JULIEN L'APOSTAT

TOME TROISIÈME — JULIEN ET LES CHRÉTIENS : LA PERSÉCUTION ET LA POLÉMIQUE - LA GUERRE DE PERSE.

LIVRE VIII. — JULIEN ET LES CHRÉTIENS : LA PERSÉCUTION ET LA POLÉMIQUE.

CHAPITRE IV. — LA TENTATIVE DE RECONSTRUCTION DU TEMPLE DE JÉRUSALEM.

 

 

I. — Les préliminaires.

On a vu, par l'analyse du Contra Christianos, quelle idée Julien se faisait du Dieu des Juifs. Il reconnaissait en lui un des dieux secondaires, préposés à la conduite d'une nation par le Dieu suprême. L'erreur des Juifs, selon Julien, n'était pas de l'adorer, mais de le considérer comme unique et universel. Ramené à ses justes proportions, il pouvait légitimement prendre place dans le panthéon. Julien, qui portait volontiers son encens à tous les dieux, se déclarait prêt à lui rendre hommage, non comme au Dieu jaloux du monothéisme, mais comme au Dieu particulier d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de leurs descendants : il se disait son adorateur, et se recommandait à sa protection[1].

Redevenus ainsi, dans la pensée de Julien, non le peuple choisi pour conserver dans le monde antique l'idée de l'unité divine, mais au contraire l'une des plus petites nations auxquelles présidait un des dieux multiples, les Juifs non seulement n'inspiraient point d'ombrage au restaurateur du paganisme, mais encore formaient une des parties intégrantes de son système. Julien faisait remarquer que, par leurs pratiques religieuses, ils ne se distinguaient pas des autres peuples. Sauf, disait-il, leur croyance en un Dieu seul et unique, tout le reste leur est commun avec nous, temples, enceintes sacrées, autels des sacrifices, purifications, observances[2]. S'ils n'ont plus, à Jérusalem, leur sanctuaire national, Julien affirme que, à l'heure où il écrit, les Juifs, cependant, sacrifient dans des lieux tenus secrets[3], et là mangent de la chair des victimes, dont ils donnent l'épaule droite en prémices aux prêtres[4]. Ces rites, en les confondant, pour lui, dans la masse des païens, non seulement leur garantissaient sa tolérance, mais encore leur méritaient sa faveur.

D'autres causes leur assuraient celle-ci. Le regard perspicace de Julien avait reconnu vite, chez les Juifs, ses meilleurs alliés dans la guerre sourde, incessante, non déclarée, mais d'autant plus efficace et plus perfide, qu'il faisait aux chrétiens. Si, en certaines villes, les païens, redevenus les maîtres, et dont il encourageait toutes les audaces, s'étaient déchaînés avec rage contre ceux-ci, en d'autres ils étaient restés indifférents, ou avaient continué avec la fraction chrétienne de la population les bons rapports depuis longtemps établis. Les Juifs, eux, mirent tout de suite à profit les dispositions de Julien pour assouvir leurs haines traditionnelles. On les vit en Égypte, en Asie, incendier impunément des basiliques chrétiennes. C'était la reprise du rôle assumé par eux pendant trois siècles. Toutes les fois que dans l'Empire païen avait recommencé la persécution soit officielle, soit populaire, ils s'étaient montrés au premier rang, attisant les colères ou aidant les violences[5]. Obligés ensuite de se contenir pendant cinquante ans, ils venaient de subir en frémissant la surveillance des empereurs chrétiens. Les lois rendues par Constantin et Constance pour protéger contre eux la liberté de conscience ou les assujettir aux charges communes[6] leur avaient paru soit une atteinte à d'anciens privilèges, soit une insupportable tyrannie. On vit même une révolte éclater, en 352, chez les Juifs de Palestine : elle ne put être réprimée que par des combats sanglants et la destruction de plusieurs villes[7]. Ils se sentaient maintenant tout un arriéré de colères à assouvir. C'était pour la politique antichrétienne de Julien un précieux appoint. Tant leur turbulence naturelle, dit saint Grégoire de Nazianze, que leurs inimitiés séculaires les désignaient pour auxiliaires à celui-ci[8].

Julien manda près de lui, dit-on, les principaux d'entre les Juifs, et les invita à reprendre la coutume des sacrifices publics. Ils répondirent habilement que leur loi religieuse leur défendait de sacrifier ailleurs que dans le temple de Jérusalem, maintenant détruit. C'est alors, d'après le même récit[9], que vint à Julien l'idée extraordinaire de les rassembler de nouveau en un corps de nation, de leur refaire un centre et une capitale, en rendant pour eux à Jérusalem son caractère de ville sainte.

C'était rompre avec toute la politique suivie à leur égard par l'Empire depuis la fin du premier siècle. Les empereurs avaient entrepris de détruire la vivace nationalité juive, en écrasant ce nid de fanatisme et de révolte que, dès le lendemain de la mort du Christ, était devenue Jérusalem. Vespasien et Titus, puis Hadrien, avaient expulsé les Juifs de la ville sainte, et fait de la Judée un désert[10]. Mais, respectant et redoutant tout ensemble ce peuple indomptable, qui ne voulait pas mourir, ils accordèrent aux Juifs de la dispersion tous les privilèges compatibles avec l'exil et l'obéissance. De là l'existence semi-indépendante de leurs communautés, des exemptions de toute sorte, politiques et pécuniaires, leurs coutumes nationales maintenues, leur religion tolérée. À l'encontre des autres sujets de Rome, qu'elle s'était vite assimilés, eux demeuraient irréductibles, race à part, nationalité distincte, religion séparée, mœurs traditionnelles, inoffensifs seulement parce qu'ils étaient répandus sur toute la su r-face du monde romain, en Europe, en Afrique, en Asie, au lieu d'être concentrés en un même pays. Rendre des frontières à ce peuple qui n'était faible qu'à condition de n'en pas avoir, rallier ces divers groupes qui n'étaient sans danger que parce qu'ils demeuraient isolés, était, au point de vue de la politique romaine, un monstrueux contresens. Un pareil dessein pouvait venir seulement à l'esprit d'un prince étranger à toutes les traditions du gouvernement, ou dominé par une idée fixe, qui le rendait indifférent à l'histoire, à la prévoyance, au sentiment du péril national, pour ne plus lui laisser voir que son rêve.

Tel était malheureusement devenu Julien. Dix ans après que ceux des Juifs qu'une lente infiltration avait ramenés en Palestine s'étaient soulevés, avaient pris les armes en déclarant qu'ils n'obéiraient plus aux Romains[11], et n'avaient pu être soumis de nouveau qu'après avoir fait verser des flots de sang, Julien prenait la résolution de relever leur temple, symbole par excellence de leur nationalité et de leur religion, et de rétablir alentour l'unité juive, au risque d'en refaire une menace pour l'unité romaine. Tout autre intérêt s'effaçait à ses yeux devant le désir de s'appuyer sur les Juifs dans son entreprise contre le christianisme, de voir un peuple de plus recommencer l'immolation des bœufs ou des brebis[12], et surtout de donner un démenti aux paroles de Jésus-Christ[13]. C'est pour mettre à l'épreuve la puissance du Christ, dit saint Jean Chrysostome, que le païen s'enrôlait au service de la cause juive[14].

Julien connaissait trop bien le Nouveau Testament pour ignorer les prophéties qu'il contenait. Il se souvenait de Jésus pleurant sur l'incrédulité de Jérusalem et prédisant sa ruine[15]. Il avait lu une autre scène racontée par saint Matthieu, par saint Marc et par saint Luc. Les disciples de Jésus lui montrent le temple de Jérusalem, la beauté de ses constructions et la richesse de ses ornements. Des jours viendront, répond le Seigneur, où de ce que vous voyez il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit détruite[16]. On sait comment, lors de la terrible révolte des Juifs en 70, Titus se chargea d'accomplir ces prédictions. L'historien juif Josèphe a laissé de la destruction de Jérusalem et de la ruine du temple un récit, qui est une des grandes et émouvantes pages de l'histoire. On se rappelle Titus admirant, tout comme les disciples de Jésus, les vastes dimensions et les magnifiques détails du temple, et s'opposant à ceux qui voulaient le détruire : conserver un tel monument serait honorer son règne et l'Empire. Mais on se rappelle aussi le feu mis, malgré ses ordres, par un soldat, qui semblait obéir à une volonté supérieure, le temple réduit en cendres, en dépit de tous les efforts tentés pour le sauver[17], les murailles que le feu avait épargnées démolies ensuite jusqu'aux fondements[18], la ville rasée à l'exception de trois tours et de quelques remparts[19].

A partir de ce désastre, le jour anniversaire de la prise de Jérusalem et de la destruction du temple devint pour les Juifs jour de deuil national[20]. On les voyait alors, par groupes, pleurer sur les ruines du temple, ou arroser d'huile une pierre percée, qui indiquait l'emplacement du saint des saints[21]. Saint Jérôme, qui fut témoin de ce spectacle, l'a décrit en termes saisissants. Une foule lugubre, un peuple misérable, mais qui ne faisait pas pitié, s'assemblait et s'approchait. Il y avait là des femmes décrépites, des vieillards en haillons. Tous pleuraient. Et pendant que des larmes inondaient leurs joues, qu'ils levaient leurs bras livides et tordaient leurs cheveux épars, le soldat s'approchait et leur demandait de payer pour avoir le droit de pleurer encore un peu[22]. C'était le seul jour où, à prix d'argent, il fût permis aux Juifs de pénétrer dans Jérusalem. L'interdiction d'y rentrer avait paru, pendant le troisième siècle, tomber en désuétude : mais elle fut renouvelée par Constantin[23], peut-être à la suite d'une nouvelle révolte dont parle saint Jean Chrysostome[24]. Saint Grégoire de Nazianze affirme que l'interdiction existait encore de son temps[25]. Dans les desseins de Julien, cet état d'humiliation, cette attestation vivante de l'accomplissement des prophétie s devaient cesser. Les Juifs, au lieu de se lamenter sur les ruines du temple détruit, vont rentrer en vainqueurs dans un temple nouveau, et, peuple ressuscité, reprendre possession de leur ville sainte.

 

II. — L'échec de la tentative.

La lettre par laquelle Julien communiqua ses intentions à la communauté juive est une des plus curieuses qu'il ait écrites[26].

Il commence par annoncer la suppression d'une taxe spéciale sur les Juifs, dont les conseillers de son prédécesseur Constance avaient préparé les rôles, mais qui n'avait pas encore été appliquée. J'ai trouvé, dit-il, ces rôles dans mes archives, et je les ai jetés au feu. Ce lui est une occasion de flétrir encore une fois les malheureux conseillers, dont la plupart ont déjà été punis par lui de l'exil ou de la mort. Vous avez moins à blâmer mon frère Constance que les barbares par l'intelligence et les athées par l'âme qui mangeaient à sa table. Je les ai saisis, et, les ayant jetés dans un gouffre, je les y ai fait périr de telle sorte, qu'il n'est même pas resté parmi nous le souvenir de leur disparition.

S'immisçant alors, en ami, dans les affaires intérieures de la communauté, Julien fait part aux Juifs de ses efforts pour supprimer des abus reprochés par eux à leur patriarche et à ses agents. Depuis la ruine de Jérusalem, les Juifs avaient à leur tête un représentant de leur nation, officiellement reconnu de l'autorité romaine, qui portait le nom de patriarche[27], et auquel les empereurs accordaient le titre d'illustre, comme aux grands personnages de l'Empire[28], Celui-ci abusait quelquefois de son pouvoir pour augmenter le tribut annuel que lui devaient toutes les synagogues de l'Orient et de l'Occident. Il devenait alors, selon l'expression d'un empereur du quatrième siècle, le pillard de sa nation[29], ou, comme l'a dit saint Jean Chrysostome en termes plus modérés, il se servait de ses prérogatives en commerçant[30]. La levée des subsides était faite en son nom par des agents que l'on appelait apôtres, et qui étaient envoyés dans les diverses provinces où il y avait des Juifs[31]. Ceux-là devenaient facilement impopulaires, comme tons les collecteurs d'impôts. Il est probable que, sous le règne de Julien, ils avaient plus fortement pressuré leurs coreligionnaires. Au moins les plaintes paraissent-elles avoir été vives. L'empereur s'empressa d'y prêter l'oreille. Il vit là une excellente occasion de flatter la masse de la population juive aux dépens de dignitaires qu'elle n'aimait pas[32]. Voulant, écrit-il, vous être plus agréable encore, j'ai invité notre frère Jules, le très vénérable patriarche, à réformer[33] ce qu'on appelle chez vous l'apostolat, et à ne plus laisser personne vous accabler de telles taxes.

La suite de la lettre rappelle aux Juifs la reconnaissance qu'ils doivent à Julien pour la parfaite sécurité dont ils jouissent sous son règne. Je vous demande, continue l'empereur, le secours de vos plus ardentes prières, adressées au Maitre de toutes choses, au Dieu créateur, dont la main pure a daigné ceindre mon front de la couronne. Julien termine par une promesse. Si je reviens victorieux de la guerre contre les Perses, alors, ayant reconstruit votre ville sainte, Jérusalem, que depuis tant d'années vous désirez voir habitée, je la repeuplerai[34] et j'y rendrai grâces avec vous au Tout-Puissant.

Saint Grégoire de Nazianze affirme que Julien, qui connaissait la Bible et même l'art de s'en servir, avait fait répandre parmi les Juifs un recueil de passages de l'Écriture sainte, dans lesquels il leur montrait prédits la rentrée dans la patrie, le relèvement du temple de Jérusalem, la remise en vigueur de leur loi et de leurs rites[35]. Il n'attendit pas le retour de Perse pour préparer la reconstruction du temple. C'est d'Antioche, quelques semaines avant de partir, qu'il lança un édit commandant cette difficile entreprise[36]. Elle était de celles qui, si elles devaient réussir, ne le pouvaient que par le concours de la puissance impériale et de la richesse juive. Au temple, d'ailleurs, avait toujours été attaché le nom d'un souverain : il y avait eu le temple de Salomon, il y avait eu le temple d'Hérode, il y aurait le temple de Julien. L'œuvre prit tout de suite un caractère officiel. Julien nomma un directeur des travaux. C'était un personnage considérable, Alypius, qui avait naguère administré la Bretagne comme vicaire du préfet du prétoire[37]. On a deux lettres de Julien à ce magistrat : l'une, écrite dans un style bizarre, semble faire allusion aux desseins relatifs à Jérusalem. Il me faut beaucoup de monde, lui dit l'empereur, pour relever ce qui est tristement tombé[38]. L'autre loue la fermeté unie à la douceur, le mélange de bonté, de prudence, de sévérité et d'énergie qu'Alypius a toujours montrés dans le maniement des affaires publiques. Julien l'y remercie de l'envoi d'un livre de géographie, accompagné d'un plan et orné de vers iambiques. S'agit-il d'une description et d'un plan de la Bretagne, d'une description et d'un plan de Jérusalem ? Le style, toujours obscur, ne permet pas de le savoir[39]. Des sommes très importantes, immodérées, au jugement d'Ammien Marcellin, furent destinées aux travaux[40] et mises à la disposition d'Alypius. De son côté, la nation juive prit des mesures pour y contribuer. Le trésor immense qui était à la disposition du patriarche, dit saint Jean Chrysostome[41], formait un fond tout prêt. L'enthousiasme du peuple y joignit des dons volontaires. Les femmes se dépouillaient de leurs parures, donnaient leurs bijoux[42]. Quelques-uns, dit-on, firent même faire des outils de luxe, des bêches, des pioches en argent pour remuer la terre, des corbeilles en argent pour la transporter[43]. On se préparait à la reconstruction du temple, à la fois comme à une entreprise nationale et à une fête. Les circoncis sonnaient de la trompette, dit saint Éphrem dans son langage imagé[44].

Les travaux commencèrent par des terrassements. Il fallait faire place nette, pour élever un nouvel édifice sur un plan plus vaste. Les fondations restées en terre, les débris calcinés de l'ancien temple, devaient, préalablement à tout travail, être enlevés. Les ouvriers surveillés par Alypius et par le gouverneur de la province, un grand nombre de Juifs qui s'étaient offerts spontanément, s'y appliquèrent avec ardeur. Des femmes mêmes, en grande toilette, servaient les ouvriers, et emportaient de la terre dans les plis de leurs robes. Les chrétiens observaient en silence cet effort pour la glorification de leurs ennemis et la ruine de leur foi. Ils voyaient les Juifs passer près d'eux, et leur jeter des regards menaçants ou railleurs. Ceux-ci se croyaient revenus au temps des prophètes. Ils se sentaient, pour la première fois depuis trois siècles, assurés de l'avenir. Savourant d'avance leur triomphe, ils annonçaient aux chrétiens leur volonté de prendre sur eux la revanche de tous les maux que les Romains avaient fait souffrir à leur peuple. Les chrétiens ne paraissaient pas s'être effrayés : ils avaient foi dans les promesses divines. L'évêque de Jérusalem, Cyrille, les excitait à cette foi : il annonçait que l'oracle du Sauveur continuerait de s'accomplir, et que du temple pas une pierre ne resterait. On remarquait que les ouvriers païens et juifs semblaient, dans le moment même, travailler à le rendre vrai à la lettre, puisqu'ils enlevaient tout ce qui restait encore des pierres de l'ancien temple, afin de niveler l'emplacement du nouveau[45].

Les travaux se poursuivirent au milieu de grands troubles atmosphériques. On était dans cette période de tremblements de terre qui causa tant de ruines pendant les derniers mois de 362 et une partie de 363. C'est à ce moment qu'en Palestine, en Phénicie, en Syrie, plusieurs cités furent à demi détruites. On cite parmi elles Nicopolis, Neapolis, Éleuthéropolis et Gaza. Il y eut, en certains lieux, de tels soulèvements du sol, que la mer envahit ses rivages et inonda des quartiers de villes[46]. A Jérusalem, le sol, subissant le contrecoup de ces secousses, devint mouvant. Dès les premiers terrassements, il causa aux ouvriers de nombreux mécomptes. Plus d'une fois, le matin, ceux-ci trouvèrent comblées par des éboulements les tranchées qu'ils avaient ouvertes la veille. Un tremblement de terre se fit sentir aussi à Jérusalem, et renversa un portique, sous lequel un grand nombre de terrassiers juifs s'étaient réfugiés : beaucoup périrent écrasés, d'autres s'abritèrent en grande hâte dans une église voisine. Malgré ces désastres, les travaux continuaient : la ténacité juive, l'obstination païenne, semblaient lutter avec la nature déchaînée. Mais bientôt un phénomène plus terrible se produisit. Les écrivains chrétiens le racontent[47] : le témoignage impartial et désintéressé d'Ammien Marcellin confirme leur récit. Au moment, écrit-il, où Alypius, aidé du gouverneur de la province, pressait le plus les travaux, de terribles globes de flammes, sortant à nombreuses reprises autour des fondations, rendirent la place inaccessible aux ouvriers et en brûlèrent même plusieurs. Et c'est ainsi que, les éléments s'y opposant tout à fait, l'entreprise dut être abandonnée[48].

Les chrétiens virent dans cet événement l'accomplissement définitif ou la confirmation des prophéties. Ils se redisaient les paroles de Jésus-Christ et en cherchaient le commentaire dans l'Ancien Testament. A leurs mémoires, familières avec les textes bibliques, revenaient ces mots des Lamentations de Jérémie, qui semblaient peindre d'avance le spectacle dont leurs yeux étaient encore remplis : Le Seigneur a allumé une flamme dans Sion, et elle en a dévoré les fondations[49]. On racontait que, dans le désordre des éléments, d'autres phénomènes s'étaient produits. Une parhélie, en forme de croix lumineuse, avait été vue dans les airs : par suite, peut-être, de cette action photographique de la foudre, dont la science a noté de nombreux exemples[50], des croix s'étaient imprimées sur les habits de beaucoup d'assistants, avec l'élégance de la broderie ou la netteté de la peinture, dit saint Grégoire de Nazianze[51].

Au rapport du même contemporain, l'effet produit sur les païens et sur les Juifs fut grand. Ceux qui avaient été témoins de ces faits en ressentirent une telle stupeur que presque tous, d'une même voix, invoquèrent le Dieu des chrétiens, lui donnèrent des louanges et cherchèrent à l'apaiser par des prières ; beaucoup, sans retarder leur conversion, mais au moment même où ces choses arrivèrent, se hâtèrent vers nos prêtres, et, après d'ardentes supplications, furent reçus dans l'Église, instruits de nos mystères sublimes, enfin purifiés par le saint baptême : la terreur qu'ils avaient ressentie fut la cause de leur salut[52].

Il serait curieux de savoir quelle impression éprouva Julien, quand le rapport d'Alypius l'avertit de l'échec de son entreprise et des circonstances qui en rendaient l'abandon nécessaire. C'est ici qu'il nous donne un spectacle inattendu. Avec la mobilité ordinaire de son esprit, Julien semble avoir renoncé tout de suite à ses desseins, et même avoir tourné soudain en argument contre le judaïsme la ruine des espérances qu'il avait fondées sur la restauration de celui-ci. Dans une circulaire destinée à compléter son œuvre de réforme du paganisme, et qui est des derniers temps de son séjour à Antioche, il fait tout à coup volte-face au sujet des Juifs et de leur temple.

Comment les prophètes des Juifs, qui invectivent contre nous, nous parleront-ils de leur temple, trois fois renversé, et pas encore relevé aujourd'hui ? Je ne le dis pas pour les insulter, moi qui, tout récemment, me suis occupé de le rétablir en l'honneur de la Divinité qu'on y adore ; mais je me sers de cet exemple pour prouver que rien d'humain n'est incorruptible, et que les prophètes qui ont débité ces sornettes vivaient en compagnie de vieilles folles. Rien, j'en conviens ; n'empêche que leur Dieu ne soit grand ; mais il n'a pas de bons prophètes et de bons interprètes. Cela vient de ce qu'ils n'ont pas cherché, par une instruction solide, à purifier leur âme, à ouvrir leurs yeux aveugles et à dissiper les ténèbres de leur intelligence. Ils ressemblent à des hommes qui, regardant une grande lumière à travers un brouillard, n'en ont point une vue nette et pure et la prennent, non pour une pure lumière, mais pour un feu. Les yeux fermés à ce qui les entoure, ils crient de toutes leurs forces : Frémissez, ! tremblez ! feu ! flamme ! mort ! grand sabre ! exprimant ainsi en beaucoup de mots la seule puissance destructive du feu. Il sera mieux de montrer, en son lieu, combien ces interprètes des paroles de Dieu sont inférieurs à nos poètes[53].

C'est ainsi que Julien incrimine et bafoue maintenant les prophètes, dont il exploitait naguère les textes pour encourager les Juifs. Il semble avouer, sans le dire, que leurs prédictions se sont accomplies. Quand on considère, écrit Newman, que Julien fut, en réalité, vaincu par les prophètes du peuple qu'il essayait de relever ; qu'il désirait rebâtir le temple juif et que les chrétiens déclaraient qu'il n'y parviendrait pas, parce que les prophètes juifs avaient rendu l'œuvre impossible : on peut sûrement croire qu'au moment où il écrivait ces lignes, cette pensée même se présentait à son esprit, hanté par l'emblème prophétique du feu, qui venait de se montrer si récemment dans la catastrophe par laquelle ses desseins furent déjoués[54].

La profonde impression produite par ces faits extraordinaires sur l'esprit des chrétiens était, après un quart de siècle, aussi vive qu'au lendemain du jour où ils se passèrent. Si tu viens à Jérusalem, dit saint Jean Chrysostome dans un discours prononcé vers 387, tu verras les fondations du temple creusées et vides : et si tu en demandes la cause, on te répondra ce que nous venons de raconter. Car de ces faits nous sommes tous les témoins : ils ne datent point de si longtemps avant notre âge ! Considère la grandeur de cette victoire. Cela n'eut pas lieu sous des empereurs chrétiens : on ne peut dire que les chrétiens aient essayé d'empêcher l'entreprise. Cela eut lieu quand nos affaires étaient dans un état lamentable, quand nous tremblions pour notre vie, quand toute liberté nous avait été enlevée, quand florissait le paganisme, quand des fidèles les uns se cachaient dans leurs maisons, d'autres émigraient au désert, ou au moins évitaient les lieux publics : alors éclatèrent ces événements pour confondre l'impudence de nos ennemis[55].

La leçon que l'orateur du quatrième siècle tire si éloquemment de faits . qui se passèrent presque sous ses yeux devient plus saisissante encore si l'on rapproche l'une de l'autre plusieurs époques de l'histoire, et si l'on se rappelle les phases diverses que traversa Jérusalem pendant la durée de l'Empire romain. On la voit d'abord, à la fin du premier siècle, ruinée par Titus. Elle est, au commencement du second, transformée par Hadrien en une ville toute païenne, pleine d'édifices profanes et de temples : son nom même disparaît, elle s'appelle désormais Aelia Capitolina. Deux cents ans plus tard, Constantin, en élevant des monuments magnifiques sur les lieux sanctifiés par la mort et la résurrection du Sauveur, sa mère Hélène, en inaugurant le mouvement des pèlerinages en terre sainte, font à leur tour de Jérusalem une ville chrétienne. Vient la singulière époque où Julien, à la fois oublieux de son baptême et de son rôle de restaurateur du paganisme, infidèle tout ensemble à son ancienne et à sa nouvelle religion, essaie, par la plus paradoxale des politiques, de refaire de Jérusalem une ville juive. De ces tentatives laquelle a réussi ? Jérusalem ne possède même pas une ruine de ses temples païens. Les derniers fondements du temple juif ont péri sous la pioche et la bêche des ouvriers de Julien. Et, malgré la conquête musulmane, Jérusalem demeure, pour le monde entier, la gardienne du sépulcre de Jésus-Christ, la ville chrétienne de Constantin.

 

 

 



[1] Contra Christianos, dans saint Cyrille, X ; Neumann, p. 230.

[2] Contra Christianos, dans saint Cyrille, IX ; Neumann, p. 220.

[3] Contra Christianos, dans saint Cyrille, IX ; Neumann, p. 219.

[4] Contra Christianos, dans saint Cyrille, IX ; Neumann, p. 219.

[5] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2e éd., p. 312, 318 ; Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2e éd., p. 395.

[6] Code Théodosien, XVI, VIII, 1-7.

[7] Saint Jérôme, Chron. ; Socrate, II, 33 ; Sozomène, IV, 7.

[8] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 3.

[9] Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum et Gentiles, 22 ; Socrate, III, 20.

[10] Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. I, p. 464-674 ; t. II, p. 303-318 ; Champagny, Rome et la Judée, 3e éd., p. 65-225 ; et dans l'Église chrétienne de Renan le ch. XII : Disparition de la nationalité juive. — Les ci-devant Juifs, dit une inscription de Smyrne contemporaine d'Hadrien.

[11] Sozomène, IV, 7.

[12] Socrate, III, 20.

[13] Saint Jean Chrysostome, Adv. Judæos, V, 11 ; In sanctum Babylam contra Julianum et Gentiles, 22 ; Philostorge, VII, 9.

[14] Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam, 22.

[15] Saint Luc, XIX, 43-41.

[16] Saint Matthieu, XXIV, 1-2 ; saint Marc, XIII, 1-2 ; saint Luc, XIX, 5-6.

[17] Josèphe, De Bello Judaico, VII, 24-32.

[18] Josèphe, De Bello Judaico, VII, 34.

[19] Josèphe, De Bello Judaico, VII, 34.

[20] Tillemont, Histoire des Empereurs, t. I, p. 642.

[21] Pèlerin de Bordeaux, éd. Tobler, p. 17.

[22] Saint Jérôme, In Soph., I, 15. Cf. In Jerem., 18, 20, 30.

[23] Eutychius, Ann., I, 466.

[24] Saint Jean Chrysostome, Adv. Judæos, V, 11.

[25] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio VI, 18.

[26] Julien, Ép. 25 ; éd. Hertlein, p. 512. — L'authenticité de cette lettre a été contestée sans raisons sérieuses par Schwarz (De vita et scriptis Juliani imperatoris, p. 27). Franz Cumont la juge écrite, non par Julien, mais sous son inspiration par un secrétaire (Sur l'authenticité de quelques lettres de Julien, p. 20). Elle est citée par les historiens du cinquième siècle, Socrate, III, 10, et Sozomène, V, 22.

[27] Origène, Περί άρχών, IV, 1.

[28] Code Théodosien, XVI, VIII, 11.

[29] Code Théodosien, XVI, VIII, 1.

[30] Saint Jean Chrysostome, Adv. Judæos, VI, 3.

[31] Saint Épiphane, Hæres., XXX, 4 ; Code Théodosien, XVI, VII, 11, 14.

[32] Peut-être une des causes de cette aversion, partagée par Julien, était-elle dans la tendance à se convertir au christianisme, que montrèrent quelquefois ces dignitaires juifs. Voir dans saint Épiphane, Hæres., XXX, 4-5, de curieux détails sur la conversion du patriarche Hillel et d'un de ses apôtres, le comte Joseph, sous le règne de Constantin. Comme la dignité de patriarche était héréditaire, Hillel se trouvait être le père ou le grand-père du patriarche en exercice sous Julien. Cf. Tillemont, Mémoires, L VII. p. 290-299.

[33] Talbot traduit, à tort selon moi, supprimer. En fait, l'apostolat ne cessa point, puisqu'on le retrouve en vigueur, et l'objet des mêmes plaintes, en 399 : Code Théodosien, XVI, VIII, 14.

[34] Talbot traduit : J'y fixerai mon séjour, ce qui est un contresens. L'idée de faire de Jérusalem sa résidence n'a pu venir à Julien, et le sens du mot grec est beaucoup plutôt : Je la repeuplerai, je la coloniserai. Au temps de Julien, Jérusalem était loin d'être dépeuplée ; sa pensée est probablement : Je la repeuplerai de vos compatriotes, j'en ferai une colonie juive. Philostorge (VIII, 9) indique clairement cette pensée, quand il dit : Julien chassa de Jérusalem les chrétiens, et donna la ville à habiter aux Juifs.

[35] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 3. — Dans son curieux livre, l'Avenir de Jérusalem, espérances et chimères, 1901, p. 26-38, M. l'abbé A. Lémann a rassemblé les prophéties de l'Ancien Testament dont les Juifs se sont vraisemblablement autorisés dans les tentatives qu'ils firent durant la période romaine pour reconquérir et relever la ville sainte. C'est peut-être un recueil de ce genre que publia Julien.

[36] MM. Bidez et Cumont, Sur la tradition manuscrite des lettres de l'empereur Julien, p. 17, note 1, publient, d'après une communication de M. Wünsch, un extrait inédit de Lydus, qui parait contenir un fragment de cet édit.

[37] Ammien Marcellin, XXIII, 1.

[38] Julien, Ép. 29 ; Hertlein, p. 620.

[39] Ép. 30 ; Hertlein, p. 521.

[40] Ammien Marcellin, XXIII, 1.

[41] Saint Jean Chrysostome, Contra Judæos et Gentiles, 16.

[42] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4.

[43] Théodoret, III, 15 ; Philostorge, VII, 11.

[44] Saint Éphrem, Hymne I contre Julien ; Zeitsehrift für katolische Theologie, 1878, p. 339.

[45] Ammien Marcellin, XXIII, I ; saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4 ; Rufin, X, 37 ; Théodoret, III, 15 ; Philostorge, VII, Il ; Socrate, III, 20 ; Sozomène, V, 22.

[46] Libanius, De Vita sua ; saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 6 ; Philostorge, VII, 11.

[47] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4 ; saint Jean Chrysostome, Contra Judæos et Gentiles, 16 ; In sanctum Babylam contra Julianum et Gentiles, 22 ; Adverses Judæos, V, Il ; In Matth. Homilia, IV, 1 ; De laudibus S. Pauli apostoli Hom. IV ; saint Ambroise, Ép. 40 ; Rufin, X, 37 : Philostorge, VII, 9 ; Théodoret, III, 15 ; Socrate, III, 20 ; Sozomène, V, 22.

[48] Ammien Marcellin, XXIII, 1.

[49] Lamentations, IV, 11. — Voyez aussi Deutéronome, XXXII, 12 ; Jérémie, XXI, 14.

[50] Voir Poey, Relation historique et théorie des images photo-électriques de la foudre. — On se souvient que dans le voisinage du lieu où les ouvriers creusaient les fondations du temple, il y avait une église dans laquelle beaucoup de personnes cherchèrent un refuge. La façade de cette église était probablement surmontée d'une croix on portait des croix sculptées en bas-relief.

[51] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4, 7.

[52] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V.

[53] Julien, Fragment d'une lettre ; Hertlein, p. 379-380.

[54] Newman, Essai on the miracles in early ecclesiastical history, Oxford, 1842, p. CLXXIX.

[55] Saint Jean Chrysostome, Adv. Judæos, V, 11.