LES ESCLAVES CHRÉTIENS

LIVRE III. — LA LIBERTÉ CHRÉTIENNE.

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉGLISE ET LES AFFRANCHISSEMENTS.

 

 

I

Le christianisme avait élevé l'esclave au niveau du maître, par l'égalité religieuse. Cela seul permettait de dire, avec saint Paul, dans un sens spirituel : Il n'y a plus de différence entre l'esclave et l'homme libre : tous sont un dans le Christ Jésus. Mais, sous l'impulsion douce et prudente de l'Église, les principes évangéliques devaient recevoir graduellement un développement plus direct : l'enseignement chrétien représenta aux maîtres que, de tous les dons que la charité peut faire à l'homme, le plus précieux est la liberté : l'affranchissement des esclaves fut considéré par les fidèles comme la première et la plus méritoire des bonnes œuvres.

La principale, souvent la seule consolation de l'esclavage, était l'espérance de l'affranchissement. L'esclave antique économisait sur son pécule, afin de pouvoir acheter de son maître la liberté. Aux dépens de sa nourriture, ventre fraudato, il amassait, sesterce à sesterce, la somme que le maître avait fixée. Pendant de longues années chacun de ses efforts, chacune de ses privations tendait vers ce but. Le pécule de l'esclave appartenait, en réalité, au maître, et il y avait une apparence de libéralité à lui permettre de se racheter par ce moyen. Mais nul calcul n'était mieux entendu. L'espoir de devenir libre encourageait l'esclave à faire fructifier la petite somme qu'on lui avait permis de prélever sur le produit de son travail. Accrue par une vie de labeur et de peine, elle revenait ensuite, soit tout entière, soit en partie, au maître comme prix de la liberté. Ce prix variait selon la valeur de l'esclave, selon le caprice du maître, et il est difficile de l'indiquer par une moyenne, même approximative. Il est probable que le prix moyen de l'affranchissement était à peu près celui de l'achat, de 5 à 600 francs[1]. Pour des esclaves ayant des qualités exceptionnelles, le taux de l'affranchissement était beaucoup plus élevé. Un affranchi, dans Pétrone, dit avoir acheté sa liberté 1000 deniers (900 francs). On lit sur la tombe d'un ancien esclave medicus, clinicus, chirurgus, ocularius, qu'il a payé pour devenir libre 7000 sesterces (1400 franc[2]). Un testateur donne la liberté à un esclave, à condition que, pendant trois ans, il payera chaque année mille nummi à son héritier[3]. Quelquefois on imposait à un esclave, pour prix de sa liberté, une œuvre difficile et coûteuse, comme de bâtir une maison, de construire un navire, si insulam ædificaverint, si fabricassent navem[4]. Très-souvent on stipulait d'un esclave, en l'affranchissant, des services, operae, soit perpétuels, soit pendant un certain nombre d'années. Un commerçant qui avait apprécié l'intelligence et l'habileté de son esclave, l'affranchissait en lui imposant l'obligation de devenir son associé[5]. Il y avait ainsi mille manières de vendre la liberté. Quelquefois, après l'avoir achetée, l'esclave se trouvait sans aucune ressource. Ses économies avaient été diminuées par des dépenses presque inévitables faites pendant le temps de la servitude, comme des présents au maître, des souscriptions aux statues que lui dédiait quelquefois à frais communs la familia, la cotisation annuelle payée à un collegium, les frais d'un tombeau élevé à sa contubernalis, à ses enfants, à quelque compagnon d'esclavage, des offrandes faites aux dieux ob libertatem. La somme payée pour prix de l'affranchissement achevait souvent d'épuiser son pécule : et il entrait dans sa nouvelle condition, à la fois libre et misérable.

Il y avait des maîtres plus généreux. Ceux-ci donnaient gratuitement la liberté à leurs esclaves. Cela n'était pas rare au moment de la mort. Auguste dut faire une loi pour réprimer l'abus des affranchissements testamentaires[6], inspirés, souvent, par la vanité, quelquefois aussi par un sentiment plus noble, mais qui versaient dans la société libre, par le caprice d'un mourant, une multitude peu préparée à remplir les devoirs résultant pour elle de ce brusque changement d'état. Les affranchissements gratuits étaient beaucoup plus rares pendant la vie du maitre. C'était un fait exceptionnel, considéré comme honorable, non-seulement pour le maître, mais encore pour l'esclave qui y avait donné lieu : l'inscription funéraire de ce dernier a soin de le rappeler[7]. Ce qui semble avoir été sans exemple dans l'antiquité païenne, c'est l'affranchissement en masse, du vivant d'un maître, de tous les esclaves qu'il possède. Cela suppose, en effet, un renoncement extraordinaire, un sacrifice héroïque, le dépouillement volontaire de la plus grande partie de sa fortune le paganisme n'eût pu fournir aux âmes même les plus généreuses des motifs suffisants pour un tel acte. Milon affranchit tous les esclaves qui ont combattu pour lui contre Clodius : la reconnaissance lui en faisait un devoir, et d'ailleurs il ne donnait ainsi la liberté qu'à une partie de ses serviteurs[8]. Probus, devenant empereur, affranchit tous ses esclaves de Rome : mais il en possédait d'autres en province[9]. Un sentiment inconnu au monde païen amènera seul, nous le verrons tout à l'heure, l'affranchissement en masse de tous les esclaves d'un maître vivant.

Ce qui est moins rare, même chez les païens, c'est de voir un maître, donnant la liberté. soit gratuitement, soit à prix d'argent, à un esclave, lui assurer en même temps les moyens de vivre, en lui laissant tout ou partie de son pécule, ou bien en lui procurant d'autres ressources. On pourrait citer d'innombrables textes relatifs à des libéralités de cette nature : la plupart s'appliquent à des legs plutôt qu'à des libéralités entre vifs[10]. Un testateur charge son héritier de faire apprendre un métier à un affranchi. Un autre lègue à son affranchi une boutique garnie de marchandises. Celui -ci lui assure le logement gratuit. Celui-là lègue un domaine à tous ses affranchis indistinctement. Un testateur donne la liberté à des esclaves vieux et infirmes : qu'on les laisse mourir où ils sont, dit-il à son héritier. Très-souvent on lègue à ses affranchis une certaine somme, soit annuelle, soit mensuelle, à titre d'aliments. Souvent aussi, en donnant par testament la liberté à un esclave on lui lègue son pécule : car, à défaut d'une disposition expresse, le pécule demeurait la propriété du maître ou de l'héritier, et l'affranchi ne l'emportait pas avec lui.

Si l'on voulait rassembler en une formule (qui a toujours l'inconvénient de laisser en dehors d'elle bien des détails) ce qui vient d'être dit sur l'affranchissement chez les Romains, on le résumerait ainsi : rareté de l'affranchissement gratuit par acte entre vifs, générosité bien plus grande quand l'affranchissement a lieu par testament. Il en devait être de la sorte tant qu'un principe nouveau et supérieur de désintéressement n'aurait pas corrigé l'égoïsme naturel du cœur humain et substitué la charité au calcul.

 

II

Ce fut l'œuvre du christianisme. Aux motifs divers qui, dans le monde antique, portaient les maîtres à donner la liberté à leurs esclaves, il en ajouta un autre, la dévotion. Pour les premiers chrétiens, affranchir un serviteur n'était pas seulement un acte de bienveillance ou d'humanité, c'était encore une bonne œuvre, méritoire devant Dieu, utile au salut de l'âme[11], et cette bonne œuvre était facilement préférée à toutes les autres, parce que nulle autre ne se rapprochait davantage de l'esprit du christianisme, ennemi naturel de l'esclavage.

Dans cet essai de vie parfaite qui signala les commencements de l'église de Jérusalem, quand Pierre et Jean la dirigeaient, l'affranchissement des esclaves suivit probablement de bien près la formation de la première communauté chrétienne. Ce précepte : Vends tes biens et donnes-en le produit aux pauvres, impliquait sans doute, dit M. Wallon, l'affranchissement des esclaves, ces pauvres qui ne possèdent rien, qui ne se possèdent pas eux-mêmes[12]. On ne peut croire, en effet, que les premiers chrétiens qui, selon le récit des Actes des apôtres, vendaient tous leurs biens pour en mettre le prix en commun[13], aient compris dans cette vente non-seulement leurs terres et leurs maisons, mais encore leurs esclaves : il est vraisemblable pie ces hommes détachés de tout, qui, loin d'avoir besoin d'être servis, avaient élu plusieurs d'entre eux pour servir leurs frères[14], eurent pour premier soin d'instruire leurs esclaves et de les appeler à partager avec eux la liberté et la grâce : saint Jean Chrysostome, dont j'ai souvent eu occasion de faire ressortir le remarquable sens historique, le pense ainsi : décrivant la vie de la première communauté chrétienne, il montre chacun livrant ses champs, ses possessions, ses maisonsje ne parle pas, ajoute-t-il, des esclaves, car il n'y en avait pas alors, mais probablement on les affranchissait[15].

A une époque plus avancée, où l'accroissement du nombre des chrétiens et la multiplication des églises ne permettait plus aux fidèles, répandus sur toute la surface de l'empire, un genre de vie qu'une congrégation peu nombreuse, et encore dans toute la ferveur de ses débuts, pouvait seule mener, les communautés chrétiennes, tout en n'interdisant pas à leurs membres de posséder des esclaves, employaient une partie des ressources communes à briser les liens de la servitude. Avec l'assistance des pauvres, des veuves et des orphelins, c'était là, en quelque sorte, une des œuvres officielles de l'Église. Un chapitre des Constitutions apostoliques fait un devoir d'employer à délivrer des esclaves et des captifs l'argent amassé par le travail des fidèles[16]. Saint Ignace recommande aux esclaves la patience : Qu'ils ne désirent pas, dit-il, être rachetés de la servitude aux frais de la communauté, de peur que ce désir ne les rende esclaves de la cupidité[17]. Cette impatience qu'il fallait réfréner indique bien que le rachat des esclaves à l'aide des ressources communes était fréquent dans les églises primitives. Le même saint Ignace, parlant des vertus qui manquent aux hérétiques, leur reproche de n'avoir point le souci de celui qui est enchaîné ou délivré[18]. Un tel souci était un des signes qui distinguaient le chrétien orthodoxe de celui qui avait perdu l'intégrité de la foi.

La charité collective, si pure et si bien dirigée qu'elle soit, est toujours peu efficace, si elle n'est secondée, devancée, complétée par la charité individuelle. Le rachat des esclaves, cette œuvre si belle que l'idée en avait séduit Sénèque[19], fut pratiqué avec empressement, avec une véritable passion, par un grand nombre de chrétiens. On vit, dans les premiers siècles, ce miracle de charité que devaient reproduire saint Paulin de Noles au Ve[20], saint Dominique au XIIIe[21], saint Vincent de Paul au XVIIe, et dont les Pères de la Merci devaient faire un quatrième vœu solennel ajouté aux trois vœux de religion : des hommes se vendre, se donner en otage ou en servitude, pour délivrer leurs frères esclaves ou prisonniers. Nous avons connu beaucoup des nôtres, écrivait au Ier siècle le pape saint Clément, qui se sont jetés d'eux-mêmes dans les chaînes pour en racheter d'autres. Beaucoup se sont donnés eux-mêmes en esclavage et ont nourri les pauvres du prix de leur vente[22]. La mère de saint Grégoire de Nazianze eût été capable d'un dévouement semblable : sa charité, dit son fils, trouvait trop petites les richesses qu'elle avait amassées ou qu'elle avait reçues de ses parents : je lui ai souvent entendu dire que, si cela était possible, elle se vendrait volontiers de suite, et non-seulement elle-même, mais encore ses enfants, pour venir au secours des pauvres[23]. C'est ce que fit un contemporain de Justinien, saint Pierre le Collecteur ; il ordonna à son trésorier de le vendre au profit des indigents[24]. Saint Sérapion se donna lui-même à une pauvre femme, qui le vendit à des mimes grecs : il était difficile, dit M. Wallon, de faire du saint un mime : il fit de ces mimes des chrétiens[25]. Se vendre au profit des esclaves, se vendre au profit des pauvres, c'étaient deux actes de même nature, ou plutôt également au-dessus de la nature : le christianisme seul a donné au monde l'exemple d'un tel héroïsme.

Au IVe et au Ve siècle, quand l'empire romain commença à être ravagé par les barbares, l'œuvre de la rédemption des captifs vint se joindre à celle du rachat des esclaves : l'une et l'autre étaient filles de la même pensée. Cicéron cite le payement de la rançon de citoyens faits prisonniers par les ennemis ou les pirates comme un acte de bienfaisance déjà connu et pratiqué de son temps[26]. Le christianisme lui donna une grande impulsion[27], et les occasions de l'exercer se multiplièrent, à mesure que fléchit la fortune de l'empire. Il a racheté les captifs se lit fréquemment sur les épitaphes chrétiennes du IVe et du Ve siècle[28]. Quelquefois on instituait les captifs pour héritiers, c'est-à-dire que l'on consacrait en mourant sa fortune à leur rachat[29]. Les églises et les monastères employaient à cet usage une partie de leurs revenus et ne craignaient pas de vendre dans ce but leurs vases sacrés[30]. Bien que connue des païens, cette œuvre de charité devint le monopole presque exclusif des chrétiens. S'adressant à Symmaque : Que les païens, s'écrie saint Ambroise, énumèrent les captifs qu'ils ont délivrés, les dons qu'ils ont faits aux pauvres, les secours qu'ils ont offerts aux exilés ![31]

On comprend que, animés de tels sentiments, les chrétiens, si ardents à racheter les esclaves d'autrui, aient volontiers et libéralement affranchi leurs propres esclaves.

Beaucoup d'entre eux, comme les païens, attendaient jusqu'à la fin de la vie pour les affranchir : c'était par acte de dernière volonté qu'ils les rendaient libres. Saint Jean Chrysostome nous montre un chrétien mourant, entouré de sa femme et de ses enfants en pleurs, et de ses esclaves qui le supplient de leur laisser après lui quelque sécurité[32]. Mais, même lorsqu'un sentiment intéressé, ou simplement une pensée de prudence humaine, avait conduit un fidèle à différer ainsi cet acte charitable, il était rare qu'il ne s'y sentît pas, à l'article de la mort, poussé par une force irrésistible. Là où le païen ne se proposait qu'un acte de bienfaisance ou la satisfaction d'un caprice vaniteux, le chrétien mourant voyait, lui, une œuvre qui pouvait racheter son âme prête à paraître devant le souverain Juge : pro remedio animœ, dit une inscription funéraire qui relate un affranchissement[33]. Partout où se rencontrent l'institution de l'esclavage et une foi vive en la vie future, ce sentiment se fait jour : des officiers russes, à Sébastopol, priaient leurs parents d'affranchir tel de leurs serfs s'ils venaient à être tués[34] : le musulman lui-même libère souvent ses esclaves en mourant, pour être agréable à Dieu[35]. On comprend quel empire une telle pensée dut exercer sur l'âme généreuse et la foi profonde des premiers chrétiens. Le bas-relief principal d'un sarcophage trouvé à Salone, et peut-être antérieur à la paix de l'Église, représente deux époux debout aux côtés du bon Pasteur : ils sont entourés, l'un et l'autre, d'un grand nombre d'hommes et de femmes, de plus petites dimensions, qui ont les yeux attachés sur eux : M. Edmond Le Blant y reconnaît les esclaves que chacun de ces époux avait affranchis en mourant, et qui semblent assister leurs âmes comparaissant devant Dieu[36]. L'usage d'affranchir les esclaves par testament était si répandu au Ive siècle, que saint Jean Chrysostome conseille aux chrétiens de ne pas se borner à cette bonne œuvre : Je vais dire une chose dure, pénible, horrible à entendre, nécessaire cependant : mettez le Seigneur au rang de vos esclaves. Donnez-vous la liberté à vos esclaves ? délivrez également le Christ de la faim, de la misère, de la prison, de la nudité[37]. Mais, de toutes les œuvres de charité accomplies en mourant, la libération des esclaves demeura la principale. La prière reconnaissante des affranchis paraissait au chrétien appelé à quitter ce monde la plus puissante des intercessions auprès de Dieu. Au commencement du moyen âge on affranchissait encore ses esclaves pour le remède de l'âme et la récompense éternelle ; on leur donnait la liberté au nom du Seigneur, afin que, quand je sortirai de cette vie et que mon âme paraîtra au tribunal du Christ, je mérite d'obtenir miséricorde[38]. Cette pieuse et touchante croyance en la vertu de l'affranchissement rendit à des milliers d'hommes la liberté. Non-seulement on accomplissait cette bonne œuvre en mourant, mais encore on l'accomplissait à la mort de ses parents ou de ses amis : on lit sur le sépulcre d'une enfant que, par charité, lors de ses funérailles, son père et sa mère ont affranchi sept esclaves[39]. Fidèles à la coutume des premiers siècles, les chrétiens du moyen âge aimèrent, eux aussi, à sanctifier les funérailles par des affranchissements. Un concile tenu en Angleterre au IXe siècle ordonne qu'à la mort de chaque évêque tous ses esclaves anglais soient affranchis, et que, de plus, chaque évêque et abbé libère lui-même trois esclaves et leur remette une certaine somme d'argent[40]. C'est ainsi que la vieille Angleterre catholique croyait à l'efficacité des bonnes œuvres offertes à Dieu pour les morts.

On voit quelles étaient les différences entre les affranchissements émanés, au moment de la mort, de païens et de chrétiens. Ceux opérés par ces derniers durent l'emporter par le nombre aussi bien que par l'élévation du sentiment qui les inspirait : ils furent le profond et sincère hommage rendu par l'âme croyante à la vertu divine de la charité, l'appel suprême du cœur à la miséricorde de Dieu. Ils se rapprochent, cependant, des affranchissements païens par un trait commun : le maître n'a pas eu le courage de se dépouiller de son vivant. La charité chrétienne paraît dans tout son éclat lorsqu'un fidèle, le plus souvent au moment de sa conversion, à l'heure où descend sur lui la grâce du baptême, donne, en masse et gratuitement, la liberté à tous ses esclaves. L'antiquité païenne, je l'ai dit, ne présente pas un seul exemple de cette nature. Les faits semblables abondent, au contraire, dans les documents appartenant à l'histoire de la primitive Église. Quand on se rend compte de la valeur des esclaves et de la proportion représentée par eux dans la composition des fortunes romaines, on comprend quelle était la grandeur d'un tel sacrifice. C'était quelquefois du tiers, de la moitié, de la totalité même de son patrimoine qu'un maître se dépouillait en affranchissant ainsi tous ses esclaves. Un chrétien seul en était capable, et, parmi les chrétiens, on ne pouvait l'attendre que des cœurs les plus héroïques, les plus profondément touchés par la grâce. Le grand nombre des affranchissements opérés dans ces conditions pendant les premiers siècles de l'Église montre combien le niveau moral était alors élevé[41].

Affranchir ses esclaves était bien beau, mais ne suffisait pas à la charité des chrétiens auxquels leur foi en avait inspiré la pensée. Ils savaient quels dangers attendent l'homme, la femme surtout, qui passe brusquement de la servitude à la liberté, sans qu'line prévoyance ingénieuse lui ait préparé les moyens de vivre. Nourris des souvenirs bibliques, ils avaient présent à l'esprit ce beau commandement du Deutéronome : Ne laisse point sortir les mains vides celui que tu rends à la liberté, mais fais-lui une provision de voyage (viaticum) de tes troupeaux, de ton vin, de ton cellier, que le Seigneur ton Dieu a bénis[42]. Non-seulement ils laissaient à leurs affranchis le pécule amassé par eux, mais ils y joignaient ordinairement un don qui mettait ceux-ci à l'abri du besoin. Dans les nombreux récits d'affranchissement en masse de tous les esclaves d'un maître chrétien, que nous ont conservés les Actes des martyrs, il n'en est pas un qui ne relate le soin avec lequel des aliments leur ont été assurés pour l'avenir. Quelquefois la transition de l'esclavage à la liberté, le viaticum qui permet de passer sans péril de l'un à l'autre, est ménagé à l'affranchi avec la plus attentive délicatesse. Après la mort du sénateur Pudens, ses enfants, Praxède, Pudentienne et Timothée, donnèrent au pape Pie Ier des thermes contigus à leur maison, et firent construire dans la maison même un baptistère pour la régénération de leurs esclaves païens, disent les Actes attribués à saint Pastor[43]. Le jour de la dédicace du baptistère, les enfants de Pudens firent venir tous leurs esclaves, ceux qu'ils possédaient à Rome et ceux qui étaient attachés à leurs divers domaines de la campagne. Ils affranchirent immédiatement ceux d'entre eux qui avaient déjà embrassé le christianisme, et gardèrent les autres pour les faire instruire. Telle était la sagesse, la réserve de ces premiers chrétiens, auxquels l'élan de la charité ne faisait pas oublier les règles de la prudence la plus Consommée. Ce n'est pas l'affranchissement, dit saint Ambroise, c'est l'éducation qui transforme l'esclave en homme libre[44]. Les maîtres vraiment charitables avaient soin de préparer par elle cette transformation.

Il serait trop long d'énumérer les chrétiens que les Actes des martyrs nous montrent donnant la liberté à tous leurs esclaves. C'est un contemporain de Trajan, cet Hermès dont j'ai déjà parlé, affranchissant, le jour de Pâques, douze cent cinquante esclaves, et leur faisant des présents pour les mettre en état de subsister[45] ; un préfet de Rome, Chromatius, converti par saint Sébastien, en même temps que ses esclaves, au nombre de quatorze cents, et les renvoyant libres et comblés de dons avec ce mot, qui rappelle une parole célèbre de saint Paul : Ceux qui ont commencé à avoir Dieu pour père ne sauraient être les esclaves des hommes[46] ; une courtisane convertie, sainte Eudoxie, affranchissant toutes ses servantes, leur partageant le riche mobilier de sa maison et distribuant à chacune deux mille aurei[47] ; une noble matrone de Perge affranchissant à la fois ses deux cent cinquante esclaves et leur laissant leur pécule[48] ; saint Pantoléon, après la mort de son père, renvoyant libres tous ses esclaves et leur donnant de grandes sommes d'argent[49] ; sainte Mélanie la jeune affranchissant en un jour huit mille esclaves[50] ; le consul Gallicanus, martyrisé sous Julien, donnait à cinq mille serviteurs la liberté et la cité romaine, leur distribuant en même temps des champs et des maisons et se faisant, à son tour, l'esclave des pauvres[51] ; saint Zénon[52], saint Georges de Cappadoce[53], saint Cantius, saint Cantianus, sainte Cantianilla[54], sainte Aglaé[55], le bienheureux Samson Xénodochus[56], sainte Euphraxie[57], et tant d'autres, affranchissant de leur vivant tous leurs esclaves. Cette liste est loin d'être complète : elle est bien éloquente si l'on se rappelle que l'antiquité païenne ne fournit pas un seul nom qui puisse être rapproché de ceux-ci. A la fin du rie siècle, saint Jean Chrysostome proposait ces exemples comme idéal aux riches chrétiens ; il répondait ainsi à un argument présenté de tout temps par les défenseurs de l'esclavage. Nous possédons des esclaves, disait-on alors dans le monde romain, comme naguère en Amérique, par charité pour ces malheureux, qui sans cela mourraient de faim. Si vous possédiez par charité ce grand nombre d'esclaves, répond saint Jean Chrysostome, vous ne les emploieriez pas tant à vous servir, mais, après les avoir achetés, vous leur apprendriez les métiers nécessaires au soutien de leur vie, et ensuite vous les renverriez libres[58].

 

III

A mesure que l'esprit chrétien se répandit dans la société, on s'accoutuma davantage à considérer comme une bonne œuvre l'affranchissement d'un esclave. Aux yeux des fidèles, c'était une aumône, l'aumône de la liberté. Saint Pierre avait dit au paralytique : Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai je te le donne : au nom de Jésus-Christ, lève-toi et marche[59]. De même, quand des fidèles pauvres, mais possédant quelques esclaves, ne pouvaient distribuer des aumônes aux indigents ou à l'Église, ils y suppléaient par. l'affranchissement de leurs serviteurs. Ils disaient, eux aussi : Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai je le donne : au nom de Jésus-Christ, esclaves, levez-vous et soyez libres. Telle est l'histoire d'un pauvre diacre d'Hippone dont parle saint Augustin : avant de devenir clerc, il avait, sur ses économies, acheté trois esclaves : plus tard, n'ayant rien à donner aux pauvres (quid alicui conferat non habet), il les affranchit devant l'évêque : ce fut là son aumône[60].

Ce mode d'affranchissement devant l'évêque avait été ajouté par Constantin aux modes solennels qui, d'après le droit classique, conféraient à la fois la liberté et la cité romaine : il n'avait fait sans doute ainsi que consacrer un usage spontanément établi parmi les fidèles. Par une loi de 316, il donna aux maîtres la faculté d'affranchir leurs esclaves dans les églises, en présence des prêtres et du peuple[61] ; et, en 321, il déclara que les esclaves ainsi affranchis dans une pensée religieuse (religiosa mente), deviendraient citoyens, comme si l'on avait employé à leur égard les solennités des formes légales[62], et quel que fût leur âge[63]. Constantin, dans cette dernière loi, va plus loin encore : pensant que par état, par vocation, les membres du clergé, ces frères des esclaves, comme les appelle Lactance, se sentiraient plus portés que les laïques à donner la liberté à leurs serviteurs, il déclare que la seule volonté d'affranchir, si elle est exprimée par un clerc, même en dehors de l'assemblée des fidèles et de toute solennité légale, sera capable de conférer à l'esclave non-seulement la liberté, mais encore toutes ses conséquences, c'est-à-dire le droit de cité, plenum fruetum libertatis.

On trouve dans les œuvres d'Ennodius le modèle d'une formule d'affranchissement, petitorium, prononcée par un maître chrétien devant l'évêque et l'assemblée des fidèles ; il paraît l'avoir rédigée lui-même pour son ami Agapitus : Je veux être pour mon esclave, dit celui-ci, ce que je souhaite que Dieu soit pour moi. C'est pourquoi je prie votre Béatitude d'accorder le droit de cité romaine à Gérontius, dont j'ai apprécié la fidélité, la vertu, l'honnêteté. Je veux être moins l'auteur que le témoin de cet affranchissement. La manière dont il m'a servi fait voir qu'il n'a pas une nature servile ; je ne lui octroie pas la liberté, je la lui rends plutôt. Avant de posséder le nom de libre, il l'a mérité. Je lui remets donc les services qu'il me devait et je lui restitue la liberté, dont il s'est montré digne par sa vie. Je demande à cette assemblée que, par J'action de l'Église, il soit relevé de toute infériorité, et puisse jouir à jamais du droit de cité romaine et du pécule que je lui laisse sans en rien diminuer. Il serait inique de lui retirer quelque chose de la petite fortune amassée par lui ; je promets, au contraire, de l'augmenter plus tard par mes libéralités[64].

Cette gravité, cette délicatesse, ce profond sentiment de fraternité chrétienne, présidaient à l'affranchissement des esclaves suivant le nouveau mode introduit par Constantin. Si on l'ose dire, la liberté était conférée par l'Église presque comme un sacrement. C'était ordinairement les dimanches et les jours de fête qu'avait lieu l'affranchissement religieux. Le jour de Pâques était souvent choisi pour cet acte : on voyait alors les Anciens esclaves se mêler, joyeux, aux nouveaux baptisés. Il y a loin de ces formes solennelles et tendres au soufflet et à la pirouette qui, dans le droit classique, faisaient de l'esclave un homme libre. Saint Augustin a décrit dans un de ses sermons les rites de l'affranchissement chrétien : Tu conduis à l'église, en le tenant par la main, l'esclave que tu veux affranchir. Tous font silence : on donne lecture de l'acte dressé par toi[65], ou bien ton intention est manifestée de vive voix. Tu déclares que tu affranchis ton esclave parce qu'en toutes choses il t'a été fidèle ; tu aimes, tu honores cette fidélité, et tir la récompenses par le don de la liberté. Tu fais, dis-tu, ce que tu peux : tu rends libre ton esclave, ne pouvant le rendre immortel. Et l'orateur, empressé à tirer de toutes choses un enseignement, continue ainsi : Ton Dieu crie vers toi et te convainc par l'exemple de ton esclave ; il te dit au fond du cœur : Tu as amené ton esclave de ta maison dans la mienne : pourquoi me sers-tu mal dans celle-ci ? Tu lui donnes ce que tu peux ; moi aussi je te promets ce qui est en mon pouvoir : tu donnes la liberté à celui qui t'a été fidèle ; moi, si tu m'es fidèle, je te donnerai l'éternité[66].

Telles étaient les pensées que le christianisme mêlait aux solennités pieuses de l'affranchissement. Disons-le encore une fois, c'étaient là des sentiments nouveaux. Jamais l'antiquité n'avait songé à faire du contrat intervenu entre le maître et l'affranchi un acte de religion. On ne peut confondre avec ces pieuses manifestations de la charité chrétienne l'usage établi en Grèce, 200 ou 300 ans avant. Jésus-Christ, d'affranchir les esclaves en les offrant à Apollon dans le temple de Delphes. Le maître qui voulait affranchir un esclave le conduisait dans le temple, et, selon la formule dont on retrouve de nombreux exemples gravés sur ses murailles, vendait au dieu un corps mâle ou femelle nommé Histiaeos, Ménarque ou Sosia. Mais cette vente était fictive : c'est le maitre qui reçoit l'argent : et le prix payé, ordinairement de quatre mines, n'est autre chose, dit M. Beulé, que les économies amassées par l'esclave à la sueur de son front[67]. A ce prix, l'esclave n'entre pas encore en possession de sa liberté ; le plus souvent il doit rester auprès du maître un certain nombre d'années ou jusqu'à la mort du vendeur, soumis absolument à sa volonté, frappé s'il n'obéit pas, menacé de voir annuler la vente s'il est convaincu d'avoir mal servi[68]. Les prêtres de Delphes étaient la sanction d'un contrat que les lois civiles auraient laissé violer : ils n'étaient rien de plus et ne ressemblaient en rien aux corporations religieuses qui se vouaient pendant le moyen âge et la renaissance à la rédemption des captifs. On voudrait, continue M. Beulé, reconnaître une idée philosophique ou l'influence d'un sentiment religieux dans cette série mémorable d'actes officiels qui jettent un si grand jour sur l'esclavage des derniers siècles de la Grèce. Malheureusement il n'en est rien. Un philosophe a justifié l'esclavage par ses sophismes, et la religion ne professait pas d'autres doctrines que la philosophie. Apollon, esclave lui-même jadis, n'avait point une commisération particulière pour les malheureux asservis. Si Delphes était un lieu d'affranchissement, Délos, autre sanctuaire d'Apollon, était le grand marché d'esclaves de la Grèce[69]. M. Boissier, rapprochant les inscriptions de Delphes de la formule d'Ennodius citée plus haut, conclut de même : Cette façon de parler tendre et touchante ressemble peu à ces sèches formules gravées sur la muraille du temple de Delphes ; elle permet de comparer l'efficacité qu'eurent les deux religions pour l'adoucissement de l'esclavage[70].

L'Église, à qui les lois de Constantin avaient donné le pouvoir de conférer la liberté en l'entourant des formes les plus propres à faire impression sur l'esprit des peuples et en l'associant aux solennités de ses fêtes religieuses, accepta cette charge dans toute sa plénitude : elle se considéra comme la protectrice naturelle de ceux vis-à-vis desquels elle avait été l'instrument et comme le canal de la liberté recouvrée ; elle étendit même cette protection à tous les affranchis. Un concile d'Arles, du milieu du Ve siècle, non-seulement protège contre la revendication de leurs maîtres les esclaves affranchis in ecclesia et accusés d'ingratitude, mais encore frappe d'excommunication ceux qui essayent de ramener en servitude les esclaves libérés par testament[71]. Un concile du VIe siècle s'exprime ainsi : C'est une impiété de ravir la liberté à ceux que dans le lieu saint nous avons absous de l'esclavage. Et il ajoute, posant un principe plus général : Si l'on veut enlever à un esclave la liberté légitimement donnée, la justice veut que les églises prennent sa défense[72]. A mesure que le pouvoir civil perdit sa force, l'Église, qu'il s'était lui-même associée dans la collation légale de la liberté, mit ses armes spirituelles au service de celle-ci ; par là elle assura, au milieu même des cupidités et des violences de la société barbare, la stabilité des affranchissements, qui eussent été sans cesse mis en question si elle n'avait ajouté à la parole donnée le poids de ses anathèmes.

La législation des empereurs chrétiens fut très-favorable à la libération des esclaves ; elle se laissa, en quelque sorte, entraîner par l'esprit de liberté qui soufflait dans l'Église. Au Ve et au VIe siècle, l'entrée dans les rangs du clergé devint, sinon toujours en droit, au moins presque toujours en fait, une cause de liberté. La discipline primitive avait exigé, pour qu'un esclave fût ordonné prêtre, le consentement du maître, manifesté par l'affranchissement préalable. Quelques conciles font même du consentement du patron une condition à l'entrée de l'affranchi dans les ordres[73]. On dérogeait souvent à cette règle ; en fait, elle était peu gênante, puisque l'ordination était valable (ipso in clericatus officio permanente, ei qui ordinatus est benedictione servata), et que l'évêque devait seulement une indemnité au maître[74], indemnité que là propriété ecclésiastique, solidement constituée au IVe et au Ve siècle, lui permettait de payer facilement. Le consentement exprès du maître cessa même d'être demandé, au moins en Orient, où l'on n'avait pas à compter, comme en Occident, avec les exigences d'une société nouvelle et mal assise ; une novelle de Justinien déclare que le consentement tacite, manifesté par la non-opposition, suffit : Si un esclave a été ordonné clerc, le maître le sachant et n'y contredisant pas, il devient, par le fait de son ordination, libre et ingénu[75]. D'après la même novelle, l'épiscopat libère entièrement de l'esclavage ; le consentement du maitre, même tacite, semble n'être pas demandé ici, car Justinien n'en parle pas[76].

La vie monastique devient également une cause d'affranchissement. Dans un traité sur le travail des moines, écrit vers l'an 400, saint Augustin montre de grandes multitudes d'hommes se pressant vers les monastères ; il compte parmi eux et des esclaves et des affranchis, et d'autres que leurs maîtres ont affranchis ou doivent affranchir dans ce but, et des paysans, et des ouvriers, et des gens du peuple. Ce serait, dit-il, un grave péché de ne pas les recevoir, car beaucoup de cette condition ont été vraiment grands et dignes de servir de modèles[77]. On voit qu'au commencement du Ve siècle des esclaves frappaient souvent à la porte des monastères avant d'avoir été affranchis : saint Augustin veut qu'on les admette. Le consentement tacite du maître lui paraît suffisant. Ce consentement, exigé par un canon du concile de Chalcédoine et par une constitution de Léon et Anthémius[78], cessa même, un siècle plus tard, d'être nécessaire. Voici les règles que pose Justinien, après avoir consulté, dit-il, un vieux moine de Lycie, âgé de cent vingt ans, nommé Zosime : Si un maître vient réclamer comme son esclave le novice qui est dans le monastère depuis moins de trois ans (délai avant lequel ne pouvait avoir lieu la prise d'habit), le supérieur doit exiger du réclamant la preuve que le novice est esclave, et qu'il a pris la fuite après avoir commis quelque délit, et 'si le maître fait cette preuve, l'esclave doit lui être rendu. Mais si aucun délit n'est prouvé, bien qu'il soit certain que le novice était esclave ; si, au contraire, il est établi par d'autres témoins que sa vie, dans la maison de son maître, avait été pure et honorable, et si, dans le monastère, sa conduite a été bonne, il doit y être conservé, encore que le délai de trois ans ne soit pas expiré, et, après ce délai, il peut être admis à la profession monastique. Il ne retombera sous la puissance de son maître que s'il vient à quitter la vie religieuse[79]. En donnant force de loi à l'avis du centenaire Zosime, Justinien fit de la robe du moine le symbole de la liberté ; l'esclave chrétien qui avait mérité de revêtir cet habit et qui savait le porter dignement échappait, même contre le gré de son maître, à tous les liens de son ancienne condition. Il n'y retombait que s'il quittait le monastère et montrait ainsi qu'en y entrant il avait cherché non à se donner à Dieu, mais à fuir la servitude[80]. A la fin du VIe siècle, un concile tenu à Rome, sous la présidence de saint Grégoire le Grand, devait dépasser encore la législation libérale de Justinien ; il fait de l'entrée dans la vie monastique une cause de liberté pour tous, sans aucune condition de consentement exprès ou tacite des maîtres : car, disent admirablement les Pères de ce concile, si on arrête imprudemment les vocations, on refuse quelque chose à Celui qui a tout donné, si incaute retinemus, illi invenimur negare quaedam, qui dedit omnia[81].

En présence de dispositions si larges et si généreuses, on s'étonne de rencontrer dans un canon d'Un concile tenu en Gaule, à Épone, en 547, l'interdiction aux abbés d'affranchir les esclaves que leurs monastères avaient reçus en don de pieux chrétiens. Cette règle parait provenir d'un scrupule d'administration des biens ecclésiastiques, qu'il n'était pas permis aux abbés d'aliéner. Pour apprécier équitablement ce canon, il faut se rappeler : 1° qu'il fut édicté vraisemblablement pour modérer le zèle qui poussait les abbés à affranchir en grand nombre les esclaves des monastères ; 2° que la raison donnée par le concile est la crainte que les moines, voués à la culture de la terre, au défrichement du sol, œuvre si importante à cette époque, ne demeurassent par là sans auxiliaires[82] ; 3° qu'il s'agit dans ce canon de servitude rurale et non de servitude personnelle : on verra plus loin quelles étaient les différences entre l'une et l'autre, et combien la première était plus douce ; dès cette époque, surtout en terres d'Église, elle ressemblait plutôt au servage qu'à l'esclavage proprement dit ; 4° que le canon du concile d'Épone paraît représenter une discipline temporaire et locale, et non une règle reçue dans toute la chrétienté. Il semble même en contradiction, pour le fond des idées, avec un canon du concile tenu à Agde en 506, qui permet aux évêques d'affranchir les esclaves appartenant à leur église et de leur donner certaines propriétés en dépendant[83], et avec la règle imposée à ses moines par un saint du même siècle, saint Ferréol[84], qui permet à l'abbé d'affranchir les esclaves d'un monastère si tous les religieux y consentent. Deux siècles plus tard, le grand instituteur de la vie monastique en Occident, saint Benoît, avait coutume, avant de fonder un couvent, de renvoyer libres les esclaves attachés aux terres qui lui avaient été données dans ce but. Le canon d'Épone n'a donc qu'une importance accidentelle, épisodique, justifiée par des circonstances passagères : il n'entrava nullement le mouvement qui poussait les chrétiens, et surtout les églises et les monastères, à favoriser de tout leur pouvoir l'affranchissement des esclaves. Il ne faut pas oublier que le concile d'Épone est le même qui déclara exempt de tout supplice corporel l'esclave qui, après avoir commis un crime atroce, se serait réfugié dans une église[85] et frappa d'excommunication le maître qui, se faisant juge lui-même, aurait mis à mort un esclave[86].

Jaloux de défendre la liberté de conscience et la pudeur, les princes chrétiens introduisirent dans le droit romain de nouvelles causes d'affranchissement.

L'esclave, chrétien ou non, qu'un juif a circoncis est libre, dit Constantin[87]. Constance en 339, Honorius en 415, 417, 423, détendent aux juifs d'acheter des esclaves chrétiens[88]. Honorius leur permet de garder ceux qu'ils possèdent à titre d'hérédité ou de legs ; il déclare libre celui qui aura été acheté. Le juif qui, soit de leur consentement, soit par force, aura amené à sa religion les esclaves qu'il lui est permis de posséder, sera puni de mort[89]. Justinien va plus loin qu'Honorius : il fait défense aux païens, aux juifs et aux hérétiques de posséder, à quelque titre que ce soit, un esclave chrétien. Les esclaves chrétiens possédés par des juifs, ou même leurs esclaves non chrétiens qui se convertissent au christianisme, deviennent libres de droit, et leurs maîtres ne peuvent réclamer de ce fait aucune indemnité. Les gouverneurs des provinces, les défenseurs des cités à les évêques sont chargés de veiller à l'accomplissement de cette loi[90].

Un sentiment d'équité délicate ne permit pas à certaines églises d'Occident de suivre de tout point cette législation de Justinien. Tant que l'esclavage ne fut pas aboli, elles ne se crurent point le droit d'enlever un esclave à son maître sans indemniser celui-ci, même quand ce maître était un juif, et que l'intérêt spirituel de cet esclave était en jeu. Sur un seul point elles adoptèrent entièrement le principe posé par Justinien : lorsqu'un juif, dit un concile tenu à Orléans en 541, a voulu convertir son esclave au judaïsme, ou épouser sa servante chrétienne, il sera puni par sa perte, mancipiorum amissione multetur[91]. Mais quand des esclaves chrétiens auront fui la maison d'un juif et cherché refuge dans une église ou chez un des fidèles en demandant à être rachetés, ils recevront la liberté, à condition que les fidèles payeront au maître leur valeur[92]. C'est l'expropriation forcée pour cause de religion, moyennant une juste et préalable indemnité, que l'Église demande avec confiance à la charité des chrétiens. Un concile tenu à Mâcon, en 581, fixe cette indemnité à douze solidi ; il ajoute que le chrétien qui l'aura payée aura le droit de déclarer s'il entend rendre entièrement libre ou retenir à son service l'esclave ainsi racheté[93]. Dans une autre circonstance, où il n'est plus question d'un juif mais d'un maître chrétien, un concile d'Orléans, de 538, fait une intéressante application de ce principe de l'indemnité préalable. Au Ve et au VIe siècle, les églises jouissaient du droit d'asile : les esclaves coupables envers leurs maîtres ou maltraités par eux pouvaient s'y réfugier. Le maître, dit une loi de 432, devait être prévenu par le prêtre et venir dans le lieu saint rechercher son esclave, éteignant dans son cœur tout reste de colère et s'engageant à lui pardonner[94]. Un concile d'Orléans de 511 excommunie les maîtres qui auront manqué à cet engagement[95]. Le concile tenu en 538 dans la même ville déclare que si un esclave, après avoir offensé son maître, s'est réfugié dans le lieu saint, et, sur l'intercession du prêtre, a obtenu le pardon de sa faute, et qu'ensuite son maître l'a puni et frappé au mépris de ce pardon, l'Église aura le droit de revendiquer sa liberté en payant au maître la valeur de l'esclave[96].

Saint Ambroise compte parmi les bonnes œuvres recommandées aux prêtres le rachat des femmes contraintes à mener une vie de débauche, maxime fœminas turpitudini subtrahere[97]. En 343, Constance accorda à tout ecclésiastique et à tout fidèle le droit de racheter, même malgré le maître, l'esclave chrétienne que celui-ci aurait prostituée[98]. Théodose II, en 428, confia aux magistrats des villes et aux évêques la protection de ces victimes de la tyrannie dominicale : les esclaves prostituées par leurs maîtres reçurent de lui le droit d'implorer le suffrage de ces défenseurs naturels. Le maître coupable perdait tout pouvoir sur elles et était condamné aux mines. L'esclave devenait libre[99]. Léon et Anthémius, par une constitution de l'an 468, reproduisirent à peu près ces dispositions : ils donnèrent à toute personne le droit de revendiquer sans frais devant les magistrats des villes et les évêques les esclaves que leurs maîtres auraient prostituées[100].

Ainsi, du IVe au Ve siècle, les causes légales d'affranchissement se multiplièrent : l'épiscopat, le sacerdoce, la profession monastique, le péril que couraient la foi où la vertu d'un esclave, devinrent, dans la législation nouvelle qui s'élaborait peu à peu au souffle de l'esprit chrétien, autant de portes vers la liberté. En déclarant abolie la servitus pœnœ, sorte de mort civile qu'entraînaient certaines condamnations, Justinien s'écrie : Ce n'est pas nous qui voudrions réduire à l'esclavage une personne libre, nous qui depuis longtemps consacrons nos efforts à procurer l'affranchissement des esclaves[101].

 

 

 



[1] Voir Wallon, Hist. de l'escl. dans l'ant., t. II, p. 417 ; Boissier, La Religion romaine, t. II, p. 396.

[2] Orelli, 2983.

[3] Pomponius, au Dig., XL, IV, 41 § 1.

[4] Ulpien, au Dig., XL, IV, 13.

[5] Ulpien, au Dig., XLIV, V, 5.

[6] Justinien, Instit., I, 7 ; Code, VII, III, 1.

[7] Orelli, 2983 ; Henzen, 6404.

[8] Cicéron, Pro Milone, 22.

[9] Vopiscus, Probus, 10.

[10] Scævola, Valens, Modestie, Ulpien, Marcien, Javolenus, Paul, Papinien, au Dig., XXXI, II, 88, § 3, 6, 11 ; XXXII, III, 12 ; XXXIII, I, 18. II, 18, 32, § 2 ; VII, 7 ; XXXIV, I, 1-23.

[11] S. Grégoire le Grand, Ép., V, 12.

[12] Wallon, Hist. de l'escl. dans l'ant., t. III, p. 8.

[13] Acta apostolorum, IV, 32-37.

[14] Acta apostolorum, I, 1-6.

[15] S. Jean Chrysostome, In acta apost. Homilia XI, 3.

[16] Cont. apost., IV, 9.

[17] S. Ignace, Ad Polycarpum, 4.

[18] S. Ignace, Ad Smyrnaeos, 6.

[19] Sénèque, De clementia, II, 2.

[20] S. Grégoire le Grand, Dialog., III, 1.

[21] Acta SS., Augusti, t. I, p. 390, §§ 168-170.

[22] S. Clément, Ép. I, ad Corinthios, 55.

[23] S. Grégoire de Nazianze, Oratio XVIII, In patrem, 21.

[24] Vita S. Joannis Eleemosynarii, ap. Acta SS., Januarii, t. II, p. 506.

[25] Vita S. Joannis Eleemosynarii, ap. Acta SS., Januarii, t. II, p. 507. Cf. Wallon, Hist. de l'escl., t. III, p. 397.

[26] Cicéron, De Officiis, II, 16, 18.

[27] Clément d'Alexandrie, Stromata, II, 18 ; S. Cyprien, Ép. 60.

[28] Voir, pour un grand nombre d'exemples de cette formule, la dissertation de M. Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, n° 543, t. Il, p. 281-299.

[29] Code Just., I, III, 49.

[30] S. Ambroise, De officiis, II, 15, t.18. Un concile du VIe siècle veut même que la dîme offerte par le peuple y soit employée. Concile de Mâcon, anno 585, ap. Labbe, Conc., t. V, p. 981.

[31] S. Ambroise, Ép. 18.

[32] S. Jean Chrysostome, In I Tim. Homilia XIV, 5.

[33] E. Le Blant, Inscr. chrét. de la Gaule, n° 374, t. II, p. 6.

[34] A. Rambaud, Les Russes à Sébastopol, dans la Revue des Deux-Mondes, 1er avril 1874, p. 523.

[35] Thouvenin, L'esclavage à Zanzibar, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1874, p. 316.

[36] Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 18 avril 1873, dans le Journal officiel, 22 avril, p. 2759. Cf. Revue archéologique, février 1873, p. 119-121, article de M. Albert Dumont.

[37] S. Jean Chrysostome, In Ép. ad Rom. Hom. XVIII, 7.

[38] De Rozières, Formules, LXII, LXXXIII. Cf. Robiou, Les classes populaires au moyen âge, dans le Correspondant, 10 novembre 1874, p. 608.

[39] Boldetti, Osserv. sopra i cimiteri, p. 385 ; De Rossi, Bull. di arch. crist., 1874, p. 59.

[40] Concile de Celchyte, anno 816, canon X, ap. Labbe, t. VII, p. 1688.

[41] Quand Justinien abolit la loi Fusia Caninia, qui imposait une limite aux affranchissements testamentaires, il s'exprima ainsi : Il serait injuste de contrarier le désir des mourants, alors qu'il est permis, en bonne santé, d'affranchir tous ses esclaves. Instit., I, VII, 1. Ces expressions semblent indiquer que do son temps un tel acte n'était pas rare.

[42] Deutéronome, XV, 13-19.

[43] Acta SS. Pidentianae et Praxedis, ap. Acta SS. Maii, t. IV, p. 298.

[44] S. Ambroise, Ép. 37.

[45] Acta S. Alexandri, ap. Acta SS., Maii, t. I, p. 371.

[46] Acta Sebastiani, ap. Acta SS., Januarii, t. II, p. 275.

[47] Vita S. Eudoxiae, ap. Acta SS., t. I, p. 16.

[48] Acta S. Calliopii, ap. Acta SS., Aprilis, t. I, p. 658.

[49] Acta S. Pantoleonis, ap. Acta SS., Julii, t. VI, p. 412.

[50] Palladius, Hist. Lausiaca, 119.

[51] Acta SS. Joannis et Pauli, ap. Acta SS., Junii, t. VII, p. 34.

[52] Acta S. Zenonis, ap. Acta SS., Junii, t. V, p. 405.

[53] Acta S. Georgii, ap. Acta SS., Aprilis, t. III, p. 119.

[54] Acta SS. Cantii, Cantiani et Cantianillae, ap. Acta SS., Maii, t. VII, p. 421.

[55] Vita S. Bonifacii, ap. Acta SS., Maii, t. III, p. 280.

[56] Acta SS., Junii, t. V, p. 267.

[57] Vita S. Euphraxiae, 3, ap. Acta SS., Martii, t. II, p. 264.

[58] S. Jean Chrysostome, In I Cor. Homilia XL, 5.

[59] Acta Apost. III, 6.

[60] Augustin, Sermo LIII.

[61] Code Just., I, XIII, 1.

[62] Code Théod., IV, VII, 1 ; Code Just., I, VIII, 2.

[63] Code Just., VII, XV, 2.

[64] Ennodius, Petitorium quo absolutus est Gerontius puer Agapiti, Migne, Patrol, lat., t. LXIII, p. 258.

[65] La loi de 316 ordonne la rédaction d'un acte constatant l'affranchissement, que les prêtres signaient en qualité de témoins. Code Just., I, XIII, 1. Les lois rendues par Constantin sur cette matière étaient mentionnées en tête de l'acte. Sozomène, Hist. ecclés., I, 9.

[66] S. Augustin, Sermo XXI, 6.

[67] Beulé, Fouilles et découvertes, t. I, p. 120.

[68] Rapport sur les fouilles de Delphes, par MM. Foucart et Wescher, Moniteur du 29 août 1861.

[69] Beulé, Fouilles et découvertes, t. I, p. 126.

[70] Boissier, La Religion romaine, t. II, p. 36.

[71] Concilium Arelatense, anno 452, canons XXXIII, XXXIV, apud Hardouin, t. II, p. 776.

[72] Concilium Aurelianense, anno 549, canon VIII ; apud Hardouin, t. II, p. 1446. Les maîtres en affranchissant leurs esclaves, les recommandaient souvent à l'Église, qui contractait vis-à-vis d'eux un devoir particulier de protection. Concilium Parisienne, anno 557, canon IX, ibid., t. III, p. 339 ; Concilium Toletanum, anno 589 canon VI, ibid., p. 479.

[73] Concilium Eliberitanum, anno 303, canon LXXX ; concilium Toletanum, anno 400, canon X ; concilium Aurelianenee, anno 549, canon VI ; Hardouin, t. I, p. 258, 991 ; t. II, p. 1446. Le concile d'Elvire défend seulement d'ordonner les affranchis de maîtres païens.

[74] Ce qui indique bien que l'interdiction d'ordonner des esclaves avait pour cause le respect du droit des maîtres plus que la défaveur attachée à la condition servile, c'est qu'un concile du VIIe siècle, le concile de Mérida, tenu en 666, permet aux curés de choisir des clercs parmi les serfs de l'Église (canon XVIII), ap. Labbe, t. VI, p. 507.

[75] Justinien, Novelle 123, c. 17.

[76] Justinien, Novelle 123, c. 5.

[77] S. Augustin, De opere monachorum, 22.

[78] Conc. Chalcedonense, anno 451, canon IV, ap. Hardouin, t. II, p. 603 ; Code Just., I, III, 38.

[79] Justinien, Novelle 5, c. 2.

[80] Justinien, Novelle 5, c. 2, § 3.

[81] Concile de Rome, anno 595 ; S. Grégoire le Grand, Ép., IV, 44. Voy. sur le sens de ce canon, les observations de M. de Montalembert, Moines d'Occident, t. II, p. 170, note 2.

[82] Tel me parait le sens de ces mots : Injustum enim putamus, ut monachis quotidianum rurale opus facientibus, servi eorum libertatis otio potiantur. Consilium Epaonense, anno 517, canon VIII ; Hardouin, t. II, p. 1048.

[83] Sane si quos de servis ecclesiae bene meritos sibi episcopus lihertate donaverit, collatam libertatem a successoribus placuit custodiri, cum hoc quod eis manumissor in libertate contulerit. Quod tamen jubemus viginti solidorum numerum, et modum in terrula, vineola, vel hospitiolo tenere. Consilium Agathense, anno 506, canon VII ; Hardouin, t. II, p. 998.

[84] Mort en 581.

[85] Servus reatu atrociori culpabilis, si ad ecclesiam confugerit, a corporatibus tantum suppliciis excusetur. Conc. Ép., canon XXXIX ; Hardouin, t. II, p. 1051.

[86] Si quis servum proprium sine conscientia judicis occiderit, excommunicationis biennii effusionem sanguinis expiabit. Canon XXXIX ; Hardouin, t. II, p. 1051.

[87] Code Théod., XVI, IX, 1 (anno 335).

[88] Code Théod., XVI, IX, 2, 3, 4, 5.

[89] Code Théod., XVI, IX, 3.

[90] Code Just., I, III, 56, § 3.

[91] Concilium Aurelianense, anno 541, canon XXXI ; Hardouin, t. II, p. 1435.

[92] Canon XXX. Cf. Concil. Aurel., anno 538, canon XIII ; Hardouin, t. II, p. 1421. Chose étrange, ces règlements ont été apportés à Java par les fondateurs des colonies néerlandaises, où des ordonnances de 1622 défendent de vendre des esclaves chrétiens à des païens, à des musulmans ou à des juifs, et ordonnent au maitre non chrétien de céder à des chrétiens leurs esclaves convertis, moyennant un prix fixé par les autorités. A. Cochin, l'Abolition de l'esclavage, t, II, p. 252.

[93] Concilium Malisconense, anno 581 ; Hardouin, t. III, p. 450.

[94] Code Théod., IX, XLV, 5.

[95] Concilium Aurelianense, anno 511 ; Hardouin, t. II, p. 1009, J'ai déjà cité le concile d'Épone, canon XXXIX.

[96] Conc. Aur., anno 538, canon XIII ; Hardouin, t. II, p. 1421.

[97] S. Ambroise, De officiis, II, 15.

[98] Code Théod., XV, VIII, 1.

[99] Code Théod., XV, VIII, 2.

[100] Code Just., I, IV, 14.

[101] Justinien, Novelle 22, c. 8.