I. — L'aristocratie chrétienne. La situation générale de l'aristocratie chrétienne de Rome vers le milieu du IVe siècle n'a guère attiré jusqu'à ce jour l'attention des historiens. Tous les esprits cultivés sont familiers avec la correspondance de saint Jérôme et, par cette correspondance si vivante, ont appris à connaitre ses amis du grand monde romain, ces patriciens et ces patriciennes qui s'adonnaient, sous sa direction, à l'étude des saintes Écritures, se précipitaient sur ses pas vers les saints Lieux, ou pleuraient avec lui, pendant l'année terrible, les désastres de Rome dévastée par les Goths. Mais on est beaucoup moins renseigné sur les noms, la situation, les idées des nobles chrétiens pendant la première moitié du siècle, durant les cinquante années relativement paisibles qui s'écoulèrent entre la défaite de Maxence et l'apostasie de Julien. L'aristocratie chrétienne de ce temps a fait si peu parler d'elle, qu'elle semble avoir à peine existé. Rares sont les documents où il en est question. C'est le plus souvent aux inscriptions ou aux découvertes archéologiques qu'il faut demander des renseignements sur ses membres. Il y a grand intérêt à le faire. Le contact encore hésitant des vieilles races patriciennes avec l'Évangile, le mélange et les rapports réciproques de l'aristocratie païenne et chrétienne, la politique de Constantin et de ses fils vis-à-vis de l'une et de l'autre, en un moment où la lutte des deux religions semble sommeiller, et à la veille du jour où elle se réveillera de nouveau, révèlent un coin assez ignoré de l'histoire du IVe siècle. J'essayerai de l'explorer, en demeurant fidèle aux limites de temps que j'ai indiquées, et en parlant des seuls patriciens dont la vie s'est écoulée, en partie au moins, avant l'avènement de Julien. La période suivante est beaucoup plus dramatique, mais elle a un caractère tout différent, et demanderait une étude à part qui sortirait des limites imposées à ce livre. Si tenté que j'en puisse être, je n'y toucherai pas aujourd'hui. Il y avait beaucoup de chrétiens dans la haute société romaine, au milieu du IVe siècle. On se tromperait en attribuant leur grand nombre à la conversion de Constantin, dont ils auraient été les dociles imitateurs. La cupidité et la flatterie portèrent, sans doute, des païens à changer de culte ; mais ces convertis par intérêt appartenaient à d'autres fractions de la société. Pour les descendants des vieilles familles romaines, l'intérêt conseillait plutôt de demeurer fidèles à l'ancienne religion. Respectée par les lois, qui ne touchèrent pas à son organisation intérieure, et jusqu'à une époque avancée du IVe siècle la laissèrent en possession de ses immeubles et de ses dotations, elle disposait encore d'assez riches prébendes et d'assez brillantes dignités pour retenir ceux que des motifs plus hauts n'auraient pas détachés d'elle. En dépit des sentiments nouveaux professés par les empereurs, elle demeurait en Occident, et même dans une partie de l'Orient, assez solidement enracinée pour se flatter de résister à l'orage et de réparer promptement ses pertes. On sait enfin que toute aristocratie est naturellement conservatrice, et n'abandonne pas volontiers les coutumes et les traditions du passé. Ces raisons permettent de dire que, sinon tous, au moins la plupart des Romains porteurs de vieux noms qui délaissèrent les autels des dieux pour se tourner vers la religion du Christ ne firent pas une conversion intéressée : ils se conduisirent en hommes religieux, non en courtisans. Beaucoup de ces nobles chrétiens appartenaient d'ailleurs à des familles où l'on n'avait pas attendu la victoire politique du christianisme pour l'embrasser, et dont quelques membres au moins avaient abjuré l'ancienne religion en un temps où la nouvelle était encore persécutée. Les chapitres les plus intéressants de l'œuvre de M. de Rossi sont ceux où il démontre l'origine aristocratique de plusieurs des catacombes romaines, et fait lire, sur les marbres qui fermaient les loculi creusés dans le tuf de leurs murailles, des noms appartenant aux races les plus illustres de la vieille Rome. Pour lui emprunter seulement quelques exemples, qui nous ramènent à notre sujet, les Acilii du IVe siècle descendent d'Acilius Glabrio. consul et martyr sous Domitien, dont l'hypogée de famille a été retrouvé dans le cimetière de Piiscille ; les Valerii, encore divisés d'opinion, les uns obstinément attachés au paganisme, les autres tout à fait gagnés à la foi nouvelle, ont de nombreux parents inhumés au me siècle dans la catacombe de Calliste ; les Cornelii, les Cœciliani, les Attici, les Pomponii chrétiens du IVe siècle sont de la famille de la célèbre martyre Cécile, immolée pour le Christ sous Marc-Aurèle. Saint Ambroise, fils d'un ancien préfet du prétoire des Gaules, appartient à la gens Aurelia : un rameau de cette race, célèbre par ses consulats et ses préfectures, était chrétien lors de la dernière persécution, et donna une fleur sanglante en la personne de la martyre Soter[1]. En professant le christianisme, ces illustres Romains ne suivaient pas l'exemple de l'empereur, mais la tradition d'aïeux vénérés. D'autres chrétiens de famille noble ne prêtent pas davantage au soupçon de conversion intéressée, car ils ont attendu la fin de la vie pour déclarer leur foi. Tel Junius Bassus qui, dit l'inscription gravée sur son sarcophage, à quarante-deux ans et deux mois, étant préfet de Rome, alla à Dieu, encore néophyte, le 25 août 359. Tel Sextus Petronius Probus, proconsul d'Afrique en 356, trois fois préfet du prétoire, consul, qui ne demanda le baptême qu'après avoir géré toutes les magistratures, et le reçut à soixante ans, sur le point de mourir[2]. Mais si ces adhésions de la dernière heure sont pures, assurément, de toute complaisance politique, elles dénotent, dans une partie de l'aristocratie chrétienne, un singulier état d'esprit. Aux siècles précédents, elles avaient leur explication et presque leur excuse. Même après avoir reconnu la vérité du christianisme, un homme que sa naissance destinait aux honneurs avait besoin de courage, presque d'héroïsme, pour embrasser la religion chrétienne. Les pratiques du paganisme étaient alors si étroitement mêlées à l'exercice des magistratures, qu'il était à peu près impossible de gérer celles-ci en demeurant fidèle aux engagements pris au baptême et en s'abstenant de toute apostasie. Cela ne se pouvait qu'aux heures passagères où la tolérance, dominant dans les conseils des empereurs, fermait leurs yeux sur l'omission, par les magistrats chrétiens, des rites idolâtriques liés à diverses fonctions de leurs charges. Mais sous les souverains qui, même en dehors de toute persécution ouverte, ne voulaient rien céder des prérogatives de la religion officielle, la fidélité aux commandements de l'Église et l'exercice des fonctions publiques étaient presque incompatibles. Aussi beaucoup de personnages illustres, appartenant à des familles chrétiennes, retardaient-ils le moment de la complète conversion, parce qu'ils ne se sentaient pas le courage de renoncer à la carrière des honneurs et de s'exposer, par une retraite prématurée, aux reproches d'inutilité, d'incapacité, si souvent adressés aux premiers fidèles. Ils essayaient quelquefois de concilier leurs scrupules en rendant à l'Église tous les services qui dépendaient d'eux, tout en accomplissant des actes officiels qu'elle réprouvait. Origène dit quelque part que ces hommes inconséquents étaient nombreux, et, posant un cas de conscience assez délicat, demande s'il est permis de prier publiquement pour ceux qui sont morts en cet état[3]. Au IVe siècle, toute cette casuistique n'a plus de raison d'être. La situation est changée. Professant eux-mêmes le christianisme, les empereurs ont affranchi les magistrats de toute servitude idolâtrique. On peut désormais être préfet ou consul sans entrer dans les temples et sans offrir de sacrifices, ou, plutôt, une loi (qui fut quelquefois transgressée) défend d'offrir des sacrifices en qualité de préfet ou de consul. Cependant beaucoup de membres de l'aristocratie, chrétiens de naissance et de conviction, persistent à différer le baptême. Encore à la fin du IVe siècle, saint Jean Chrysostome s'indignera de voir ce sacrement reçu, non comme il conviendrait, au milieu des fêtes et des actions de grâces, mais sur l'avertissement suprême du médecin, parmi les pleurs et les lamentations qui accompagnent l'agonie. C'est aux passions humaines qu'il faut, dans la plupart des cas, demander la cause de ce délai ; et, sans doute, le mauvais exemple donné par Constantin et Constance, qui reçurent tous deux le baptême au lit de mort, n'a pas d'autre explication. Mais, pour beaucoup de nobles chrétiens, il convient probablement aussi de chercher la raison du retard du baptême dans l'empire irréfléchi de la coutume, que l'on suit encore lors même qu'elle n'a plus de motif ou d'excuse, et qui, dans les milieux aristocratiques, se fait sentir plus fortement qu'ailleurs. Durant deux siècles, beaucoup de nobles avaient reculé le baptême jusqu'à la fin de la vie, dans la crainte de ne pouvoir être à la fois magistrats et chrétiens ; leurs descendants continuent à faire de même, alors que l'exercice des magistratures et les pratiques du christianisme n'ont plus rien de contradictoire[4]. Il y avait ainsi, dans l'aristocratie romaine, bon nombre de chrétiens assez tièdes. Ammien Marcellin a tracé le portrait de plusieurs d'entre eux. Le futur préfet urbain de 365, Lampadius, inaugurant, sous le règne de Constantin ou de Constance, sa carrière par la préture, donna au peuple des jeux magnifiques. Le spectacle devait être accompagné de distribution à la foule. Mais les demandes indiscrètes et tumultueuses de celle-ci fatiguèrent le jeune magistrat. Pour montrer son dédain des clameurs du vulgaire, il fit venir des pauvres du Vatican, c'est-à-dire des pauvres assistés par l'Église et inscrits sur ses contrôles, et leur distribua les présents refusés à l'importunité des spectateurs. Ce trait suffit à faire connaître sa religion. Ammien Marcellin ajoute que ce bienfaiteur des chrétiens pauvres avait des mœurs austères. Mais Lampadius poussait, dit-il, la vanité jusqu'à la manie. Il s'indigne si l'on n'admire pas quand il crache. Il n'aime rien tant que de lire son nom sur les monuments. Aussi, voulant toujours, soit en bâtir de nouveaux, soit réparer les anciens, envoie-t-il ses appariteurs prendre partout sans payer les matériaux dont il a besoin. Ces procédés sommaires lui ont acquis une grande impopularité ; le peuple a voulu un jour incendier sa maison, située près des thermes de Constantin, et lui-même n'a dû son salut qu'à la fuite. Voici, tracé par la même plume, le portrait d'un autre noble chrétien. Olybrius, nommé proconsul d'Afrique par Constance, plus tard préfet du prétoire, puis préfet de Rome, montre dans son administration bien des vertus dignes de la foi qu'il professe. Il est doux et bienveillant. On ne peut lui reprocher ni une parole dure ni un acte cruel. Sévère pour la calomnie, il réprime partout où il le peut les excès du fisc. C'est l'appréciateur le plus sûr et l'arbitre le plus délicat du juste et de l'injuste. Mais ces belles qualités sont obscurcies par un vice. Olybrius, passionné pour le théâtre et les gens de théâtre, est un homme de plaisir, bien que ses amours, dit Ammien avec l'indulgence d'un païen, ne soient pas de celles qui sont coupables ou défendues. Sur Petronius Probus, dont nous avons rappelé le baptême tardif, Ammien jette encore une ombre : Ses possessions, dit-il, étaient immenses, répandues dans tout le monde romain. Avaient-elles été justement ou injustement acquises ? Ce n'est pas à nous d'en juger. Il est vrai que Petronius Probus est allié à la famille des Anicii, qui tenait la tête du patriciat chrétien, et de ceux-ci encore Ammien médit volontiers : Si grand, dit-il, que fût leur patrimoine, leur avidité n'était jamais rassasiée[5]. Dans plusieurs de ces jugements, il est permis de deviner les préjugés d'un païen. Ammien est un historien très honnête, mais il appartient, malgré tout, à son temps et à son parti, dont les passions ne laissent pas de se faire sentir dans ses écrits. Son jugement sur Petronius Probus s'accorde mal avec ce que disent de cet illustre personnage les inscriptions tant païennes que chrétiennes. Je sais le peu de cas qu'il faut faire des éloges épigraphiques : cependant je suis touché en voyant les habitants de Vérone louer en Probus le citoyen d'une exquise bonté, et les provinciaux de la Vénétie et de l'Istrie le célébrer comme le sommet de la noblesse, la lumière des lettres et de l'éloquence, l'exemple de l'autorité, le défenseur de l'humanité, le patron de la modération. Plus personnelle encore semble cette louange, vraiment digne d'un chrétien, qui se lit sur sa tombe du Vatican : Il ne refusa l'aumône à personne, et se donna généreusement lui-même. Tout au plus conserverai-je quelque défiance en entendant qualifier de chef de la dévotion, devotionis antistes, un homme qui eut la dévotion assez patiente pour reculer le baptême jusqu'à la fin de sa vie[6]. L'aristocratie romaine contenait, dès le milieu du IVe siècle, de plus fervents chrétiens. Saint Athanase nomme avec éloge deux sénateurs, Abuterius et Sperantius, qui lui donnèrent l'hospitalité lorsqu'en 339, exilé pour la foi, il vint à Rome demander le secours du pape Jules Ier[7]. Les Valerii ne rougissaient pas du baptême, car un des objets trouvés dans les ruines de leur maison du Caelius est une élégante lampe de bronze, étrenne baptismale de l'un d'eux, sur laquelle est écrit : Le Seigneur donne sa loi à Valerius Severus. C'est peut-être aussi un souvenir baptismal, la lampe où, sous le monogramme du Christ, se lit cette acclamation : Pasifilus, puisses-tu vivre en Dieu ! rappelant le souvenir d'un des Pasifili qui gérèrent de grandes magistratures au IVe siècle, soit le préfet de 355, soit quelqu'un de ses descendants. On ne pourra non plus accuser de tiédeur le clarissime, époux de Valeria Severa Leontia, qui porte ostensiblement un surnom d'origine chrétienne et baptismale, Refrigerius, et le donne à son fils, enfant clarissime, enterré dans la catacombe de Zotique après avoir, malgré son jeune âge, été déjà questeur. Il n'y a pas davantage de respect humain dans un autre grand personnage, Anicius Auchenius Bassus, qualifié par plusieurs inscriptions de restaurateur de la race des Anicii. Probablement fut-il le chef d'une nouvelle lignée mâle dans cette famille illustre, représentée depuis plusieurs générations par des femmes. C'est peut-être en reconnaissance de cet événement, considérable dans la société aristocratique de Rome, que, sur un monument votif, lui, sa femme et ses fils se déclarent dévots à Dieu et aux saints[8]. De tout temps, les femmes de l'aristocratie romaine avaient embrassé le christianisme avec plus d'empressement que leurs pères, leurs frères ou leurs maris. Cela s'explique aisément pour les siècles qui précédèrent la paix de l'Église : les femmes n'étaient pas attirées, comme les hommes, par les emplois et les honneurs et enchaînées, comme eux, par l'impossibilité de les concilier avec leur foi. Cette inégalité numérique entre les convertis des deux sexes dans les familles nobles avait même amené, au commencement du ne siècle, une situation singulière : les femmes de grande maison, si elles ne voulaient épouser qu'un chrétien, avaient beaucoup de peine à trouver un mari de leur rang ; si elles s'alliaient à un fidèle de rang inférieur, elles perdaient ce titre de clarissimes, marque de leur noblesse sénatoriale, auquel elles attachaient le plus grand prix. Quelques-unes avaient été entraînées à contracter avec des esclaves chrétiens des mariages qui, nuls aux yeux de la loi, ne les exposaient à aucune déchéance et, valables aux yeux de l'Église, rassuraient leurs scrupules : le pape Calliste, par une décision qui lui fut violemment reprochée, mais qui, cependant, était conforme à la morale comme à l'esprit du christianisme, avait reconnu la légitimité de semblables unions[9]. Au IVe siècle, la situation n'était plus la même, puisque rien ne s'opposait à ce qu'un chrétien exerçât les plus hautes magistratures : cependant les hésitations et les retards de beaucoup à se convertir laissaient subsister, entre le nombre des hommes et des femmes de l'aristocratie chrétienne, une assez grande inégalité. Mais il semble que les mariages mixtes, vus avec défaveur à l'époque des persécutions, aient été plus facilement acceptés après la paix de l'Église, sans doute parce que les familles chrétiennes et l'Église elle-même en espéraient davantage la conversion de l'époux païen. Sainte Paule, née en 347, fut mariée presque enfant au païen Toxotius, avec qui elle vécut dans la plus grande union et qu'elle pleura amèrement. Son fils, appelé aussi Toxotius, ne se fera lui-même chrétien qu'au moment d'épouser la fervente Læta : celle-ci était, comme lui, issue d'un mariage mixte (ex impare matrimonio), puisque, fille d'une chrétienne, elle avait pour père Publius Ceionius Ctecina Albinus, membre du collège des pontifes. Mais Albinus, entouré d'une foule croyante de fils et de petits-fils, qui chantaient Alleluia à ses oreilles, était déjà, dit saint Jérôme, un candidat à la foi. Sextus Petronius Probus et Anicia Faltonia Proba ne formaient pas tout à fait un ménage mixte, puisque l'époux parait avoir été chrétien de croyance et de sentiments longtemps avant d'avoir reçu le baptême : cependant on admettra volontiers que la sainteté et la bonté de sa femme, vénérée même chez les Barbares, ne fut pas sans influence sur sa conversion. D'autres ménages aristocratiques étaient plus intimement unis encore, parce que les époux étaient l'un et l'autre baptisés : tel cet Hilarius, consulaire et patricien, père de Furia, l'une des correspondantes de saint Jérôme, et mari de Titiana, de sainte mémoire[10]. Beaucoup de ces chrétiennes répandaient autour d'elles, non seulement sur leur mari et leurs enfants, mais même sur leurs serviteurs, le parfum de leurs vertus. Petronia Auxentia, femme clarissime, morte à trente ans, fut enterrée au cimetière de Calliste, dans les premières années du IVe siècle : sa tombe est l'œuvre de ses affranchis reconnaissants. Quand on sait combien est rare dans les catacombes toute mention de l'esclavage, on a le droit de penser que cette chrétienne avait acquis des titres particuliers à l'affection de ses anciens esclaves[11]. Ajoutons que, parmi les femmes chrétiennes de l'aristocratie, dans la première moitié du Ve siècle, les lettres elles-mêmes comptaient des représentants : Proba, la fille de Petronius, consul en 322, et l'épouse de Clodius Celsinus Adelphius, préfet de Rome en 35i, composa une épopée sur la guerre de Constance avec Magnence, et un centon en vers virgiliens sur l'histoire évangélique[12]. II. — L'aristocratie païenne. Constantin fit aux sectateurs des deux religions une part égale dans la répartition des honneurs et des emplois. A vrai dire, il lui eût été assez difficile d'agir autrement. Bien que, dans ses paroles, il marquât avec une vivacité croissante son aversion pour l'ancien culte, les engagements pris par lui après la défaite de Maxence, et surtout l'intérêt bien entendu de son gouvernement, ne lui auraient pas permis d'écarter systématiquement de la politique et de l'administration la partie païenne de l'aristocratie. Les nobles romains se transmettaient les emplois à titre presque héréditaire. Le fils d'un pontife ou d'un augure le remplaçait ordinairement dans le collège pontifical ou augural, et les grandes charges, si bien rentées, des sacerdoces idolâtriques avaient fini par devenir comme autant de fiefs qui ne sortaient point d'un petit nombre de familles. Il en était de même pour les fonctions administratives. Une sorte de convention tacite réservait au fils les postes occupés avant lui par son père. Les inscriptions montrent souvent, au IVe siècle, une ou plusieurs provinces gouvernées successivement par les membres d'une même famille. Déroger trop vite à cette coutume eût été blesser l'aristocratie au point le plus sensible. C'eût été aussi priver l'État de serviteurs expérimentés, nourris dès leur plus jeune âge dans la tradition des grandes affaires, magistrats de naissance, pour ainsi dire. Quelle que fût la valeur personnelle des membres chrétiens de l'aristocratie, ils n'auraient pas été en nombre suffisant pour combler tout de suite les vides produits par la brusque élimination de leurs collègues païens. D'ailleurs, ceux-ci, dont l'opposition religieuse était déjà à craindre, eussent été beaucoup plus dangereux si une mesure de ce genre les avait jetés tout d'un coup dans l'opposition politique. Aussi voit-on, sous le règne de Constantin, à côté de hauts dignitaires chrétiens, comme le consul de 322, Anicius Julianus, ou le préfet du prétoire de 326-333, Ablavius, leurs rivaux païens investis de grandes magistratures : le consul de 323, C. Vettius Cossinius Rufinus, est pontife du Soleil, augure, salien[13] ; le préfet urbain de 333, Alfeinius Ceionius Julianus Camenius, est en même temps quindécemvir, archibucole du dieu Liber, hiérophante d'Hécate, initié aux mystères de Mithra ; moins dévot aux divinités étrangères, mais plus élevé dans la hiérarchie du paganisme officiel, le préfet de 337, L. Aradius Valerius Proculus, prend dans les inscriptions les titres de quindécemvir, de grand pontife et d'augure[14]. La situation n'a pas changé sous Constance. Ce prince, qui, malgré ses sentiments chrétiens, avait été forcé, pendant un voyage à Rome, de combler les vacances produites dans la hiérarchie religieuse du paganisme, et, selon l'expression d'un contemporain, avait rempli de nobles les sacerdoces, ne pouvait songer à éliminer des charges civiles ces mêmes adorateurs des dieux qui tenaient de lui-même leurs titres sacerdotaux. Très nombreux sont les dignitaires païens révélés sous son règne par les inscriptions. Le consul de 343, M. Mæcius Memmius Furius Baburius Cæcilianus — l'aristocratie du IVe siècle se donnait le luxe d'une très riche polynomie —, est augure, quindécemvir, pontife ; et comme, avant son consulat, il a été correcteur de Vénétie, préfet de l'annone, comte d'Orient, préfet du prétoire, on reconnaît que sa carrière avait commencé et s'était poursuivie sans entraves pendant le règne de Constantin. Fl. Lollianus, préfet de Rome en 342, est augure et dédie un autel à Hercule. Memmius Vitrasius Orfitus, qui, par une faveur exceptionnelle, fut préfet de Rome presque sans interruption pendant six ans, de 353 à 359, est en même temps pontife du Soleil et pontife de Vesta. Les provinces sont encore remplies de gouverneurs païens. Clodius Octayianus, consulaire de la Pannonie, puis vicaire de Rome, M. Aurelius Conscius Quartus, correcteur de la Flaminie et du Picenum, vers le milieu du IVe siècle, sont l'un et l'autre pontifes, et le second même a été vice-président (promagister) du collège pontifical. L. Turcius Apronianus Asterius, qui fut correcteur de Toscane sous Constance, avant de devenir, en 363, préfet de Rome, est quindécemvir. En 352, le correcteur du Samnium, Fabius Maximus, reconstruit eu entier (a fundamentis), dans la petite ville d'Alliga, le temple d'Hercule ruiné par un tremblement de terre ; il n'est pas probable qu'il l'ait fait aux frais de l'État, et l'on doit voir dans cet acte de munificence la manifestation' des sentiments d'un magistrat païen[15]. En commémorant des faits de cette nature, et surtout en rappelant les titres sacerdotaux, les inscriptions signalent à notre attention les fonctionnaires demeurés fidèles à l'ancien culte. Elles indiquent moins clairement les chrétiens, puisque, seules ou presque seules, les épitaphes marquent la foi qu'ils professaient. Celles-ci sont peu nombreuses, en comparaison des éloges de toute sorte que l'usage ou la flatterie multipliait sur le bronze et le marbre en l'honneur des magistrats vivants. Ce n'est pas au grand jour, sur les forums ou dans le vestibule des maisons patriciennes, qu'il faut les aller chercher, mais dans l'ombre de quelque caveau de catacombe ou de quelque crypte de basilique. Cependant, comme la plupart des païens de grande famille étaient revêtus de sacerdoces idolâtriques et appartenaient au collège des augures, à celui des quindécemvirs, à celui des pontifes de Vesta, à celui des pontifes du Soleil ou au collège, récemment découvert, des pontifes d'Hercule[16], l'absence de toute indication de cette nature ou de tout souvenir d'initiation aux mystères orientaux auprès du nom d'un magistrat, sur un marbre contemporain de Constantin ou de Constance, équivaudra presque à une marque de christianisme. Si l'on compare les inscriptions où se rencontrent et celles où manquent ces mentions, on estimera que Constance, comme son père, faisait la part à peu près égale, dans la distribution des magistratures, entre les adhérents des deux cultes. Il semble cependant avoir éprouvé quelque hésitation à laisser entrer jeunes dans la carrière administrative on à y faire avancer vite un petit nombre de païens trop déclarés. Le chef de ceux-ci sera, dans la seconde moitié du IVe siècle, Vettius Agorius Prætextatus. Il tiendra la tête de tous les collèges sacerdotaux, pendant que son épouse Aconia Fabia Paulina, fille d'un préfet de Rome, sera revêtue de tous les sacerdoces accessibles aux femmes. L'un et l'autre se feront initier, en outre, à tous les cultes exotiques : Prétextat aurait cru, dit d'un ton légèrement railleur le païen Macrobe, commettre un sacrilège s'il avait laissé quelque chose en dehors de ses croyances[17]. Probablement l'ardeur de ses sentiments avait déjà transpiré sous Constance, car celui-ci parait n'avoir pas ouvert volontiers à un tel homme l'accès de la vie politique. A l'âge de trente-cinq ans, Prétextat avait été seulement correcteur de Toscane et d'Ombrie et consulaire de Lusitanie, dignités que les nobles Romains avaient coutume de recevoir dès leur première jeunesse. Sous Julien seulement, il commencera à parcourir d'un pas rapide la carrière des honneurs, pour s'arrêter ensuite et demeurer pendant quinze ans dans la vie privée, jusqu'à ce qu'un retour d'influence du parti païen le ramène aux affaires. Les mêmes alternatives se rencontrent dans la carrière des membres d'une autre famille aussi ardemment attachée au paganisme que celle de Prétextat. Venustus, le père de Nicomaque Flavien, avait été, sous Constantin, correcteur de l'Apulie et des Calabres, puis consulaire de Sicile ; il demeura ensuite vingt-huit ans sans emploi, peut-être parce que son zèle pour l'idolâtrie avait éveillé les défiances de Constance ; le règne de Julien rendra à la vie politique cet homme admirable, comme l'appelle son coreligionnaire Macrobe. Pour les mêmes raisons probablement, Nicomaque Flavien entra très tard dans la carrière, et ne reçut aucune magistrature avant sa trentième année[18]. Il faut avouer que les préventions de Constance n'étaient pas toujours sans motif. Si les païens modérés et discrets pouvaient administrer des provinces sans molester la population chrétienne, les chefs de l'idolâtrie, les princes de la religion, selon le mot de Macrobe, offraient de moindres garanties d'impartialité. Non seulement ils étaient portés à favoriser leurs coreligionnaires, mais encore ils trouvaient dans les divisions des chrétiens, trop nombreuses à cette époque, une occasion de nuire, qu'ils n'avaient garde de négliger. C'est ainsi que Nicomaque Flavien étant devenu, sous Gratien, vicaire d'Afrique, prendra parti pour les donatistes : l'empereur sera obligé de lui rappeler, par un rescrit spécial, les lois portées contre ces hérétiques, et devra même, dans un autre rescrit, flétrir les magistrats païens qui s'étaient alliés à eux, avec la connivence tacite de Flavien, contre les catholiques[19]. Constance semble avoir deviné ces périls, et ses précautions, que n'imita pas la trop grande confiance de quelques-uns de ses successeurs, font honneur à sa perspicacité. En imposant, dans de rares circonstances, des vacances forcées à des hommes que leur naissance ou leur rang eussent, en d'autres temps, appelés à suivre de bonne heure et sans interruption la carrière des honneurs, Constance ne montrait point une rigueur excessive. Ces légères disgrâces étaient moins sensibles à ceux qui en étaient l'objet, qu'elles l'eussent été un ou deux siècles plus tôt. II s'est fait, peu à peu, un changement dans les mœurs. On voit dès le IIIe siècle les carrières publiques perdre insensiblement de leur prestige. L'homme songe à s'appartenir davantage, en appartenant moins à l'État. Au IVe siècle, et même avant lui, la vie politique n'absorbe pas autant qu'autrefois l'existence du noble romain. Il y a plus d'intervalle entre les divers emplois, plus d'espace réservé à la vie privée, au repos, aux voyages. Les magistratures de début, comme la questure et la préture, ne sont plus, en réalité, des charges, excepté pour la bourse ; il y a des jeux à donner, non des fonctions à remplir ; on s'en acquitte dès l'enfance, et le plus souvent la famille du jeune dignitaire lui épargne toute peine et toute responsabilité. Les plus curieuses, parmi les lettres de Symmaque, sont celles qui le montrent s'occupant des fêtes auxquelles donneront lieu la questure et la préture de son fils, encore étudiant. Mais ces premières formalités, condition nécessaire de l'entrée au sénat, étant accomplies, on ne se presse pas toujours de se mêler à la vie publique. La hâte fiévreuse qui y poussait jadis les candidats est maintenant bien apaisée. En dehors même des raisons religieuses ou politiques qui ont retardé l'ouverture de certaines carrières, il y a, chez les hommes d'un très haut rang, une tendance à supprimer les échelons intermédiaires, qu'il était jadis indispensable de franchir, et à débuter, déjà mûrs, par les grandes charges. Sextus Petronius Probus commence par être, en 356, proconsul d'Afrique. II administre cette province jusqu'en 358, et rentre ensuite, pour dix ans, dans la vie privée. Les Romains du IVe siècle acceptaient volontiers d'être, pendant de longues périodes de temps, éloignés des affaires. L'administration d'immenses patrimoines, dont les terres sont quelquefois disséminées en Europe, en Asie et en Afrique, la visite de leurs nombreuses villas d'Italie, les occupations littéraires, très en faveur dans l'aristocratie de ce temps, les soins d'une correspondance parfois minutieuse jusqu'à la puérilité, remplissaient et charmaient leurs loisirs. Ils menaient la vie de société avec les délices et l'insouciance d'un gentilhomme français à la fin de l'ancien régime, et quand on les suit de près dans le détail de leurs occupations et de leurs plaisirs, on est tenté de dire, en se souvenant d'un mot de Talleyrand, que quiconque n'a point vécu dans le siècle qui précéda les grandes invasions des Barbares, n'a pas connu la douceur de vivre. Un sentiment plus sérieux, également ignoré des âges antiques, vient quelquefois ennoblir cette disposition des Romains illustres à la vie privée et au repos. C'est maintenant par ferveur religieuse que plusieurs, parmi les païens comme parmi les chrétiens, placent au second rang les honneurs profanes. On peut croire que Prétextat accepta sans un trop grand déplaisir de se voir écarté par Constance des emplois qui eussent pu tenter sa jeunesse, quand, dans son éloge funèbre rédigé bien des années plus tard par sa femme, après l'énumération de ses titres et de ses dignités on lit ces paroles : Tout cela est peu de chose ; pieux initié, tu gardais dans le secret de ton cœur les vérités apprises dans les saints mystères, tu adorais selon la science la multiple divinité des immortels, et tu as bien voulu t'associer ton épouse dans la communion des choses divines et humaines. Que dirai-je maintenant des honneurs, de la puissance, des joies du pouvoir si désirées des hommes ? Tu les considéras toujours comme vils et caducs, et tu ne te paras avec orgueil que des bandelettes sacrées des divins sacerdoces. La chrétienne Proba, dans l'éloge funèbre de Sextus Petronius Probus, enterré près de la tombe de saint Pierre, dit, sinon dans les mêmes termes, du moins avec un sentiment analogue : Il fut riche, il fut noble, il fut consul comme son aïeul, quatre fois il fut préfet du prétoire ; mais, dans sa vieillesse, il effaça tous ces ornements mondains, tous ces souvenirs des aïeux, par les dons reçus du Christ : là est le véritable honneur, là est la vraie noblesse[20]. La vie publique, jadis l'unique affaire du Romain de vieille race, commence à pâlir à ses yeux ; il s'aperçoit maintenant qu'il y a quelque chose à côté et même au-dessus d'elle. Le témoignage empressé que rendent à ces idées l'épouse païenne de Prétextat et l'épouse chrétienne du Probus, fait croire que l'influence des femmes, dans les deux partis, ne fut pas sans effet sur cette nouvelle disposition des âmes. III. — L'aristocratie provinciale. On aimerait à connaître les lieux habités à Rome par les principaux membres de l'aristocratie chrétienne. Cela, malheureusement, est impossible. Pour un petit nombre seulement, notre curiosité peut se satisfaire. Nous savons que les Cornelii chrétiens avaient une maison sur l'Aventin ; les Turcii, sur l'Esquilin ; les Valerii, sur le Caelius, et qu'une villa des Acilii couronnait les pentes du Pincio. Des lampes de bronze ou d'argile, des vases de verre ou de terre cuite, des pièces d'argenterie portant des emblèmes pieux, des inscriptions chrétiennes, ou marquées du monogramme du Christ, ont été trouvés dans les ruines de plusieurs demeures patriciennes[21]. Même les appartements de réception commençaient à y recevoir une décoration en harmonie avec la foi des maîtres : dans une habitation du IVe siècle découverte sur le Caelius, le tablinum est orné de fort belles fresques représentant des apôtres et une Orante qui prie, les bras étendus ; les plafonds et les corridors montrent des symboles chrétiens[22]. Quelques maisons, entre autres celle des Cornelii, contenaient même des oratoires privés, ornés d'images saintes[23] : le culte domestique qu'on y rendait au Christ formait l'antithèse des pratiques superstitieuses qui, à la même époque, avaient lieu dans les chapelles particulières de Mithra, annexées à plusieurs maisons qu'habitaient des nobles païens. Par la splendeur de ses palais, l'aristocratie chrétienne tenait bien son rang dans le grand monde romain. La maison de marbre des Anicii était célèbre au IVe siècle. Celle des Valerii était, dit-on, si belle que, mise en vente au commencement du siècle suivant, sa magnificence effraya tous les acheteurs[24]. La villa des Acilii, qui couvrait une partie des terrains occupés par les jardins du Pincio et le parc de la villa Borghèse, donnait dès lors à ce coin charmant de Rome le grand aspect décoratif, mélange d'architecture, de verdure et de fleurs, qui nous ravit aujourd'hui. Un escalier monumental conduisait à une vaste terrasse, à mi-hauteur de la colline. De la terrasse un autre escalier menait à un second étage de jardins, qui se terminait par une colonnade en forme d'hémicycle, mettant en communication les deux ailes du palais. Celles-ci s'allongeaient de chaque côté de la double terrasse : leurs appartements, pavés en mosaïques, ornés de pilastres, d'absides, de niches, de statues, décorés de fresques, de stucs peints et dorés, de marbres précieux, ont été reconnus à diverses époques. Le tout reposait sur des substructions énormes, soutenant de trois côtés les déclivités de la colline. Une piscine, en partie taillée dans le roc, en partie maçonnée, recueillait l'eau (provenant probablement de l'aqueduc de l'Anio novus) pour la distribuer dans l'habitation et les jardins Les dépendances de ceux-ci contenaient, très nombreux, les caves et celliers nécessaires à l'approvisionnement d'une grande maison. Les détails d'ornementation non seulement sont conformes aux règles de l'art, mais sont inspirés du goût classique le plus simple et le plus pur, et rappellent plusieurs parties de la villa d'Hadrien à Tibur, des jardins de César, de la maison albaine de Domitien, de la villa de Caligula à Genzano. Figurons-nous cette élégante architecture peuplée de statues, animée par cent jets d'eau, avec la verdure de ses chênes et la blancheur de ses marbres, ses suites de degrés se prêtant à tous les jeux de perspective, et nous pourrons aisément rapprocher l'état passé et présent de ces lieux. Une telle magnificence de construction convient mieux à une villa impériale qu'à des jardins privés ; mais il faut se souvenir que les Acilii furent considérés, durant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, comme les plus nobles de tous les patriciens et que leur opulence égalait leur noblesse[25]. Au IVe siècle, la villa, transmise des Acilii aux Pincii, et des Pincii aux Anicii Petronii, appartenait aux époux chrétiens Petronius Probus et Anicia Faltonia Proba, dont la statue ornait ses appartements ou ses jardins[26]. Il y avait cependant encore, à cette époque, des descendants des Acilii. Un Acilius Severus avait été consul en 323, préfet urbain en 395 ; il entretint une correspondance avec l'apologiste Lactance. Son fils, le sénateur Acilius Severus, est compté parmi les écrivains ecclésiastiques ; il composa un livre mêlé de prose et de vers, sorte d'autobiographie, que cite saint Jérôme : on ne saurait trop déplorer la perte de cet ouvrage, qui nous eût probablement donné de curieux détails sur la vie d'un Romain de grande famille au IVe siècle. Peut-être doit-on identifier son auteur[27] avec un Acilius Glabrio, qui occupa dans le même temps une chaire de littérature à Bordeaux. Cette hypothèse permettrait de supposer un revers de fortune, et expliquerait comment la magnifique propriété du Pincio a pu changer de maîtres et passer à une autre famille. Il serait curieux de voir le descendant d'une des plus antiques races patriciennes, le petit-fils d'un consul du premier siècle, aller grossir les rangs de ce corps. professoral gaulois qui fournit à son tour, à Rome, plusieurs citoyens illustres pendant le IVe siècle, et d'où sortirent les Ausone, destinés à monter au premier rang de l'aristocratie romaine. Rien, du reste, n'était plus commun que ces vicissitudes, élevant l'un, abaissant l'autre, et faisant surgir des hommes nouveaux, pendant que pâlit l'éclat d'une vieille race. On a, au IVe siècle, des exemples de sénateurs appauvris, qui ne pouvaient supporter les frais de la questure ou de la préture, et quittaient Rome jusqu'à meilleure fortune[28]. Ajoutons qu'à cette époque Acilius Glabrio pouvait professer la rhétorique sans déroger à sa naissance et perdre son rang dans le sénat. Jamais peut-être, depuis les Antonins, les lettres n'avaient été plus en honneur. Elles menaient à tout : à la fortune, à la popularité, et même à la noblesse. Le célèbre rhéteur africain Victorinus, qui enseignait à Rome au milieu du IVe siècle, pendant les règnes de Constantin et de Constance, en est une preuve. L'enthousiasme qu'il excita par son éloquence fut tel, qu'on lui éleva une statue sur le Forum, honneur rarement accordé à cette époque. Sa conversion au christianisme fut un événement public. Saint Augustin a raconté l'impression produite dans Rome entière, quand ce maitre de l'éloquence monta, selon l'usage, au jubé, pour faire sa profession de foi avant de recevoir le baptême. Toute la noblesse païenne, composée en grande partie de ses élèves[29], était dans la consternation, et les chrétiens ne pouvaient contenir leur joie. C'était, en effet, un membre de l'aristocratie qui changeait de culte : car Victorinus avait reçu le titre de clarissime et pris place dans l'ordre sénatorial. Quel qu'en fût le motif, la résidence d'un Romain de grande famille, comme Acilius, dans une ville de province, n'avait rien d'insolite. On a trouvé, en Aquitaine, l'épitaphe d'une Valeria Severa, morte en 347, et se rattachant peut-être à l'illustre famille chrétienne des Valerii[30]. Les provinces étaient pleines de clarissimes. Les uns, après avoir résidé à Rome, étaient revenus se fixer dans leur pays d'origine ; ainsi, fatigué d'honneurs, avide de repos et amoureux du sol natal, fera un jour Ausone. D'autres, tenant leur titre des fonctions exercées dans le pays même, ou de la faveur impériale, n'avaient jamais visité la capitale de l'Empire, ni pris séance au sénat. Leurs enfants suivaient cet exemple, et se contentaient de jouir dans leurs terres ou dans leurs villes des privilèges et des exemptions réservés aux familles sénatoriales. Les lois qui obligeaient les sénateurs à placer une partie de leur fortune en immeubles d'Italie étaient tombées en désuétude, et les empereurs luttaient en vain pour contraindre les clarissimes à la résidence. Le sénat, répandu sur toute la surface de l'Empire, était devenu une classe, une noblesse[31]. Celle-ci parait avoir été, dans certaines provinces, assez fortement travaillée par le christianisme. Des familles distinguées dans les lettres ou au barreau — les jeunes clarissimes, à cette époque, se faisaient volontiers avocats — s'ouvrent peu à peu aux influences évangéliques. Quelques-uns de leurs représentants demeurent à demi païens, comme Ausone, mais feront souche de chrétiens déclarés. D'autres sont plus fervents, comme le père et la mère de Paulin de Nole. Celui-ci naquit en 353 : son père, l'un des plus grands propriétaires de l'Aquitaine, avait été préfet du prétoire des Gaules. Il semble avoir voué son fils tout enfant au culte du martyr Félix et, certainement, mourut chrétien, puisqu'un prêtre sera chargé d'offrir chaque jour le saint sacrifice sur sa tombe et celle de sa femme[32]. Des membres de l'illustre famille des Eusebii, parents de la seconde femme de Constance et des deux consuls de 359, habitent Aquilée : on les connaît, chose assez curieuse, par leur argenterie ; mais celle-ci révèle l'esprit qui régnait dans une grande maison provinciale. C'est un mélange bizarre de faste nobiliaire et de foi. Des scènes de la Bible et de l'Évangile, des images baptismales, sont mêlées sur les ustensiles d'argent, rehaussés d'or et d'émail, aux portraits des membres de la famille revêtus des insignes de leur magistrature, et aux devises célébrant la dignité des Eusèbes. On ne saurait être à la fois plus aristocrate et plus chrétien[33]. Favorable ou contraire au christianisme, l'influence des sénateurs de Gaule, d'Espagne, d'Illyrie, ne dépassait guère les limites des villes ou des districts ruraux qu'ils habitaient. Déjà chez plusieurs se dessinent les traits du futur seigneur féodal. L'aristocratie provinciale tend de plus en plus à devenir une classe de grands propriétaires, fixée dans ses terres, habitant toute l'année ses domaines, et s'isolant de la politique générale. Les vieilles races patriciennes de Rome, au contraire, celles qui siègent réellement au sénat, les six cent familles de sang antique dont parle le poète Prudence, ont conservé sinon le pouvoir, qui leur, échappe de plus en plus malgré des efforts intermittents pour le ressaisir, du moins le souci de l'intérêt commun, la passion des affaires et même des idées. Elles n'ont pas cessé de considérer Rome comme le centre et l'abrégé du monde, elles-mêmes comme la plus haute partie du genre humain, pars melior generis humani[34]. Elles joueront encore, dans la seconde moitié du IVe siècle, un rôle considérable, car elles prendront part à la dernière lutte de faits et d'idées qui, sous Julien, sous Valentinien, sous Théodose, mettra aux prises les deux religions rivales. Durant la période que nous étudions, rien ne fait pressentir le conflit futur. La division latente qui existait, au sein du sénat, entre les partisans de l'ancien et du nouveau culte, ne se manifeste par aucune parole ou par aucun acte qui soit venu jusqu'à nous. Sous Constantin, sous Constance, les sénateurs païens n'élèvent pas la voix et ne semblent faire aucun effort pour entraver la marche des événements, si défavorables qu'ils paraissent à leur cause. Ils laissent passer sans protestation le langage intempérant de Constantin, flétrissant leur religion jusque dans les discours et dans les lois destinés à en garantir la liberté. Ils ne font aucune réponse aux invectives passionnées d'un de leurs collègues, le clarissime Firmicus Maternus, demandant à Constant et à Constance de prendre la hache pour retrancher les derniers restes de l'ancien culte. Ils ne réclament pas contre les lois de Constance, nettement prohibitives du paganisme : ils se contentent, il est vrai, de les tenir pour non avenues, ce qui est la plus efficace et la plus victorieuse des réponses. Quand Constance fait enlever de la curie la statue de la Victoire, ils se taisent encore, et cette cause, qui soulèvera, dans la dernière moitié du siècle, des débats passionnés, ne trouve d'abord, chez eux, aucun avocat. On dirait qu'ils s'effacent volontairement. Quand Julien même notifiera à la haute assemblée sa rupture avec Constance, ils ne donneront aucune marque de sympathie au futur restaurateur de l'hellénisme, et s'uniront aux autres sénateurs pour lui rappeler la soumission due au légitime souverain[35]. La cause de cette inertie apparente d'un parti qui, bientôt, se réveillera, tient probablement au manque de chefs. Les païens sont encore nombreux, et disposent d'une grande influence ; mais, pendant de longues années, il ne s'est pas rencontré d'hommes capables de se mettre à leur tête et de les entraîner dans une action commune. Ces hommes grandissent, cependant, et Constance les avait devinés, quand il regardait d'un œil soupçonneux des jeunes gens à peine nés alors à la vie politique : les Prétextat, les Nicomaque Flavien, les Symmaque. Que l'âge et l'expérience leur viennent, et que les événements prennent un tour favorable à leurs espérances, le parti païen se reconstituera dans le sénat, prêt à combattre de nouveau pour ses intérêts et pour ses dieux. IV. — Le sénat de Constantinople. Il y avait dans l'Empire deux sénats, et j'ai parlé seulement du sénat de Rome. C'est qu'on ne pouvait attendre ou craindre de celui de Constantinople un rôle actif dan le conflit des idées religieuses. C'était une assemblée improvisée, et nous savons, par bien des expériences, qu'une Chambre haute ne s'improvise pas. Il faut, pour exister, qu'une aristocratie ait ses racines dans le sol et jouisse d'une possession d'état séculaire. A ces conditions, elle peut accueillir les hommes nouveaux, parce qu'ils s'amalgament vite avec elle et se laissent pénétrer de son esprit ; mais une aristocratie entièrement composée d'hommes nouveaux est un non-sens. Dans la jeune capitale fondée par Constantin, au point de jonction de l'Europe et de l'Asie, le sénat ne fut pas autre chose qu'un décor planté à la hâte et destiné à faire illusion. Il n'eut guère, au moins pendant le premier siècle de son existence, que des attributions municipales. Par le nom, la pompe extérieure dont on l'entoura, le titre de clarissime donné à ses membres, il différa de l'assemblée des décurions de l'ancienne Byzance ; mais un écrivain anonyme du IVe siècle, qui était probablement lui-même un sénateur romain, l'a justement défini en l'appelant une assemblée de second ordre[36]. Il faut se tenir à cette définition, si l'on veut avoir une idée du sénat de Constantinople, à distance égale des légendes glorieuses dont on entourera plus tard sa naissance et des invectives outrées dont on l'accabla. Une chronique latine du moyen âge prétend que tout le sénat romain suivit Constantin à Byzance[37]. Plus modéré, mais encore bien hardi dans ses inventions, un historien grec raconte que Constantin, ayant envoyé douze patriciens en ambassade près du roi de Perse, mit à profit leur absence pour faire conduire à Constantinople leurs femmes, leurs enfants, leurs serviteurs, leur bâtit des palais exactement semblables à ceux qu'ils habitaient à Rome, et, à leur retour, les contraignit à s'y établir[38]. Cette fable cache sans doute quelque vérité : on croira volontiers que Constantin, par des promesses, par des libéralités, par ces invitations impérieuses auxquelles la résistance est malaisée attira dans la ville nouvelle des membres de l'aristocratie romaine ; mais ces transfuges ne furent jamais qu'en petit nombre. Constantin vécut toujours en très bons termes avec le sénat romain et n'essaya pas d'amoindrir l'ancienne assemblée au profit de la nouvelle. Une opération de cette sorte n'eût pas été facile, et la toute puissance impériale aurait certainement échoué soit devant l'opposition ouverte, soit devant la résistance passive et la force d'inertie du vieux patriciat. Quelques représentants seulement des familles sénatoriales paraissent avoir émigré : on cite parmi eux un Olympius, un Verus, un Severus, un Urbicius, un Callistratus, un Florentius, un Eubulus, un Studius, un Zoticus. Ces noms sont connus et plusieurs appartiennent à l'ancienne noblesse de Rome : un Olympius est nommé avec éloge dans une lettre de Symmaque ; des Veri, des Severi, des Florentii sont parmi les chrétiens illustres du IVe siècle[39]. La présence de personnages aussi bien apparentés, ou de leurs descendants, parmi les pères conscrits de Constantinople suffit pour réduire à sa juste mesure l'image outrageante qu'à la fin du siècle le poète Claudien tracera de cette assemblée. Il la peint comme une réunion de jeunes étourdis et de vieux débauchés : on y voit, selon lui, des eunuques, des affranchis, et, au rang des plus illustres, siège un ancien cardeur de laine. Ces faux sénateurs (falsi patres) n'ont que du dédain pour les gloires de Rome, mais ils sont fiers de leurs palais, dont les étincelantes façades se mirent dans les eaux bleues du Bosphore. Qu'on assiste à leurs discussions, et on les trouvera incapables, même dans les grands dangers de la patrie, de parler d'autre chose que de danseurs, de mimes, de cirque et de chevaux. Les patriciens de Byzance et les Quirites grecs, comme Claudien les appelle par une bizarre association de noms, valaient mieux que cela, et si on se les représentait ainsi dans les cercles lettrés de Rome, assurément on se trompait[40]. De grands personnages de l'Europe orientale et de l'Asie romaine, attirés par les largesses de Constantin, d'anciens fonctionnaires, probablement les membres les plus opulents et les plus distingués de l'ancienne curie de Byzance, formaient, joints aux quelques Romains dont nous avons parlé, une assemblée assez respectable. Mais elle offrait cet inconvénient, que rien ne corrige, d'être composée d'éléments réunis au hasard, non joints par la force des choses : mosaïque disparate, ne rappelant que de bien loin ces blocs séculaires qui constituaient le sénat romain. Les premiers empereurs chrétiens paraissent eux-mêmes l'avoir senti. Constantin se préoccupa de fonder le sénat de Constantinople, plutôt que de l'organiser. On a plusieurs messages ou discours de Constance sur les privilèges accordés à ses membres, comme aussi sur les charges qui leur sont imposées[41]. Pendant longtemps encore, les gouvernements provinciaux, les hautes magistratures, même en Orient, seront réservés aux sénateurs romains, au préjudice de ceux de Constantinople[42]. Cependant, on voit, en 361, dans la dernière année du règne de Constance, d'anciens consuls et d'anciens préfets parmi les membres de la nouvelle assemblée. Ce n'est, du reste, qu'en 359 que Constantinople fut mise tout à, fait sur le même pied que Rome : jusque-là, un proconsul l'avait administrée ; alors, seulement, un préfet urbain lui fut accordé, avec un rang et un pouvoir égaux à ceux du préfet de Rome. On croira volontiers que, sinon l'unanimité, au moins la majorité des sénateurs de Constantinople étaient chrétiens. C'est une capitale chrétienne qu'avait voulu fonder Constantin, une ville où l'air ne serait jamais souillé par la fumée des sacrifices officiels, et où le culte des dieux ne serait point organisé. Là, pas de temples, pas de pontifes, pas de quindécemvirs ou d'augures, pas de collèges sacerdotaux. Mais cette absence même de hiérarchie païenne explique comment des empereurs aussi dévoués au christianisme que Constantin et Constance purent accepter, dans le nouveau sénat, quelques représentants de l'ancien culte. Ceux-ci n'apportaient pas dans l'assemblée l'influence que donnaient à leurs coreligionnaires de Rome les titres éclatants, les honneurs, les privilèges des antiques sacerdoces, et toute la clientèle qui en dépendait. Constance fit entrer dans le sénat de Constantinople le philosophe païen Themistius, et la lettre élogieuse par laquelle il lui accorda cette dignité fut lue dans l'assemblée par le premier magistrat de la ville. Un rang exceptionnel y fut même donné à Themistius, car, par une loi de 361, Constance l'adjoint à la commission sénatoriale de dix membres, anciens consuls, anciens préfets ou anciens proconsuls, chargés de désigner les titulaires des diverses prétures[43]. Cette distinction est accordée, dit en propres termes l'empereur, à la sublimité de sa science. Themistius était digne de cette faveur : peu de païens sincères furent plus équitables et plus tolérants. Dans tous les partis, on l'estimait à sa juste valeur : saint Grégoire de Nazianze lui écrit dans les termes les plus déférents, comme à un ami, et lui confie sans inquiétude des jeunes gens à qui il s'intéresse[44] ; plus tard, quand les catholiques seront persécutés par l'arien Valens, Themistius s'honorera lui-même en demandant justice pour eux. Les termes qu'il employa dans cette occasion montrent en lui un déiste plutôt qu'un partisan fanatique de l'idolâtrie. Ses raisonnements sont ceux mêmes dont Symmaque se sert dans sa polémique avec saint Ambroise : mais, par une contradiction singulière, Symmaque, pontife, représentant de l'ancienne hiérarchie religieuse, revendiquera les privilèges du paganisme an nom des doctrines qui, à Themistius, dégagé de tout lien envers le passé, serviront à demander simplement la liberté de conscience pour tous[45]. On ne rencontre donc, en Orient, à peu près rien qui ressemble à l'aristocratie traditionnelle de l'Occident. Celle qui existe est presque tout entière de fraiche date et de création impériale. Elle renferme des païens, mais point de parti païen. Elle dépend trop de l'empereur pour suivre en religion une politique différente de la sienne. Elle se confond peu à peu avec sa cour. La résidence du souverain, à Constantinople, établit entre lui et le sénat de cette ville des rapports de familiarité et de dépendance tout autres que ceux qu'il entretient avec le sénat romain. Dans les fêtes, dans les cérémonies, dans les voyages, une partie des sénateurs orientaux l'accompagne, presque au même titre que les officiers de sa maison[46]. Le danger, pour le christianisme, n'est pas, en Orient, dans une reprise d'influence des représentants de l'ancien culte ; il est plutôt dans la servilité avec laquelle les chrétiens qui siègent au sénat, servent dans le palais ou administrent des provinces au nom de l'empereur, se plieront à ses fantaisies religieuses et se feront ariens quand il penchera vers l'arianisme. Ce spectacle fut trop souvent donné. Cependant, parmi les sénateurs, les palatins et les fonctionnaires qui entouraient Constance, il se rencontra de plus fermes chrétiens. Une qualité que ne lui refusaient pas ses adversaires les plus déclarés, et que lui accorde même Ammien Marcellin, c'était de se connaître en hommes. Il en savait distinguer les qualités intellectuelles et deviner la valeur morale. Quand il jugeait par lui-même, et non par les yeux de ses eunuques et de ses flatteurs, il faisait généralement de bons choix. La règle qu'il s'était imposée de n'élever aux grandes charges que les hommes désignés par un long exercice des magistratures, quelque marque extraordinaire de générosité ou quelque action d'éclat[47], le garantissait contre un des principaux dangers du pouvoir absolu, celui de donner à des favoris un avancement rapide et scandaleux. Mal conseillé, cependant, il admit plus d'une fois parmi ses familiers, et pourvut de postes importants dans le palais ou l'administration provinciale, des courtisans empressés à flatter ses passions religieuses et à s'en faire un moyen de fortune. Ce sont ceux-là que les écrivains ecclésiastiques nous montrent, préfets ou généraux, poursuivant impitoyablement les défenseurs de la foi de Nicée, les évêques orthodoxes, les amis de saint Athanase ; ce sont les mêmes qu'Ammien Marcellin accuse de s'être gorgés des dépouilles des temples. Mais on se tromperait en se représentant sous ces traits tous les conseillers de Constance. S'il se rencontra parmi eux des bêtes féroces, selon l'expression de son successeur Julien, tous ne furent pas cependant ces barbares par l'esprit et ces impies par le cœur, dont parle l'Apostat[48] ; à moins que, par ces termes haineux, il ne désigne précisément les magistrats honnêtes, qui se montrèrent aussi fidèles à leur Dieu qu'à leur souverain. Tel ce comte d'Orient, Archélaos, qui défendait, en 335, saint Athanase au concile de Tyr, et venait de Syrie trouver en Égypte saint Antoine pour recommander à ses prières une jeune fille malade. Tel ce comte Joseph, Juif converti, qui couvrait d'églises bâties à ses frais les villes et les campagnes de la Palestine, et accueillait dans Scythopolis, malgré les ariens, Eusèbe de Verceil exilé pour la foi. Tel ce comte Longinus, célèbre par ses aumônes et ses bonnes œuvres, qui cherchait à voir le solitaire Hor dans les déserts de Nitrie[49]. Tel ce préfet du prétoire d'Orient, en 361, Helpidius, qui nous apparaît comme un véritable saint. Païens et chrétiens s'accordent dans son éloge. Homme nouveau, sans aïeux, venu d'une province lointaine, il s'était élevé par son seul mérite. Son langage avait gardé quelque chose de la rusticité de son origine, mais son âme, dit Ammien Marcellin, était simple et douce. Il n'avait pas aux mains une tache de sang. Un jour, Constance lui commanda de mettre un innocent à la torture. Helpidius refusa et offrit sa démission. Sa femme, Aristénète, n'était pas moins admirable. Supérieure à lui par la naissance, et son égale par la vertu, elle était, dit saint Jérôme, noble parmi les siens, plus noble encore parmi les chrétiens. Le païen Libanius lui-même lui donne des louanges. Helpidius et Aristénète furent parmi les plus grands admirateurs de la vie monastique. Ils en vénéraient les héros et cherchaient les occasions de les voir. Ils allèrent avec leurs enfants visiter saint Antoine en Égypte et saint Hilarion en Palestine[50]. On ne s'étonnera pas que, devenu maitre de l'Empire par la mort de Constance, Julien n'ait pas conservé Helpidius : son année de préfecture n'était pas expirée que l'Apostat lui avait déjà donné un successeur. La persécution de Julien, qui ne se fera sentir en Occident que dans des cas tout exceptionnels, aura surtout l'Orient pour théâtre ; elle permettra de juger des sentiments chrétiens qui animaient la noblesse de cour, formée par ses deux prédécesseurs. Nombreuses furent les défections, mais nombreux aussi furent les exemples de fidélité. Par une partie au moins de ses représentants, l'aristocratie chrétienne sut être, en Orient, supérieure à la faveur impériale de qui elle tenait son origine, et, composée en majorité de parvenus, montra pour servir Dieu la fidélité des vieilles races. |
[1] Voir De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 810 ; t. III, p. 23-29 ; Il monastero di S. Erasmo nella casa dei Valerii sui Celio, 1888 ; et Bullettino archeologia cristiana, 1867, p. 27 ; 1868, p. 34 ; 1889, p. 35 ; 1872, p. 152 ; 1873, p. 93, 94 ; 1875, p. 153 ; 1876, p. 14, 54 ; 1880, p. 105 ; 1888-1889, p. 47, 49.
[2] De Rossi, Inscriptions christiana urbis Romæ, t. I, n° 141, p. 80. — Corpus inscriptionum latinarum, t. VI, 1756.
[3] Origène, Comm. in Matth.,
XXVII, 15. Cf. Bull. di arch. crist., 1894, p. 102.
[4] On trouve ce même préjugé dans les familles de la haute bourgeoisie provinciale ; voir Saint Basile, p. 24-25.
[5] Ammien Marcellin, XVI, 8 ; XXIII, 2 ; XXVII, 3, 11.
[6] Corpus inscript. lat., t. V, 3344 ; t. VI, 1751, 1756.
[7] Saint Athanase, Apologie, 1.
[8] De Rossi, Il monastero di S. Erasmo nella casa dei Valerii, p. 9-11 ; Bull. di arch. crist., 1892, p. 153 ; 1893, p, 153 ; Orelli, Inscriptions, 105 ; Borghesi, Œuvres, t. VIII, p. 200.
[9] Voir mon livre sur les Esclaves chrétiens, 3e éd., p. 288-295.
[10] Saint Jérôme, Ép. 51, 107, 130 ; saint Augustin, Ép. 132. — Corpus inscr. lat., t. VIII, 1219 ; Seek, Symmachus, p. CXXIX.
[11] De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 139.
[12] Migne, Patr. lat., t. XIX,
p. 802-818 ; cf. Seek, p. XCV.
[13] Corpus inscr. lat., t. X, 5061.
[14] Voy. Tillemont, Hist. des Empereurs, t. IV, p. 183, 218 ; Corpus inscr. lat., t. VI, 1875, 1690-1894.
[15] Willmanns, Exempta inscr. lat., 674, 1228, 1230, 1289 ; Corpus inscr. lat., t. VI, 1739, 1742, 1768, 1769 ; Bull. della comm. arch. com. di Roma, 1889, p. 42 ; 1892, p. 343.
[16] On ne connaissait, jusqu'à ces derniers temps, que deux collèges pontificaux : celui des pontifices Vestæ ou pontifices majores, remontant aux origines mêmes de Rome, et celui des pontifices Solis, institué par Aurélien. Une inscription du milieu de IVe siècle en révèle un troisième, celui des pontifices Herculis ; un personnage clarissime, P. Egnatius, y est qualifié de pontifex Herculis et rector decuria Herculeæ (Voir Bullettino della commissione archeologica comunale di Roma, 1892, p. 71.)
[17] Macrobe, Saturnales, I, 7,
11, 17. — Corpus inscr. lat., t. VI, 1778-1780, 2145.
[18] Seek, Symm., p. LXXXVII, LXXXVIII, CIV, CXIV.
[19] Saint Augustin, Ép. 87 ; Code Théodosien, XVI, X, 4 ; VI, 2.
[20] Corpus inscr. lat., t. VI, 1756, 1778.
[21] De Rossi, Il monastero di S. Erasmo nella casa dei Valerii ; Bull. di arch. crist., 1887, p. 11, 46, 48 ; 1868, p. 84.
[22] Germano di San Stanislao, la Casa celimontana dei SS. martiri Giovanni e Paolo, p. 104 et suiv. Cf. mes Études d'histoire et d'archéologie, p. 187-192.
[23] Bull. di arch. crist., 1867, p. 46, 48 ; 1876, p. 7-15.
[24] Secundinus, Ép. 3, dans saint Augustin, t. VIII, p. 571, éd. Migne. — Analecta Bollandiana, t. VIII, 1889, p. 16.
[25] Lanciani, dans le Bullettino della commissione archeologica comunale di Roma, 1891, p. 155 ; cf. ibid., p. 132-155, et pl. V-VI.
[26] Corpus Inscr. lat., t. VI, 1751.
[27] C'est une conjecture de M. de Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1888-1889, p. 47-48.
[28] La très curieuse Oratio VIII de Symmaque, pro Valerio Fortunato est sur un cas de ce genre.
[29]
Doctor tot nobilium senatorum. Saint Augustin, Confess.,
VIII, 2.
[30] Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. II, n° 596, p. 416.
[31] Fustel de Coulanges, Hist. des institutions politiques de l'ancienne France, p. 245, 251-253.
[32] Saint Paulin demande qu'on ordonne prêtre un de ses affranchis, afin qu'il puisse célébrer des offices dans la memoria, ou chambre sépulcrale, de ses parents à Bordeaux. Ép. 12.
[33] Bultettino di archeologia
cristiana, 1888, p. 81.
[34] Symmaque, Ép., I, 52.
[35] Ammien Marcellin, XXI, 10.
[36] Anonyme de Valois, 6, 30.
[37] Adon de Vienne, Chron. de sex mundi ætatibus.
[38] Zosime, III, 11.
[39] Du Fresne, Constantinoplis christiana, p. 165 ; De Rossi, Bull. di arch. crist., 1868, p. 81 ; Lécrivain, le Sénat romain depuis Dioclétien, p. 218.
[40] Claudien, In Eutrope, I, 470
; II, 326, 365, 381.
[41] Code Théodosien, I, VI, 1 ; VI, IV, 5, 6, 8, 9, 10, 12, 13, 14, 16 ;
VII, VIII, 1 ; XI, I, 7 ; XV, 1 ; XXIII, 1 ; XII, I, 48 ; XIII, I, 3 ; XV, I, 7.
[42] Corpus Inscr. lat., t. VI, 1657, 1691, 1735, 1783 ; t. VIII, 5348 ; t. X, 1695, 1700.
[43] Code Théodosien, VI, IV, 12.
[44] Saint Grégoire de Nazianze, Ép. 24, 28.
[45] Themistius, Oratio XIII ; Socrate, Hist. ecclés., IV, 32 ; Sozomène, VI, 88.
[46] Socrate, Hist. ecclés., VII, 48.
[47] Ammien Marcellin, XXI, 16.
[48] Julien, Ép. 23, 25. — F. Cumont (Sur l'authenticité de quelques lettres de Julien, p. 20) considère la lettre 25, aux Juifs, comme rédigée par un secrétaire.
[49] Tillemont, Mémoires, t. VII, p. 119, 298, 599.
[50] Ammien Marcellin, XXI, 8 ; Libanius, Ép., IV, 44 ; V, 10 ; saint Jérôme, Vita Hilarionis.