LES ESCLAVES CHRÉTIENS

LIVRE II. — L'ÉGALITÉ CHRÉTIENNE.

CHAPITRE II. — RANG DES ESCLAVES DANS LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE.

 

 

I

Par les raisons et dans les limites que j'ai indiquées, l'Église primitive laissa subsister l'esclavage dans la société civile et s'abstint de rien entreprendre contre les droits des maîtres. Mais elle l'abolit absolument et immédiatement dans ce qui était son domaine propre, dans la société spirituelle et surnaturelle des chrétiens.

Dès les premiers jours de la prédication évangélique, les esclaves eurent les mêmes droits que les maîtres à la réception des sacrements ; ils prirent part à un titre égal aux assemblées religieuses ; les rangs du clergé leur furent ouverts aussi facilement qu'aux hommes libres ; ils partagèrent avec ceux-ci la sépulture offerte par l'Église dans ses cimetières à tous ceux qui avaient reçu le baptême.

Cela nous paraît tout naturel : au Ier siècle de notre ère, c'était une révolution.

Bien que l'accès des temples ne fût pas interdit aux esclaves, les mœurs les tenaient à l'écart de la religion officielle de Rome. Ce n'était pas par crainte qu'un enseignement religieux trop élevé n'excitât leurs âmes : le culte romain n'avait ni dogmes ni morale, il se composait de rites purement extérieurs, ritum ad solos digitos pertinentem, selon l'expression de Lactance[1]. Mais il semblait aux hommes libres que la différence des conditions ne permît pas d'admettre les esclaves à un partage égal des émotions religieuses, si superficielles qu'elles fussent. Caton veut que le père de famille offre seul des sacrifices au nom de sa maison[2]. Minutius Félix dit que l'assistance à certaines cérémonies religieuses était interdite aux esclaves[3]. Cicéron fait un crime à Clodius d'avoir, en donnant comme édile les ludi megalenses en l'honneur de la Mère des dieux, permis aux esclaves d'y assister ; et il attribue à leur présence sacrilège de mauvais présages arrivés dans ce temps-là[4]. Les esclaves n'ont pas de religion, ou n'ont que des religions étrangères, disait Cassius au sénat sous le règne de Néron[5]. Sénèque le rhéteur met en scène un esclave qui a sauvé la fille de son maître et à qui, pour prix de son dévouement, celui-ci la donne en mariage ; toute la ville est ameutée contre ce père : on l'accuse de démence. L'un des arguments invoqués pour rompre le mariage est le suivant : Un mari doit faire partager à sa femme son culte et son foyer, cui sacra aliqua et penetralia ubi deducatur uxor[6] ; or un esclave n'a ni foyer ni culte. En dehors des juifs, très-nombreux à Rome, et de ceux qui avaient conservé de leur pays d'origine quelqu'une de ces superstitions étrangères si répandues sous l'empire, la plupart des esclaves s'adonnaient à des cultes secondaires, à de naïves superstitions qui n'avaient souvent de religieux que le nom. Ils offraient des sacrifices aux lares, aux divinités des carrefours, aux dieux champêtres, surtout au bon Sylvain, à qui Caton leur permet de demander la santé des bœufs[7], mais à qui ils préféraient, aux dépens même de leur pécule, faire des vœux pour obtenir la liberté[8]. Souvent ils formaient entre eux des confréries destinées à honorer le génie de leur maitre, les images de ses ancêtres et ses trophées domestiques[9]. Ils entraient en grand nombre dans les petits collèges, collegia tenuiorum, composés d'esclaves et de gens du menu peuple, où le culte de quelque divinité servait de lien entre les associés[10]. Il semble que la partie humble, chétive, populaire de la religion romaine leur ait été abandonnée ; entre la religion de l'esclave et celle du maître il y a la même différence qu'entre la condition de l'un et de l'autre. L'homme libre est seul en possession des sacerdoces, des sacrifices, de l'autorité religieuse ; l'esclave voit de loin, quand on le lui permet, la pompe du culte national, il a son culte à lui, ses dévotions, ses humbles confréries. L'égalité religieuse entre le patricien et l'esclave, ou seulement entre l'homme libre et l'esclave, n'existe pas en réalité.

L'Église chrétienne l'établit par l'admission de tous au baptême. Nous avons tous été baptisés en un seul esprit, dit saint Paul, et formés en un seul corps, juifs et gentils, esclaves et libres[11].

En ouvrant avec la plus grande libéralité cette source de vie surnaturelle, l'Église primitive conserva la prudence qui est un des caractères les plus remarquables de son action dans tout ce qui a trait à l'esclavage. Les chefs de la société chrétienne cherchaient moins le grand nombre des conversions que leur sincérité. Tandis que le prosélytisme juif, à cette époque, est célèbre par ses allures importunes, celui des chrétiens offre une réserve délicate. Le clergé primitif n'admettait au baptême que des hommes dont les motifs avaient été reconnus purs. Dans son traité sur le catéchisme tel qu'il doit être fait aux ignorants, saint Augustin pose à cet égard des règles qui étaient certainement en usage longtemps avant lui. Il faut, dit-il, examiner si ceux qui demandent le baptême cherchent par là à obtenir de quelque personne des avantages temporels ou à échapper à des maux qu'ils redoutent[12]. Cela s'applique aux esclaves de maîtres chrétiens, qui pouvaient être poussés vers le baptême par le désir de gagner la faveur de ceux-ci. Saint Cyrille de Jérusalem dit plus explicitement : Il arrive quelquefois qu'un homme qui désire plaire à une chrétienne, ou une femme qui veut gagner le cœur d'un chrétien, demande le baptême. De même un esclave voulant plaire à son maître[13]. Cette crainte se manifeste dans une disposition que nous ont conservée les Constitutions apostoliques : Si l'esclave d'un chrétien se présente pour le baptême, que le prêtre ou l'évêque recueille d'abord le témoignage de son maître, l'admette si ce témoignage est favorable, sinon l'ajourne jusqu'à ce que le maître rende de lui un témoignage meilleur[14]. Les Constitutions ne reproduisent pas cette règle pour le cas où l'esclave appartient à un païen ; elles disent seulement : Si celui qui se présente à un maitre païen, qu'on lui enseigne à plaire à ce dernier, afin qu'il ne fasse pas mépriser en sa personne le Verbe et la religion chrétienne[15].

Saint Grégoire de Nazianze, dans un sermon sur le baptême, fait ressortir avec éloquence le caractère de ce sacrement, qui effaçait les différences extérieures des conditions : Toi qui es libre, dit-il, reçois ce frein ; toi qui es de condition servile, reçois ce même degré d'honneur. Affligé, reçois cette consolation ; heureux, reçois cette discipline ; pauvre, reçois cette richesse sûre, qui ne pourra t'être enlevée. Et, s'adressant directement à ceux qu'aurait pu froisser cette idée d'absolue égalité : Ne croyez point qu'il soit au-dessous de votre dignité d'être baptisé, riche, avec les pauvres, maître, avec vos esclaves. Vous ne vous abaissez pas autant que le fait le Christ, en qui vous êtes aujourd'hui baptisés, et qui, pour votre salut, a pris la forme d'un esclave. En ce jour, où le baptême vous transforme, toutes les anciennes marques ont disparu ; le Christ a été imposé à tous comme leur forme unique[16].

Rendus égaux par le baptême, les uns libres, les autres d'esclaves devenus frères bien-aimés[17], les chrétiens assistaient, sans distinction de rang, aux assemblées religieuses. Il est impossible, il serait d'ailleurs superflu de citer tous les textes primitifs qui montrent les esclaves admis à côté de leurs maîtres à l'audition de la parole divine et à la réception des saints mystères. Que l'assemblée se réunît dans l'enceinte même de la ville, ou qu'elle eût lieu, à certains jours périodiques, au delà des murs, dans quelque martyrium, une foule de chrétiens de toute condition s'y transportait. Saint Jean Chrysostome, dans une de ses Homélies, montre les fidèles d'Antioche se rendant à la campagne où le service divin devait être célébré sur le tombeau d'un martyr : Ni la crainte de mécontenter le maître n'a retenu l'esclave, ni la nécessité de gagner sa vie n'a arrêté le pauvre, ni la faiblesse de l'âge n'a entravé le vieillard, ni le faste de l'opulence n'a empêché le riche[18]. Les catacombes de Rome offrirent souvent ce spectacle.

Dans l'assemblée des fidèles, le prédicateur tenait grand compte de la présence des esclaves. Souvent il leur adressait directement la parole ; toujours il mêlait à ses instructions quelque mot de nature à être compris par eux. Une des histoires bibliques le plus fréquemment commentées par les orateurs des premiers siècles est celle de Joseph ; ils ne manquent jamais d'en tirer cette conclusion que l'esclavage n'est pas un obstacle à la vertu, qu'il y a des ordres injustes auxquels les esclaves doivent résister, que la vertu de Joseph a plus brillé dans les fers que sur un trône[19]. Nous enseignons aux esclaves, dit Origène, comment ils peuvent prendre une âme d'hommes libres, et, par la religion, devenir véritablement ingénus[20]. On s'efforçait d'avoir un langage à leur portée : Je n'emploie (c'est saint Jean Chrysostome qui parle) ni mots recherchés ni termes savants, mais j'accommode mon discours à l'intelligence de l'esclave et de la servante[21]. Quelquefois, cependant, la hauteur de la doctrine chrétienne dépassait ces humbles auditeurs ; mais, si leur esprit demeurait rebelle, leur cœur était touché. Parmi ceux mêmes, dit Origène, qui, à cause de leur ignorance des lettres, ou de leur lenteur d'esprit, ou du petit nombre d'hommes capables de les instruire, ne comprennent pas parfaitement la philosophie sublime cachée dans les enseignements des prophètes et des apôtres, mais se bornent à croire d'une foi simple en Dieu et en son Fils unique, on trouve une gravité, une innocence, une ingénuité et une simplicité de mœurs souvent admirables[22].

Un court extrait d'une des catéchèses de saint Cyrille de Jérusalem donnera l'idée et, en quelque sorte, le ton des allocutions familières adressées aux esclaves par les docteurs chrétiens. Il parle du jugement dernier :

Quelqu'un de ceux qui sont présents ici dira peut-être : Je suis pauvre, et à ce moment-là je serai couché dans mon lit ; je suis une femme, et je serai surprise au pétrin ; ne serai-je point méprisé ? Aie confiance, ô homme, le juge souverain ne fait point 'acception de personnes ; il ne préfère pas les doctes aux ignorants, les riches aux pauvres ; même si tu es employé au travail des champs, les anges te prendront. Ne pense pas que le juge céleste recevra le propriétaire du sol, et toi, agriculteur, te laissera. Si tu es esclave ou pauvre, n'en aie pas de souci : celui qui a pris la forme de l'esclave ne méprisera pas les esclaves... Si, homme ou femme, tu as été, sous l'empire de la nécessité, attaché au pétrin ou employé à tourner la meule, celui qui a rendu forts ceux qui étaient enchaînés ne passera pas sans te voir. Celui qui de la servitude et du cachot a conduit Joseph au rang suprême te rachètera, toi aussi, de tes afflictions pour te conduire au royaume. Aie seulement confiance, travaille, combats avec courage ; rien ne sera perdu pour toi[23].

On devine le ravissement de l'esclave entendant un tel langage. Lui pour qui la civilisation païenne n'eut jamais un enseignement désintéressé, une prédication morale, une parole tendre, jouissait avec délices du respect et de l'amour dont il se sentait l'objet. Quel devait être le tressaillement de son âme, quand un orateur chrétien s'exprimait devant lui en ces termes : Dans la grande multitude de mes auditeurs, je jette la semence, et il ne se peut qu'elle ne produise une moisson. Si tous ne la reçoivent pas, la moitié la recevra ; sinon la moitié, au moins le tiers ; sinon le tiers, au moins le dixième ; et si un seul reçoit la parole, qu'il écoute ; car ce n'est pas peu de chose de sauver une seule brebis : le bon pasteur en laissa derrière lui quatre-vingt-dix-neuf pour courir après une qui s'était égarée. Un seul homme, c'est un être cher à Dieu ; fût-il esclave, je ne le méprise pas, car je ne recherche pas la dignité, mais la vertu : je ne m'inquiète pas de la domination ou de la servitude, mais de l'âme[24].

Sous l'empire des émotions causées par ces sentiments nouveaux, les esclaves devaient prendre part avec un joyeux enthousiasme à la récitation en commun des prières liturgiques. Le chant des psaumes, dit saint Jean Chrysostome, unit la voix des vieillards et des jeunes gens, des riches et des pauvres, des femmes et des hommes, des esclaves et des libres... Le prophète parle, nous répondons tous, tous nous chantons ensemble... Il n'y a pas ici des maîtres qui chantent hardiment et des esclaves à qui l'on impose silence, des riches qui parlent, des pauvres contraints à se taire, des hommes qui élèvent la voix, des femmes à qui l'on défend de se faire entendre ; mais, jouissant tous d'un même honneur, nous offrons le commun sacrifice, la commune oblation ; celui-ci n'est pas plus que celui-là, celui-là plus que celui-ci ; nous sommes tous égaux en dignité, et c'est une [même voix que des bouches diverses élèvent vers le Créateur[25].

Les Constitutions apostoliques nous introduisent dans l'intérieur d'une assemblée chrétienne au IIIe ou IVe siècle. Les fidèles sont réunis : la célébration des saints mystères commence : Si un homme occupant une situation élevée selon le siècle entre alors, disent les Constitutions, le service n'est point interrompu pour lui faire place... mais si, tous les sièges étant occupés, on voit entrer un pauvre, un homme de condition vile, ou un voyageur, qu'il soit jeune ou vieux, le diacre s'emploie de tout son cœur à lui procurer une place, voulant faire de son ministère une œuvre agréable non aux hommes, mais à Dieu. Une diaconesse doit assister de même les femmes qui entrent, ses distinction entre les riches et les pauvres[26]. C'est l'égalité parfaite. Toute différence est supprimée ici, dit saint Jean Chrysostome ; la table du Seigneur est la même pour le riche et le pauvre, l'esclave et le libre... La munificence de notre Dieu a fait le même honneur au riche et au pauvre, aux esclaves et aux libres ; un don commun est offert à tous[27].

Non-seulement l'égalité règne dans cette société spirituelle, mais encore il y existe une hiérarchie qui est bien souvent contraire à l'ordre des conditions temporelles. Il se peut que le maître soit encore simple catéchumène, tandis que l'esclave est admis dans les rangs des fidèles, c'est-à-dire baptisé. Dans ce cas, le maître sortait de l'assemblée après l'audition de la parole sainte, mais avant la célébration du sacrifice ; l'esclave demeurait. Souvent le riche et le pauvre sont debout dans la même église ; arrive l'heure des divins mystères ; le riche est mis à la porte comme n'étant pas encore initié, le pauvre est admis... Voyez le maître sortant de l'église et le serviteur fidèle approchant des saints mystères, la maîtresse se retirant pendant que son esclave demeure. Dieu ne fait pas acception de personnes ; il n'y a dans son Église ni esclaves ni libres[28].

C'est encore saint Jean Chrysostome qui va nous faire connaître un usage tombé en désuétude de son temps, mais en vigueur dans la primitive Église. Une coutume admirable existait alors : les fidèles, après avoir entendu la prédication, prié ensemble, participé 'aux mystères, ne se séparaient pas dès que l'assemblée religieuse était terminée ; mais les riches, qui avaient apporté des aliments de leur propre maison, invitaient les pauvres, tous, dans l'église même, jouissaient de la même table, du même repas ; et ainsi, par la communauté de la table et le respect du lieu, la charité se resserrait avec une grande joie et une grande utilité. Les pauvres étaient abondamment consolés, les riches jouissaient d'être aimés et par ceux à qui ils faisaient dû bien et par Dieu pour qui ils le faisaient ; et ainsi, comblés de grâces, tous rentraient dans leurs maisons[29].

A Rome, où l'agape avait lieu toutes les fois que le dies natalis d'un martyr réunissait les fidèles autour de son tombeau, elle n'était pas célébrée dans la catacombe même, mais dans un triclinium adjacent, où l'on se rendait après le service divin : on peut voir à l'entrée de la crypte de sainte Domitille les restes d'un édifice consacré à ces repas fraternels[30]. Tertullien en a laissé de vives peintures, où n'apparaissent pas encore les abus qui devaient plus tard les faire interdire. Les convives, dit-il, y mangeaient selon leur faim, et y buvaient comme boivent des hommes chastes. Ils prenaient leur nourriture en se souvenant qu'ils devaient, la nuit suivante, se relever pour honorer Dieu. La fête était terminée par des hymnes, et les assistants sortaient de table, modestes et pudiques, comme des hommes qui n'ont pas seulement pris leur repas, mais qui dans ce repas ont appris une sainte discipline[31].

Parmi ces convives que Tertullien nous peint si graves, si mortifiés, quelques-uns devaient avoir à lutter contre de dangereuses pensées. Les pauvres, les esclaves, admis à la même table que des riches, des nobles, des grands, partageant la même nourriture, buvant avec eux cette eau libre dont parle un auteur païen[32], ne pouvaient point ne pas sentir qu'une immense révolution s'était faite dans le monde à leur profit. N'était-il pas à craindre que, dans cette égalité du repas fraternel, ils apportassent des sentiments de révolte ou de liberté mal réglée, quelque chose d'analogue à la joie grossière des saturnales païennes ? Saint Paul, gardien de l'austère discipline que l'agape devait inculquer à ceux qui y prenaient part, les avertit sévèrement ; ses paroles laissent voir combien était grande, combien eût pu devenir périlleuse la familiarité établie par le christianisme entre les esclaves convertis et les maîtres vraiment fidèles. Que les esclaves qui ont des maîtres fidèles se gardent bien, dit-il, de les mépriser parce que ces maîtres sont leurs frères ; au contraire, qu'ils servent d'autant mieux leurs maîtres que ceux-ci sont fidèles, bienveillants, et participant aux bienfaits de Dieu[33]. Saint Ignace, quelques années plus tard, insiste sur la même pensée : Que l'esclave et la servante, dit-il, ne deviennent pas orgueilleux[34]. Un concile du IVe siècle frappe d'anathème celui qui, sous prétexte de religion, prætextu divini cultus, apprendrait à un esclave à mépriser son maître et à ne point apporter dans son service la bonne volonté et le respect qu'il lui doit[35]. Tel avait été le progrès, dit M. de Champagny, que les esclaves avaient besoin de recevoir des leçons de modestie[36].

 

II

L'accès des dignités ecclésiastiques était ouvert à tous. L'Église choisissait indifféremment ses ministres parmi les chrétiens de naissance libre, souvent même d'origine illustre, et parmi les esclaves baptisés. Personne ne protesta jamais contre ses choix, quelque vil que fût selon le monde celui sur lequel ils tombaient. Les descendants des Cornelii, des Pomponii, des Cœcilii, agenouillés dans quelque salle de leur palais convertie en église ou dans quelque chapelle des catacombes, inclinaient la tête avec le même respect sous la main d'un pape leur égal par la naissance, comme le furent peut-être saint Clément et saint Corneille, ou portant le stigmate de l'esclave fugitif, comme saint Calliste.

Calliste avait été l'esclave d'un chrétien de Rome nommé Carpophore. Celui-ci lui confia l'administration d'une banque. La banque fit faillite. Calliste s'enfuit. Ramené à son maître, il fut dénoncé au préfet de la ville par les juifs, qui l'accusaient d'avoir troublé une de leurs assemblées religieuses. Il se déclara chrétien, et fut condamné aux mines. Il subit sa peine en Sardaigne, avec beaucoup d'autres confesseurs. Gracié par Commode, il se trouva affranchi de plein droit, puisque, par l'effet de sa condamnation, il avait cessé d'être l'esclave de son maître pour devenir l'esclave de la peine, servus pœnœ, et que, libéré de celle-ci, il était en même temps libéré de la servitude qui en avait été la conséquence. Entré, après son retour, dans les rangs du clergé, Calliste vécut pendant dix ans à Antium d'une pension que lui faisait l'Église romaine. En 202, le pape Zéphyrin l'appela près de lui et le fit son archidiacre. Après la mort de Zéphyrin, le suffrage du clergé et du peuple désigna Calliste pour lui succéder. Les querelles disciplinaires qui éclatèrent dans l'Église de Rome pendant son pontificat lui valurent des ennemis acharnés. L'un d'eux a raconté, dans le IXe livre des Philosophumena, les détails biographiques qui viennent d'être résumés. Il l'attaque comme indigne, failli, fugitif ; il l'accuse d'hérésie ; il lui reproche une indulgence scandaleuse pour les pécheurs ; il discute chacun de ses actes, noircit ses intentions, s'efforce de déshonorer sa mémoire[37], mais il ne conteste nullement qu'un ancien esclave ait pu être élevé valablement au pontificat : si ce fait avait suscité, à une époque quelconque de la vie de Calliste, la moindre protestation, il est certain que cet adversaire passionné s'y serait associé. Son silence est la meilleure preuve qu'au IIIe siècle, à l'époque où l'Église romaine vit entrer dans ses rangs le plus de fidèles appartenant aux classes élevées et même au patriciat, à l'époque où Tertullien s'écriait : Toute dignité vient à nous[38], le fait d'avoir été esclave ne semblait à personne un obstacle à s'asseoir sur la chaire de saint Pierre.

Un passage d'une catéchèse de saint Cyrille d'Alexandrie montre, au IVe siècle, des prêtres et des clercs d'origine servile administrant les sacrements aux fidèles. Vers le temps du baptême, dit-il, quand vous venez vers les évêques, ou les prêtres, ou les diacrescar la grâce est distribuée en tout lieu, dans les villages et dans les villes, par les savants et les ignorants, par les esclaves et les libres ; la grâce ne vient pas des hommes, mais de Dieu —, quand donc vous venez vers celui qui baptise, ne vous occupez pas de l'homme que vos yeux voient, mais de l'Esprit-Saint[39]. La prudence exigeait que la hiérarchie ecclésiastique n'ouvrît pas ses rangs, sans distinction et sans examen, à tous les esclaves, même dignes d'y entrer. Si l'Église primitive scrutait avec soin les intentions de l'esclave avant de l'admettre au baptême, elle dut se montrer plus scrupuleuse encore avant de l'élever au sacerdoce. Le faire diacre, prêtre, évêque, sans l'aveu du maître, c'était rendre moralement impossible à ce dernier, s'il était chrétien, de le revendiquer ensuite, porter le trouble, par conséquent, dans cette société civile que l'Église traita toujours avec tant de ménagements. De plus, c'eût été offrir aux esclaves une tentation bien forte, susciter parmi eux des vocations intéressées. Au IIe siècle, Lucien rapporte que des esclaves païens prenaient quelquefois le bâton et la besace du cynique, et acquéraient dans ce rôle une popularité si grande, que leurs maîtres étaient obligés de les laisser libres[40]. Une conduite analogue de la part de chrétiens eût été contraire à l'esprit de l'Église. Elle prévint ce péril par une rigoureuse discipline. Les Constitutions et les Canons apostoliques, qui nous ont conservé tant de vestiges des usages primitifs, interdisent d'élever un esclave au sacerdoce si le maître ne l'a préalablement rendu libre[41]. Ils citent à ce propos l'exemple d'Onésime, l'esclave de Philémon ; affranchi par celui-ci sur les prières de saint Paul et fait prêtre par l'apôtre. Cet exemple aide à comprendre ce que cachait de douceur une discipline en apparence bien sévère ; quand un esclave semblait digne d'être appelé aux ordres sacrés, l'Église, comme saint Paul, refusait de l'arracher à son maître, mais l'obtenait de lui par la persuasion, par la prière.

La règle rapportée par les Constitutions et les Canons est probablement antérieure au ive siècle ; elle fut renouvelée par les papes saint Léon et saint Gélase, et par plusieurs conciles du IVe, du Ve et du VIe siècle. Il semble cependant qu'elle n'ait pas été absolue, et que plus d'une fois elle ait cédé devant l'intérêt des âmes, la pression des circonstances et cet esprit qui, dans le christianisme, devenait chaque jour plus hostile à l'esclavage. Au IVe siècle, les rangs du clergé étaient remplis d'esclaves[42]. Les lettres de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze nous font connaître un curieux épisode de l'histoire de cette époque. Basile et Grégoire avaient consacré évêque l'esclave d'une riche matrone nommée Simplicia, entré probablement depuis longtemps dans les ordres à l'insu de celle-ci. Très-pieux, très-populaire, il fut promu à l'épiscopat malgré sa propre résistance, ayant souffert violence, dit saint Grégoire, et n'ayant commis aucune injustice... Comment, ajoute le prélat consécrateur, aurions-nous pu résister aux larmes de tous les habitants d'un petit bourg perdu dans une contrée déserte, qui depuis longtemps étaient sans pasteurs et demandaient qu'on prît soin de leurs âmes ? Simplicia réclama son esclave, et menaça de porter sa revendication devant les tribunaux. Basile la reprit avec une énergie tout épiscopale, lui reprochant de fouler aux pieds la justice et de perdre son âme. Il semble que ce dur langage l'ait effrayée ; mais, après la mort de Basile, elle écrivit à Grégoire de Nazianze, et lui demanda de faire annuler l'ordination. Grégoire lui répondit avec plus de douceur, mais non moins de fermeté : Si tu réclames comme ton esclave notre collègue dans l'épiscopat, je ne sais comment je pourrai contenir mon indignation... Crois-tu honorer Dieu par les aumônes que tu répands, quand tu t'efforces de ravir un prêtre à l'Église ?... Si ta réclamation est inspirée, comme on me le dit, par le souci de tes intérêts pécuniaires, tu recevras la compensation qui t'es due ; car nous ne voudrions pas que la douceur et la facilité des maîtres leur fût une cause de dommage... Si tu veux accepter mes conseils, tu ne commettras pas une action qui ne serait ni juste ni honnête ; tu ne mépriseras pas nos lois pour demander appui à des lois étrangères ; tu nous pardonneras d'avoir agi avec simplicité, dans la liberté de la grâce, et tu préféreras une défaite honnête à une victoire injuste, que tu n'obtiendrais qu'en résistant à l'Esprit-Saint[43].

On ignore si ce noble langage fut entendu de celle à qui il était adressé. Il faut noter dans cette lettre plusieurs traits remarquables. Le plus intéressant est l'offre faite par Grégoire de rembourser le prix de l'esclave. Cette offre fut sans doute faite plus d'une fois par une communauté chrétienne à un maitre qui hésitait à rendre libre celui que les vœux des fidèles appelaient au sacerdoce ou à l'épiscopat. Ce qui était, de la part de Grégoire, une proposition toute spontanée, devint plus tard un point de discipline. Un concile tenu à Orléans en 511 en fait une loi à l'évêque qui, en l'absence et à l'insu du maître, a sciemment élevé un esclave au diaconat ou à la prêtrise ; l'indemnité devra représenter le double de la valeur de cet esclave[44]. À cette époque, l'ordination était pour l'esclave une cause d'affranchissement : il devra, dit le concile, continuer d'occuper le poste ecclésiastique auquel il aura été appelé. Quelques années plus tard, en 538, un autre concile tenu dans la même ville prive pendant un an de la faculté de célébrer la messe l'évêque qui a ainsi attenté aux droits des maîtres[45]. Un troisième concile d'Orléans, de 549, réduit cette interdiction à six mois. Il permet au maître de conserver ses droits sur l'esclave, mais lui interdit d'en exiger des services incompatibles avec sa nouvelle dignité. Si le maître cesse de respecter le prêtre dans son esclave, l'évêque qui a ordonné celui-ci a le droit de le réclamer pour l'attacher à son Église, à charge d'indemniser le maître, soit en lui restituant deux esclaves, soit plus probablement en lui payant le double de la valeur de l'esclave ordonné[46]. Ces dispositions, renouvelées trois fois dans la même ville, en moins de quarante ans, sont un curieux indice de la rapidité avec laquelle une telle discipline tombait en désuétude là même où elle paraît avoir été le plus fortement établie ; les droits des maîtres, que l'Église s'efforçait ainsi de protéger contre elle-même, durent être sacrifiés bien des fois, de son propre aveu, à ce que saint Grégoire de Nazianze appelle la liberté de la grâce. Le zèle chrétien faisait ainsi de temps en temps éclater les limites étroites dans lesquelles, par un délicat scrupule de prudence et d'équité, il s'efforçait vainement de se resserrer ; on le voit occupé à réparer les digues qu'il avait construites pour modérer l'élan de son flot généreux ; rien ne fait mieux comprendre, selon la juste remarque de M. de Broglie, l'incompatibilité qui rendait chaque jour entre le christianisme et l'esclavage la vie commune impossible[47].

Cette discipline qui, avec des nuances diverses selon les temps et les pays, paraît être demeurée longtemps encore en vigueur, ne fut sans doute relative qu'aux esclaves de maîtres chrétiens. Il est probable que, en ce qui concerne les esclaves des païens, aucune règle de cette nature n'avait été posée[48] Ils étaient admis au baptême sans l'aveu de leurs maîtres ; ils durent être admis de même dans les rangs du clergé. Les esclaves furent les plus actifs propagateurs de l'Évangile dans les familles païennes. Ils pénétraient là où les chefs de la société chrétienne eussent trouvé difficilement accès. Celse les montre convertissant les femmes et les enfants à l'insu du mari ou du précepteur, et réunissant leurs compagnons de servitude dans les ateliers domestiques pour leur expliquer la doctrine évangélique[49]. Il me paraît certain que plusieurs de ces humbles prédicateurs avaient secrètement reçu les ordres sacrés. Les inscriptions nous ont conservé de nombreux exemples de confréries religieuses formées par les esclaves d'une même maison : qui sait si parmi elles ne se rencontre pas quelque communauté chrétienne, quelque église domestique administrée par un prêtre caché sous la livrée servile ? Certains emplois, qui laissaient à celui qui les exerçait une liberté plus grande, pouvaient se prêter facilement à cet apostolat secret. Ainsi, dans la plupart des maisons riches, la médecine était exercée par des esclaves. Leurs fonctions leur donnaient une grande influence sur les âmes[50]. On comprend, dit M. de Rossi, de quelle utilité dut être aux chrétiens dans les premiers siècles l'exercice de la médecine, si utile, aujourd'hui encore, aux missionnaires[51]. L'antiquité chrétienne nous a transmis les noms d'un grand nombre d'évêques, de prêtres, de diacres, qui pratiquaient ostensiblement la profession de médecin. Plus d'un esclave converti fut probablement dans le même cas, et, sous le couvert de la médecine, exerça dans une maison païenne le ministère sacerdotal. Tertullien parle d'un affranchi chrétien nommé Proculus qui guérit l'empereur Sévère au moyen de l'huile, per oleum[52] : il s'agit peut-être ici de l'huile servant à l'onction sacramentelle[53] ; cet affranchi, dans ce cas, aurait été prêtre, et peut-être avait-il été ordonné étant encore dans la servitude. M. de Rossi a trouvé dans la crypte de Lucine l'épitaphe d'un chrétien du IIIe siècle, nommé Denys, qui était à la fois prêtre et médecin[54] ; peut-être s'agit-il là d'un humble esclave ayant réuni à la science de guérir les corps le pouvoir de régénérer les âmes.

Les femmes esclaves trouvèrent elles-mêmes une place dans la hiérarchie ecclésiastique. Pline parle de servantes, ancillœ, qui exerçaient chez les chrétiens de Bithynie les fonctions de diaconesses[55]. Dès les premiers temps du christianisme, les esclaves étaient admises à consacrer à Dieu leur veuvage ou leur virginité, à recevoir ce voile symbolique dont une fresque de la catacombe de Priscille paraît représenter l'imposition[56]. leur était donné en même temps qu'à de grandes dames, à des veuves illustres, à des filles de race consulaire. Les femmes qui entraient dans les rangs de cette pure milice oubliaient volontairement toute distinction temporelle. Elles ne devaient plus, dit saint Cyprien, aspirer aux honneurs ou compter pour quelque chose la noblesse terrestre[57]. Entre elles et les esclaves les distinctions s'effaçaient. Servante de Dieu, ancilla Dei, est le nom fréquemment donné dans les inscriptions aux vierges consacrées[58]. De tout temps nombreuses dans l'Église, elles le devinrent surtout à la fin du ive siècle, quand les institutions monastiques eurent fait sentir leur influence en Occident. On vit alors se répandre au sein des familles chrétienne. un sentiment plus délicat et plus vif d'égalité religieuse. A Rome, en Afrique, des matrones du plus haut rang se mirent à vivre avec leurs servantes comme avec des sœurs dans leurs maisons transformées en couvents. La jeune patricienne Démétriade a pris le voile des vierges : J'ai reçu avec reconnaissance le cadeau que vous m'avez envoyé en souvenir de cette cérémonie, écrit saint Augustin ; puissent ses nombreuses servantes imiter son exemple, et, s'il ne leur est pas donné d'avoir comme elle la noblesse des Anicii, s'en approcher au moins par la sainteté ![59] Saint Jérôme écrit de même à Eustochium : Si tes servantes, lui dit-il, veulent avec toi se vouer à la virginité, ne prends pas vis-à-vis d'elles des allures de maitresse. Vous avez le même époux, vous chantez des psaumes ensemble, vous recevez ensemble le corps du Christ : pourquoi y aurait-il une différence entre vous ?[60] Tel était l'idéal proposé par un docteur chrétien à une fille des Scipions. Vainement les derniers survivants de l'aristocratie païenne, demeurés sourds aux coups de foudre qui ébranlaient alors l'empire romain, laissaient éclater leurs railleries et leur indignation : la destruction de l'esclavage était commencée.

 

III

L'étude des inscriptions funéraires trouvées dans les catacombes romaines fait comprendre la grandeur de la révolution déjà achevée dans les âmes longtemps avant que ses effets fussent visibles dans la société civile. Sur la condition des chrétiens dont elles fermaient autrefois les tombes, ces inscriptions sont d'une discrétion et d'un laconisme qui désespéreraient l'historien, s'il n'y trouvait un sens profond et une muette éloquence. Descendez dans les columbaria où de riches familles païennes recueillaient les cendres de leurs esclaves et de leurs affranchis ; vous pourrez, en notant l'inscription de chaque niche ou de chaque urne, reconstituer la nomenclature des fonctions multiples de la domesticité romaine. Un columbarium est comme l'image funèbre d'un palais : il semble que la mort ait immobilisé chaque serviteur dans la fonction qu'il remplissait ; son nom, son emploi, la mention de sa condition servile se lisent sur la case où ont été déposés ses os brûlés ; un seul des habitants du palais est absent, le maitre, dont on aurait rougi de mêler les cendres à celles de ses anciens esclaves, et auquel un somptueux mausolée a été érigé ailleurs. Si l'on entre dans une catacombe chrétienne, le contraste est frappant. On sait par l'histoire que des milliers d'esclaves y ont été enterrés ; aucun indice visible ne le fait connaître. Quelquefois une désignation illustre se lit sur le marbre qui ferme une petite fosse oblongue creusée humblement dans la muraille ;, rien ne dit si la tombe voisine contient les restes d'un homme de condition libre ou, servile. Tous les rangs sont mélangés ; on rencontre sur une épitaphe un signe de noblesse, sur une autre l'indication d'une profession laborieuse, sur celle-ci la mention d'une vierge ou d'une veuve, sur celle-là un titre sacerdotal, sur toutes des acclamations pieuses, des symboles sacrés, des actes de foi. Ce que n'indiquent presque jamais les marbres sur lesquels nos pères ont laissé le témoignage de leurs doctrines, de leurs mœurs, de leur manière d'envisager la vie présente et la vie future, c'est la distinction entre l'homme de naissance libre et l'esclave ou l'affranchi.

Chez nous, dit Lactance, entre les riches et les pauvres, les esclaves et les libres, il n'y a pas de différence[61]. Les catacombes montrent que, dans cette brève sentence, l'apologiste a traduit le profond sentiment de fraternité qui rapprochait dans la vie et dans la mort les membres de la primitive Église. Depuis trente années que j'étudie leurs cimetières, écrit un grand archéologue du XVIIIe siècle, Marangoni, je n'ai encore trouvé qu'une seule inscription sur laquelle se lise la qualité d'affranchi[62]. Dans le nombre si considérable des inscriptions chrétiennes qui nous sont parvenues, dit M. Edmond Le Blant, je n'ai encore rencontré que deux tituli portant la mention servus ou libertus appliquée au fidèle appelé devant Dieu[63]. M. de Rossi, qui, en trente ans, a fait plus de découvertes dans les catacombes romaines que tous ses prédécesseurs pendant deux siècles, écrit dans son Bullettino di archeologia cristiana ces lignes que je dois citer comme le meilleur résumé de tout ce qui vient d'être dit :

Dans la nouvelle société chrétienne, les hommes libres et les esclaves étaient frères et servaient ensemble le même Dieu. Parmi les fidèles de l'Église romaine, l'esprit de fraternité triompha de l'orgueil dont étaient infestées les institutions sociales de la république et de l'empire. On en trouve une preuve éloquente dans le silence que tant de milliers d'épitaphes découvertes dans les catacombes gardent sur la condition des défunts. Étaient-ils esclaves ? affranchis ? elles ne le disent pas. Je n'y ai jamais rencontré la mention tout à fait certaine d'un servus, très-rarement et par exception celle d'un affranchi ; tandis que nous ne pouvons lire dix épitaphes païennes du même temps sans y trouver désignés des esclaves et des affranchis[64].

Telle était l'Église primitive : elle renfermait dans son sein des esclaves et des maîtres, mais le nom d'esclave et de maître ne se prononçait ni dans ses temples, ni dans ses agapes, ni dans ses cimetières ; l'idée de l'égalité de tous les hommes en Jésus-Christ s'élevait au-dessus des préjugés mondains et des distinctions sociales ; sur la pierre qui recouvrait la dépouille périssable d'une âme immortelle on aurait rougi de graver le mot esclave ou affranchi. Leur législateur, écrit Lucien, a persuadé aux chrétiens qu'ils sont tous frères[65]. Le silence des tombes chrétiennes proclamait éloquemment cette persuasion. L'Église avait-elle donc fait une loi de ce silence ? Non ; un sentiment profond et délicat le dictait seul. Cette règle n'était écrite nulle part, dit M. de Rossi ; elle était l'effet spontané des doctrines religieuses de la nouvelle société, qui se réfléchissaient dans son épigraphie comme dans un miroir[66]. Lucien, sérieux à ses heures, songeait peut-être à l'Église, qu'il connaissait bien, quand dans son Hermotimus il traçait le portrait d'une société idéale ; ce qui n'était pour le paganisme qu'une utopie se trouvait déjà réalisé quand écrivait Lucien dans la naissante civilisation chrétienne. Il dépeint une société fondée sur la justice, l'égalité, la liberté. Elle est ouverte à tous ; barbares, petits, difformes, pauvres, tous peuvent y acquérir droit de cité, il suffit de vouloir. Au lieu de la naissance, de la taille, de la beauté, de la richesse, du vêtement, elle ne demande qu'une chose, l'amour du bien. Dans cette république de la vertu, les mots d'illustres ou d'obscurs, de nobles ou de plébéiens, de libres ou d'esclaves, ne sont pas même prononcés[67]. Qui a écrit cette dernière phrase ? Lucien ou Lactance ? Il semble qu'avant de parler ainsi, le grand satirique soit descendu dans les catacombes chrétiennes.

L'idée de l'égalité de tous les hommes, créés par le même Dieu et rachetés par le même sacrifice, devait triompher de l'orgueil des maîtres, tirer l'esclave de l'abjection où les mœurs païennes l'avaient plongé, et le relever au niveau de l'homme libre. Mais cette toute-puissante doctrine de l'égalité ne fut pas seule à combattre en sa faveur ; elle eut pour alliée, dans le cœur des premiers chrétiens, une vertu, ou plutôt une passion, que l'antiquité ne connaissait pas, et qui poussa le riche, le noble, le puissant, non-seulement à tendre la main à l'esclave pour le faire monter, mais encore à s'abaisser volontairement pour descendre jusqu'à lui, à se faire, par amour et par mortification, semblable à lui ; cette vertu, cette passion, ce fut l'humilité.

Nous avons peine à comprendre aujourd'hui combien fut grand le mouvement de réaction contre l'orgueil païen qui éclata dans la société chrétienne primitive. Il alla jusqu'à la folie, jusqu'à l'absurde, si l'on peut appeler folie et absurde ces sublimes emportements de la vie morale qui, à certaines époques, jettent les âmes, par un mouvement irrésistible et contagieux, dans des régions inaccessibles aux calculs de la sagesse vulgaire et à la portée ordinaire des jugements humains. Aux débordements insensés d'un orgueil exalté jusqu'à la déraison, l'Église chrétienne répondit par la folie de l'humilité, comme elle avait répondu aux excès de la volupté par ce que saint Paul appelle la folie de la croix. On vit, dans les premiers siècles, des âmes chrétiennes éprises de l'humilité comme saint François, au moyen âge, le fut de la pauvreté. Dans leurs abaissements volontaires, ces croyants héroïques semblent avoir pris plaisir à se revêtir des livrées de l'esclavage. Les premiers fidèles recevaient souvent au baptême un agnomen symbolique par lequel ils étaient désignés dans la société chrétienne, tout en demeurant connus dans le monde païen par leurs noms légaux[68]. Le symbolisme de ces surnoms chrétiens est quelquefois charmant : Sagesse, Foi, Amour, Espérance, Lumière, Paix, Neige (Sophia, Pistis, Fides, Spes, Elpis, Agape, Lucina, Irene, Chionia). Mais souvent aussi il semble étrange et repoussant : Injurieux, Calomnieux, Insupportable, Insensé, Bas, Bête, Fétide, Fumier (Injuriosus, Calumniosus, Importunus, Alogius, Ima, Pecus, Fœdulus, Stercus, Stercorius). Les porteurs de tels noms cherchaient sans doute à être traités, selon le mot de saint Paul, comme les ordures et la balayure du monde[69]. Je ne veux pas compter parmi les noms pris par humilité ceux qui rappelaient quelque animal, comme Porcus, Asellus, Asella ; on les retrouve chez les païens, et ils ne paraissent avoir eu dans l'antiquité aucun sens ridicule. Il n'en est pas de même de ceux qui rappellent à l'esprit une idée servile. Projectus, Projecta, Projecticius, se rencontrent fréquemment dans les inscriptions chrétiennes ; je ne crois pas qu'il en existe d'exemple païen. Ces mots signifient littéralement enfant abandonné, enfant jeté à la rue, et assimilent ceux qui les portaient à ces pauvres petits que la dureté païenne exposait, et que la cupidité païenne recueillait pour en faire des esclaves prostitués ou gladiateurs. La fréquence de ces noms dans la société chrétienne primitive provient sans doute de ce que, parmi ceux qui les portaient, beaucoup furent en effet des enfants abandonnés, recueillis par la charité des fidèles et ayant voulu conserver toute leur vie le souvenir humiliant de leur origine. De même les noms plus rares de Servus, Servulus, Fugitivus, que mentionnent les martyrologes et les inscriptions, sont peut-être un souvenir de l'origine servile de ceux qui les ont choisis, n'ayant pas voulu, par humilité, effacer la trace de leur ancienne bassesse. Mais des chrétiens de condition, plus relevée semblent avoir pris plaisir à se confondre avec ces pauvres gens en adoptant des vocables de même nature, comme cette dame romaine du Ve siècle, assez illustre pour que le pape Damase ait écrit lui-même son épitaphe, et qui se nommait Projecta[70].

Cette humilité délicate paraît jusque dans le langage usuel des premiers chrétiens. Ozanam a écrit un chapitre charmant et original sous ce titre : Comment la langue latine devint chrétienne. Il resterait à étudier comment la pensée latine et grecque se fit chrétienne. Certaines idées qui, avant le Christ, apparaissaient rarement dans le discours, en devinrent, après lui, l'aliment habituel. Certains mots virent la dureté de leur sens primitif s'amollir, se fondre, pour ainsi dire, sous le rayon de l'esprit nouveau. Quel moraliste antique a jamais donné l'esclavage volontaire comme la forme la plus haute de l'ambition permise aux hommes ? Que celui qui voudra être le premier d'entre vous soit votre esclave, a dit Jésus-Christ[71]. Quel théologien du paganisme eût osé assimiler à un esclave le plus vil de ses dieux ? Jésus-Christ a pris la forme de l'esclave, dit saint Paul[72] : Jésus-Christ s'est fait l'esclave des esclaves, dit saint Augustin[73]. Quel philosophe païen écrivit jamais à un disciple : Je me fais votre esclave ? Écoutons saint Paul : Nous nous sommes faits vos esclaves au nom de Jésus-Christ, écrit-il aux chrétiens de Corinthe[74]. Le Seigneur m'a fait l'esclave du peuple d'Hippone, écrit de même saint Augustin[75]. Servir Dieu ensemble, c'est, dans la langue de l'Église primitive, être co-esclaves, conservi, συνδοΰλοι : ainsi s'expriment saint Paul, saint Ignace, saint Cyprien, Tertullien, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome. Si celui qui était en la forme de Dieu, dit ce dernier Père, s'est anéanti lui-même, prenant la forme de l'esclave pour sauver des esclaves, quoi d'étonnant si moi, qui ne suis qu'un esclave, je me fais l'esclave de mes co-esclaves ?[76] Il semble qu'il y ait, dans cette répétition volontaire d'un mot odieux, une âpre jouissance d'humilité : une phrase comme celle-ci eût irrité et déconcerté un lettré d'Athènes ou de Rome : elle n'effraye pas la bouche d'or du grand orateur chrétien. Chez les chrétiens, on ne craint pas d'emprunter à la servitude les métaphores destinées à rendre même les plus douces idées. Quels époux païens, voulant peindre leur étroite union, dirent jamais : Nous sommes deux compagnons d'esclavage ? Dans le délicieux tableau qu'il trace du mariage chrétien, Tertullien parle ainsi du mari et de la femme : Tous deux sont frères, tous deux sont esclaves ensemble[77]. Elle s'unit si étroitement à son mari, dit saint Grégoire de Nazianze, qu'elle fit de lui non un maître importun, mais un bon co-esclave[78]. Ne semble-t-il pas que tout, pensées et langue, soit renversé ? Devançant les papes qui devaient adopter un titre semblable[79], saint Augustin commence ainsi une lettre : Augustin, évêque, esclave du Christ et des esclaves du Christ, à la religieuse servante de Dieu Juliana, salut dans le maître des maîtres[80]. Que ceux qui contestent l'originalité du christianisme cherchent dans la littérature épistolaire de l'antiquité une formule approchant de celle-ci.

Nulle part cette humilité, qui faisait prendre quelquefois aux chrétiens d'un rang élevé le nom et la manière de vivre d'esclaves, n'est plus frappante que dans l'interrogatoire de la martyre Agathe. Elle semble se plaire à dérouter le juge en se proclamant noble et en se disant en même temps esclave. Quelle est ta condition ? lui demande le gouverneur de Sicile Quintianus. — Je suis de condition libre et de naissance noble, toute ma parenté en fait foi. — Si tu es d'une si noble et si illustre famille, pourquoi mènes-tu la vie basse d'une esclave ?Je suis servante du Christ, et par là de condition servile. — Si tu étais vraiment d'une famille noble, tu ne t'humilierais pas jusqu'à prendre le titre d'esclave. — La souveraine noblesse est d'être l'esclave du Christ, répond Agathe[81], parlant naturellement cette langue nouvelle qui avait déjà cours dans l'Église, mais que la société païenne ne comprenait pas encore. De même le martyr Maxime, interrogé par le proconsul d'Asie : De quelle condition es-tu ?Ingénu de naissance, mais esclave du Christ[82]. De même encore la belle et savante Febronia : Jeune fille, lui demande le juge, es-tu esclave ou libre ?Esclave. — Esclave de qui ?Du Christ[83].

 

 

 



[1] Lactance, Div. Instit., V, 20.

[2] Caton, De Re rust., 143.

[3] Minutius Félix, Octavius, 24.

[4] Cicéron, De harus. resp., 11, 12.

[5] Tacite, Ann., XIV, 44.

[6] Sénèque, Controv., III, 21.

[7] Caton, De Re rust., 83.

[8] Orelli, 1590, 1592 ; Henzen, 5740, 5750, 5752, 5754.

[9] Orelli, 2411, 2412, 2414 ; Henzen, 7196.

[10] Marcien, au Digeste, XLVII, XXII, 1 ; Henzen, 6086. Sur les collegia tenuiorum, voir Rome souterraine, 2e éd., p. 71.

[11] I Cor., XII, 13.

[12] Saint Augustin, De catechisandis rudibus, 17.

[13] Saint Cyrille, Procatechesis, 5.

[14] Const. apost., VIII, 32.

[15] Const. apost., VIII, 32.

[16] Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XL, In sanctum baptisma, 18, 27.

[17] Ad Philemonem, 16.

[18] Saint Jean Chrysostome, homilia In Martyres.

[19] Saint Jean Chrysostome, Expositio in Psalmis, CXXVII, 1 ; In I Cor., homil. XIX, 4. 5 ; In I Thess., homil. IV, 5 ; Saint Ambroise, De Joseph, IV, 20.

[20] Origène, Contra Celsum, III, 24.

[21] Saint Jean Chrysostome, Contra Judæos, 1.

[22] Origène, Contra Celsum, VII, 48, 49.

[23] S. Cyrille, Catech. XV, 23.

[24] S. Jean Chrysostome, De Lazaro, homilia VI, 2.

[25] S. Jean Chrysostome, De studio prœsentium, 2.

[26] Const. apost., II, 58.

[27] Saint Jean Chrysostome, Homilia In sanctum Pascha, 3, 4.

[28] Saint Jean Chrysostome, Homilia De Resurrectione, 3.

[29] Saint Jean Chrysostome, Homilia Indictum : Oportet hœreses esse, 3, 4.

[30] Rome souterraine, 2e édit, p. 106.

[31] Tertullien, Apolog., 39.

[32] Pétrone, Satyricon, 71.

[33] I Timoth., VI, 2.

[34] S. Ignace, Ad Polyc., 4.

[35] Concilium Gangrense, inter annos 325 et 346, ap. Hardouin ; Acta Concil., t. I, p. 530.

[36] De Champagny, les Antonins, t. II, p. 133.

[37] La mémoire du pape Calliste, honoré comme saint par l'Église, a été victorieusement défendue par Döllinger, Cruice, Armellini, Le Hir, et surtout par M. de Rossi, qui a consacré presque toute l'année 1866 de son Bullettino di archeologia cristiana à réfuter les calomnies de l'auteur des Philosophumena.

[38] Tertullien, Apolog., 1 Cf. ad Scapulam, 4, 5.

[39] S. Cyrille, Catech. XVII, 35.

[40] Lucien, Les fugitifs, 14.

[41] Cont. apost., VIII, 78 ; canones apost., 81.

[42] S. Jérôme, Ép. 82, ad Theophilum.

[43] S. Grégoire de Nazianze, Ép. 79.

[44] Concilium Aurelianense, anno 511, canon VIII. Hardouin, t. II, p. 1010.

[45] Consilium Aurelianense, anno 538, canon XXVI. Hardouin, t. II, p. 1428.

[46] Consilium Aurelianense, anno 549, canon VI. Hardouin, t. II, p. 1446. Le texte dit duos servos, mais il ajoute : sicut antiqui canones habent ; or, ces antiqui canones, c'est-à-dire le concile de 511, disent seulement : dominus dupli satisfactione compenset, ce qui s'applique évidemment à une satisfaction pécuniaire. Un concile du IXe siècle, qui reproduit la même règle canonique, dit également duplici satisfactione. Conc. Wormatiense, anno 868, ap. Hardouin, t. V., p. 743.

[47] A. de Broglie, l'Église et l'Empire romain au IVe siècle, t. V., p. 215.

[48] Un recueil de LXX canons attribués au concile de Nicée dit seulement que l'esclave fugitif d'un maître païen ne pourra être reçu dans le clergé, si son maître ne l'affranchit, et s'il n'en est jugé digne : Si quis fidelium servus alicujus gentilis... invito domino recedit, non poteat iste admitti ad clerum, nisi a domino libertate donetur, et sit judicatus dignus. Canones Nicœni, II, ap. Hardouin, t. I, p. 163.

[49] Origène, Contra Celsum, III, 55.

[50] Tacite, Ann., IV, 3.

[51] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 342. Cf. Abelly, Vie de S. Vincent de Paul, liv. IV, ch. VII.

[52] Tertullien, Ad Scapulam, 4.

[53] S. Jacques, V, 14, 15 ; Origène, In Levit. Homil. II ; S. Jean Chrysostome, De sacerd., II. — Peut-être, dans le passage de Tertullien, s'agit-il simplement de l'huile de lampes ayant brûlé devant les tombeaux des martyrs, considérée dans les premiers siècles comme une relique (Rome souterraine, p. 31, 271) : dans ce cas, il ne serait pas certain que l'affranchi Proculus ait été prêtre.

[54] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 342.

[55] Pline le Jeune, Ép., X, 97.

[56] Rome souterraine, p. 401.

[57] S. Cyprien, De habitu virginum, 6.

[58] De Rossi, Bullett. di arch. crist., 1863, p. 75, 76, 79.

[59] S. Augustin, Ép. 150.

[60] S. Jérôme, Ép. 22 ad Eustochium.

[61] Lactance, Div. Instit., V, 11.

[62] Marangoni, Acta S. Victorini, p. 139.

[63] Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 119.

[64] De Rossi, Bull. di arch. crist., 1866, p. 24.

[65] Lucien, Sur la mort de Pérégrinus, 13.

[66] De Rossi, Roma Sotterranea, t. I, p. 343.

[67] Lucien, Hermotimus, 24.

[68] Rome souterraine, p. 184.

[69] I Cor., IV, 13.

[70] De Rossi, Inscriptions christianœ urbis Romœ, n° 329. Sur les noms pris par humilité, voir Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, préface, p. CI, et tome II, n° 412 et 546 ; Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, v° Noms.

[71] S. Matthieu, XX, 27.

[72] Ad Philippenses, II, 7.

[73] Augustin, in psalm. CIII, 9.

[74] II Cor., IV, 5.

[75] S. Augustin, Ép., 26.

[76] S. Jean Chrysostome, De mutatione nominum, Homilia II, 1.

[77] Tertullien, Ad uxorem, II, 9.

[78] S. Grégoire de Nazianze, Oratio VIII, In laudem Gorgoniœ sororis, 8. Cf. S. Jérôme, Ép. 122, ad Rusticum.

[79] A partir de S. Grégoire VII, les papes prirent dans les actes officiels le titre de Servus servorum Dei. A la même époque de simples particuliers faisaient encore suivre leurs noms le cette appellation : M. de Rossi cite un orfèvre de Rome qui se dit dans le latin barbare du XIe siècle : SERBUS DE SERBUS DEI. Bull. di arch. crist., 1873, p. 40.

[80] S. Augustin, Ép. 124.

[81] Acta S. Agathœ, quæstio I, n° 4, apud Acta Sanctorum, Februarii, t. I, p. 621.

[82] Acta S. Maximi, ap. Ruinart, Acta sincera, p. 144.

[83] Vita et martyrium S. Febroniœ, ap. Acta SS., Junii, t. V, p. 26.