LES ESCLAVES CHRÉTIENS

LIVRE III. — LA LIBERTÉ CHRÉTIENNE.

CHAPITRE V. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION.

 

 

Il y eut deux degrés dans l'affranchissement des esclaves : la libération des personnes et celle du travail. La première appartenait entièrement à l'ordre moral, la seconde dépendait surtout de l'ordre économique et politique. On peut dire que la première était presque entièrement achevée, ou au moins entièrement préparée, avant la seconde moitié du vie siècle.

Ce fut l'œuvre du christianisme. Sous son influence, l'esclave cessa graduellement d'être une chose : il recouvra l'un après l'autre les droits de la personne humaine. Dans la société religieuse il les eut tous, dès le début de la prédication évangélique : dans la société civile il les reçut peu à peu, à mesure que la législation se laissa pénétrer par l'esprit du christianisme.

Les barrières qui, partout ailleurs, séparaient l'esclave de l'homme libre n'.existaient pas dans l'Église. Il n'y avait qu'un baptême, unum baptisma, auquel l'un et l'autre étaient admis au même titre et sur le même rang. L'enseignement religieux était donné sans distinction de personnes, les saints mystères se célébraient pour tous, l'esclave s'agenouillait comme son maître à la table de l'eucharistie et s'asseyait près de lui à la table des agapes. Des tombes voisines et semblables recevaient dans les cimetières chrétiens la dépouille de l'esclave et celle de la personne libre.

L'égalité fut poussée plus loin : dans la société religieuse, l'esclave put être placé au-dessus de l'homme libre. Ainsi, l'esclave baptisé y occupait un degré supérieur à celui où se tenait l'homme libre encore catéchumène. Les rangs du clergé lui étaient ouverts : les chaînes de la servitude ne faisaient point obstacle à ce qu'il reçût de l'Église le pouvoir de lier et de délier. Sans doute celle-ci, en règle générale, ne l'admettait dans le clergé qu'après affranchissement préalable ; mais il fut dérogé souvent à cette règle, soit en faveur d'esclaves de maîtres païens, qui ne se seraient pas prêtés à les affranchir dans ce but, soit même en faveur d'esclaves appartenant à des chrétiens, que des vertus éclatantes, le vœu des fidèles, quelque circonstance impérieuse, désignaient manifestement pour le sacerdoce. De plus, l'Église semble avoir accueilli plus facilement encore les esclaves dans les monastères : là, plus encore que dans les assemblées ordinaires des fidèles, ils furent vraiment les égaux de tous, nobles de la même noblesse, esclaves de la même servitude, libres de la même liberté[1].

L'esclave jouissait donc, dans la société religieuse, de tous les droits qui appartiennent en propre aux membres de celle-ci : il était impossible qu'il ne recouvrât pas en même temps une place légitime dans une petite société intimement unie à la première, puisqu'elle est fondée sur un sacrement, je veux dire la famille. De même que, pour l'Église, il n'y avait qu'un baptême, il n'y avait aussi pour elle qu'un mariage : elle ne faisait pas de distinction, en cette matière, entre les esclaves et les personnes libres. Elle admit les premiers au sacrement qui fait les époux, reconnut l'indissolubilité de leurs unions et les droits qui en découlaient ; elle déclara coupable d'adultère quiconque en violerait la pureté. Allant plus loin, sous la pression des circonstances, elle ne craignit pas de se séparer avec éclat de la loi civile, et la plus haute autorité de l'Église consentit, au IIIe siècle, à mettre la main de la patricienne dans celle de l'esclave, c'est-à-dire à imprimer le sceau. du sacrement à des unions que le droit romain déclarait non-seulement nulles, mais même délictueuses.

Dans la grande société religieuse, dans la petite société de la famille, l'esclave fut donc considéré par l'Église comme étant l'égal de la personne libre. Il s'en montra reconnaissant. Toutes les fois que les chrétiens furent appelés confesser leur foi, il accourut, et le sang servile se mêla au sang libre sous la dent des bêtes ou la hache des bourreaux. On vit alors qu'il était digne des droits que le christianisme lui avait rendus. De sa bouche s'échappèrent de beaux cris de la conscience, d'admirables affirmations de la liberté morale. Des esclaves surent mourir pour leur foi, d'autres pour leur chasteté. L'Église, pour qui les distinctions sociales n'existent pas, releva au milieu des hymnes les reliques de ces humbles victimes, et l'on vit à certains jours, au grand étonnement des païens, des fidèles de tout rang agenouillés devant la pierre transformée en autel sous laquelle reposait un esclave martyr.

L'égalité rendue à l'esclave dans l'ordre religieux et dans celui de la famille, c'était une grande conquête, la conquête essentielle, fondamentale : l'Église fit plus, ou plutôt, usant de son influence, elle persuada aux hommes libres de compléter son œuvre. Les affranchissements furent par elle favorisés de toutes les manières. Elle y vit un acte méritoire. Elle habitua les fidèles à considérer le don de la liberté comme la première des aumônes. Rarement un chrétien mourut sans avoir affranchi quelques esclaves : on espérait s'ouvrir ainsi plus facilement la porte du ciel. Quelquefois des chrétiens affranchissaient des esclaves en souvenir d'un père, d'un fils, d'un ami qu'ils avaient perdus : c'était une offrande à Dieu pour le repos de l'âme du mort. Le sentiment religieux produisit des actes plus désintéressés encore. On vit des chrétiens libérer de leur vivant, à titre gratuit, tous les esclaves qu'ils possédaient, c'est-à-dire se dépouiller volontairement, pour plaire à Dieu et faire du bien à leurs frères, de la plus grande partie, de la totalité quelquefois de leur fortune mobilière.

Dans sa lutte contre l'immoralité païenne, l'Église tarit une des sources les plus odieuses de l'esclavage. En purifiant l'idée du mariage, en apprenant aux époux à en considérer la fécondité comme un bienfait de Dieu, en inspirant aux fidèles une horreur invincible contre les crimes de toute nature dont l'inhumanité romaine se rendait coupable vis-à-vis de l'enfant, elle amena, dès les premiers siècles, une diminution considérable dans le nombre des enfants exposés, c'est-à-dire d'êtres voués le plus souvent à la servitude, et fréquemment à la pire de toutes. En même temps elle inspira aux fidèles la pensée de recueillir et d'adopter ces malheureux : le nombre des abandonnés ainsi arrachés à l'esclavage et à la débauche dans les premiers siècles est incalculable : l'épigraphie chrétienne montre que beaucoup de fidèles ayant occupé un rang honorable dans l'Église n'ont pas une autre origine.

Enfin, l'Église prépara de deux manières l'abolition de l'esclavage : en combattant le luxe, surtout le luxe qui consistait dans la possession d'une multitude d'esclaves, et en comblant l'abîme que la société païenne avait creusé entre l'homme libre et l'esclave par le mépris dans lequel elle tenait le travail manuel. L'Église remit celui-ci en honneur. Réhabilité par l'exemple de Jésus-Christ, des apôtres, des premiers évêques, des membres du clergé, plus tard des moines, il prit peu à peu dans la société chrétienne le rang que le paganisme lui avait refusé : il cessa d'être la fonction dédaigneusement abandonnée aux esclaves pour devenir une tâche digne des mains les plus libres et quelquefois exercée par les plus nobles. De plus, en combattant l'oisiveté, en condamnant des professions inutiles ou immorales suivies sans scrupule dans la société antique, en faisant, pour un grand nombre de convertis, de l'abandon de ces occupations réprouvées et de l'adoption d'un métier utile une condition de leur entrée dans la société chrétienne, il augmenta, d'année en année, dans une proportion considérable, la quantité des ouvriers libres. Leur nombre, grâce à l'influence chrétienne, alla toujours croissant : la mauvaise organisation du travail au IVe siècle, les lourds impôts qui alors pesaient sur lui, les misères de cette époque, ne purent entraver ce mouvement : on peut dire qu'a la fin du Ve siècle la cause du travail était gagnée. Les hommes libres étaient réconciliés avec lui : le plus grand obstacle à l'abolition future de l'esclavage n'existait plus.

Tels furent, obtenus sans bruit, sans révolte, sans déclaration de guerre, par la seule fécondité des principes chrétiens, les résultats de l'action directe de l'Église en faveur des esclaves pendant la période qui nous occupe. Ils furent complétés et confirmés par les lois qu'elle inspira aux empereurs après la conversion de Constantin.

Dans l'œuvre législative des princes chrétiens, quelquefois admirable, trop souvent imbue des préjugés de l'antique civilisation, on voit éclater à découvert, on touche, pour ainsi dire, du doigt la lutte entre les deux esprits qui se disputaient l'empire du monde et dont le conflit tenait en suspens son avenir. Tantôt l'esprit chrétien l'emporte, à la suite d'efforts heureux de l'Église : tantôt le paganisme, survivant à toutes les blessures qu'il a reçues, regagne quelques-unes des positions occupées par son ennemi, ou maintient contre ses entreprises quelques points en apparence inexpugnables. La victoire des principes chrétiens se dessine, cependant, à mesure que le IVe siècle avance vers son terme : pendant le Ve siècle ce mouvement se continue. L'indignité ou l'incapacité de certains princes, les malheurs croissants de l'empire, ne l'arrêtent pas. C'est le propre du droit romain d'avoir toujours progressé, malgré les vices des hommes et les misères des temps. Ni Néron, ni Domitien, ni aucun des monstres qui parurent pendant l'espace de trois siècles sur le trône des Césars, ne jetèrent leur ombre sur l'œuvre législative qui s'élaborait à côté d'eux et en leur nom : au contraire, plusieurs des progrès du droit classique datent du règne des plus mauvais princes. Il n'en fut pas autrement à l'époque chrétienne. Les lois se précipitèrent comme d'elles-mêmes, par une sorte de vitesse acquise, dans le sens de la justice et de la charité évangéliques. Ce que le rationalisme avait fait, timidement, avec bien des incertitudes et des contradictions, pendant les trois premiers siècles de l'empire, l'Église se fit, avec une autorité, une certitude et un dévouement tout autres, pendant les siècles suivants. A travers mille obstacles, elle maintint la législation dans une voie de progrès continu. Dans ce monument de grandiose, mais froide et presque cruelle architecture, que l'on appelle le droit romain, et qu'Ozanam comparaît au Colisée, elle planta la croix. Au langage ému de certaines constitutions des princes chrétiens, on reconnaît que l'Église est derrière le législateur, lui inspirant des pensées nouvelles, versant dans des formules arides une onction jusque-là inconnue.

Lorsque Constantin défend de marquer les condamnés au visage, où réside l'image de la beauté divine, et que, à partir de ce moment, s'introduit l'usage de remplacer par des colliers ou des médailles portant le nom du maître et quelquefois le monogramme du Christ les stigmates que l'on imprimait auparavant au front de l'esclave fugitif[2] ; lorsqu'il abolit le supplice de la croix, jusque-là réservée aux esclaves, mais consacrée à ses yeux par la mort d'un Dieu ; lorsque, en vue de prévenir l'exposition ou la vente des enfants, il accorde sur le trésor public et même sur son domaine privé des aliments aux familles pauvres ; lorsqu'il déclare coupables d'homicide les maîtres dont les mauvais traitements, énumérés avec un accent d'indignation et d'horreur, auraient causé la mort de leurs esclaves ; lorsqu'il donne à la manumission prononcée devant les prêtres et le peuple fidèle le pouvoir de conférer les droits du citoyen, et accorde même ce pouvoir à la seule volonté d'affranchir exprimée par un clerc ; lorsque, devançant son siècle, il déclare abolis les combats de gladiateurs ; lorsqu'il défend aux administrateurs chargés de la location des terres domaniales de diviser les familles des esclaves qui y étaient attachés, de séparer les enfants de leurs parents, les sœurs de leurs frères, les femmes de leurs maris, fécond principe d'humanité qui s'étendit peu à peu à tous les partages de biens-fonds ; lorsque, par une profonde et délicate sollicitude pour les droits de la conscience, il déclare libre l'esclave, chrétien ou non, qu'un juif aurait circoncis : malgré les lacunes qui s'y rencontrent encore, cette belle suite de lois nous apparaît comme un des triomphes les plus éclatants de l'esprit chrétien[3]. Les unes ont été promulguées pendant que l'apologiste Lactance était aux côtés de l'empereur, plusieurs sont adressées à des évêques. il en est qui avaient été réclamées par des synodes provinciaux, l'une même est datée de l'année du concile de Nicée, et semble inspirée par les Pères de ce concile : Constantin avait accepté la collaboration de l'Église, et celle-ci l'aidait, selon l'expression d'un de ses panégyristes, à corriger l'aspérité des lois par la Justice éternelle[4].

La même inspiration se reconnaît dans les lois de Constance, permettant aux membres du clergé et aux fidèles de racheter, même de force, les esclaves prostituées par leurs maîtres ; de Valentinien, commençant à relâcher, par respect pour la conscience de ceux qui y étaient engagés, le lien héréditaire de la profession théâtrale ; de Gratien, qui, par une constitution écrite près de saint Ambroise, libère de cette servitude les comédiennes converties au christianisme ; de Théodose, supprimant l'usage combattu par les Pères de l'Église et les conciles d'entretenir dans les maisons privées des esclaves musiciennes, rendant la liberté à tous les enfants vendus par leurs pères, et, l'année même où il condamna définitivement les sacrifices païens, interdisant à une classe méprisée et dissolue de gens de théâtre la possession d'aucun esclave chrétien ; d'Honorius, à la suite du martyre du moine Télémaque mettant fin pour jamais aux combats de gladiateurs ; de Théodose II, permettant aux esclaves prostituées d'implorer le secours des évêques et des magistrats et de recevoir d'eux la liberté ; de Léon et Anthémius, autorisant tout citoyen à se présenter devant les magistrats pour réclamer la libération de ces malheureuses, et défendant de faire monter malgré elle une esclave sur le théâtre[5].

Sous le règne de Justinien, ce mouvement libéral de la législation est parvenu à son apogée. Le rapt des femmes esclaves puni au même titre que celui des femmes libres, la servitus pœncœ abolie, le sénatus-consulte Claudien abrogé comme impie et indigne d'un siècle où l'on a tant fait pour la liberté[6], laisseraient à l'esprit une satisfaction sans mélange, si Justinien, par cette dernière loi, n'avait permis au maître de rompre à son gré l'union que son esclave aurait contractée avec une femme libre : c'est là un de ces restes de l'antique préjugé, une de ces « racines d'amertume » qui se rencontrent encore à cette époque dans les lois les plus imbues de l'esprit chrétien, et que l'Église eut tant de peine à extirper. La partie de la législation de Justinien qui concerne les esclaves n'a pas trait seulement à la protection de leur personnes, de leur conscience et de leur honneur : elle les introduit en quelque sorte dans le droit civil où jusque-là ils avaient à peine une place, et agrandit la sphère juridique dans laquelle il leur est permis de se mouvoir. Ainsi, elle accorde à l'homme qui se prétend injustement retenu dans la servitude la faculté d'intenter directement une action sans recourir au ministère d'un assertor libertatis, et elle donne après l'affranchissement, aux enfants nés dans l'esclavage de parents eux-mêmes affranchis plus tard, le droit de venir à leur succession de préférence aux patrons[7]. Le trait saillant de la législation de Justinien est la sollicitude avec laquelle elle multiplie les causes d'affranchissement, interprète dans le sens de' la liberté des questions jusque-là demeurées douteuses, et fait disparaître, dans la condition des affranchis, toute distinction humiliante et tout souvenir servile. Abrogation des lois qui imposaient des limites ou des conditions d'âge aux affranchissements testamentaires ; rang d'ingénus conféré à tous les affranchis ; autorisation donnée à tous les sénateurs d'épouser des femmes libérées de l'esclavage ; legs de liberté favorisés de toutes les manières ; faculté accordée au copropriétaire d'un esclave de l'affranchir malgré la volonté de ses autres maîtres ; liberté donnée aux enfants exposés, même s'ils sont d'origine servile ; liberté accordée au malheureux qui, au mépris des lois, a été fait eunuque ; la concubine esclave et ses enfants déclarés libres après la mort du maître ; l'entrée des esclaves dans les rangs du clergé et dans les monastères rendue possible sans le consentement formel du maître et quelquefois contrairement à sa volonté[8] : telle est dans ses lignes générales cette œuvre législative où vient aboutir et se résumer le progrès accompli pendant les deux siècles précédents sous l'impulsion de l'esprit chrétien.

Sans doute, même alors, les principes proclamés par l'Église et réalisés par elle dans la société religieuse n'ont point passé tous dans la société civile : il y a encore une grande distance entre l'idéal chrétien et celui formulé par le législateur. Mais les résultats déjà obtenus sont considérables : les lois rendues pendant la première moitié du VIe siècle respirent l'amour des esclaves et la haine de l'esclavage, cette institution barbare et contraire au droit naturel, comme le définit Justinien[9]. Une telle parole est l'écho de celles prononcées au Ir siècle par les Pères de l'Église. Elle est digne de clore la dernière période du droit romain.

Les lois rendues par les successeurs de Justinien ne furent plus que la législation particulière de l'empire de Byzance : au contraire, les grandes collections formées par cet empereur et, au siècle précédent, par Théodose H, constituèrent le fond du droit écrit pour toutes les populations d'origine romaine soumises aux barbares. Il faut donc se placer au seuil du Vie siècle pour mesurer les services rendus par le christianisme à la liberté pendant la période où les envahisseurs germaniques n'eurent encore aucune action sur la marche des idées, où le monde civilisé, même lorsqu'il eut été subjugué par eux, continua à se tourner vers le centre de l'empire pour lui demander l'impulsion. Il en fut ainsi de Constantin à Justinien : trente ans après la mort de Clovis, les populations gauloises recevaient encore les lois que promulguaient les empereurs de Constantinople et se croyaient tenues de les observer[10]. L'empire romain, par un remarquable phénomène historique, se survivait ainsi à lui-même en Occident, et, quand la force eut été brisée entre ses mains, il continuait, suivant la prédiction de Virgile, à régir les peuples. On peut dire que, jusqu'à l'époque où s'arrête cette étude, la civilisation était demeurée romaine : le flot barbare avait couvert la terre, mais n'y avait point encore apporté de germes nouveaux. Toutes les améliorations introduites avant le milieu du VIe siècle dans la condition des esclaves le furent par la seule force du christianisme, qui, longtemps en lutte, à leur sujet, avec le droit romain, avait fini par faire de ce droit, vaincu et comme pénétré par l'esprit évangélique, un puissant et docile instrument de progrès.

L'esclave a été remis par l'Église en possession de tous les attributs essentiels de la personne humaine, et, cédant à l'impulsion chrétienne, les lois lui ont restitué, l'un après l'autre, les principaux d'entre eux. Il appartenait autrefois à un maître avant de s'appartenir à lui-même : il s'appartient désormais à lui-même avant d'appartenir à son maître. L'Église lui reconnaît tous les privilèges du chrétien : les lois civiles s'appliquent à sauvegarder la conscience des esclaves chrétiens. L'Église lui a enseigné le prix de la chasteté et lui a appris à la défendre : les lois civiles viennent au secours de la pudeur des esclaves. L'Église lui confère tous les droits qui fondent et conservent la famille : les lois civiles commencent à parler avec sérieux et respect de la famille de l'esclave. L'Église exhorte les fidèles à l'affranchir : les lois civiles multiplient les causes d'affranchissement. L'Église condamne les jeux sanglants de l'amphithéâtre et les jeux immoraux de la scène : les lois civiles suppriment les gladiateurs et défendent de contraindre l'esclave à figurer dans les spectacles. L'Esprit souffle où il veut, et la grâce divine éveille dans le cœur du fidèle la vocation sacerdotale ou l'attrait vers les plus hauts sommets de la perfection chrétienne, sans avoir égard aux distinctions d'origine, de condition ou de rang : les lois civiles facilitent à l'esclave l'entrée dans le clergé et lui ouvrent presque toutes grandes les portes des monastères. Homme, chrétien, prêtre, époux, père, il peut désormais être tout cela, dans l'Église et même dans la cité. Il est rentré en possession de sa personne : il ne doit plus à son maître que son travail.

Quand le travail, à son tour, sera devenu libre, la destruction de l'esclavage aura été consommée. La date précise à laquelle s'accomplit en Europe cette grande révolution ne peut être indiquée ; elle se fit graduellement, presque insensiblement, plus rapide ici, ailleurs plus lente : aucun effort violent, aucune lutte, aucun signe extérieur ne la signale : on s'aperçut que l'esclavage était détruit quand on ne vit plus d'esclaves. Dans la nouvelle société formée par les débris de l'empire romain, comme avant la chute de cet empire, le christianisme ne cessa de hâter la fin de la servitude, et d'user de l'immense pouvoir qu'il possédait sur les âmes pour amener un plus grand nombre d'hommes à la liberté. Les lois, les canons des conciles, les lettres des papes, les chartes, les formules, les inscriptions, tous les documents publics et privés appartenant au commencement du moyen âge attestent la persévérance et le succès de ses efforts. L'esclavage, à cette époque, avait déjà perdu ses caractères les plus odieux. J'ai montré l'esclave sortant de la période romaine libéré quant à sa personne ; demeurés seuls en face de la société barbare, les papes et les conciles maintinrent et agrandirent cette conquête, ajoutant de nouvelles causes d'affranchissement, ouvrant un asile dans les temples aux esclaves maltraités, protégeant par l'excommunication leur vie et leur conscience, menaçant de peines disciplinaires l'évêque qui aurait souffert que dans son diocèse on séparât des esclaves mariés, défendant la liberté de l'affranchi contre les convoitises de son ancien maître, jetant à tout propos dans la balance, pour sauvegarder les droits recouvrés par l'esclave, le poids de leurs armes spirituelles, seule force morale redoutée des nouveaux maîtres du monde. A leur tour, les mœurs de ceux-ci, à mesure qu'elles acquirent la prépondérance sur l'élément romain, contribuèrent, à leur insu, à rendre plus complète cette libération de la personne de l'esclave. Le noble barbare aimait à être entouré d'hommes libres ; il dédaignait cette domesticité divisée à l'infini dans laquelle s'était complu l'orgueil romain. Il possédait des esclaves, mais il les employait surtout à cultiver ses terres. Sous l'influence de ces mœurs nouvelles, les esclaves urbains, c'est-à-dire attachés à la personne du maître, devinrent chaque jour moins nombreux : l'esclavage fut relégué à la campagne. Dès le IVe siècle, la condition des esclaves ruraux s'était grandement adoucie. L'esclave, ce meuble de l'antiquité, devenu le serf de la glèbe, c'est-à-dire une partie intégrante de l'immeuble auquel il était attaché, avait cessé, depuis une loi de Valentinien, de pouvoir être vendu sans lui ; il avait eu sa maison, il avait pu fonder une famille destinée à se perpétuer héréditairement dans le même lieu, et dont il ne craignait plus d'être séparé. Cette condition devint, dans le nouvel état des mœurs, celle du plus grand nombre des esclaves. Il ne resta de l'esclavage qu'une chose, l'obligation de travailler pour autrui. Peu à peu cette obligation se changea elle-même en une redevance fixe ; le serf devint maître de son travail, à condition d'en prélever une partie au profit de son seigneur. Cette transformation ne se fit pas d'une manière uniforme ; en certains lieux elle fut très prompte et paraît avoir été accomplie dès le Ve siècle, en d'autres on ne peut la signaler avec certitude avant le XIe ou XIIe. Quand elle eut été terminée partout, il put y avoir encore des hommes dépendants, assujettis, attachés même à la terre, il n'y eut plus d'esclaves[11].

L'Église avait eu une grande part dans ce résultat ; elle n'avait pas été seule à le préparer. Les nouvelles conditions qui furent faites à la société après l'établissement définitif des barbares ont contribué à cette transformation dernière dans une mesure dont il est impossible de ne pas tenir compte, bien qu'il soit difficile de la déterminer. Mais cette transformation elle-même eût été impossible si, avant la période barbare, l'Église n'avait libéré la personne de l'esclave, et ne lui avait rendu des droits, une situation, sans lesquels la libération du travail n'eût pu s'accomplir à son profit. Pour cette première partie de son œuvre, la plus délicate, la plus difficile, l'Église fut seule, sans alliés, et elle eut contre elle le monde entier.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] S. Jean Chrysostome, Adv. oppugn. vitæ mon., III, 11.

[2] De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1874, p. 61. M. de Rossi ne connaît pas d'exemples de bullœ de cette nature antérieures au IVe siècle. Il croit qu'elles tombèrent en désuétude vers le règne d'Arcadius et Honorius. Un mot de saint Jean Chrysostome permet de penser qu'à cette époque les maîtres s'étaient bien adoucis vis-à-vis des esclaves fugitifs : Si vous aviez, dit-il, un esclave vous tenant en haine, et s'enfuyant souvent, vous ne voudriez pas le retenir, encore que son ministère vous fût utile. In Matth. Homilia XXII, 5.

[3] Lois de 315, 316, 319, 321, 325, 334, 335. Code Théod., IX, XI, 2 ; XI, XXVII, 1 ; IX, XII, 1 ; IV, VII, 1 ; XV, XII, 1 ; II, XXV, 1 ; XVI, XIX, 1 ; Code Just., I, XIII, 1 ; Sozomène, I, 8.

[4] Permulcens aspera legum Justitia æterna. Optatianus, Panegyr. ad Const., 19.

[5] Lois de 343, 371, 380, 385, 391, 394, 404, 428, 468. Code Théod., XV, XVIII, 1 ; VII, 2, 4, 10 ; III, III, 1 ; XV, VII, 12 ; VIII, 2 ; Code Just., I, IV, 14 ; Théodoret, V, 26.

[6] Code Just., IX, LIII, 1 ; Novelles de Justinien, XXII, 8 ; Code Just., VII, XXIV, 1 ; Instit., III, XIII, 1.

[7] Code Just., VII, XVII, 1 ; Instit., III, VII, 1.

[8] Code Just., VIII, III, 1 ; XV, 2 ; Instit., I, VI, 7 ; Novelles de Justinien, CXIX, 2. — Code Just., VII, V, VI. — Novelles de Just., LXXVIII, 3. — Code Just., VII, IV, 14 ; II, 15 ; II, XX, 34. — Ibid., VIII, LII, 3, 4. — Ibid., VII, XV, 3. — Novelles de Just., CXLII, 2. — Code Just., I, III, 38 ; Nov. de Just., CXXIII, 4, 17 ; V, 2.

[9] Code Just., VII, XXIV, 1.

[10] Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, t. I, p. 395.

[11] Deux contrées seulement en Europe font exception à cette règle. En Espagne, les guerres avec les Maures et le voisinage des côtes barbaresques maintinrent longtemps l'esclavage personnel sinon de chrétien à chrétien, au moins de chrétien à infidèle. Il en fut de même en Italie, par suite de ses rapports commerciaux avec l'Orient. On peut signaler encore dans ces deux pays quelques esclaves après le XVIe siècle. Mais ce sont des faits exceptionnels, isolés, qui ne contredisent pas les résultats généraux qui viennent d'être exposés. Voir sur l'Espagne et l'Italie deux savants chapitres du livre de M. Édouard Biot, De l'abolition de l'esclavage ancien en Occident, pages 399-442.