L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

PREMIÈRE PARTIE — LA ROME PRIMITIVE ET LA ROME DES ROIS

VII — TRADITIONS POÉTIQUES, ÉVANDRE, HERCULE.

 

 

Il est des traditions poétiques si étroitement mêlées à l’histoire primitive de Rome, qu’elles en font pour ainsi dire partie.

C’est l’Arcadien Évandre, roi d’une tribu de pasteurs sur le Palatin ; c’est Hercule conduisant ses bœufs au bord du Tibre et tuant dans une caverne de l’Aventin Cacus, fils de Vulcain ; c’est Énée débarquant sur la côte du Latium avec les pénates de Troie.

Ces faits poétiques, entrés dans la tradition et par elle attachés à des lieux déterminés, consacrés par des monuments religieux durables, doivent être mentionnés dans les commencements d’une histoire romaine écrite à Rome, car leur souvenir y est aussi présent et aussi compléteraient localisé que le souvenir des événements historiques les plus incontestables.

Ces faits sont comme incrustés au sol romain. Sur ce sol, on peut, les retrouver et les suivre dans une poésie qui a sinon l’exactitude, au moins la précision de l’histoire.

Mais ont-ils quelque chose à démêler avec l’histoire ?

Il faut distinguer : Évandre, Énée, s’ils ont existé, ne sont pas plus venus à Rome que le fabuleux héros Hercule n’a pu y venir.

Les Romains, à l’époque de leur grandeur et de leur puissance, se plaisaient aux humbles et paisibles souvenirs d’Évandre ; ce peuple guerrier aimait, à se rêver une origine innocente, à se dire, au sein de ses palais comme le berger du Poussin dans son tombeau : Et ego in Arcadia, et moi aussi j’ai vécu en Arcadie.

Mais il faut écarter cette illusion ; il n’y a pas eu d’Arcadie à Rome, si ce n’est, dans les temps modernes, cette Société d’académiciens bergers à laquelle celui qui écrit ces lignes à l’honneur d’appartenir sous le nom pastoral d’Alcamène.

Dans le récit de la venue d’Évandre et des Arcadiens à Rome, tout est invraisemblable.

Évandre arrive sur un vaisseau : comme Saturne et Janus, personnages évidemment fabuleux ; Évandre est reçu par Faunus, personnification de la race latine à l’état sauvage, ce qui serait conforme à la vraisemblance ; mais Faunus, selon Denys d’Halicarnasse (I, 31), donna aux Arcadiens autant de terre qu’ils en voulurent ; ceci est moins vraisemblable. Au temps que représente l’âge de Faunus, les choses ne se passent point ainsi, la terre ne se donne pas, elle se prend. Les peuples sauvages n’en sont pas si prodigues, parce qu’ils ont besoin de beaucoup d’espace pour leurs chasses ; on l’a vu en Amérique, où ils n’ont pu subsister, quand les blancs ont empiété sur cet espace. De plus, l’histoire d’Évandre est aussi inconsistante qu’elle est improbable. Le doux Évandre avait tué son père[1], quelques-uns ajoutaient sa mère âgée de cent dix ans. Or la légende n’est inconséquente que lorsqu’elle est artificielle, la légende naïve est en général d’accord avec elle-même ; la fiction du séjour des Arcadiens à Rome, car c’est une fiction, doit donc être rejetée, et cette idylle intercalée par les poètes dans les siècles antérieurs à l’histoire romaine en doit être retranchée.

S’ensuit-il qu’il n’y ait aucune vérité au fond de ces fables qui faisaient venir les Arcadiens à Rome, ni dans celles qui y amenaient Hercule et Énée ?

Je reconnais que ces fables ne sont entrées dans la littérature romaine que lorsque la littérature grecque a commencé à y pénétrer, c’est-à-dire assez tard ; mais je crois qu’importées alors elles ont été greffées pour ainsi dire sur an vieux fond de tradition locale : que la venue en Italie d’Évandre, d’Hercule, d’Énée, a été imaginée pour rendre raison d’un fait véritable dont cette tradition conservait le souvenir, l’ancienne immigration des Pélasges.

Ce qui me le fait penser, c’est qu’Évandre et ses Arcadiens, Hercule et ses compagnons, Énée et ses Troyens, viennent tous d’un pays pélasgique, et sont ce que je pourrais appeler des personnages pélasgiques.

L’Arcadie est représentée comme l’un des séjours les plus anciens de ce peuple[2], et dans la tradition romaine les Arcadiens jouent le même rôle que les Pélasges, auxquels, sous l’influence de l’hellénisme des derniers siècle : ; de la République, on les a substitués[3].

Les Arcadiens habitent le Palatin comme les Pélasges, ils sont des Pélasges ; les Arcadiens consacrent un sanctuaire à la déesse pélasgique Déméter, que les Romains appelèrent Cérès. Ce sanctuaire était probablement où fut depuis le temple de Cérès, à l’entrée du Cirque, c’est-à-dire alors à l’entrée de la vallée qui séparait l’Aventin du Palatin. De ce côté, comme vers l’emplacement du Forum, les monuments de l’ancien culte pélasgique étaient où ils devaient être naturellement, très rapprochés du Palatin, et par conséquent sous la protection de la forteresse des Pélasges. Quand on se promène aux abords du Palatin, à chaque pas on trouve, de ce peuple disparu, des souvenirs que les grands souvenirs de Rome même n’ont pu effacer.

Tout n’est pas faux dans la tradition de l’existence pastorale des antiques habitants du Palatin. On savait que ce mont avait été un pâturage, il l’était du moins, nous le verrons, au temps de Romulus, et le fut sans doute avant Romulus, Pecorosa Palatia.

La porte Mugonia s’appelait ainsi à cause du, mugissement des bœufs, qui chaque jour passaient par cette porte du Palatin, porte au nom rustique et qui devint avec le temps la principale entrée du palais impérial.

En adoptant Évandre, personnage grec, la tradition indigène lui donna pour mère une prophétesse sabine, comme l’indique son nom (Carmenta)[4] ; elle eut un autel et plus tard un temple entre le mont Saturnien (le Capitole) et le Tibre, là où est aujourd’hui le théâtre de Marcellus, et où son parricide fils lui avait élevé un tombeau. Ovide lui fait prédire la grandeur de Rome[5], mais, il lui laisse oublier d’annoncer que la porte qui sera située près de cet autel de Carmenta, et pour cette raison s’appellera la porte Carmentale, sera une porte funeste, que par elle sortiront les Fabius pour aller périr aux bords de la Cremera.

La tradition poétique fait intervenir Hercule dans l’histoire d’Évandre. Selon cette tradition, Hercule est venu au bord du Tibre, il a délivré l’Aventin du brigand Cacus, il a fondé son propre culte au pied de cette colline, il a aboli les sacrifices humains.

Cette tradition est fabuleuse comme le héros lui-même ; car on n’en est plus au temps où l’on voyait dans Hercule un homme divinisé. Les mythologies ne débutent point par l’apothéose, l’homme ne commence point par s’adorer.

Il commence par l’adoration de la nature ; aux époques anciennes, les dieux sont. les puissances naturelles personnifiées. Avec le temps, le côté humain prévaut, mais, dans le principe, c’est la conception religieuse qui domine. Hercule a été une force du monde symbolisée peut-être par le soleil avant d’être un chevalier errant aux ordres d’Euristhée.

Il y a eu plusieurs Hercules, l’un d’eux était l’Hercule phénicien, dont les voyages expriment l’extension et marquent les pas de la civilisation phénicienne le long des côtes de la Méditerranée ; les colonnes plantées par cet Hercule à l’extrémité occidentale de cette mer sont les l’imites de la civilisation portée jusque-là par les Phéniciens, limites que leur navigation a cependant franchies.

L’Hercule qui vient à Rome y vient d’Espagne, d’où il amenait les bœufs du roi Géryon. Les côtes méridionales de l’Espagne furent phéniciennes ; il paraît donc que la venue du demi-dieu à Rome a été mise par les poètes en rapport avec les voyages civilisateurs de l’Hercule phénicien[6] ; mais ce rapport établi par les poètes n’était pour eux qu’une manière de rattacher à un mythe connu des Grecs l’histoire toute locale de Cacus, le brigand de l’Aventin. L’Hercule que reçoit Évandre et qui tue Cacus est réellement l’Hercule grec ; on le voit par le rite même selon lequel on lui sacrifiait et qui était un rite grec[7] ; d’ailleurs oit n’aurait pas supposé que l’Hercule phénicien eût aboli les sacrifices humains à Rome, tandis qu’on lui en offrait à Carthage[8].

Or l’Hercule grec est le héros de Tirynthe, Tyrinthius heros. Tirynthe est dans l’Argolide, pays pélasgique, Tirynthe a déjà murs pélasgiques célèbres ; Hercule est donc originaire du pays des Pélasges, c’est de là que son culte est venu primitivement à Rome avec eux, et c’est pourquoi je vois en lui un des représentants de la migration des Pélasges depuis l’Argolide jusqu’à Rome.

Hercule est accompagné de guerriers, qui tous appartiennent à la race pélasgique[9]. Après son départ, une partie de ses compagnons resta établie sur le mont de Saturne[10] (le Capitole), ce qui veut dire qu’un établissement pélasge y remplaça l’ancien établissement latin.

Mais, avant de partir, Hercule avait aboli les sacrifices humains en raison du rôle civilisateur attribué aux Pélasges et probablement exagéré à cause de leur parenté avec les Grecs.

Quelle que soit leur origine, les sacrifices humains ont jadis existé dans le Latium, comme le prouvent les équivalents qui, à Rome, remplacèrent les victimes humaines. Ces odieux sacrifices avaient existé et ils avaient été abolis chez les Pélasges eux-mêmes ; l’oracle de Dodone leur avait dit d’offrir des hommes à Jupiter ; heureusement en grec le même mot voulait dire homme et lumière, et on substitua aux victimes humaines des flambeaux, parce que, dit Macrobe[11], la flamme qui se consume est l’image de la vie qui s’en va ; voilà un motif assez étrange, une origine assez reculée de l’usage des cierges.

La religion romaine avait admis plusieurs substitutions du même genre ; Numa, disait-on, avait offert aux dieux des têtes d’ail pour des têtes d’hommes[12]. On offrait à Vulcain des poissons vivants au lieu d’âmes humaines[13] ; dans les féries latines, on attachait aux arbres, en mémoire des hommes qu’on y avait primitivement suspendus, des masques en cire ou de petites figures en bois nommé Oscillæ, d’où est venu le mot osciller.

On fit aussi à Brutus l’honneur d’avoir remplacé dans les sacrifices les têtes d’hommes par des têtes de pavots ; c’était bien inaugurer la république par l’humanité ; la république périt quand vinrent les proscriptions et que des victimes humaines furent de nouveau immolées, non plus à la crainte des dieux, mais à l’ambition de Sylla ou d’Octave, quand des têtes qui n’étaient plus des têtes de pavots furent abattues. De véritables sacrifices humains furent offerts à Rome après la bataille de Cannes[14], au temps de César[15] et jusqu’au siècle de Pline[16] ; Plutarque semble dire que ces sacrifices étaient encore offerts de son temps[17]. Les figures d’osier que, tous les ans, une vestale jetait dans le Tibre, du haut du pont Sublicius, représentaient les victimes humaines qu’on ne sacrifiait plus.

Ici encore la localité mérite d’être remarquée ; le pont de bois appelé Sublicius, et célèbre par l’héroïsme d’Horatius Coclès, n’était point en dehors de la Rome des rois, là où on montre aux voyageurs ses prétendus restes[18] ; mais plus haut, en remontant le fleuve, tout près du marché aux bœufs, Forum boarium[19], lieu plein des souvenirs et consacré par le grand autel d’Hercule ; en effet, le Forum boarium avait été choisi pour être le marché aux bœufs de Rome, en mémoire des bœufs de Géryon qu’Hercule avait fait paître en cet endroit, quand il n’y avait encore là que des pâturages à demi inondés par le Tibre ; une statue en bronze d’un bœuf placée dans le marché ne lui donnait pas son nom, comme le dit Ovide, ce nom lui venait du genre de commerce qui s’y faisait et qu’atteste une inscription qu’on y lit encore. Mais le bœuf de bronze avait été mis là en souvenir des bœufs d’Hercule.

Un fragment très beau, trouvé, il est vrai, assez loin et qu’on admire au Capitole, appartient peut-être à ce bœuf du Forum boarium. Quoi qu’il en soit, le choix du lieu et de la statue tenait à l’antique tradition suivant laquelle Hercule avait fait paître ses bœufs entre le Tibre et l’Aventin.

Chose remarquable, quand on revint momentanément aux sacrifices humains après la bataille de Cannes, ce fut dans le Forum boarium qu’un Grec et une Grecque, un Gaulois et une Gauloise furent enterrés vivants au lieu même où Hercule passait pour avoir aboli la coutume barbare qu’on rétablissait ; sans doute parce qu’on croyait que les immolations humaines avaient eu lieu jadis dans cet endroit, et que l’autel d’Hercule érigé en l’honneur de leur abolition marquait par cela même la place ou elles avaient existé.

C’est donc probablement dans les environs aujourd’hui solitaires et tristes du Tibre, non loin du trou sombre d’où sert le Janus quadrifrons, entre la vieille église de Saint-Georges en Vélabre et les abords ténébreux de la Cloaca Maxima, que des victimes humaines furent immolées, quand ces lieux étaient encore plus solitaires, plus tristes, plus sombres qu’ils ne sont aujourd’hui, quand le sang coulait parmi les grandes herbes de la prairie, auprès des eaux débordées et stagnantes du fleuve, au pied de la noire forêt de l’Aventin.

L’épisode le plus célèbre de cette légende d’Hercule est le vol de ses bœufs dérobés par Cacus, qu’a si bien raconté Virgile. Je le raconterai d’après lui, sans y chercher d’abord aucun sens historique ou autre, pour nous récréer par une belle poésie des investigations un peu arides dans lesquelles cette partie de mon sujet nous engage ; d’ailleurs, en faisant ainsi, je ne sortirai pas de ce sujet, dont une partie essentielle est la topographie romaine, retrouvée dans les témoignages écrits. Virgile, comme tous les grands poètes de l’antiquité, même quand il raconte des événements fabuleux, décrit les lieux où ils sont censés s’être accomplis avec une parfaite vérité ; le poète est, à cet égard, aussi fidèle qu’un historien, et l’on peul suivre clans l’Énéide les pas d’Hercule à la recherche de Cacus sur l’Aventin, aussi bien que dans Tite-Live ou dans Tacite les détails de la mort de Virginie ou de la mort de Néron.

Suivons donc, Virgile, qui est aujourd’hui notre guide, notre cicérone, dans la Rome anté-romaine que nous étudions. C’est un guide savant auquel cette Rome primordiale était mieux connue que peut-être on ne serait disposé à le croire.

Hercule est arrivé avec les grands bœufs de Géryon sur la rive gauche du Tibre ; les bœufs paissent, répandus dans les prés qui bordent le Tibre et dans la vallée profonds et sauvage qui séparait l’Aventin du Palatin, et qui était en partie envahie par les eaux.

Cette vallée, comme je l’ai dit, a été plus tard le grand Cirque ; elle est aujourd’hui la rue des Cerchi. Les bœufs d’hercule pouvaient aller boire dans le fleuve, qui est tout proche.

L’emplacement du marché aux bœufs, déterminé par la tradition qui faisait paître en cet endroit les bœufs d’Hercule, est indiqué, de nos jours, par un arc à quatre faces et à quatre portes, appelé pour cela Janus quadrifrons. Le nom du dieu sabin Janus, préposé aux portes, se donnait aux arcs qui se trouvaient dans les marchés ; il y en avait trois dans le Forum romain. Et comme on attribuait à Janus aussi bien qu’à Saturne l’origine de la monnaie, dans le voisinage des Janus étaient les changeurs et les prêteurs d’argent ; on le reconnaît pour celui du Forum boarium à une inscription qu on lit encore sur un arc beaucoup plus petit, dédié à Septime Sévère et à ses fils Caracalla et Geta par les marchands de bœufs et les banquiers (argentarii). A l’époque où nous sommes, il n’y avait pas encore de Janus et de banquiers, mais seulement un pré où paissaient les troupeaux d’Hercule.

Le brigand Cacus habitait la grande et sombre forêt de l’Aventin qui dominait les pâturages et le Tibre. Sur la cime du mont était le repaire du brigand qui logeait dans un antre, comme cela est arrivé à des populations entières dans certaines parties de la Sicile, et comme plus d’un chef de voleurs de l’État romain l’a fait de nos jours.

Cet antre était là où est l’église de Sainte-Sabine, au sommet d’un escarpement aujourd’hui encore assez roide, mais qui alors devait être tout à fait abrupt ; l’antre de Cacus était caché dans les rocs dont nous avons vu que l’Aventin fut primitivement hérissé.

Pendant qu’Hercule fatigué fait sur l’herbe, au bord dû fleuve, sa sieste héroïque, Cacus sort de sa caverne, il descend vers le Tibre, le long de l’escarpement presque à pic, avec l’agilité d’un bandit de l’Apennin ou des Abruzzes, choisit dans le troupeau les quatre plus beaux taureaux et les quatre plus belles génisses, et leur fait gravir comme il peut la rude pente de l’Aventin. Le chemin actuel qui suit la montée antique à laquelle deux édiles, les frères Publicius, ses auteurs, donnèrent leur nom (Clivus Publicius), n’existait pas alors, mais il devait y avoir quelque sentier de pâtre à l’usage des brigands. Cacus amena dans son antre les taureaux et les génisses en les faisant marcher à reculons, ce qu’il ne pouvait exécuter qu’en les traînant par la queue ; Virgile, comme on voit, songe à tout et dans ses fictions n’oublie jamais la vraisemblance. Outre la facilité plus grande qu’il trouvait à hisser de cette sorte les bêtes dérobées, Cacus, par ce stratagème que ne dédaignerait pas un voleur de bestiaux de nos jours, croyait tromper Hercule. Les traces des pas devaient égarer le demi-dieu et le conduire dans une direction opposée à celle que les animaux avaient suivie ; puis Cacus les cache dans sa vaste et sombre caverne ; et, comme il était aussi vigoureux que rusé, pour la rendre inaccessible, il précipite un rocher au-devant de l’entrée, en brisant la chaîne à laquelle il était suspendu.

Hercule, dont, comme on sait, le bras était fort, mais l’esprit un peu épais, ne devina pas à son réveil la malice de Cacus ; il allait emmener du pâturage ses bœufs repus et reprendre son chemin ; heureusement pour lui, l’un d’eux se mit à remplir de ses mugissements la colline et les bois d’alentour, une des génisses volées répondit à ces mugissements, et la fraude de Cacus fut découverte ; mais il fallait l’atteindre ; Hercule entre dans une colère terrible, il saisit ses armes et en outre le tronc noueux d’un chêne qui se trouve sous sa main, gravit à la course la cime escarpée de la colline que Virgile grandit un peu, en disant :

Aerii cursu petit ardua montis

Il atteint en courant les sommets escarpés de la montagne qui s’élance dans les airs.

Cacus, qui n’était pas dans sa caverne, mais qui s’était mis aux aguets pour épier le départ d’Hercule, la regagne d’un pied auquel la peur donnait des ailes.

Les brigand, romains sont aussi très prompts à la fuite devant une force supérieure.

L’ouverture le l’antre de Cacus était bouchée par une pierre énorme : Hercule ne pouvait y pénétrer ; trois fois, dit Virgile, bouillant de rage, il parcourt tout l’Aventin ; trois fois il tente en vain les abords de l’antre qu’un rocher obstruait ; trois fois, fatigué, il vient s’asseoir dans la vallée.

C’est ce qui est arrivé à plus d’un Hercule romain, sous la forme d’un carabinier, pontifical, cherchant dans la montagne un des modernes confrères de Cacus.

Un grand rocher que le temps avait fait ébouler laissait apercevoir sans doute, au temps de Virgile, les traces encore manifestes de son arrachement ; cette circonstance parait avoir suggéré au poète la suite de sa narration.

Virgile voit par l’imagination et montre vivement au lecteur la position qu’avait dû avoir ce rocher avant sa chute. Vois, dit Évandre à Énée, vois cette roche pendante.

C’était une masse peut-être volcanique, terminée en pointe et suspendue sur des rochers à pic[20], qui s’élevait au-dessus de la caverne et servait d’asile aux oiseaux de mauvais présage, comme étaient tous ceux de l’Aventin[21].

Ce rocher penchait du côté du fleuve : Hercule pèse sur le côté opposé, le rocher tombe et vient frapper la grande pierre lui fermait l’entrée de la caverne ; celle-ci cède à ce bélier gigantesque, la caverne s’ouvre et la lumière pénètre dans le palais souterrain de Cacus, dans son antre immense. Hercule s’y précipite avec ses armes et menace Cacus, en lançant tout ce qui lui tombe sous la main, des branches d’arbre et de grosses pierres.

Ici la scène, change. Cacus n’apparaît plus seulement comme un voleur de bestiaux, mais comme le fils de Vulcain, il fait entendre un bruit sourd et extraordinaire. Ô merveille ! son gosier vomit une grande fumée, il enveloppe sa demeure d’un sombre nuage, le jour disparaît ; Cacus épaissit autour de lui une nuit fumeuse et mêle des feux aux ténèbres.

Hercule s’élance d’un bond à travers la flamme, là où la fumée roule les ondes les plus épaisses et où dans la vaste caverne tourbillonne la plus noire nuée.

Malgré tous les efforts de Cacus, Hercule le saisit, l’étreint et l’étouffe dans ses bras.

Après avoir admiré et reproduit autant qu’il était en moi, cette énergique peinture, en la ravivant encore par le spectacle des lieux que décrit Virgile, je vais chercher ce que peut vouloir dire ce récit.

Il faut, je pense, y distinguer trois choses : le souvenir populaire d’un bandit fameux de l’Aventin ; une allusion à certains phénomènes volcaniques qui ont continué à se produire â Rome et dans les environs de Rome, longtemps après l’âge des, éruptions proprement dites, et enfin la tradition de la présence en ce lieu des Pélasges, représentée par Hercule et par Cacus lui-même, en tant que fils de Vulcain.

Cacus habite une caverne de l’Aventin, montagne en tout temps mal famée, montagne anciennement hérissée de rochers et couverte de forêts, dont la forêt Nœvia, longtemps elle-même un repaire de bandits, était une dépendance et fut un reste qui subsista dans les temps historiques. Ce Cacus était sans doute un brigand célèbre, dangereux pour les pâtres du voisinage dont il volait les troupeaux quand ils allaient paître dans les prés situés au bord du Tibre et boire l’eau du fleuve. Les hauts faits de Cacus lui avaient donné cette célébrité qui, parmi les paysans romains, s’attache encore à ses pareils, et surtout le stratagème employé par lui probablement plus d’une fois pour dérouter les bouviers des environs, en emmenant les animaux qu’il dérobait, de manière a cacher la direction de leurs pas. La caverne du bandit avait été découverte et forcée par quelque pâtre courageux, qui y avait pénétré vaillamment, malgré la terreur que ce lieu souterrain et formidable inspirait, y avait surpris le voleur et l’avait étranglé.

Tel était, je crois, le récit primitif où il n’était pas plus question d’Hercule que de Vulcain, et dans lequel Cacus n’était pis mis à mort par un demi-dieu, mais par un certain Recaranus[22], pâtre vigoureux et de grande taille. A ces récits des bergers, qui allaient toujours exagérant les horreurs de l’antre de Cacus et la résistance désespérée de celui-ci, vinrent se mêler peu à peu des circonstance, merveilleuses.

De cette caverne de l’Aventin ou de quelque caverne voisine avaient pu s’échapper ces gaz qui s’enflamment spontanément comme ceux de pietra mala, c’est un accident qui n’est pas rare dans les terrains volcaniques ; on rattacha ce phénomène effrayant pour des imaginations ignorantes[23] aux terreurs qu’inspirait l’antre de Cacus ; les Pélasges avaient apporté le culte du feu personnifié dans Vulcain : on fit de Cacus un fils de Vulcain ; ils avaient apporté le culte d’Hercule : l’on fit d’Hercule le vainqueur de Cacus[24].

Le souvenir de Cacus hanta longtemps les environs du lieu où la légende avait placé sa sombre retraite et sa mort terrible ; un escalier en pierre descendant de la partie du mont Palatin qui regarde l’Aventin s’appelait l’escalier de Cacus. Le marché aux bœufs a porté son nom[25]. Au moyen âge, on connaissait l’antre ou la maison de Cacus (antrum ou atrium Caci), et encore aujourd’hui on croit savoir son adresse, c’est au pied de l’Aventin, rue de la Salara, n° 14, mais cette adresse est fausse[26].

Après sa victoire sur Cacus, Hercule dédia un temple à Jupiter inventor, Jupiter trouveur, en action de grâce pour les bœufs découverts et retrouvés. Ce temple était près de la porte Trigemina, tout juste au bas de la montée de l’Aventin, qui conduit à Sainte-Sabine ; de son côté, Évandre dédia un autel et une enceinte sacrée à Hercule vainqueur. Suivant une autre version, ce fut Hercule qui se dédia un autel à lui-même[27]. Cette tradition singulière, d’après laquelle Hercule fut le fondateur de son propre culte, m’a rappelé ce qui m’avait frappé en Égypte dans plus d’un temple, où l’on voit le Pharaon faire offrande à trois divinités, parmi lesquelles il est placé lui-même. Dans les deux cas, c’est la nature humaine du demi-dieu adorant la nature divine qui est en lui.

Le grand autel, comme on disait (ara maxima), était à l’orient, près de l’entrée du Cirque. M. de Rossi, qui n’a pas d’égal pour la connaissance des monuments du christianisme primitif et en particulier des catacombes dont il a créé l’histoire, et qui a aussi appliqué la sagacité si sûre de son esprit à quelques points de la science des antiquités romaines, M. de Rossi a déterminé avec la plus grande précision l’emplacement de l’autel d’Hercule. Un temple dédié à Hercule vainqueur fut construit plus tard tout près de ce vieil autel, et ce temple existait encore au quinzième siècle[28].

Il n’y avait là dans l’origine que l’autel et l’enceinte consacrés à Hercule, ce qui achève de rendre vraisemblable l’origine pélasgique de tous deux, car très probablement les Pélasges n’avaient point de temple véritable, mais seulement des autels placés dans une enceinte sacrée, tout au plus des chapelles[29] ; si ceux qui ont bâti les murs gigantesques de Tirynthe et d’Alatri avaient élevé des édifices considérables, il en resterait quelque chose, et nulle part on n’a trouvé le moindre débris d’un temple dans les villes pélasgiques.

Quant à celui d’Hercule vainqueur, il ne fut construit près de l’antique autel du demi-dieu que sous la république ; le fait qui fut l’occasion de sa construction est curieux[30]. Un certain Hersenius, d’abord joueur de flûte, ensuite marchand, avait voué à Hercule la dîme de ses profits ; attaqué sur mer par des pirates, il se défendit vaillamment contre eux et en triompha, les marchands romains étaient au besoin des soldats ; Hercule lui apparu en songe, et lui apprit que sa protection divine l’avait sauvé ; Hersenius, après en avoir obtenu la permission des magistrats, dédia à Hercule vainqueur, dans l’endroit consacré, un temple et une statue.

J’ai cité cet acte de dévotion païenne, accompli à la suite d’une apparition d’Hercule, auquel Hersenius avait promis la dîme de ses profits, parce que l’offrande promise, le songe où Hercule apparaît, et le temple qui lui est érigé en actions de grâce, sont tout à fait dans le goût des légendes romaines modernes. Il y a vingt histoires de gens préservés d’un péril par un saint, et de chapelles consacrées à cette occasion par celui que le saint a sauvé. Je remarque aussi la dîme vouée à Hercule[31] le dieu pélasge ; l’Église catholique, lorsqu’elle établit la dîme au moyen âge, reprenait, sans le savoir, une coutume religieuse des Pélasges.

La statue d’Hercule en bronze doré, qui est au Capitole, a été trouvée aux environs du lieu où a subsisté si longtemps son temple. Cette statue, qui ne paraît pas remonter plus haut que le règne d’Adrien, pourrait être une copie assez imparfaite d’un ouvrage grec, peut-être de Lysippe[32], que le spoliateur, et comme il s’en vantait dans une inscription[33], le destructeur de Corinthe, Mummius, s’était réservée dans lé butin, et qu’il aurait dédiée à son digne patron le dieu de la force brutale, Hercule[34].

Le culte d’Hercule était un culte étranger ; on sacrifiait au dieu pélasge la tête découverte, selon le rite pélasgique[35], contre l’usage romain. 

Les femmes comme les hommes priaient la tête voilée[36] ; cette coutume subsiste encore à Rome, où il n’est pas permis aux femmes de paraître la tête nue dans les églises. A Rome il y a aussi des chapelles dans lesquelles les femmes n’entrent pas ou n’entrent que certains jours de l’année, de même elles ne pouvaient participer au culte d’Hercule[37], et, par une association bizarre et très irrévérencieuse, l’entrée de son temple était interdite aux chiens et aux mouches[38].

Ceci encore devait tenir à la religion des Pélasges, commune dans l’origine à la Grèce et à l’Italie ; car il y avait en Élide, contrée pélasgique, un Jupiter chasse-mouches, par le secours duquel Hercule, que l’abondance des mouches importunait, les avait chassées au delà de l’Alphée[39].

Il est heureux qu’on ait si exactement déterminé l’emplacement du grand autel et du temple d’Hercule, car, sur aucun point de Rome, on ne peut mieux avoir le sentiment de la perpétuité d’un culte antique et de la durée des clames romaines.

Celui d’Hercule, fondé par les Pélasges, subsistait encore sous Honorius ; longtemps privilège héréditaire de deux familles, les Potitii et les Pinarii, que Virgile fait contemporaines d’Hercule et qui certainement étaient très anciennes, l’exercice de ce culte fut transporté par Appius Claudius Cœcus à l’État ; on en chargea plus tard un magistrat, le préteur Urbain. Sous cette forme, il se perpétua jusqu’après l’introduction officielle du christianisme à Rome. Au temps de Prudence, la famille Pinaria, à laquelle la garde du temple était restée, s’y réunissait avec des prêtres Saliens ; au quatrième siècle de l’ère chrétienne, le lieu consacré par les Pélasges retentissait encore de chants en l’honneur de leur dieu[40].

Les vieux cultes ont la vie dure, et en cela bien différents des hommes, ce sont les plus âgés qui ont le plus de peine à mourir.

Les Pélasges, sous leur nom historique et sous celui d’Arcadiens que la tradition poétique leur a donné, sont donc venus à Rome ; ils ont fondé ou du moins nommé Rome. Deux collines ont été habitées par eux : le Palatin, où était leur citadelle de Roma, et le Quirinal, qui a dû recevoir des Pélasges son nom grec et antique d’Agôn[41].

Je vais rechercher si l’on peut étendre cette première notion de la Rome des Pélasges, en les retrouvant sur quelques autres points. Les détails topographiques dans lesquels je suis obligé d’entrer me seront peut-être pardonnés en raison de l’importance des résultats auxquels ils me conduiront ; par ces détails, nous pourrons reconnaître les lieux où les Pélasges se sont établis, et dresser ainsi un plan de la Rome pélasgique ; ainsi que nous en avons dressé un de la ville plus ancienne encore des Sicules et des Ligures.

Pour cela, je compléterai ce que j’ai dit du séjour des Pélasges à Rome par ce que la tradition rapporte des Arcadiens. Nous savons maintenant qu’Arcadiens était le nom poétique des Pélasges.

Au pied du Palatin, la présence des Pélasges nous a été indiquée du côté du nord-est, qui est celui du Forum, par le temple de Vesta, par le temple des Dioscures et par l’autel de Vulcain ; du côté de l’ouest, dans la région lu Vélabre, nom pélasgique, par l’antre de Pan ; dieu pélasge ; plis loin, par les temples de Cérès et d’Hercule.

Il faut admettre que ces temples ont été rebâtis sur le terrain consacré dans l’origine au culte des dieux qu’on y honorait.

Mais cela est quelquefois prouvé par les faits, toujours appuyé sur une très grande vraisemblance. A Rome, je ne sais pas beaucoup d’exemples d’un temple qui n’ait point été rebâti dans le lieu où il avait été primitivement construit ; on ne déplaçait guère les vieux sanctuaires. Il en a été de même pour les églises, les plus modernes s’élèvent souvent au lieu où celles qu’elles ont remplacées furent fondées en l’honneur du même saint ou de la même sainte dans les premiers siècles du christianisme. Les temples de Saturne, de Vesta, d’Hercule, réparés ou refaits plusieurs fois, n’ont pas plus changé de place que Saint-Pierre, Saint-Paul ou Saint-Jean de Latran.

Les Pélasges occupèrent l’espace intermédiaire entre le Capitole et le Tibre, c’est ce que prouve l’autel de Carmenta, mère de l’Arcadien Évandre, et qui donna son nom à la porte Carmentale située dans cet espace. Ils occupèrent également et la roche Tarpéienne, qui porta aussi le nom de roche Carmentale, et le Capitole ; car selon la tradition, ils s’emparèrent de la ville de Saturnia, dont la citadelle était placée sur le mont Saturnien et qui elle-même était sur la pente méridionale de ce mont, à l’endroit encore indiqué aujourd’hui par le temple de Saturne[42].

Nous les avons suivis du Palatin jusqu’aux bords du Tibre ; mirent-ils le pied dans l’île Tibérine ? J’incline à le penser, car je ne saurais comment expliquer autrement le nom de Lycaonia que cette île a porté au moyen tige et que l’on n’a pas inventé au moyen âge. Lycaon était un roi mythologique des Pélasges[43], cette île lui fut vraisemblablement consacrée par eux.

Passèrent-ils le fleuve, et pourrait-on admettre que le pont Sublicius, construit en bois, et qui certainement fut le plus ancien pont de Rome, ait été l’œuvre des Pélasges ? Ceci expliquerait pourquoi une vestale jetait de ce pont les .figures en osier substituées aux victimes humaines dont l’immolation avait été abolie par Hercule, au temps d’Évandre, et rendrait raison du respect religieux dont ce pont, réservé aux pompes sacrées et réparé toujours en bois, était l’objet.

Mais je n’aperçois, sauf le Janicule, aucune trace des Pélasges sur la rive droite du Tibre, dans le Transtevere. Sur la rive gauche, je les ai déjà trouvés sur le Palatin et autour du Palatin, s’avançant entre l’Aventin et le Tibre, occupant le Capitole et les lieux circonvoisins, enfin sur le Quirinal ; et l’on conçoit que s’ils avaient le Quirinal, ils durent avoir le Capitole, puisque anciennement ces deux collines n’étaient pas séparées comme elles le sont aujourd’hui. Jusqu’à Trajan, elles étaient jointes par une colline intermédiaire dont la hauteur n’était guère moindre que la leur, et que cet empereur fit disparaître pour créer son Forum et sa basilique.

Ainsi le Quirinal tenait au Capitole. Ceux qui étaient en possession de l’un devaient être maîtres de l’autre. Nous verrons que cela a été vrai des Sabins comme des Pélasges.

Nous avons donc fixé déjà, pour marquer l’extension de la ville des Pélasges, un certain nombre de points où nous avons pu reconnaître d’après divers indices leurs vestiges, et ce qui rend ces indices plus certains, c’est que les points qu’ils nous indiquent se trouvent être contigus et comprendre deux collines très voisines, le Palatin et le Capitole, une colline alors attenante au Capitole, le Quirinal, et de plus le terrain qui avoisine les deux premières de ces collines ; mais les Pélasges n’ont-ils été que là ?

Je crois qu’on peut les suivre encore ailleurs et ajouter aux résultats déjà obtenus au moyen d’une autorité qui les confirme et les étend. Je veux parler de ce que nous savons sur les chapelles des Argéens. J’ai déjà mentionné ces chapelles en parlant de la configuration primitive des sept collines ; j’y reviens à propos du culte antique qu’on y célébrait.

Remarquons-le d’abord, ce nom Argéen qui désignait à la fois et les sanctuaires et ceux qu’on y honorait était aussi le nom des figures d’osier qu’une vestale précipitait du pont Sublicius dans le Tibre, pour remplacer les victimes humaines dont Hercule avait fait cesser l’immolation.

Le nombre de ces figures était précisément le même que celui des chapelles argéennes, vingt-quatre[44]. Cela établit un rapport évident entre le culte des Argéens et les traditions qui se rapportent à Hercule et aux Arcadiens, c’est-à-dire aux Pélasges ; les Argéens, disait-on, étaient des chefs qui avaient accompagné Hercule et qui avaient donné leurs noms aux sanctuaires dans lesquels ils avaient été enterrés[45] ; eux-mêmes venaient d’Argos, ainsi qu’Hercule ; tout cela semble bien désigner ces Pélasges et nous montrer dans le culte des Argéens un culte transporté par ce peuple à Rome.

Ces sanctuaires dont parle Varron existaient sur toutes les collines de la rive gauche, excepté le Capitole et l’Aventin.

Pour le Capitole, d’après ce que nous avons vu de son occupation par les compagnons d’Hercule, on est porté à croire qu’il a été habité par les Pélasges, bien que le cube des Argéens n’y eût point de sanctuaire.

Quant à l’Aventin, nous l’avons déjà trouvé en dehors du Septimontium occupé par les Sicules unis aux Ligures. On petit s’expliquer ce fait en se rappelant que l’Aventin, alors la plus âpre des collines romaines, semble avoir dans sa noire forêt, qui n’est mentionnée qu’avec terreur, abrité des brigands dont le type est Cacus. L’Aventin est-il resté aussi, pour la même raison, en dehors de la Rome des Pélasges ? Non.

Dans l’histoire même de Cacus, mis à mort par Hercule, on peut vair encore un souvenir des Pélasges. Cacus a un nom grec, et c’est le dieu pélasgique Hercule qui est son vainqueur ; lui-même est lié au culte du feu, partie essentielle de la religion pélasgique[46].

Quand tout se serait borné à un berger des environs[47] qui aurait tué un brigand de l’Aventin, cela ne rendrait pas impossible que les Pélasges en eussent exterminé un autre ou plusieurs autres, ce qui expliquerait l’introduction d’Hercule dans cette histoire ; s’il en était ainsi, on se rendrait compte d’une tradition rapportée par Virgile, laquelle donne Hercule pour père à Aventinus[48], que l’on dit avoir eu sa sépulture sur le mont Aventin et lui avoir laissé son nom. La oit je rencontre Hercule, je soupçonne des Pélasges : on a vu plus haut par quelle raison ; l’Aventin aurait donc été pélasge, comme les autres collines, peut-être pas en entier, car il è deux sommets ; la forêt qui couvrait sa cime la plus élevée, où était l’antre de Cacus, aurait continué à être un repaire de brigands, attaqués victorieusement, mais non détruits par les Pélasges. Ceux-ci auraient eu leur établissement sur l’autre sommet de l’Aventin, celui qu’on appelle aujourd’hui le faux Aventin, et où est l’église de Sainte-Balbine[49].

Le curieux document du culte des Argéens qui désigne tous ter points où s’élevèrent de vieux sanctuaires de ce culte, attestant sur ces points la présence des Pélasges, nous a autorisés à les maintenir en possession des deux collines où nous avons cru d’abord les reconnaître, le Palatin, le Quirinal ; — celui-ci entraîne le Viminal qui lui est comme subordonné. — De plus, le même document nous les a montrés sur le Cælius et l’Esquilin, et une autre tradition sur le Capitole ; l’Aventin restait seul : des motifs tirés d’ailleurs not s conduisent à placer aussi les Pélasges sur l’Aventin. Enfin il faut mentionner sur le Janicule cette ville à nom grec d’Antipolis qu’on supposait bâtie par un Romus, fils d’Énée[50], ce qui est absurde, et à laquelle ce Romus, frère de Romulus, aurait donné le nom de son père, Æneas. Mais cette absurdité peut déguiser une tradition plus sérieuse, celle d’un établissement pélasge sur le Janicule.

Je m’arrête effrayé moi-même de ma hardiesse ; on avouera du moins que cette reconstruction de la cité pélasgique, si elle n’est pas absolument démontrée, ce qu’elle ne saurait être, s’appuie sur des arguments assez plausibles et des témoignages qui s’accordent assez bien. C’est tout ce que l’on peut exiger pour des origines si reculées. Je me hâte de terminer là mon histoire hypothétique, mais, ce me semble, vraisemblable, des Pélasges à Rome, et je rentre dans la poésie avec la venue fabuleuse d’Énée et dés Troyens. Ces fables qu’a embellies Virgile nous fourniront encore quelques documents pour l’histoire primitive, car Virgile a fait entrer dans ses fictions beaucoup de descriptions fidèles de lieux et de peuples, et quelques traditions au moins en partie véritables.

 

 

 



[1] Serv., Æn., VIII, 51.

[2] L’Arcadie s’appela Pelasgis (Pline, Hist. nat., IV, 10, 1), ou Pelasgia (Pausanias, VIII, 1, 6) ; Pélasges fut son premier roi (ibid., 4) et les Pélasges furent ses premiers habitants.

[3] Les Arcadiens apportent en Italie l’usage des lettres (Denys d’Halicarnasse, I, 33) ; comme les Pélasges (Solin, II, 7), les Arcadiens fondent sur le Palatin une bourgade (Denys d’Halicarnasse, I, 31) ; comme les Pélasges s’y établissent dans la Rome quadrata. Denys d’Halicarnasse (I, 32) attribua aux Arcadiens la construction du temple de la Victoire que d’autre, auteurs rapportent aux Aborigènes alliés des Pélasges, et il leur fait consacrer l’antre lupercal à Pan, le grand dieu des Pélasges.

[4] Une Caméne comme Égérie. Les Camènes s’appelaient aussi Casmenze et Carmenæ.

[5] Ovide, Fastes, I, 595.

[6] Les Phéniciens n’ont-ils pas fondé quelque établissement sur la côte du Latium ? Le dieu latin Saturne n’a-t-il rien â démêler avec leur dieu Moloch ou Baal qu’on a appelé Saturne ? Ces questions seront examinées ailleurs ; en tout cas, l’influence des Phéniciens sur l’Italie n’a pu être bien considérable, car leurs vestiges, s’il en existe, sont â coup sûr peu nombreux. Bochart n’indique nulle trace des Phéniciens en Italie, sauf dans les îles ; il serait bien hardi de chercher les Phéniciens là où Bochart ne les a point vus, lui qui les voyait partout.

[7] On lui sacrifiait la tête découverte, ce qui était un usage grec dont Macrobe (Saturnales, III, 6) fait remonter l’origine à l’époque d’Énée, qui était l’époque des Pélasges.

[8] Pline, Hist. nat., XXXVI, IV, 26.

[9] Ce sont des Épéens, des Phénéens, des Troyens (Denys d’Halicarnasse, I, 42). Les Épéens, venus de l’Élide, étaient des Pélasges comme les Arcadiens. Pausanias place les Éléens dans l’Arcadie (V, I, 1), et Diodore de Sicile (IV, 36) donne pour compagnons à Hercule des Arcadiens. Phénéos était une ville d’Arcadie, dans laquelle naquit Dardanus. (Servi., Æn., III, 167.) Les Troyens sont reconnus généralement pour Pélasges ; Niebuhr voyait dans la prise de Troie le triomphe des Hellènes sur le vieux monde pélasgique.

[10] Denys d’Halicarnasse, I, 44.

[11] Saturnales, I, 7.

[12] Ovide, Fastes, III, 340.

[13] Festus, p. 238.

[14] Tite-Live, XXII, 67.

[15] Dion Cassius, XLIII, 24.

[16] Hist. nat., XXXVII, III, 3.

[17] Plutarque, Marcellus, III.

[18] Si le Pont Sublicius avait été là où l’on voit des piliers à fleur d’eau qui passent pour lui avoir appartenu, il aurait été en dehors de la Rome des rois, en dehors de la porta Trigemina, car un passage très positif de Frontin (De aquæd.,10), ne permet pas de douter que la porte Trigemina ne fût fort en deçà de ces piliers, au pied du Clivus Publicius, c’est-à-dire pris de la bocca della Verità. Si le pont Sublicius eût été hors de la ville, Horatius Coclès n’aurait pas eu un si grand intérêt à le défendre, et Tite-Live (II, 10) ne lui aurait pas fait dire que, si les ennemis passaient ce pont, ils seraient sur le Palatin et sur le Capitole, car, le prétendu pont Sublicius franchi, les Étrusques auraient eu encore à escalader les murs de la ville. Le pont Sublicius aboutissait au Forum boarium, où Ovide (Fastes, VI, 479) indique deux ponts. Il est singulier de les voir si rapprochés, mais le témoignage d’Ovide est positif (pontibus) ; où peut admettre que de ces deux ponts l’un était en pierre et servait aux usages ordinaires de la vie ; il a été remplacé par le ponte Rotto ; l’autre, toujours en bois et réservé pour les cérémonies religieuses, était le vrai pont Sublicius dont il ne reste rien.

[19] Forum boarium, le marché aux bœufs ; comme forum piscatorium, le marché aux poissons, forum olitorium, le marché aux légumes, etc.

[20] Stabat acuta silex præcisis undique saxis.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à ce mot silex, qui est employé pour désigner des pierres de différentes sortes ; cependant silex se prend en général pour la lave et par extension pour le pavé des routes et des rues. S’il était certain qu’il y eut jadis sur l’Aventin un grand rocher de lave, ce serait un fait géologique curieux. Ce rocher appartiendrait au second âge des volcans, et on ne comprendrait pas trop comment il eût pu arriver là. Mais, en supposant que Virgile ait vu au pied de l’Aventin ce curieux échantillon géologique, cela ne prouve pas qu’il ait jamais été sur le sommet de la colline ; Virgile ne l’avait pas vu en place.

[21] Dirarum nidis lomus opportuna volucrum.

[22] Orig. gentis Rom., VI, — ou Garanus (Serv., Æn., VIII, 203.)

[23] On a cru voir dans les vers de Virgile une allusion à une éruption volcanique. Mais Virgile ne parle que de flammes et de fumée, non de courants de lave et de pierres lancées dans les airs comme lorsqu’il décrit après Pindare : les éruptions de l’Etna. Ovide (Fastes, I, 572-4) semble vouloir indiquer une éruption véritable quand il compare Cacus à Typhée et le feu que vomit sa bouche à celui qui sort de l’Etna. Mais qu’un poète du siècle d’Auguste ait imaginé de faire de l’antre de Cacus le soupirail d’un volcan, cela ne prouve pas que la tradition eût placé un volcan sur l’Aventin, où il n’y en eut jamais.

[24] Cacus lui-même a été mis en rapport avec les traditions des Pélasges et leur culte du feu. On en fit un chef des Aborigènes venu de Grèce (Festus, 266) et établi sur le Palatin, qui reçut Hercule. (Diod., Sic., IV, 21.) Son nom voulait dire le brûlant (de caio). Sa sœur Caca était assimilée à Vesta ; une vestale lui offrait un sacrifice (Serv., Æn., VIII, 192) le 1er mai, jour des supplications pour les tremblements de terre. (Lyd., de Mens., mai. 1.)

[25] Æthic., éd. Gronov., p. 716.

[26] Je m’en tiens à la tradition suivie par Virgile, qui plaçait l’antre de Cacus sur le sommet de l’Aventin parmi les rochers et au cœur de la forêt, elle a pour elle la vraisemblance. Déjà Solin (I, 8) voulait que le brigand eût habité au bas de la colline, près de la porte Trigemina, ce qui avait du moins l’avantage de rattacher sa demeure au Forum boarium et à la prairie où paissaient les troupeaux d’Hercule. La tradition, en s’altérant toujours et en transportant plus loin la demeure de Cacus, a effacé ce dernier trait de vraisemblance.

[27] Constituitque sibi, quæ maxima dicitur, aram. (Ovide, Fastes, I, 580.)

[28] Il a été dessiné par Balthazar Peruzzi, d’après ce qui en restait sous Jules II ; il avait été détruit en partie sous Sixte IV. Le dessin de Peruzzi a été publié par M. de Rossi, dans sa très remarquable notice sur l’ara maxima. Le temple d’Hercule était un temple rond avec un dôme (tholus). Voyez L’ara massima ed il tempio d’Ercole nel fora boario ragionamento del cav. G. B. de Rossi. Roma, 1854.

[29] Peut-être ce fait, transmis par la tradition et transporté à une époque moins ancienne, a-t-il fait dire que pendant cent soixante-dix ans les Romains n’eurent pas de temple et de statue des dieux, tandis qu’on dit d’autre part que Romulus et Numa en élevèrent.

[30] Macrobe, Saturnales, III, 6.

[31] On appelait la dîme la part d’Hercule.

[32] Vitruve (III, 3) parle d’un Hercule de Myron près du grand cirque, mais cette statue appartenait à un temple d’Hercule qu’on appelait Pompéien, et que M. de Rossi (p. 23) distingue du temple d’Hercule vainqueur, plus voisin de l’ara maxima. Il y avait aussi, dans le forum boarium un Hercule œmilien. (Festus, p. 242.) Partout, dans cette région, se trouvaient des monuments de la présence d’Hercule. C’est encore à Rome un coin à souvenirs pélasgiques.

[33] Corinthe deleto.

[34] On pourrait objecter à cette opinion admise par plusieurs savants que la statue du Capitole n’a pas la tête couverte, tandis que Macrobe dit le contraire de l’Hercule vainqueur : Ipse ihi operto est capite (Saturnales, III, 6) ; mais ce détail a pu être changé dans la copie.

[35] Macrobe, Saturnales, I, 8.

[36] Properce dit à Jupiter en parlant de Cinthie (Élégies, II, 28, 45.) :

Ante tuosque perles illa ipsa adoperta sedebit.

(Cynthie elle-même, couverte d'un voile et prosternée à tes pieds)

Les anciens priaient assis. On voit souvent clans les églises de Rouie les gens de la campagne assis sur leurs talons, habitude née de la paresse méridionale et encore plus sensible en Espagne, où les belles dames sont véritablement assises en priant. Là, cette coutume ne vient pas directement des Pélasges, mais elle peut, comme les combats de taureaux, être la continuation d’une coutume romaine, el celle-ci peut remonter aux Pélasges.

[37] Aulu-Gelle, Nuits attiques, XI, 6, 5 ; Plutarque, Q. rom., 60.

[38] Solin, I, 10.

[39] Pausanias, V, 14, 2.

[40] Prud., Contra Symm., I, 120.

Nunc Saliis cantuque domus Pinaria templum

Collis Aventini convexâ in sede frequentat.

[41] Mons Agonus, P. Diacre, p. 10.

[42] Denys d’Halicarnasse (I, 54) rapporte que les compagnons d’Hercule s’établirent sur le mont Saturnien (le Capitole), c’est pourquoi il leur attribue la fondation de l’autel de Saturne qui était au pied du Capitole, mais je crois avec Denys d’Halicarnasse que cet autel était plus ancien que l’arrivée d’Hercule, c’est-à-dire la venue des Pélasges, et se rapportait â une époque antérieure, l’époque saturnienne ; la même incertitude entre l’établissement latin et l’établissement pélasge fit attribuer l’asile de Saturne à Hercule.

[43] Lycaon était fils de Pélasgus.

[44] Après avoir mentionné vingt-sept sanctuaires argéens, Varron n’en énumère que vingt-quatre ; c’est ce nombre qui est le véritable, comme le prouve celui des figures d’osier jetées dans le Tibre qui est aussi de vingt-quatre. Voyez l’art. Roma, dans le Dictionnaire de Géographie grecque et latine, publié par Smith, t. II, p. 731.

[45] V. Varron, De ling. lat., V, Argæi était le nom des sanctuaires comme des héros. L’auteur de l’excellent article Roma dans le Dictionary of greek and Roman Geography, publié par Smith, M. Dyer, fait remarquer que Saint-Pierre est à la fois le nom d’un saint et de l’église dédiée à ce saint.

[46] Cacus se rattache à ce culte, comme fils de Vulcain, par les flammes qu’il vomit, par son nom (Caiô, brûler), par sa sœur Caca, à laquelle des sacrifices étaient offerts comme à Vesta. (Serv., Æn., VIII, 190). Enfin, une tradition conservée par Festus (p. 266 ; Diodore Sic., IV, 21) représentait Cacus comme ayant reçu Hercule sur le Palatin où il avait amené de Grèce des Grecs ou des Aborigènes. Les Grecs ou les Aborigènes sont ici des Pélasges. (Voyez la note suivante.) Cacus avait donc, en tant que personnage mythologique, une origine pélasgique aussi bien qu’Hercule.

[47] Voyez le chapitre VIII.

[48] La tradition faisait aussi d’Aventinus un roi des Aborigènes. (Servi., Æn., VII, 657). Ceux-ci sont représentés comme associés aux Pélasges avec lesquels ils vinrent s’établir à Rome, sur le Palatin, et avec lesquels, à cause de cette association, ils ont été parfois confondus. C’est donc une raison de plus d’admettre la présence de leurs alliés les Pélasges sur l’Aventin.

[49] En effet, au-dessous de ce sommet était un temple de la bonne déesse, qu’une légende racontée par Properce (V, 9, 23) mettait en rapport avec l’histoire d’Hercule et de Cacus, et qui paraît avoir été dans l’origine une déesse de la fécondité universelle, idée dominante de la religion pélasgique. V. Preller, R. mythe., 351-7.

[50] Denys d’Halicarnasse, I, 75.