Avant de clore un récit, auquel l'importance des événements et la singularité du héros ont peut-être donné quelque intérêt, il reste, si je ne me trompe, à nous reculer un peu, afin d'embrasser d'un seul coup d'œil toute la perspective de cette histoire. Au risque d'employer une expression trop ambitieuse, je dirai que mon dessein, dans ces dernières pages, est non seulement de résumer rapidement le règne, mais encore et surtout d'esquisser la psychologie de Julien. C'est elle sans doute, plus que tout autre chose, qui donnera le sens des faits auxquels celui-ci fut mêlé. L'homme aidera, dans une large mesure, à expliquer l'œuvre. Définir cette œuvre par le dehors est facile. Pour une partie, elle a survécu à Julien ; pour une autre, elle est morte avec lui, sans avoir même un court lendemain. La partie durable correspond aux années passées en Gaule. Les exploits qu'y accomplit le César ne demeurèrent pas stériles. Non seulement Julien préserva, pour le moment, l'ouest de l'Empire des invasions germaniques ; mais encore, en arrêtant l'élan des hordes barbares, en les brisant à plusieurs reprises sous ses coups, en leur imprimant de nouveau le salutaire effroi du nom romain, il a probablement facilité à ses successeurs la défense du Rhin et des Alpes, et, par là contribué pour sa part à retarder l'heure du triomphe définitif de la barbarie en Occident. Mais tout ce qu'il a tenté depuis qu'il échangea la situation subordonnée du César contre le pouvoir absolu de l'Auguste a complètement échoué. C'est d'abord sa politique intérieure, qui tendit surtout à deux choses : la restauration du culte des dieux, le renversement de la religion chrétienne. De ses essais, si curieux, de réforme morale de paganisme, de constitution d'une Église païenne, rien n'est . demeuré, ou plutôt il n'a réussi à construire qu'une vaine façade, derrière laquelle n'avaient été jetés les fondements solides d'aucun édifice. Ses efforts pour abaisser les chrétiens, et, par l'exclusion de la vie publique et de l'enseignement, faire d'eux comme une société inférieure, dont l'ombre servirait de repoussoir à la splendeur restaurée de l'hellénisme, n'eurent pas plus de succès : Julien ne parvint ni à faire taire dans l'Église une seule voix éloquente, ni à susciter une étincelle de vie au sein de la décadence païenne. Il y eut de ce côté avortement complet de son œuvre, faillite intégrale de ses espérances. Même s'il avait plus longtemps vécu, le résultat n'eût sans doute pas été différent. Quand on lit avec soin les écrits et les lettres de Julien, on s'aperçoit que lui-même se rend compte, avec une visible souffrance, de l'insuccès de ses efforts. Sa politique extérieure, dans cette seconde phase de son règne, ne fut pas plus heureuse. Elle se résume toute à l'expédition contre les Perses, longuement et passionnément rêvée. Quand des conseillers prévoyants engagèrent Julien à prendre les armes contre les Goths massés sur la rive gauche du Danube, et à rétablir dans ces contrées, devenues un réservoir menaçant de peuples barbares, l'ancienne domination de Rome, il repoussa avec dédain la pensée d'une guerre aussi mesquine, et, fasciné par le souvenir de l'hellénisme vainqueur de Darius et de Xerxès, d'Alexandre portant ses armes à travers la Perse jusqu'aux Indes, il ne voulut plus regarder que l'Orient. Moitié par désir de gloire, moitié parce que, à tort ou à raison, la puissance persane lui paraissait une menace plus dangereuse que toutes les autres pour la sécurité de l'Empire, il envahit les États du roi de Perse. On vient de voir à quel désastre aboutit cette malheureuse expédition, qui fit perdre à Rome plusieurs provinces. Le règne de Julien avait commencé en fermant aux peuples germaniques les contrées les plus florissantes de l'Occident ; il se termine en laissant la frontière de l'est ouverte aux Perses. Cet aperçu rapide serait peut-être suffisant, si Julien était un de ces hommes célèbres, souverains, législateurs ou généraux, dont les actes importent seuls, mais dont la personne même, l'être intime, n'offre pas de relief suffisant pour donner prise à l'histoire. On sait qu'il en va tout autrement. En Julien, ce qui intéresse, c'est moins encore ce qu'il a fait que ce qu'il a été. Son histoire est, avant tout, un drame intérieur. Les événements les plus tragiques s'y passent au dedans, comme chez les héros de Corneille. C'est donc Julien lui-même qu'il convient de regarder une dernière fois. Cherchons à nous représenter, dans la mesure du possible, ce que fut sa physionomie morale, et, rassemblant les traits épars d'une figure devant laquelle nul ne peut demeurer indifférent, essayons de porter sur ses qualités et ses défauts, sur ses grandeurs ou ses misères, un jugement équitable, sine ira et studio. Il convient de se demander d'abord si la qualification d'apostat, qui depuis tant de siècles s'est unie à son nom, convient vraiment à Julien. J'estime qu'en la lui donnant, l'instinct populaire ne s'est pas trompé. Pour être un apostat, au sens habituellement prêté à ce mot, il ne suffit pas d'avoir cessé de croire, il faut s'être tourné, avec une sorte de colère, contre ses anciennes croyances, comme si on les voulait anéantir chez les autres après s'en être détaché soi-même. C'est bien ce qu'a fait Julien. Une fois hors du christianisme, il n'a plus pour cette religion, et pour ceux qui la pratiquent, que des paroles de haine ou de mépris. La détruire est devenu pour lui un dessein arrêté. Il la combat par ses actes, comme empereur, par ses livres, comme écrivain. On pourrait dire que, depuis qu'il est maître absolu de l'Empire, la plus grande partie de son règne s'est passée à gouverner contre elle. Mais, cette constatation faite, —et il est impossible à quiconque a étudié Julien de près de ne pas la faire, — il reste à chercher les causes de l'apostasie, et l'on est conduit à se demander si quelque chose n'atténue pas, dans une certaine mesure, la faute de l'apostat. Cette circonstance atténuante se rencontre dans l'éducation de Julien. Du côté de ses instituteurs chrétiens, comme de celui de ses maîtres païens, tout semble conspirer pour l'éloigner du christianisme. — La formation religieuse de Julien enfant avait été confiée par l'empereur Constance à l'évêque courtisan Eusèbe de Nicomédie. Elle commença, par conséquent, dans un milieu arien. Durant son séjour d'exil et d'étude en Cappadoce, Julien compléta son éducation chrétienne, sous la direction de prêtres imbus des mêmes doctrines. L'un d'eux nous est connu, Georges, le futur évêque intrus d'Alexandrie, lettré, intelligent, violent et sans scrupules. Julien le vit beaucoup, et lui emprunta, des livres. Mais il ne semble point qu'une religion apprise sous de tels guides ait dû laisser de bons souvenirs à un enfant observateur, et déjà aigri. Entrevu dans ce milieu, le christianisme lui apparut probablement sous la forme d'une doctrine sèche et contentieuse. Il ne connut guère, pendant les années où les impressions sont les plus vives et les plus durables, d'autres chrétiens que des disputeurs et des ambitieux, serviles envers les pouvoirs, durs pour leurs adversaires, poursuivant à la fois le triomphe de leurs idées et celui de leurs intérêts. Personne ne parait lui avoir révélé la religion sincère et désintéressée, le simple, doux et intime christianisme, avoir fait jaillir devant ses lèvres altérées la source d'eau vive, après laquelle celui qui a eu le bonheur d'y boire n'aura plus jamais soif[1]. — Au sortir de cette étude aride, Julien rencontrait des maîtres d'un tout autre esprit. Ceux-ci étaient imbus jusqu'aux moelles des choses qu'ils enseignaient. On sait quel helléniste accompli fut Mardonius. Avec un art merveilleux, il initia Julien aux grands classiques, et lui inspira la dévotion qu'il professait lui-même pour Homère et pour Hésiode. Commentés par une bouche éloquente, ces écrivains de génie devinrent pour Julien les vrais auteurs sacrés. Avant même de croire aux dieux d'Homère, il fut, d'instinct, de la religion homérique ; au lieu que, quand il croyait encore, par habitude, au christianisme, il ne se sentit jamais fils de la Bible et de l'Évangile. — Ainsi préparé, et dès lors beaucoup plus grec que chrétien, il subit, en Asie, d'autres influences. De sa première éducation religieuse il lui restait l'aversion instinctive pour la pluralité des dieux : celle-ci s'évanouit devant les explications allégoriques de ses nouveaux mitres néoplatoniciens. En même temps le plus influent et probablement le plus habile d'entre eux fit briller à ses regards une lueur fantastique, dans laquelle il crut reconnaître la vraie lumière : il s'imagina voir de ses yeux et toucher de ses mains le surnaturel, livra son âme aux séductions trompeuses de l'occultisme, et, franchissant vite l'hellénisme tempéré que lui avait appris Mardonius, devint à l'école de Maxime le païen visionnaire que tout le reste de sa vie nous a montré. D'autres sentiments encore aidaient, à l'insu de Julien, cette évolution. Les hommes qui dirigèrent son éducation chrétienne avaient été attachés par Constance à sa personne. Ils représentaient près de lui les croyances et les volontés du prince en qui, dès qu'il fut capable de sentir, il détesta le meurtrier de sa famille, le spoliateur de ses biens, celui qui l'avait fait orphelin, pauvre et dépendant, et veillait sur lui moins en protecteur qu'en geôlier. Cela le conduisit, par une pente presque inévitable, à étendre son aversion sur ces croyances elles-mêmes, à n'en recevoir l'énoncé qu'avec défiance, à ne s'y livrer jamais qu'à demi, et avec une arrière-pensée, à mêler d'une hypocrisie inconsciente même les actes de culte accomplis sincèrement. S'il n'en fut pas ainsi pour son frère Gallus, qui suivit sans réserve et même avec ferveur la religion de Constance, c'est que Gallus, d'une nature grossière et toute en dehors, était beaucoup moins intelligent, moins capable de ressentiments tenaces, moins sensible aux nuances que Julien. Ajoutons que le spectacle de l'Église chrétienne, pendant les années où se poursuivit l'éducation du jeune prince, n'était pas de nature à corriger ces mauvaises impressions. Ce n'est pas la phase la plus violente des luttes soulevées par l'arianisme : mais c'est une époque agitée, pendant laquelle les vérités les plus saintes sont mises en discussion, et les situations les plus respectées sont ébranlées par la violence. Ici, les évêques orthodoxes partent pour l'exil, remplacés par des intrus ; là le peuple se soulève en faveur de ses pasteurs légitimes ; partout, en Orient et en Occident, se rassemblent des synodes qui opposent formule à formule, doctrine à doctrine, épuisant toutes les subtilités du raisonnement et du langage pour amoindrir ou défendre la divinité du Sauveur. La foi simple et ferme d'un Grégoire ou d'un Basile se fortifiait parmi ces épreuves ; la foi déjà troublée de leur contemporain et condisciple Julien en recevait du scandale, et vacillait comme une lampe prête à s'éteindre sous un souffle de tempête. Cependant, il ne faudrait point ici exagérer, et, pour chercher des excuses à l'erreur de Julien, donner aux faits un caractère qu'ils n'ont pas. La tempête était à la surface ; mais elle n'atteignait pas la société chrétienne dans ses profondeurs. Ignorantes des orages qui passaient au-dessus d'elles sans les toucher, d'innombrables familles pratiquaient dans toute sa perfection la loi évangélique : on sait ce que valait, moralement, ce milieu de bourgeoisie provinciale d'où sortirent les grands docteurs cappadociens : partout, à Rome, en Gaule, en Afrique, nous apercevons de semblables foyers chrétiens, non seulement dans la classe moyenne, mais aussi dans l'aristocratie et dans le peuple. — A côté des vertus privées n'avaient cessé d'exister dans la société chrétienne les institutions charitables, et tous les jours il en naissait de nouvelles : nous avons vu Julien, devenu empereur, essayer de greffer sur le sauvageon du paganisme ces rameaux issus de l'Évangile, et proposer avec mauvaise humeur à l'émulation de ses coreligionnaires la charité de l'Église pour les indigents, les étrangers et les malades. Si des ambitieux essayaient de conquérir, en flattant la manie doctrinale de Constance, les grands sièges épiscopaux, et ne craignaient même pas d'user de violence pour s'y asseoir, nombreux demeuraient les évêques orthodoxes, qui préféraient la pauvreté et l'exil au sacrifice de leurs croyances, nombreux aussi les évêques de vie modeste et frugale, auxquels Ammien Marcellin lui-même a rendu hommage. Et nombreux aussi étaient, dans un rang moins élevé, les prêtres exemplaires dont Julien a reconnu implicitement les vertus, quand il a tracé, à l'adresse du clergé païen qu'il essayait de constituer, le modèle de la vie sacerdotale. L'œuvre du Christ était donc encore reconnaissable, même parmi les troubles religieux du quatrième siècle. Les aveux échappés à Julien lui-même montrent que, toutes les fois qu'il l'a voulu, il a su la voir. Il n'était que juste de faire connaître impartialement ce qui le poussa hors du christianisme ; mais il était nécessaire aussi, pour rester dans le vrai, de rappeler les motifs qui eussent pu le retenir. Une autre question a été et est encore souvent posée à propos de Julien : a-t-il persécuté les chrétiens ? Persécuteur, il ne le fut certainement pas à la manière de Dèce ou de Dioclétien : il ne rendit point d'ordonnance mettant la masse des adorateurs du Christ en demeure d'abjurer leur foi. Au contraire, il protesta souvent de sa tolérance, et, à plusieurs reprises, déclara qu'il n'entendait en aucune manière contraindre les chrétiens. Libanius raconte que des amis trop zélés, et qui comprenaient probablement fort peu l'époque où ils vivaient, l'engagèrent à renouveler les anciennes persécutions, mais que toujours il s'y refusa, disant que ce n'est point par le fer et le feu que l'on peut obliger les gens à renoncer à de fausses opinions sur les dieux, et qu'en vain la main sacrifie, si la conscience proteste[2]. Sans doute, il y eut sous son règne des sentences d'exil, ou même de mort, prononcées contre des chrétiens, dans des procès où, au fond, la question religieuse était en jeu ; mais toujours elles eurent pour origine, ou au moins pour prétexte, quelque sacrilège ancien ou récent, ou quelque infraction à la discipline militaire. Aucun document certain ne montre un chrétien condamné pour cette seule qualité, pour le nom seul, comme on disait aux trois premiers siècles. Julien eut toujours, dit Grégoire de Nazianze, et répètent après lui tous les écrivains ecclésiastiques, une volonté arrêtée de ne pas faire de martyrs. Libanius atteste la même disposition. Il rapporte ce propos de Julien : Les chrétiens qui ont cédé obtiennent plus tard d'être absous, et ceux qui ont été tués sont honorés à l'égal des dieux. Et il ajoute : Persuadé donc de tout cela, et voyant que la persécution avait toujours servi utilement la cause des chrétiens, Julien résolut de s'en abstenir[3]. Donc, au sens étroit et littéral du mot, Julien ne doit pas être compté parmi les persécuteurs. Et cependant, ici encore, l'instinct populaire ne s'est pas tout à fait trompé, en croyant que Julien persécuta. Il inaugura un genre nouveau de persécution, non seulement la persécution bénigne et séduisante, dont parle saint Jérôme, qui attire par les promesses, par les flatteries, et tend des pièges semés de fleurs, mais encore la persécution dont un contemporain païen a parlé en ces termes : Julien poursuivit avec excès la religion chrétienne, et ne s'arrêta qu'au moment de faire couler le sang[4]. Celle-là commence par exclure les chrétiens des charges civiles et militaires, mesure à laquelle des nécessités de service apportèrent seules quelque tempérament. Elle se continue en frappant les chrétiens de taxes spéciales, au moins dans les contrées appelées à supporter le poids de la guerre de Perse. Elle se complète en les chassant de toutes les chaires où se distribuait l'éducation classique, et en supprimant, à cause d'eux, la liberté de l'enseignement. Ce n'est pas, comme le remarque Eutrope, la persécution sanglante, mais c'est la persécution froide, insidieuse, qui n'attaque pas de front, qui emploie les moyens obliques. Elle travaille à semer les divisions, fait marché avec les consciences, les place entre l'intérêt et le devoir. Par une série de mesures dont aucune n'est absolument illégale, mais qui, réunies, constituent la plus monstrueuse tyrannie, elle cherche à mettre peu à peu les chrétiens à l'écart de toutes les fonctions publiques, à leur ravir en détail leurs droits de citoyens, à les pousser doucement hors la cité, hors la loi. Elle affiche même la prétention de leur faire accepter cette déchéance comme un fait acquis, contre lequel il n'y a pas de recours. Une telle manière de procéder n'émeut pas l'opinion des indifférents ; elle ne donne aux victimes ni l'occasion de résister par la force (le nombre des chrétiens l'eût aisément permis au milieu du quatrième siècle), ni celle de confesser plus éloquemment leur foi en se laissant immoler. Elle est plus dangereuse que toute autre, sous ses dehors modérés. La guerre ainsi déclarée par Julien à la moitié de ses sujets, parce qu'ils ne partageaient pas ses croyances religieuses, s'accorde mal avec le respect qu'il professe pour la liberté de conscience. On se tromperait, cependant, eu supposant qu'il s'en est tenu aux seules mesures d'une portée générale qui . viennent d'être rappelées. Plus d'une fois il descendit dans le détail, et commanda directement des actes, où il est difficile de ne pas voir des actes de persécution. Les orateurs et les historiens chrétiens parlent d'églises qu'il fit fermer, ou même détruire par le feu : leur témoignage est confirmé par Julien lui-même, faisant allusion, dans le Misopogon, aux villes, qui, par son ordre, ont démoli des sanctuaires des martyrs. Chose plus grave encore, ou l'exonérerait difficilement de toute responsabilité dans les excès véritablement anarchiques qui souillèrent, en beaucoup de lieux de l'Orient, la réaction païenne dont il avait donné le signal. Son langage toujours insultant et haineux, quand il parlait des chrétiens, renouvelant contre eux les anciennes calomnies, et les représentant comme des athées, chargés ou capables de tous les crimes, était de nature à soulever contre eux les pires passions. Il y eut du sang versé, avec ces raffinements de cruauté dont seules sont capables les foules fanatisées. L'absence de répression qui suivit ces excès, la disgrâce même où tombèrent certains magistrats pour avoir tenté de les punir, sont la marque d'une complicité tacite, ou au moins d'une indifférence coupable. La parole rapportée par Grégoire de Nazianze : Est-ce un si grand mal qu'un Grec tue dix Galiléens ? pèsera sur la mémoire de Julien. Telle fut, selon l'expression de M. Jules Simon, cette lutte célèbre que Julien commença en philosophe et finit en persécuteur[5]. Il semble donc que la seconde de ces qualifications soit à retenir ; mais peut-être se demandera-t-on dans quelle mesure Julien a droit à la première. Effaçant lui-même un mot écrit trop vite, M. Jules Simon répond : Julien n'est pas un philosophe ; c'est un adepte de l'école de Jamblique, un sophiste de l'école de Libanius ; c'est un érudit, un lettré, qui se passionne pour la doctrine de ses maîtres, sans chercher à la renouveler ou à l'approfondir[6]. On comprend, en effet, que, jeté à vingt-quatre ans au milieu de la vie publique la plus agitée, Julien n'ait connu ni les loisirs ni la liberté d'esprit nécessaires pour se faire un système suivi et personnel. Tout ce qu'il eut d'idées philosophiques, il le dut à ses maîtres. Mais le dualisme qui se rencontre dans la formation intellectuelle du jeune prince n'était pas de nature à donner à ce fond emprunté la solidité et la cohérence. Mardonius, qui parait avoir été aussi versé dans la philosophie classique que dans les lettres, avait initié son élève aux doctrines de Platon et d'Aristote en même temps qu'à la poésie d'Homère et d'Hésiode. Soit sous la direction de ce remarquable éducateur, soit plus tard, Julien lut de Platon la République, les Lois, et la plupart des dialogues, de Xénophon les Mémoires et l'Apologie de Socrate, d'Aristote la Politique, la Nature, la Morale à Nicomaque[7]. Mais les impressions reçues en Asie Mineure ont en partie effacé cette marque première et excellente. Même quand il cite les ouvrages des plus hauts représentants de la sagesse hellénique, on sent que Julien n'est plus avec eux par le fond de la pensée : ils ne paraissent guère dans son œuvre que comme une broderie sur un tissu ourdi par de tout autres mains. A l'école de Maxime il est peu resté en Julien du rationalisme d'Aristote : même du mysticisme sublime de Platon il lui est seulement demeuré une image déformée par les rêveries des néoplatoniciens de la dernière époque, et adaptée par eux à ce qui était le plus de nature à séduire leur impérial disciple, l'explication et la justification des mythes païens. La philosophie dont l'influence de ces derniers maîtres a imbu l'esprit de Julien est toute apologétique ou toute polémique. Elle n'a presque plus rien de la libre recherche de la vérité. Devenue la servante de la théologie »païenne, elle participe de l'indétermination de celle-ci. J'ai analysé plus haut les deux ouvrages où Julien a laissé comme la synthèse de ses idées philosophiques, le discours sur le Roi Soleil et le discours en l'honneur de la Mère des dieux. Bien que le premier semble avoir été écrit pour une lecture publique, et destiné même à des auditeurs occidentaux, il n'offre ni plan ni méthode : les idées s'y suivent sans s'y enchaîner, telles qu'elles ont dû se présenter à l'esprit de Julien dans une improvisation laborieuse. Encore plus visiblement improvisé est le discours qu'il écrivit en une seule nuit pour expliquer le mythe de la Mère des dieux. Mais l'improvisation de la forme ne serait rien, si l'on rencontrait la continuité du fond. Qu'on lise l'un après l'autre les deux discours, on s'apercevra que celle-ci n'existe pas. On sentira combien se tiennent peu les idées de Julien. Elles paraîtront juxtaposées plutôt qu'unies. Mélange non digéré de platonisme, de réminiscences chrétiennes, de syncrétisme païen, de cosmogonie paradoxale, relevé de place en place par la sincérité de l'accent religieux, le premier discours, malgré ses défauts, formait un tout complet. Il semblait donner le dernier mot de l'auteur sur Dieu et les dieux. Julien y racontait à sa manière la genèse de l'immatériel et de la matière, du monde invisible et du monde visible. Le second discours traite à peu près les mêmes sujets. Mais il le fait en amenant sur la scène de tout autres personnages divins. Dans l'un, le principe générateur du monde visible est le Soleil ; dans l'autre, ce principe est Attis, et le Soleil ne joue plus que le rôle d'organisateur. La place remplie par la Mère des dieux du second discours est celle où l'on nous a montré la Minerve Pronoé du premier. Tout s'enchevêtre, se confond, se contredit. On sent que Julien a cessé d'être en possession d'une métaphysique arrêtée. Ses concepts se créent ou se modifient à mesure qu'il écrit, et naissent en quelque sorte sous sa plume pour la satisfaction de son rêve ou pour les besoins de sa cause. On est avec lui dans le royaume des nuages, non sur le roc ferme des idées. L'obscurité qui règne dans ses pensées ou dans ses paroles ne vient pas de la profondeur, mais du vide. Julien est un des écrivains de la philosophie décadente : il n'a ni la clarté, ni la simplicité, ni la logique, ni le désintéressement du philosophe. Lui-même s'est rendu justice quand il a dit, non sans quelque fierté, dans le discours contre Héraclius Il ne serait pas étonnant qu'un soldat comme moi ne connût pas toutes les parties de la philosophie. Un soldat : voilà ce me semble, le vrai caractère de Julien. Je sens ce qui me manque de compétence pour le juger de ce point de vue, et je voudrais que ses campagnes fussent étudiées par un écrivain du métier. Mais je puis au moins donner les impressions que m'a laissées, après l'avoir suivie, pour ainsi dire, pied à pied, la vie militaire de Julien. Il me parait impossible de n'être pas surpris, presque émerveillé, de la facilité avec laquelle il s'y plia. Rien ne l'y avait préparé. Son éducation, pas plus, du reste, que celle des jeunes nobles de son temps, n'avait été dirigée dans ce sens. Aucun professeur d'art ou même d'exercices militaires ne parait parmi les instituteurs de son adolescence. Ses goûts ne le portent même pas, à cette époque, vers une existence active. Bien qu'ayant passé plusieurs années parmi les montagnes si giboyeuses de la Cappadoce, et vécu alors dans une province renommée pour ses chevaux, il ne semble point s'être occupé d'équitation ou de chasse : au moins, lui qui raconte tout de son éducation, ne fait-il aucune allusion à des divertissements de ce genre. Il est sûr au moins que les mouvements les plus élémentaires que l'on enseigne au jeune soldat lui étaient inconnus quand il devint César : Julien fut obligé, en Gaule, de les apprendre l'un après l'autre. Ammien Marcellin le montre s'y livrant avec gaucherie, et presque en soupirant. Cependant, six mois après son entrée dans le pays qu'il était appelé tout à la fois à gouverner et à défendre, le même historien nous le fait voir engagé dans une première guerre, et y déployant déjà la décision et la vigueur d'un vieux général, velut dux diuturnus, viribus eminens et consiliis. Ce passage si aisé et si rapide de la vie la plus sédentaire à l'existence des camps, cette révélation soudaine de qualités guerrières que rien n'avait fait jusque-là prévoir ni aux autres ni à Julien lui-même, est sans doute l'indice d'une des plus rares vocations militaires qui se soient rencontrées. L'histoire offre peu d'exemples d'un jeune homme s'arrachant ainsi à ses livres pour s'improviser chef de troupes, et dans ce rôle si nouveau pour lui paraissant tout de suite d'une expérience consommée. Sans doute, on peut se demander si, dans cette première phase de sa carrière militaire, Julien ne dut pas beaucoup aux conseils des généraux que Constance avait mis près de lui, et qui gardèrent d'abord le commandement supérieur des troupes. Mais, à en croire Julien et les écrivains antiques qui se sont plus ou moins inspirés de lui, les généraux avaient été placés là par un suzerain jaloux, moins pour l'aider que pour le surveiller, et il n'eut jamais qu'à se plaindre d'eux. D'ailleurs, après un peu plus d'un an, la direction des affaires militaires lui fut remise par Constance. Ses succès lui appartiennent donc vraiment, et les qualités qu'il montra sont bien les siennes. Elles contrastent, dès le début, avec la prudence des vieux généraux qu'on lui avait donnés pour conseils. Dès sa première marche, il choisit un chemin dangereux, afin d'arriver plus rapidement au but. Il ne cesse d'accomplir ou de commander à ses soldats des actes d'audace. Payant toujours le premier de sa personne, il ne craint pas d'ordonner des coups de main qui paraissent d'abord téméraires, mais où le résultat est proportionné à l'effort avec une justesse de coup d'œil presque infaillible. Julien excelle ainsi dans la guerre de détail, de surprises, de stratagèmes, presque dans la guerre de partisans. De grands fleuves comme le Rhin ne l'arrêtent pas : ses soldats le passeront la nuit, en silence, sur des barques que l'ennemi ne voit ni n'entend, au besoin en se faisant des nacelles de leurs boucliers. Pour les rendre plus expéditifs, il ne se préoccupe pas outre mesure de leur approvisionnement : on emporte ordinairement peu de jours de vivres : si les convois ne rejoignent pas l'armée, le soldat romain moissonnera les champs de l'ennemi, et fera son pain avec le froment semé par les Barbares. Cette manière de combattre, rapide et simplifiée, est rendue possible à Julien par le petit nombre de soldats qu'il eut à mettre en ligne pendant son gouvernement des Gaules : l'armée la plus nombreuse qu'il ait dirigée alors était de treize mille hommes. Il convient d'ajouter que, sauf dans la bataille de Strasbourg, il eut affaire soit à des corps d'ennemis isolés, soit à des tribus surprises sur leur propre territoire. Dans ces situations, la légèreté de la marche, la rapidité des mouvements, l'audace des attaques, l'ascendant personnel du chef, valaient beaucoup : il ne restait à peu près aucune place aux plans d'ensemble et aux calculs de la stratégie. Ce n'est pas à dire, cependant, que tout, dans l'action militaire de Julien en Gaule et en Germanie, ait été livré au hasard. On peut, pendant les cinq années qu'elle dura, distinguer plusieurs phases, où se marque la volonté réfléchie du César. Les deux premières années sont occupées à délivrer la Gaule de la présence des Germains, et à reprendre sur ceux-ci toute la rive gauche du Rhin. En 358, Julien conçoit un plan plus vaste : c'est de se rendre maitre de l'embouchure et des deux rives du fleuve, afin de le rouvrir aux flottes romaines. Il emploie les années suivantes à consolider cette conquête par des moyens qui lui sont bien personnels : non seulement en inspectant et en fortifiant les postes romains des bords du Rhin, mais encore en franchissant celui-ci à plusieurs reprises, pour ravager les cantons de la rive droite, frapper de terreur et d'impuissance les peuplades germaines et leurs chefs. Il y parvint si complètement, que pendant le reste de son règne, même quand il eut emmené en Orient une partie de l'armée des Gaules, la Germanie ne bougea plus. Si Julien, malgré tout, nous apparait en Gaule ave c quelques-uns des caractères d'un chef de partisans, il prend tout à fait une physionomie d'aventurier dans l'expédition extraordinaire qui le conduisit en six mois de Bâle à Constantinople. Peut-être, malgré ses périls, cette marche était-elle la seule issue possible à l'impasse où les événements de Paris avaient acculé Julien. Celui-ci y fit preuve de ses qualités ordinaires, l'audace, le sang-froid, la promptitude, la ruse : sa façon de mettre la main sur la flottille du Danube, et de se faire porter silencieusement par elle, est un vrai coup de partisan. Mais il s'arrêta au moment où l'on eût pu juger ses qualités de général. La mort opportune de Constance le délivra de la nécessité de combattre non plus, comme auparavant, des hordes barbares, mais une armée romaine, nombreuse, aguerrie et régulière, qui marchait contre lui, et dont les avant-gardes se massaient déjà en Thrace. La fortune traita cette fois Julien en enfant gâté, lui tressa les faciles lauriers d'un triomphe sans lutte, mais lui rendit le bon ou le mauvais service de ne pas permettre à l'histoire de prendre toute sa mesure. Peut-être serait-il moins équitable encore de le juger d'après la guerre de Perle. A quelques historiens il a paru que, à ce moment, Julien avait perdu beaucoup de ses qualités premières. L'orgueil d'un pouvoir exercé sans contrôle, la place absorbante qu'il avait laissé prendre dans ses pensées au fanatisme religieux, l'avaient, à certains éga.rds, diminué. Sa vue n'était plus si nette : il y avait du trouble dans son intelligence. Il était devenu à la fois plus obstiné et plus crédule, moins accessible aux conseils de la prudence, plus docile à d'étranges suggestions. La superstition le dominait maintenant tout entier. Elle n'avait joué aucun rôle dans ses guerres contre les Germains, entreprises en un temps où il n'avait pas encore la liberté de laisser voir ses sentiments religieux. Aucun haruspice, aucun philosophe, ne suivait alors l'armée et n'était appelé à donner son avis sur les affaires militaires. L'étude des présages ne jouait aucun rôle dans la conduite des troupes. Tous les jours paraissaient également bons pour le combat. Au cours de l'aventureuse expédition contre Constance, pendant laquelle Julien a ouvertement déclaré sa conversion au paganisme, la superstition commence à se mêler d'une façon bizarre aux préoccupations du général et de ses amis : cependant elle ne prend pas encore une part active aux détails du commandement. Pendant la guerre de Perse, elle est devenue l'un des rouages essentiels, l'un des moteurs principaux de l'armée : les devins sont appelés au conseil plus souvent que les généraux : on marche les yeux errant sans cesse à la recherche des présages : on suspend les mouvements des troupes pour étudier le sens des signes observés et ouvrir les rituels divinatoires. Sans doute, à certains moments, Julien se dégage de l'obsession païenne. Réveillé, pour ainsi dire, de son rêve, il retrouve alors toutes ses qualités. Il excelle toujours dans les détails. Il a, comme autrefois, des coups d'audace merveilleusement réussis. Personnellement, il a montré la plus grande bravoure. Il a même appris deux choses qui, auparavant, lui étaient peu familières : l'art de faire mouvoir de grandes masses, et celui des sièges. L'ordre de marche de l'armée, lors de sa première étape sur le territoire persan, parait réglé avec le soin le plus minutieux. La part personnelle prise par Julien au siège de Pirisabora semble révéler en lui les talents de l'ingénieur militaire, qu'il n'avait pas eu jusque-là l'occasion de montrer. Mais, à côté de ces mérites, ou anciens ou nouveaux, do graves lacunes commencent à se faire voir. Il ne parait pas qu'un plan défini ait été tracé à l'expédition de Perse. La diversion par le nord, qui n'amena aucun résultat, mais qui, mieux servie par les circonstances, eût pu être d'un grand effet, semble avoir été imaginée après coup. Quand Julien, l'armée et la flotte sont arrivés devant Ctésiphon, on ne sait plus quel parti prendre. On remonte le long du Tigre, sous l'empire de pensées nouvelles. Arrive l'ordre incompréhensible d'incendier la flotte. Dès lors l'armée romaine marche vers le désastre inévitable. Julien meurt à temps pour laisser à son successeur la lourde responsabilité d'une capitulation que, vivant, il n'eût sans doute pas évitée. Mettons chacun à son rang. Personne assurément ne verra dans Julien l'égal des grands capitaines de l'antiquité. Ses campagnes de Gaule et de Germanie restent bien au-dessous de celles de Jules César : sa campagne de Perse ne rappelle en rien la grande expédition d'Alexandre, qu'il avait pris pour modèle : ni pour le plan, ni pour la préparation, ni pour le succès, elle n'approche même de celles de Trajan et de Septime Sévère. Mais il ne faut pas oublier qu'au quatrième siècle l'art de la guerre était déjà en décadence. Plusieurs des défauts de Julien furent probablement ceux de son temps. Il faut se souvenir encore que cet art ne lui avait pas été enseigné, et que, placé subitement à la tête des armées, il lui fallut tout tirer de son propre fond. Il reste à ce général improvisé assez de qualités, secondaires peut-être, mais remarquables encore, pour lui donner droit à l'admiration. Les mérites guerriers de Julien ne doivent pas faire oublier son rôle d'administrateur. Il parut tout de suite y exceller. Mais on peut croire qu'il était mieux préparé à cette partie des fonctions impériales. Bien qu'élevé en simple particulier, Julien avait probablement deviné de bonne heure le vol changeant de la fortune : sa lettre à Themistius montre qu'il s'était fait d'avance un idéal de gouvernement selon la justice et la raison. Pendant cet âge d'or de son règne qui correspond aux cinq années passées en Gaule, il y parut invariablement fidèle. Il se montra très juste envers les provinciaux et, dans la mesure du possible, adversaire des exigences fiscales, dit Eutrope. Des chrétiens, comme saint Grégoire de Nazianze et saint Ambroise, lui donnent le même éloge. Ammien Marcellin montre Julien rendant scrupuleusement la justice, et exigeant qu'elle fût rendue ainsi. Il allégea pour les Gallo-Romains le poids des impôts, malgré la mauvaise volonté des agents supérieurs du fisc, et au risque d'encourir la disgrâce de Constance. Devenu maître absolu de l'Empire, il s'inspira des mêmes pensées de bienveillance ; cependant, en matière économique et fiscale, l'Auguste ne valut pas le César. Julien avait sur l'économie politique les idées vagues ou inexactes de son temps ; mais il manquait de la prudence qui met en garde contre les fantaisies personnelles, et, désormais investi du pouvoir de tout faire, il se crut le droit de tout oser. Eutrope dit qu'il ménageait peu le trésor. Libanius prétend qu'il rêvait de transformer, au retour de l'expédition de Perse, tout le système des impôts, afin de les réduire presque à néant. Dans l'intention assurément fort louable de rendre service à ses sujets, il se livre à de bizarres expériences, et s'irrite contre eux de ses insuccès. Là est une des causes de la haine, si étrange pour un souverain, qu'il professe publiquement à l'égard des habitants d'Antioche. Mais il les hait pour une autre cause encore que l'échec de l'édit de maximum ; ici parait le motif secret et toujours le même, qui fit dévier Julien de son impartialité première, et inclina vers la tyrannie l'équitable administrateur d'autrefois, dès qu'il se fut déclaré païen. On le voit favoriser certaines villes, se montrer dur ou négligent envers d'autres, selon qu'elles professaient ou non le même culte que lui. La dévotion municipale envers les dieux devint un titre aux bienfaits administratifs. Elle devint aussi un titre à l'impunité : nous avons déjà dit comment Julien, si exact à relever contre les chrétiens d'anciens délits, des excès de zèle iconoclaste commis sous les règnes précédents, oublie au contraire de punir ou même empêche de réprimer les actes d'inhumanité dont les chrétiens étaient victimes sous son règne de la part des habitants de quelques cités. La même partialité se montre dans le choix des fonctionnaires. Julien s'en est même fait une loi, puisqu'il a interdit aux chrétiens les emplois publics. Les nominations faites par lui furent souvent étranges. Il consultait les antécédents littéraires ou philosophiques des candidats plus que leurs capacités administratives. Dans les faveurs ainsi accordées à ses amis, il fut, dit Eutrope, moins scrupuleux qu'il ne convient à un prince. Plusieurs d'entre ces favoris, ajoute le même contemporain, le déshonorèrent par leurs actions[8]. Rappelons le gouverneur de la Syrie, choisi, de l'aveu de Julien lui-même, malgré son peu de mérite, et seulement pour être désagréable aux habitants d'Antioche. On excuserait difficilement de tels faits, et l'on ne peut s'empêcher de citer, à ce propos, la conduite toute différente de Constantin et de ses fils, qui, non moins exclusifs peut-être que Julien dans leurs opinions religieuses, ne consultèrent presque jamais celles-ci pour l'attribution des fonctions publiques, élevant indifféremment aux plus hautes charges païens et chrétiens, selon que les y appelaient le mérite ou la naissance. Je crois avoir montré de quelles qualités et de quels défauts, de quelles vertus et de quels vices, de quelles ombres et de quelles lumières se composent la vie et la carrière de Julien. Son intelligence fut plus vive peut-être qu'étendue, plus capable de s'assimiler les pensées d'autrui que d'apercevoir les conséquences lointaines de ses conceptions et de ses actes : ainsi s'expliquerait comment, placé, en Gaule, devant une tâche définie et subordonnée, il y parut tout de suite supérieur, tandis que les desseins formés par sa seule initiative furent souvent mal conçus, mal préparés, mêlés d'illusions, et voués d'avance à l'insuccès. Son éducation, son mode de penser, semblent d'accord avec l'idée que nous nous faisons ici de son intelligence : Julien se montra d'une extrême docilité envers les maîtres qui surent s'emparer de son esprit : il adopta successivement leurs idées, même quand elles furent contradictoires : après avoir reçu de Mardonius un fond tout hellénique, il accepta de Maxime et de la petite société néoplatonicienne les plus extrêmes tendances du mysticisme oriental : ces diverses couches d'éducation se superposèrent sans se mêler, mais sans qu'il parût sensible à leurs différences, et se retrouvent, mal fondues, dans ses écrits. Julien fut toute sa vie un disciple plutôt qu'un penseur original : son âme garda les plis que des mains diverses lui avaient imprimés. Il parait de même au point de vue littéraire : on sait comment, sans avoir eu, dans sa jeunesse, la permission de suivre les cours de Libanius, il s'était assimilé la manière du célèbre rhéteur, et l'avait si complètement imité, qu'on le considérait comme ayant été à son école. Ainsi s'expliquent même en partie les défauts littéraires de Julien : avec une vivacité d'esprit bien supérieure, il compose aussi mal que Libanius, il en a les insupportables longueurs, relevées seulement, çà et là par des traits, des saillies, un brillant et un mordant, qui ne se rencontrent point dans les écrits monotones de l'orateur d'Antioche. Cependant, l'incohérence des compositions de Julien ne tient probablement pas à la seule influence de Libanius : lui-même ne semble point avoir été assez pondéré, assez calme, assez capable de dominer ses impressions et de faire un tri entre ses idées, pour produire des œuvres claires, bien enchaînées, de bonnes proportions, où circulent vraiment l'air et la lumière. Ses défauts d'écrivain proviennent en partie sans doute des exemples qu'il a suivis, mais en plus grande partie, probablement, de la nature de son esprit. On peut se demander ce que valut Julien par le cœur. Les tristes conditions de son enfance ne le disposèrent pas aux affections de famille. Il fut privé tout de suite des soins d'un père et d'une mère. Son frère ne lui ressemblait ni par le caractère ni par les goûts. Le seul parent avec qui il ait été en rapports, Constance, ne lui inspira que de la crainte et de la haine. Il fit un mariage sans amour. Il n'eut pas d'enfants. Les plus pures sources des tendresses humaines lui furent fermées. Il faut le plaindre, plus encore que s'étonner si l'on rencontre sous sa plume peu de sensibilité vraie. Quand il en veut prendre le langage, il s'empêtre dans la plus banale rhétorique : témoin la lettre écrite pour consoler Amerius de la mort de sa femme, et le long morceau composé pour consoler son ami Salluste et se consoler lui-même de leur mutuelle séparation. Ses seules affections sont de nature toute intellectuelle. Il aime Mardonius, comme son premier éducateur : il prodigue jusqu'à l'excès à son second éducateur, Maxime, les marques de reconnaissance et de respect. Cependant, dans le petit cercle où, même devenu empereur, il se confina, il semble avoir eu quelques vrais amis. Beaucoup de ceux qui l'ont pleuré se désolèrent surtout d'avoir perdu en lui le prince généreux qui répandait les bienfaits sans compter sur les philosophes et les serviteurs des dieux. Libanius s'afflige du petit nombre d'hommes qui le regrettèrent sincèrement. Mais lui, Libanius, versa sur Julien de vraies larmes. A ses yeux, au moins, Julien semble donc avoir montré quelques-unes des qualités qui attirent l'affection. Une dernière question se pose : Julien demeura-t-il jusqu'au bout sain d'esprit ? J'aurais peut-être hésité à la formuler en ces termes, si je n'avais rencontré, dans une récente biographie du héros, où l'admiration pour ses qualités tourne presque au panégyrique, cette affirmation brutale, qui semble arrachée par l'évidence à la sincérité de l'historien : Julien était un déséquilibré[9]. Je ne souscrirai pas sans réserve à ce jugement. Dans ce que nous connaissons de l'enfance et de la jeunesse de Julien, on ne voit rien qui le confirme. Ses écrits ne témoignent pas d'une pensée très ferme et très calme ; mais ils ne portent aucune trace d'un défaut d'équilibre intellectuel. Ce n'est certes pas étant César qu'il en avait donné des marques. Cependant plus d'un indice ferait croire que, pour les dernières années du règne de Julien, le mot de M. Negri ne serait pas sans quelque vérité. La dévotion de Julien a pris alors un caractère d'exaltation fébrile. Son commerce avec les dieux est continuel. Il les voit, converse avec eux. Ses jours et ses nuits sont peuplés de fantômes. Les statues lui font des signes. Tout est pour lui mystère et présages. Ses angoisses pendant l'année de sa rupture avec Constance avaient dit tendre ses nerfs à l'excès. Ses jeûnes, ses abstinences, ses veilles prolongées, le prédisposent à toutes les illusions. Les visionnaires et les occultistes, dont il fait maintenant sa société habituelle, acquièrent chaque jour sur lui une plus funeste influence. Que sa raison ait un peu sombré dans une vie aussi étrange, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner. La campagne de Perse semble bien, en effet, montrer en lui, de temps en temps, quelque dérangement d'esprit. Sa docilité aux conseils des transfuges dépasse toute mesure. L'ordre d'incendier la flotte parait d'une imprévoyance presque maladive. Sa colère contre le dieu Mars, parce qu'un sacrifice n'a pas réussi, est vraiment d'un halluciné. Sans doute Julien, au dernier moment, s'est ressaisi, et sa-mort, si elle fut telle qu'on la raconte, le montre non seulement en possession d'une raison éloquente et calme, mais encore dépouillé de ses superstitions coutumières. Mais il en est souvent ainsi, et les esprits momentanément troublés ont retrouvé plus d'une fois leur ancienne lucidité aux approches de la dernière heure. Il est donc possible que Julien ait été, pendant la seconde période de sa vie, un déséquilibré. Cette période coïncide avec le moment où son apostasie parut complète et publique, où il s'enfonça tout entier dans le paganisme, et fut sous l'empire absorbant d'une idée fixe. L'idée, alors, le domina au point de lui faire perdre le sens du réel. Il mit des facultés autrefois belles et saines au service d'une chimère. Il les usa, en les faisant travailler dans le vide. Et le titre d'Apostat est demeuré attaché à son nom moins encore, peut-être, pour le flétrir que pour marquer le point où la déchéance intellectuelle commença chez un prince qui, dans la première partie de sa carrière, avait donné au monde de si nobles espérances. FIN DU TROISIÈME ET DERNIER TOME |
[1]
[2] Libanius, Epitaphios Juliani
; Reiske, t. I, p. 562.
[3] Libanius, Epitaphios Juliani
; Reiske, t. I, p. 562.
[4] Nimius religionis christianæ insectator, perinde tamen ut cruore abstineret. Eutrope, Brev., X, 16.
[5] Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. II, p. 320.
[6] Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. II, p. 338.
[7] Tous ces écrits sont cités dans les ouvrages de Julien.
[8] In amicos liberalis, sed minus diligens quam principem decuit. Fuerunt enim nonnulli, qui vulnera gloriæ ejus inferrent. Eutrope, Brev., X, 16.
[9] Giuliano era un uomo squilibrato. Negri, l'Imperato e Guiliano l'Apostata, p. 399.