vacunæ sacrum. Une autre inscription (Orelli inscr., 1868) trouvée aussi dans la Sabine, mentionne un temple de la Victoire relevé par Vespasien, qui était Sabin. On croit qu’il s’agit de l’ancien temple de Vacuna dont parle Horace.

[8] Denys d’Halicarnasse nous fournit cette indication topographique en nous apprenant que Palantium était à trois stades du Capitole. (I, 34.) Ceci empêche de le placer plus prés.

[9] On voulut dériver ce nom Palatium de celui d’une ville d’Arcadie. (Denys d’Halicarnasse, II, 1.) Palatium ou Palantium, et de celui d’un héros arcadien, Palas ou Pallas, lorsque la poésie eut converti l’établissement réel des Pélasges sur cette colline, en une colonie fabuleuse d’Arcadiens amenés par Évandre. Mais je crois plutôt à une étymologie indiquée par Varron (De ling. lat., V, 53), qui tire le nom du Palatin de celui du pays qu’habitaient les Aborigènes quand ils étaient encore dans la Sabine, nom qui subsistait de son temps ; or, Varron devait le savoir, car lui-même était Sabin. Corsiniani et Martelli citent dans la Sabine des noms de lieux très  semblables : Palazzo, Pallanti. Outre le Palatium, dont parle Varron, il y en avait d’autres encore. (Voyez Preller, R. Myth., p. 365.) Un quartier de la ville de Frosinum (Frosinone) portait aussi le nom de Palatium. La racine de ce mot Palatium est peut-être Palés. Il conviendrait particulièrement au Palatium pastoral de Rome, ville dont la fondation était célébrée par des fêtes en l’honneur de Palés.

[10] Quia ignorat vel dictum vel conditum a Jano Janiculum ? (Solin, II, 3.)

[11] On le disait déjà dans l’antiquité. (P. Diacre, p. 104.)

[12] Cicéron, De leg., II, 22. Arnobe, Adv. nat., III, 29.

[13] Festus, p. 173. Denys d’Halicarnasse, II, 76. Valère Maxime, I, 1, 12.

[14] Saturnales, I, 7.

[15] Fastes, I, 235.

[16] Æn., VIII, 319.

[17] Hérodien, I, 16.

[18] Penès Jani prima, penés Jovis summa. (Varron, Ap. Augustin de Civ. d., VII, 9.) Janus était invoqué le premier dans les sacrifices.

[19] Fastes, I, 103.

[20] Ibid., I, 99.

[21] Cœlestis janitor aulæ. Ibid., 139.

[22] Zosime, II, 1-3.

[23] Ou Tarentum. On a beaucoup discuté sur la place du Tarentum ; on l’a mis tantôt à une extrémité du champ de Mars, tantôt à l’autre ; je n’hésite pas à le placer à son extrémité inférieure en suivant le cours du Tibre, ce qui est sa véritable extrémité, l’autre étant plutôt son commencement. La villa Publica, qui se trouvait de ce côté du champ de Mars (vers le palais de Venise), est dite par Varron (De R. Rust, III, 2), in campo Martio extremo. Ovide (Fastes, I, 501) fait, aborder au Terentum le vaisseau d’Évandre qui remontait le fleure et dut s’arrêter non loin du Palatin, au lieu de continuer inutilement sa navigation jusqu’à l’autre bout du champ de Mars, pour revenir de si loin sur ses pas. Ovide dit positivement que près du Terentum était la petite ville d’Évandre, et elle était sur le Palatin ; nulle part le champ de Mars n’est aussi rétréci qu’en cet endroit. D’ailleurs les bas-fonds du Terentum, Vada Terenti, mentionnés par Ovide, conviennent très bien à la contrée marécageuse du Vélabre, et leur nature volcanique porte à les rapprocher de l’Aventin, où l’histoire de Cacus nous a montré que des phénomènes volcaniques s’étaient encore produits après l’âge des éruptions ; je crois donc que le Terentum était entre le Capitole et le Tibre.

[24] Terentum, de Teren, qui, dans la langue des Sabins, voulait dire mou. (Macrobe, Saturnales, II, 14.)

[25] Valère Maxime, II, IV, 5.

[26] C’est à cause de cette origine sabine que l’institution des jeux séculaires fut attribuée au roi sabin Numa. (Hor., Carm. Sec., I, comment. Cruq.)

[27] P. Diacre, p. 550 ; Festus, p. 329.

[28] Valerius, nom d’une famille sabine, s’écrivait anciennement Valesius. C’était probablement l’orthographe sabine.

[29] C’est pour cela que le mulet, animal stérile, était consacré à Consus. Le jour de sa fête (Plutarque, Q. Rom., 48) on mettait des couronnes de fleurs aux ânes et aux chevaux, comme on les pare de rubans le jour de la fête de saint Antoine, protecteur des animaux. Les mulets figuraient seuls dans les courses célébrées en l’honneur de Consus. Ces mulets ont pu donner lieu à la confusion qui s’est établie entre les dieux Consus et Neptune équestre. (Voyez chap. XI.)

[30] On a donné une autre étymologie au nom du dieu Consus. On en a fait le dieu des conseils secrets. Mais il est bien antérieur à l’âge de la politique romaine.

[31] Il se retrouve dans des noms de lieux sabelliques : Consa, aujourd’hui Conza chez les Hirpins ; Consilinum en Lucanie. C’étaient les Vestales et le flamen Quirinalis qui officiaient le jour de sa fête, Consus était associé à Bellone, déesse sabine. (Voyez chap. XIII.)

[32] M. Visconti, qui poursuit avec succès ses fouilles d’Ostie, vient d’y trouver un Mithræum.

[33] On parle aussi d’un Hercule couché trouvé sous terre au delà du Tibre. (Preller, Reg. d. Stadt. reg., XIV.) Hercule est probablement ici pour le dieu sabin Sancus avec lequel il a été identifié. Ce serait encore une trace de l’antériorité des Sabins.

[34] Conso in. Aventino... Calend. amitern. et capranic. (Voyez Becker, Handb. der Röm. Alt., p. 450.)

[35] Ovide, Fastes, III, 884, la Lune est une des divinités auxquelles Tatius dédia des autels. (Varron, De ling. lat., v, 74.)

[36] Annales, XV, 41. Tacite attribue la fondation de ce temple à Servius Tullius.

[37] L’origine véritable du nom de l’Aventin est le nom d’un fleuve de la Sabine, l’Avens. (Servius, Æn., VII, 657.)

[38] Tite-Live, I, 20. A Jupiter Elicius dont le culte était lié à l’art d’attirer et de diriger la foudre, art étrusque importé à Rome comme plusieurs autres choses de l’Étrurie par les Sabins. (Voyez chap. XIII et XIV)

[39] Je dis Sabin et non Latin parce que les Aborigènes, établis sur le Palatin avec leurs alliés les Pélasges, venaient de la Sabine et doivent être considérés comme Sabins. Ce qui le confirme, c’est que la déesse Valentia était honorée d’un culte local (Tertullien, Apologétique, 24) dans une ville dont le nom lui-même était sabin, Ocriculum (Otricoli), d’Ocris en sabin, montagne, et qui était dans l’Ombrie, patrie originaire du peuple sabin. De plus, la racine du mot Valentia se retrouvé dans Valerius, nom sabin, et Valens est un prénom usité dans les familles sabines. Je citerai Valens Aburnus, jurisconsulte sabin, et un Valens Aurelius Sabinus, dont le nom (Ausil ou Auril, en sabin soleil), et le surnom Sabinus, indiquent l’extraction sabine.

[40] Solin, I, 1 ; Servius, Æn., I, 272 ; Festus, p. 266-9.

[41] Pline, Hist. nat., III, 9, 11.

[42] Sur un bouclier consacré dans le temple de Jupiter au Capitole, on lisait ces mots : Genio urbis Roman sive mas, sive femina. (Servius, Æn., II, 351.) Cette formule désignait une divinité locale et tutélaire. Sive Deo, sive Deæ in cujus tutela hic lucus locusve est. (Marini frat. arv., tab. XXXII, col. 2.)

[43] L’autel a été restitué par Sextius Calvinus, fondateur de la colonie d’Aquæ Sextiæ, Aix en Provence.

[44] Selon Macrobe (III, 9) le mystère qu’on faisait du nom de Rome avait pour but d’empêcher qu’on put évoquer la divinité qui la protégeait. Macrobe donne la formule par laquelle on somma le dieu ou la déesse qui protégeait Carthage d’en sortit.

[45] Macrobe (Saturnales, III, 9) dit, sans en donner aucune preuve, que ce nom de Rome qu’il ne fallait pas prononcer était celui de la déesse Ops Consivia. Si je pouvais douter que ce fut celui de Valentia, je croirais plutôt que la déesse tutélaire, au nom mystérieux, aurait été Palés, qui était quelquefois invoquée comme un dieu, que par conséquent on pouvait dire mâle et femelle. Palés eût été dans cette hypothèse le génie éponyme, non de la Roma pélasge, mais du Palatium sabin.

[46] L’établissement des Sabins sur le Quirinal n’est pas douteux ; la seule question est de savoir s’il a précédé l’établissement de Romulus sur le Palatin. On pourrait croire que c’est le renfort de Sabins amené de Cures par Tatius qui l’a fondé. En effet, Tatius fonde plusieurs sanctuaires sur le Quirinal ; mais on ne lui rapporte pas l’origine du Capitole sabin, lequel était aussi sur le Quirinal et s’appelait le vieux Capitole : il était donc antérieur à Tatius. Le Quirinal figure déjà dans la légende de l’apothéose de Romulus devenu le dieu sabin Quirinus. D’ailleurs il n’est pas vraisemblable que les Sabins aient occupé très anciennement le Palatin, l’Aventin, le Capitole et sur la rive droite du Tibre, le Janicule ; tandis qu’ils auraient été exclus du Quirinal, quand celui-ci était sur le chemin par où ils devaient naturellement passer, en suivant la voie Salaria qui conduisait dans leur pays, qui aboutit au Quirinal, et dont on leur attribuait l’origine. Elle s’appelait Salaria, disait-on, parce que c’est par elle que les Sabins apportaient le sel des bords de la mer.

[47] Strabon dit des Albains qu’ils parlaient la même langue que les Romains et qu’ils étaient Latins. (V, 3, 4.)

[48] Virgile les place sur les montagnes.

Dispersum montibus altis. Æn., VIII, 521.

Les sauvages sont là ou est la forêt primitive, et la forêt couvre les hauteurs comme le pays plat. Le culte du pic Vert s’étend aussi loin que les bois où réside l’oiseau mystérieux. Or, si Picus est un dieu indigène du Latium, c’est un pic-vert (picus) qui conduit une émigration sabine dans le Picentin. (Paul Diacre, p. 212.) Ce sont ces sauvages, premiers habitants de la Sabine, dont les villes n’avaient pas de murailles (Denys d’Halicarnasse, II, 49), en cela semblables aux villages des Indiens en Amérique.

[49] Quiris voulait dire Sabin et lance.

[50] Outre son nom de Quirinus (le Sabin), plusieurs indices montrent que Janus était chez les Sabins un dieu indigène. Il a pour épouse Camasene (Serv., Æn., VIII, 330), nom qui nous reporte aux Camènes, divinités sabines. Janus était le seul dieu qu’on reconnaissait n’avoir point d’analogue parmi les divinités de la Grèce ; il était célébré dans les chants des Saliens (Lyd. de Mens., IV, 2), que nous verrons être d’institution sabine. (V. chap. XII.) On donnait au Tibre le dieu Sabin pour père parce qu’il vient de la Sabine.

[51] Macrobe, Saturnales, I, 9.

[52] Ovide, Fastes, I, 139 ; Procope, Bell. goth., I, 25. C’est probablement pour la même raison que le premier cadran solaire fut établi à Rome près du temple de Janus Quirinus sur le mont Sabin, le Quirinal par Papirius Cursor, dont le père avait voué ce temple que lui-même dédia. (Pline, Hist. nat., VII, 60.)

[53] Bellorum potentem. (Macrobe, Saturnales, I, 9.)

[54] C’est ce que Virgile exprime dans ces beaux vers :

Faroe impius intus

Sæva sedœs super arma ; et centum vinctas aliænis

Post tergum nodis, fremit horridus ore cimento.

Il faut dégager cette idée primitive de Janus Quirinus, le soleil armé de l’idée qu’on se forma postérieurement du dieu sabin comme du principe suprême des choses de dieu des dieux, tantôt lui attribuant la création du monde, tantôt l’assimilant au ciel ou au chaos.

[55] Quo genere nullum quondam incorruptius fuit. (Tite-Live, I, 18.)

[56] Macrobe, Saturnales, I, 7. Le père mystique de la race sabine, Pater sabinus, est appelé dans Virgile Vitisator, celui qui plante la vigne. (Æn., VII, 179.) Il a une faux pour l’émonder, de même que Saturne, avec lequel il a pu être confondu. Les Sabins cultivèrent la vigne, comme les Latins, mais leur vin paraît avoir été médiocre. Horace invite Mécène à venir boire son méchant vin de la Sabine, vile sabinum. Cependant le vin de Nomentum avait quelque réputation. (Columelle, III, 3.)

[57] Lorsque les Latins et les Sabins se furent fondus en un seul peuple, le peuple romain, l’on confondit l’ancien dieu latin, Saturne, et l’ancien dieu sabin, Janus. On mit la tète de Janus sur les as en regard du vaisseau de Saturne, d’où l’expression les têtes ou le vaisseau (capita aut navia), nous disons pile ou face. On racontait même que Janus exilé était venu à Rome sur un vaisseau (Serv., VIII, 357), comme Saturne ou Évandre. On attribuait à Janus l’honneur d’avoir civilisé les hommes par l’agriculture, comme avait fait Saturne. (Macrobe, Saturnales, I, 7.) Évidemment les Sabins, voulant faire de leur dieu Janus un rival du dieu latin Salerne, empruntèrent à celui-ci ce qu’ils donnaient à celui-là.

[58] Hésiode Théogon (V, 110-1), ou l’auteur, quel qu’il soit de ces vers, peut être interpolés, dit que Latinos et Agrios régnèrent sur les Thyrréniens. Les Thyrréniens furent longtemps le peuple le plus célèbre de l’Italie.

[59] C’était le nom national du peuple que les Grecs appelèrent Samnites, dit Pline. (Hist. nat., III, 17, 1.)

[60] L’affinité des langues et par suite la parenté des nations sabelliques ressortent de l’excellent ouvrage de M. Mommsen sur les districts de la basse Italie.

[61] Denys d’Halicarnasse, II, 49.

[62] Varron, De ling. lat., VII, 29. Sur les médailles samnites frappées pendant la guerre sociale, on lit : Safinim (Sabinorum).

[63] Niebuhr, Hist. rom., traduction française, I, 140 et suiv.

[64] Ibid.

[65] Ovide (Fastes, III, 95) revendiquait pour les Péligniens, ses compatriotes, une extraction sabine.

[66] Strabon, V, 4, 2.

[67] C’est ce que prouvent les noms de ces deux peuples dérivés de deux mots qui se retrouvent dans la langue sabine : hirpus, loup (Serv., Æn., XI, 785), et berna, rocher. (Ibid., VII, 684.)

[68] La langue des inscriptions volsques a la plus grande analogie avec l’ombrien. (Schwegler, Röm. Gesch., I, p. 178.)

[69] Strabon, V, 3, 1.

[70] Outre le mot sabin berna, qui, chez les Herniques, voulait dire rocher, et hirpus, loup chez les Sabins, d’où venait le nom des Hirpins, Muleta amende, mot qui du sabin a passé dans le latin, se retrouvait dans la langue des Samnites. (Varr. Ap. Gell. Noct. att., XI, 1) ; Cascus ancien, dénomination sabine des Aborigènes, reparaît dans la langue osque (Varron, De ling. lat., VII, 28), née du mélange des dialectes sabelliques avec les idiomes indigènes de l’Italie méridionale.

[71] Le culte de la lance existait à Preneste comme chez les Sabins (Tite-Live, 24, 10). Marica, nymphe latine, était une divinité de Minturne, dans le pays des Volsques. (Serv., Æn., VII, 47.)

[72] Je citerai seulement quelques exemples. Pour les noms de lieux, Anxanum, chez les Frentanes et en Apulie, Anxur, chez les Volsques ; Acerræ en Campanie et en Ombrie, aux deux extrémités du pays sabellique ; Volcentum, ville de Lucanie, Volsci, nom de Volsques ; Patentia, ville du Picentin, Potentia, ville de Lucanie ; Varia chez les Sabins et en Apulie ; Faleri, près de Rome, Faleria, dans le Picentin, Falernius alter en Campanie ; Taurania, ville de Campanie, Taurasia, ville des Hirpins ; Cameria, dans la Sabine, Camers, nom ombrien d’une ville d’Étrurie ; Tifata, montagne dans la Campanie, Tifernum, deux villes de ce nom dans l’Ombrie, Tifernus fleuve du Samnium ; Bovillæ, près de Rome, Bovianum, chez les Samnites. Il va sans dire que dans ces rapprochements il faut se défier des noms qui auraient une physionomie pélasgique ou ibérienne et les exclure, car les Pélasges et les Ligures ont pu les porter avec eux et les laisser dans les divers lieux où ils ont passé. On ne saurait reconnaître les noms Sicules, car on ne sait quelle langue parlaient les Sicules. Mais, en faisant une part raisonnable à cette quantité inconnue, il reste, sur divers points souvent très éloignés du pays :habité par les nations sabelliques, assez de noms de lieux dont on ne peut attribuer la ressemblance au passage des Sicules, des Ligures, des Pélasges, et qu’on est forcé de rapporter à la race sabellique dont ils prouvent l’unité. Pour les noms d’hommes, je citerai Atta ou Attius : Attius Tullus, chef des Volsques ; Atta Clausus, sabin. La racine de quelques noms d’hommes portés par des Sabins se reconnaît dans des noms de lieux situés hors de la Sabine, mais en pays sabellique. Appius Herdonius, Sabin, Herdonia, ville d’Apulie.

[73] Pline, Hist. nat., III, 9, 2 ; Strabon, V, 3,1.

[74] Strabon, V, 3, 1.

[75] Il règne une grande incertitude dans l’attribution de la même ville au Latium ou à la Sabine. Pline, qui place la frontière du Latium à l’Anio, nomme, parmi les anciennes villes latines qui n’existaient plus de son temps (Hist. nat., III, 9,16), Corniculum ; or, Corniculum est au nord de l’Anio. De même Tite-Live (I, 38), qui a fait de Crustumerium une ville latine, donne une origine sabine à la tribu crustuminia. (XLII, 34.)

[76] Les noms du petit fleuve Numicius, prés de Lavinium, et au roi albain Numitor, ressemblent beaucoup aux noms de la ville sabine de Nomentum, du roi sabin Numa à celui de Numiternus, dieu protecteur des habitants d’Atina en pays sabellique. (Preller, R. Myth., 570.) Numana était le nom d’une ville sabellique dans le Picentin ; les Rutules semblent bien être des Sabins, car ils ont le ver sacrum, coutume sabine et des Fesciaux (Denys d’Hal., II, 72), institution sabine. La mère de Turnus s’appelait Venilia (Æn., X, 76), et Venilia était l’épouse de Janus le grand, dieu sabin. Ne voit-on pas dans ces exemples les noms et les mythes sabins pénétrer dans le Latium, et, avec eux, les Sabins eux-mêmes ? Pour Tibur au bord de l’Anio, il avait été primitivement sabin, mais, au temps de Catulle, on y dédaignait cette origine qui semblait rustique : Ceux qui veulent déplaire à Catulle, dit le poète, disent que son bien de Tibur est sabin. (Cat., Ep., 44.) Le nom l’Anio lui-même était sabin, ce qui s’accorde avec la supposition que ses deux bords l’avaient été, Anio ou Anien comme Nerio ou Nerien nom d’une déesse sabine.

[77] Plutarque (Romulus, XVII) semble regarder comme sabines, Fidène et Antemne, car, après la défaite de ces villes par Romulus, il dit les autres Sabins en parlant des Sabins de Cures amenés par Tatius. En effet, la guerre déclarée par Fidène et Antemne à Romulus, immédiatement après l’enlèvement des Sabines, ne saurait s’expliquer autrement dans le récit traditionnel. Cœnina avait devancé les tentatives de vengeance nationale ; Cœnina est donnée aussi comme Sabine par Plutarque. Selon Denys d’Halicarnasse, Cœnina et Antemne avaient été prises aux Sicules (Denys d’Halicarnasse, II, 55) par les Aborigènes. On peut croire qu’elles étaient sabines depuis ce temps-là.

[78] A Athènes, il y avait très anciennement trois tribus comme à Rome dans l’origine. A Athènes et à Sparte, les tribus étaient divisées en fratries, analogues aux curies romaines, et les fratries en genea, analogues aux gentes. La prédominance des nombres trois et dix achève de prouver, pour ces associations politiques de la Grèce et de Rome, une origine commune, et d’où pouvait leur venir cette communauté d’origine, si ce n’est des Pélasges ?

[79] Nous savons positivement que Minerve était une déesse sabine. (Varron, De ling. lat., V, 74.) Elle avait un ancien temple dans la Sabine. (Denys d’Halicarnasse, I, 14.)

[80] Juno et Jana (d’où Diana) étaient deux formes féminines d’un nom dérivé de Janus, et par conséquent sabin.

[81] Cérès voulait dire pain en sabin. (Serv., Georg., I, 7.) C’était donc le nom d’une divinité sabine. Ce nom pouvait venir du mot sabin Crus, créateur, qui produit.

[82] Mars sera démontré avoir été un dieu sabin. (Chap. XIII.)

[83] Il y avait des dieux pour tous les détails de la conception, de l’enfantement, pour toutes les périodes de la végétation, pour toutes les parties de la demeure. On peut les voir dans la Cité de Dieu, énumérés par saint Augustin avec une maligne complaisance. Ces petits dieux sont les seuls qui, dans la religion romaine, appartiennent en propre aux Romains. Ils convenaient merveilleusement au caractère pratique et prosaïque de ce peuple, et ne sont pas sans analogies avec certains cultes superstitieux des Romains modernes, qui ont aussi une madone, un saint ou une sainte pour chaque circonstance et chaque besoin de la vie : la madonna delle parlorienti, pour les femmes en couche ; sainte Lucie, pour les maux d’yeux ; un saint, j’ai oublié lequel, pour les maux de dents, etc.

[84] Hist. nat., XVI, 87. L’Yeuse qui, au temps de Pline, passait pour être plus vieille que Rome, portait une inscription sur métal en caractères étrusques. M. Bunsen a remarqué avec raison que l’expression Ager vaticanus donnée à un territoire qui s’étendait jusqu’à celui de Véies (Pline, Hist. nat., III, 9, 2), suppose un Vaticum, comme l’Ager veientinus, une Véies.

[85] Voyez chap. III.

[86] Fidenates... Etrusci fuerunt. (Tite-Live, I, 15.) Cette assertion est trop absolue. En général on compte les Fidénates parmi les peuples du Latium. Je crois qu’ils furent tour à tour Latins, Sabins, et toujours eu partie Étrusques.

[87] Tite-Live, IV, 33.

[88] Ibid., VII, 17.

[89] Crustumina tribus a Tuscorum urbe Crustumena dicta est. (P. Diacre, p. 55.)

[90] On ne saurait déterminer avec certitude la position de Cœnina ; mais on sait qu’elle était très prés de Rome. (Tite-Live, I, 9.) Elle ne pouvait en être éloignée, puisqu’elle passait pour avoir été la première conquête de Romulus.

[91] Pline, Hist. nat., XXXV, 6.

[92] P. Diacre, p.119. Denys d’Halicarnasse dit (II, 97) de Solonium : Il y avait un champ solonien près de la route d’Ostie. Vraies ou fausses, ces traditions trahissent un souvenir confus de la présence des Étrusques sur la rive gauche du Tibre. Le Tibre lui-même est souvent nommé le fleuve étrusque, parce que, dans une partie de son cours, il coulait entre deux rives étrusques.

[93] Servius (Æn., XI, 567), dit, d’après Caton : Gente Vulscorum quæ etiam ipsa Etruscorum potestate regebatur. Les habitants de Vulci en Étrurie (Volceii) portaient un nom très semblable à celui des Volsques (Volsci) ; ceux-ci ont-ils reçu le leur des Étrusques ?

[94] A duce Tarpeia mons est cognomen adeptus.

(Properce, Élégies, V, 4, 93.) C’est Tarpeia qu’il faut lire et non Tarpeio, ainsi qu’on lit dans plusieurs éditions de Properce. Les vers qui précédent celui que j’ai cité se rapportent à Tarpeia. D’autres récits, il est vrai, attribuent la trahison a un chef nommé Tarpeius.

[95] Je n’ai pas besoin de dire que je ne tiens aucun compte des dates données par les anciens flux émigrations des Pélasges qui sont évidemment antérieures à toute chronologie, la seule chose que la tradition ne conserve jamais, ce sont les dates.

[96] Dans les idiomes sabelliques, c’est-à-dire de la famille à laquelle appartenait l’idiome sabin, le p remplaçait constamment le k, c ou q dans la prononciation. Ceci a été reconnu par Niebuhr, O. Müller et M. Mommsen qui, plus que personne, fait autorité en tout ce qui concerne les anciens dialectes italiotes. Tzetzés (in. Lycoph., v. 1446) appelle Tarquin, Tarpinios.

[97] D’où Caput-Oli, Capitolium. (Arnobe, VI, 7 ; Serv., Æn., VIII, 345 ; Pline, Hist. nat., XXVIII, 4, 1.)

[98] C’est à quoi faisait peut-être allusion la tradition d’après laquelle Rome aurait été tributaire des Étrusques, et aurait été délivrée de leur domination par Hercule. (Plutarque, Quæst. rom., 18.) La trahison attribuée par quelques-uns à un chef nommé Tarpeius (Plutarque, Romulus, 17), nom que nous avons vu être étrusque (Tarqueius), et par suite de laquelle le Capitole fut occupé par des ennemis, se rapportait peut-être aussi dans l’origine à une occupation étrusque, à laquelle auraient mis fin les Pélasges, personnifiés dans Hercule. (Voyez chap. VII.)

[99] Selon Denys d’Halicarnasse (II, 36), et Varron (De ling. lat., V, 46), Cœles Vibenna fut contemporain de Romulus ; Tacite (Ann., IV, 65), place l’arrivée à Rome du condottiere étrusque sous le premier Tarquin ; mais ceci se rapporte, je crois, à une autre occupation, étrusque du mont Cælius. J’y reviendrai en traitant du règne de Servius Tullius.

[100] Il n’est pas sûr que la population de brigands, qui semble avoir habité surtout le plus haut des deux sommets de l’Aventin, n’existât plus. C’est sur le moindre de ces sommets qu’on plaçait Romuria, et probablement Romulus trouva encore dans la grande forêt de l’Aventin, parmi les successeurs de Cacus, de quoi recruter des sujets.