I Un des Pères de la primitive Église parle de mystères divins destinés à un éternel retentissement, mais opérés dans le silence de Dieu, magna mysteria clamoris, quœ in silentio Dei patrata sunt[1]. On pourrait appliquer cette belle formule à l'attitude du christianisme primitif vis-à-vis de l'esclavage. C'est presque dans le silence, par un travail lent et insensible, respectant toutes les situations acquises, n'en déplaçant violemment aucune, qu'il a peu à peu substitué aux institutions et aux mœurs qui rendaient l'esclavage nécessaire d'autres institutions, d'autres mœurs, avec lesquelles l'existence de l'esclavage était incompatible. Pour quiconque a le sens de l'histoire, c'est là un des plus beaux spectacles qu'elle puisse offrir. Mais il ne saurait être compris par ceux qui n'admettent pas qu'une révolution puisse être opérée autrement que par des moyens révolutionnaires. Ils demandent à quelle date précise l'Église a convié les esclaves à secouer le joug. Ils rappellent saint Paul, les premiers Pères, les plus anciens apologistes, recommandant aux esclaves l'obéissance, la résignation, l'amour de leurs maîtres. Voilà, disent-ils, quel a été le rôle de l'Église ; elle eût pu se ranger du côté des opprimés, elle a préféré se faire l'auxiliaire, presque le complice des oppresseurs. Par ses efforts les esclaves ont été contenus, et ces frémissements qui, périodiquement, agitaient les masses souffrantes dans le monde romain, se sont peu à peu apaisés. Les esclaves ont appris à se soumettre à leur sort. Leur délivrance n'a pas été accélérée, mais plutôt retardée par l'influence chrétienne. Je n'ai aucune peine à le reconnaître, le christianisme a prêché la résignation aux opprimés. Mais en même temps il s'est appliqué à changer les cœurs des oppresseurs. Il a dit aux esclaves : Ne cherchez pas à sortir violemment de votre état ; il a dit en même temps aux maîtres : Aimez vos esclaves comme des frères, diminuez leur nombre qui est superflu, reconnaissez qu'ils sont vos égaux, souvent vos supérieurs devant Dieu, rendez-leur le droit au mariage et à la famille, que la loi civile leur refuse, et enfin, si vous voulez faire du bien à votre âme, pro remedio animœ, accordez-leur la liberté. Pendant les premiers siècles chrétiens, ce langage a été celui de l'Église ; et ce qu'elle a demandé aux esclaves et aux maîtres, elle l'a obtenu des uns et des autres. Ainsi a été opérée, ou, si l'on aime mieux, préparée, par des moyens doux et pacifiques, une transformation complète de l'état moral et social du monde. L'Église a, en quelque sorte, placé la civilisation antique sur des fondements nouveaux, sans faire sentir la moindre secousse à l'édifice fragile et vieilli. Qui eût pu accomplir une œuvre aussi délicate, sinon la main la plus tendre et la plus légère, la main d'une mère, disons mieux, la main de Dieu ? Des ménagements infinis étaient nécessaires pour toucher à cette question de l'esclavage sans imprimer un ébranlement profond à des foules frémissantes que la politique romaine avait grand'peine à contenir. La société antique reposait tout entière sur l'esclavage ; cette base peu sûre tremblait à chaque instant sous l'édifice qu'elle portait. Plusieurs révoltes d'esclaves mirent la république romaine à deux doigts de sa perte. Qu'un esclave fanatique se fit passer pour inspiré par une déesse étrangère, par une de ces divinités de l'Orient dont le culte mystérieux apportait de vagues promesses de bonheur aux âmes rendues superstitieuses par la souffrance, il pouvait, comme Eunus en Sicile, soulever 200.000 de ses compagnons d'esclavage, se proclamer roi, et déclarer à Rome une guerre terrible, qui ne put être étouffée qu'après deux ans de luttes, pour recommencer plus acharnée trente ans après[2]. A la fin de la république, 73 ans avant l'ère chrétienne, un gladiateur, Spartacus, faisait le même appel aux esclaves fugitifs et aux aventuriers de toute sorte qui remplissaient l'Italie, rassemblait 70.000 de ces désespérés, réformait leurs mœurs en les pliant à une discipline austère, battait successivement un préteur et trois consuls, menaçait Rome, livrait sept batailles, et tenait pendant deux années toutes les forces de la république en échec[3]. A mesure que s'assombrit la fortune de Rome, les esclaves deviennent plus menaçants. A chaque instant, unis aux gens du bas peuple, ils suscitent dans Rome des émeutes. Dès que Catilina lève l'étendard de la révolte, une multitude d'entre eux prend la fuite pour aller le rejoindre[4]. Le sénat épouvanté fait conduire hors de Rome et interner en diverses villes de l'Italie tous les gladiateurs, de peur qu'ils ne fassent cause commune avec les révoltés[5]. Si Catilina avait été vainqueur, Rome entière fût devenue la proie des esclaves[6]. Deux ans après la défaite de Catilina, le tribun Clodius soulève des troupes d'esclaves prêts à incendier Rome et à massacrer le sénat si l'exil de Cicéron n'est pas prononcé[7]. Dans la foule populaire qui s'agite autour du bûcher de César, on distingue un grand nombre d'esclaves menaçant de leurs torches les temples et les maisons[8]. Les guerres civiles de la fin de la république accroissent encore leur audace. La flotte de Sextus Pompée était en grande partie montée par des esclaves fugitifs ; les ergastules, dit Florus, s'étaient armés pour lui[9] ; Auguste, dans l'inscription d'Ancyre, déclare avoir, après la défaite de Sextus, rendu à leurs maîtres pour être mis à mort trente mille esclaves qui s'étaient enfuis et avaient pris les armes contre la république. Pendant les premiers siècles de l'empire, les mouvements
d'esclaves furent moins fréquents et moins redoutables, ou plutôt le péril
qui venait d'eux changea de forme. Dans les campagnes, où la population
servile avait peu à peu remplacé la population libre et où d'immenses
pâturages, des landes incultes, avaient en beaucoup d'endroits succédé aux
champs cultivés, on vit se former des troupes de brigands qui promenèrent
partout, en Sicile, en Italie, jusqu'aux portes de Rome, la désolation et le
pillage. Ces brigands étaient pour la plupart des esclaves fugitifs ; ils
trouvaient des recrues et des complices dans les milliers de pâtres esclaves
qui peuplaient les vastes latifundia.
Ces esclaves rustiques et barbares, comme les appelle Cicéron, ces pâtres féroces
vivant dans les bois et les montagnes à l'état sauvage, selon une expression
de Tacite, faisaient une guerre de détail, de surprises à la société
civilisée. Pour que le monde romain s'émût, il suffisait qu'un grand
propriétaire ne tint pas sous un joug assez ferme les esclaves qui peuplaient
ses forêts et ses pâturages : l'an 54, une dame romaine est accusée parce
que, en ne maintenant pas sous un joug assez ferme
les armées d'esclaves qu'elle possédait dans les Calabres, elle mettait-en
péril la sûreté de l'État[10]. L'an 24, un
aventurier, un ancien soldat, avait tenté de soulever les esclaves ruraux
dans le sud de l'Italie ; le mouvement fut facilement réprimé, mais Rome, dit Tacite, avait
commencé à trembler à cause de la multitude des esclaves qu'elle renfermait
dans son sein, pendant que la plèbe d'origine libre y diminuait chaque jour[11]. Aucune défense ne semblait trop cruelle contre ces armées d'esclaves que le moindre bruit de sédition faisait, pour ainsi dire, sortir de terre. C'est par centaines, par milliers, qu'on les massacrait après chaque soulèvement. Quand Spartacus eut été vaincu, Crassus fit dresser le long de la voie qui mène de Capoue à Rome six mille croix où furent suspendus les prisonniers[12]. Après les guerres de Sicile, il avait été interdit aux esclaves de ce pays de porter aucune arme : un d'eux ayant tué avec un épieu un sanglier qui ravageait la contrée, fut non pas récompensé, mais mis en croix. Cicéron rapporte ce fait sans le blâmer, Valère Maxime l'approuve au nom de la raison d'État[13]. Pour être si féroce, il fallait que Rome eût grand peur. Malgré ce régime de terreur, la guerre servile, dit Plutarque, couvait toujours sous la cendre ; une étincelle eût suffi pour la rallumer[14]. Tout le monde le sentait ; les imaginations demeuraient frappées de ce péril insaisissable qui était, pour ainsi dire, dans l'air, et qui un jour ou l'autre pouvait éclater de nouveau. Les sujets de déclamation traités dans les écoles de rhétorique ont gardé l'empreinte de cette disposition des esprits. Il semblait qu'on prît plaisir à discourir sur ces terreurs imaginaires, à 'donner par la parole un corps à des fantômes dont l'apparition était à chaque instant redoutée. Sénèque le père, dans une de ses Controversiœ, peint une ville tombée en la puissance d'un tyran qui oblige tous les hommes libres à fuir, et donne aux esclaves le pouvoir d'enlever les femmes de leurs maîtres[15]. Cela était déjà arrivé l'an 428 de Rome : les esclaves de Volsène, en Étrurie, s'étaient rendus maîtres de la ville, avaient épousé les filles de leurs maîtres, et s'étaient arrogé sur le mariage des femmes avec des habitants de condition libre un droit analogue à celui que la légèreté de certains historiens prête, sans preuves et contrairement à des textes formels, aux possesseurs de fiefs dans notre pays[16]. C'avait été, en un mot, le monde renversé ; mais le monde antique, surchargé d'esclaves, oscillait si souvent qu'un renversement de cette nature pouvait chaque jour être redouté. Une double terreur pesait ainsi sur la société romaine : les maîtres, tremblant en secret devant leurs esclaves, ne se faisaient obéir d'eux qu'en les obligeant à trembler. Un maître vivait dans des alarmes continuelles au milieu de centaines, quelquefois de milliers de serviteurs qui n'avaient que sa volonté pour loi. Étaient-ils trop unis ? il avait peur de leur concorde ; Caton avait pour principe de gouvernement d'exciter souvent des querelles entre ses esclaves[17]. Étaient-ils trop maltraités par les ergastularii ? prenez garde, dit Columelle, si on les exaspère, ils deviendront terribles[18]. En esclave avait-il l'esprit vif, inquiet ? j'aime mieux les esclaves dormeurs, déclarait Caton ; les plus intelligents sont ceux qu'on est le plus souvent obligé d'enchaîner, ajoutait Columelle ; plus ils sont enclins à l'indolence, dit Palladius, moins ils sont portés au crime[19]. Les clauses des ventes d'esclaves, étudiées par les jurisconsultes, révèlent souvent les préoccupations des maîtres. Avait-on acheté par ignorance un de ces désespérés qui avaient tenté de prendre la fuite du de se donner la mort ? on avait le droit de faire résoudre la vente[20]. Voulait-on éloigner de soi un esclave dont on redoutait le ressentiment ? on stipulait qu'il ne pourrait séjourner en tel lieu, qu'il n'approcherait pas de telle ville, qu'il serait maintenu hors de l'Italie, qu'il ne serait jamais affranchi ; ces clauses, très-fréquentes, ont été trop introduites, dit Papinien, pour la sécurité du maître et afin d'écarter de lui tout péril[21]. Ces précautions furent souvent inutiles. La haine était là, maîtresse de l'âme de ces esclaves en apparence si soumis ; elle veillait, s'il le fallait, de longs mois, de longues années, nourrissant en secret sa colère, dit Lucien, renfermant dans son sein une inimitié chaque jour croissante, recélant un sentiment dans son cœur et en proférant un autre, jouant, sous un visage qui respire la gaieté de la comédie, une tragédie sombre et farouche[22]. Dès que l'occasion était propice, la tragédie se hâtait vers son dénouement sanglant. Sous Néron, après Marius et Sylla, après les terribles proscriptions des triumvirs, après les flots de sang que firent couler Tibère et Caius, Sénèque ne craignait pas d'écrire : Plus de Romains sont tombés victimes de la haine de leurs esclaves que de celle des tyrans[23]. Cette haine des esclaves n'était pas seulement nourrie de ressentiments individuels, c'était une haine de classe, une haine sociale, qui s'attaquait non à tel maître parce qu'il était cruel, mais à tel Romain parce que, quoique bon et humain, il était maître. Voilà à quoi nous sommes exposés, s'écrie Pline le Jeune racontant l'assassinat d'un maître que ses esclaves avaient surpris dans son bain et horriblement mutilé ; voilà les périls, les injures qui menacent non-seulement les plus cruels, mais les plus doux d'entre nous ![24] Crois-moi, dit Varron faisant allusion à la fable de Diane et d'Actéon, il y a eu plus de maîtres dévorés par leur esclaves que par leurs chiens ; et il ajoute un mot terrible, le mot de l'homme exaspéré par la peur : Si Actéon avait pris les devants et s'il avait dévoré ses chiens lui-même, on ne le ridiculiserait pas aujourd'hui sur le théâtre[25]. Les maîtres romains n'entendaient pas être ridiculisés de la .sorte. C'était avec une main de fer qu'ils tenaient leurs esclaves. Les maîtres, dit Cicéron dans le plus beau traité de morale que Rome païenne nous ait laissé, ont le droit d'être cruels envers leurs esclaves, s'ils ne peuvent les maintenir autrement[26]. Cette maxime avait passé dans la législation. Pour contraindre les esclaves à veiller sur le salut de leurs maîtres, une loi atroce, mais nécessaire, les y obligeait au péril de leur vie : s'il n'y allait pas de la tête des esclaves, dit le sénatus-consulte Silanien, aucune maison ne pourrait être à l'abri des embûches du dedans ou du dehors[27]. Tous les esclaves d'un maître assassiné devaient être punis du dernier supplice s'ils ne pouvaient prouver qu'ils l'avaient défendu, qu'ils étaient allés jusqu'à exposer leur vie pour lui. C'était le dévouement sous peine de mort. Un correspondant de Cicéron lui raconte que les esclaves de M. Marcellus, assassiné près d'Athènes, ont pris la fuite, bien qu'innocents, de peur d'être rendus responsables du crime[28]. Les jurisconsultes, avec leur subtilité et leur précision accoutumées, consacrent de longues pages à commenter ces dispositions, en vigueur dès le temps de Cicéron, renouvelées sous Auguste par le sénatus-consulte cité plus haut, étendues sous Néron aux affranchis par un autre sénatus-consulte, œuvre de vengeance et de salut, dit Tacite[29]. Ils notent avec un sang-froid d'artistes les solutions les plus élégantes, selon une expression d'Ulpien[30]. Une des applications du sénatus-consulte Silanien est demeurée célèbre. On vit, l'an 61 de notre ère, les quatre cents esclaves urbains du préfet de Rome Pédanius Secundus conduits à la mort parce qu'un d'entre eux l'avait assassiné ; et dans la curieuse discussion qui s'éleva, à cette occasion, au sénat, et que Tacite nous a conservée, on proclama que sans de telles sévérités pas un maître ne pourrait dormir en paix dans sa maison. Ce ramas d'hommes ne peut être dompté que par la terreur, s'écria l'un des orateurs, colluviem istam non nisi metu cœrcueris[31]. Telle était la situation des riches, des maîtres, environnés de ces nations d'esclaves, pour employer un mot prononcé dans la même discussion, nations, dit Sénèque, plus nombreuses et plus redoutables que bien des peuples belliqueux[32]. Au milieu de cette guerre sourde, qu'une excitation puissante, qu'un grand souffle vînt soulever ces multitudes d'ennemis cachés, d'ennemis naturels[33], que le monde païen renfermait dans ses entrailles, et une révolution terrible éclatait. L'Église chrétienne, dès le Ier siècle, avait pénétré partout. Elle entretenait des intelligences dans le palais des Césars, dans les maisons des riches, dans les légions, dans les ateliers, dans les ergastules. Des fidèles lui étaient venus des rangs les plus élevés de la société romaine. Elle avait surtout recruté des adhérents nombreux dans ces classes souffrantes sur lesquelles la civilisation romaine pesait de tout son poids, parmi les esclaves et parmi. ces gens du bas peuple qui faisaient presque toujours cause commune avec eux, ces ouvriers en laine, ces cordonniers, ces foulons, dont Celse parle avec dédain[34]. Un brûlant enthousiasme s'était emparé de ces âmes naïves, d'autant plus portées à se donner tout entières à leur foi nouvelle que tout, dans le monde où elles vivaient, les repoussait. Le christianisme avait été assez puissant sur elles, pour en obtenir le sacrifice du sang, en faire plus que des soldats, des martyrs. Il pouvait exiger tout de ses fidèles, particulièrement des esclaves convertis, chez qui l'obéissance n'eût été refroidie par nulle considération extérieure, nul attachement à l'ordre établi. Si, par la voix de ses missionnaires, l'Église primitive avait fait entendre un appel direct de tous les esclaves à la liberté, elle eût donné peut-être le signal d'une lutte telle que le monde n'en avait pas encore vue. L'esclavage, dit Channing, avait pénétré la société de telle sorte, il était si intimement lié avec elle, et les causes de guerre servile étaient si nombreuses, qu'une religion prêchant la liberté à l'esclave eût ébranlé l'ordre social jusque dans ses fondements[35]. Et, citant un autre auteur américain, M. Wayland, il ajoute : Si l'Évangile avait interdit le mal au lieu d'en détruire le principe, s'il avait proclamé l'illégitimité de l'esclavage et enseigné aux esclaves à résister à l'oppression, il eût à l'instant partagé le monde civilisé en deux partis d'ennemis mortels ; sa prédication eût été le signal d'une guerre servile[36]. Voilà ce que l'Église pouvait faire, et ce qu'elle eût
fait sans doute si elle avait été un instrument non de conversion, mais de
révolution. Pas un seul de ses prédicateurs, de ses docteurs, de ses
apologistes n'essaya de le pousser, même de loin, dans une voie semblable ;
les plus ardents savaient que la mission du christianisme est d'agir par le
dedans, non par le dehors, et qu'il ne peut transformer le monde qu'en
amenant les hommes à se réformer eux-mêmes. Un savant historien de l'Église,
Mœhler, a parfaitement compris et défini cette attitude du christianisme
primitif vis-à-vis de l'esclavage. La destruction de
l'esclavage sur le sol chrétien s'est opérée, dit-il, sans bruit, sans fracas, sans l'appareil extérieur de
l'éloquence, sans bouleversement des constitutions existantes, sans lutte
ouverte et sans effusion de sang. Il me semble que cette absence de
prétentions, cette simplicité avec laquelle de si grands effets ont été
produits, en sont précisément le côté le plus important et ce qui leur
imprime le sceau distinctif du christianisme. L'esprit évangélique aime, il
exige même que l'on agisse de la sorte, et je n'ai jamais espéré le
rencontrer, sinon dans une faible mesure, là où l'on suit une marche opposée.
Considérée de ce point de vue, l'histoire de la suppression de l'esclave me
paraît d'autant plus intéressante qu'elle est moins connue des historiens[37]. II Loin de profiter de la haine des esclaves pour la société qui les opprimait, les prédicateurs de l'Église naissante s'efforçaient d'adoucir, d'apaiser ces cœurs ulcérés. Esclaves, s'écrie saint Paul, obéissez à vos maîtres terrestres dans la simplicité de votre cœur, comme vous obéiriez au Christ ; ne leur obéissez pas avec un empressement servile, qui ne cherche qu'à plaire aux hommes, mais du fond du cœur, pour faire la volonté de Dieu ; servez avec bonne volonté, pour contenter Dieu et non les hommes, et souvenez-vous que tout ce que vous ferez de bien, que vous soyez libres ou esclaves, Dieu vous le rendra[38]. De telles paroles, un tel accent, rendaient l'obéissance noble et facile. Aux maîtres, saint Paul recommandait la douceur, en des termes qui honoraient l'esclave : N'ordonnez à vos esclaves que des choses justes, et, quand vous leur commandez, songez que vous avez un maître dans les cieux[39] ; ne pesez point sur eux par la terreur, mais souvenez-vous qu'ils ont le même Dieu que vous, et que ce Dieu vous jugera les uns et les autres, sans regarder à la condition des personnes[40]. Ayant ainsi défini les devoirs des maîtres et des
esclaves, il découvre toute sa pensée. L'apôtre, qui avait un si vif
sentiment de la dignité humaine, ne pouvait voir sans frémir les abaissements
imposés par la servitude à des .hommes que le sang de Jésus a rachetés ; il
savait de plus les dangers que l'esclavage sous des maîtres corrompus faisait
courir à leurs âmes. Il leur conseille d'acquérir la liberté toutes les fois
qu'ils le pourront : Vous avez été appelés à la foi
étant esclaves ; ne vous en inquiétez pas ; mais si l'occasion s'offre à vous
de devenir libres, usez-en avec empressement[41]... car vous avez été rachetés d'un trop grand prix pour être
volontairement les esclaves des hommes[42]. Ce ne sont là encore que des conseils ; voici la doctrine de saint Paul exprimée en un seul mot, qui contient en germe la destruction future de l'esclavage : Il n'y a plus de différence entre le Juif et le Grec, l'esclave et le libre, l'homme et la femme ; vous êtes un dans le Christ Jésus[43]. Saint Paul pose ainsi les principes ; il les laisse se développer eux-mêmes, sans essayer d'en tirer prématurément les conséquences pratiques. Il parle souvent des esclaves ; on sent qu'ils sont toujours présents à sa pensée ; mais on ne peut trouver dans ses écrits une seule phrase impliquant la condamnation formelle de l'esclavage, à moins qu'on ne la reconnaisse dans un passage de la première épître à Timothée, où il range parmi les crimes les plus grands le plagiat[44], c'est-à-dire le vol de l'homme libre pour en faire un esclave. Mais ce crime, très-fréquent sous l'empire, et qu'Auguste, Adrien, Dioclétien, Constantin, essayèrent de réprimer[45], n'était que la moins abondante des sources de l'esclavage : c'est de captifs et d'hommes de naissance servile que s'alimentaient surtout les marchés : saint Paul n'en parle pas : il ne fait pas une seule allusion aux ventes d'esclaves, que plus tard des conciles devaient interdire. La pensée de l'apôtre ne peut cependant être douteuse ; mais son extrême réserve est remarquable. La seule lettre familière qui nous soit restée de lui montre quelle était sa manière d'agir, quel pouvoir il ne craignait pas de revendiquer, mais avec quelle prudence délicate il y posait lui-même des bornes. L'esclave d'un chrétien nommé Philémon avait quitté son maître et s'était réfugié près de l'apôtre. Paul le convertit, le baptise, puis le renvoie à son maître avec une lettre dans laquelle il laisse son cœur déborder. Je viens, écrit-il, te supplier pour mon fils Onésime, que, étant prisonnier, j'ai engendré à Jésus-Christ. Autrefois il était pour toi sans valeur, maintenant il est également précieux à toi et à moi. Je te l'ai rendu : reçois-le comme, mes entrailles. J'aurais désiré le conserver près de moi, afin qu'il me servît, en ton nom, pendant la captivité que je subis pour l'Évangile. Mais je n'ai pas voulu agir ainsi sans ton consentement... Reçois-le non plus comme un esclave, mais comme un frère chéri... Reçois-le comme tu me recevrais[46]. Nul doute qu'une si touchante prière n'ait obtenu la liberté de l'esclave. Mais Paul, en écrivant ainsi, laisse voir qu'il eût pu, s'il l'avait voulu, parler un autre langage : Je pourrais prendre en Jésus-Christ une entière liberté de t'ordonner une chose qui est de ton devoir ; néanmoins l'amour que j'ai pour toi fait que je préfère te supplier, quoique je sois Paul, vieux, et maintenant prisonnier pour Jésus-Christ[47], — c'est-à-dire quoique je réunisse en moi les caractères les plus imposants de l'autorité naturelle et surnaturelle, l'apostolat, la vieillesse et le martyre. Il semble qu'on entende parler l'Église elle-même : elle prie au lieu de commander, elle n'use pas de toute l'autorité qui lui appartient, elle en tempère en quelque sorte la force, par ménagements pour une société fragile. Dans un livre, à beaucoup d'égards remarquable, sur Sénèque et saint Paul, M. Aubertin, devançant, sur un point, la thèse généralisée depuis par M. Havet, a démontré que saint Paul, dans les passages de ses épîtres où il est question des esclaves, n'exprime pas, à proprement parler, une pensée nouvelle ; que Platon, Aristote, Ménandre, Cicéron, Sénèque surtout, ont proclamé l'égalité naturelle des esclaves et des hommes libres. Cela est vrai, au moins partiellement[48] ; la raison humaine ne perdit jamais entièrement de vue ces hautes vérités. Mais en même temps elle n'eut pas la force de les faire prévaloir, c'est à peine si elle le tenta, et rien ne prouve mieux l'impuissance relative de. la philosophie, assez clairvoyante pour découvrir certaines vérités, trop faible, quand elle est seule, pour leur conquérir les volontés. La difficulté, dit Sénèque lui-même, n'est pas d'énoncer de tels principes, mais de les mettre en pratique[49]. Sur ce terrain de la pratique, la philosophie demeura faible, impuissante, contradictoire. Quand saint Paul recommande aux esclaves la patience, il leur montre, pour les encourager, les récompenses de la vie future : Sénèque, pris de pitié pour ces humbles amis, leur conseille le suicide comme le seul remède à leurs maux, c'est-à-dire à la fois nie la vie future et se reconnaît incapable de les soulager dans la vie présente. Voilà où aboutissent de belles et nobles théories : si l'on veut, selon le mot de l'Évangile, les juger par leurs fruits, on porte en vain la main aux branches de l'arbre : il est revêtu d'un admirable feuillage, mais stérile. Le christianisme, lui, ne s'est pas borné à énoncer des principes, il a donné aux hommes la force de les traduire en actes. Les philosophes ont quelquefois dit les mêmes choses que les chrétiens ; mais les chrétiens seuls ont agi. En éclairant d'un jour plus pur les vérités déjà découvertes par la raison, et en révélant aux intelligences des vérités nouvelles, le christianisme a en même temps communiqué un secours divin aux volontés corrompues, malades, trop faibles pour passer seules de la théorie à la pratique. Je n'ai donc nulle difficulté à reconnaître les paroles favorables aux esclaves prononcées par quelques philosophes de l'antiquité. Un seul d'entre eux, cependant, me paraît avoir dénoncé nettement l'illégitimité de l'esclavage : c'est Dion Chrysostome, qui vivait dans les premières années du ii siècle. Ni Platon, ni Sénèque, ni Épictète, ne professent une telle doctrine ; on n'en trouve pas trace dans Marc Aurèle. Dion Chrysostome s'exprime même avec une audace de langage à laquelle n'atteignirent pas les écrivains ecclésiastiques des trois premiers siècles, retenus, comme les apôtres, par une prudente réserve dont j'ai déjà indiqué le motif et sur laquelle je reviendrai plus loin. A quoi distingues-tu, demande-t-il, l'esclave de l'homme libre ? — L'esclave est celui qui est fils d'une femme esclave. — Mais son père, sais-tu qui il est ? et sa mère elle-même, à quoi la reconnais-tu pour esclave ? — Parce qu'elle a un maître. — Mais si ce maître la détient injustement, n'est-elle pas libre de droit ? — Oui ; mais s'il l'a achetée ? — Achetée de qui ? — Mais si elle est née chez lui ? — Née de qui ? Nous remontons ainsi jusqu'au premier esclave, c'est-à-dire probablement à un prisonnier de guerre ou à un homme enlevé par des brigands, c'est-à-dire à un fait violent, inique, sans aucune valeur aux yeux de la justice. De cette iniquité le droit a-t-il pu sortir ?[50] Rapprochons de Dion Chrysostome un des écrivains ecclésiastiques qui, au IIe et au IIIe siècle, ont le plus énergiquement combattu l'esclavage, Clément d'Alexandrie. Ses livres renferment de fréquentes allusions aux esclaves. Il recommande à chaque page la douceur envers eux. Il s'efforce d'amener ses contemporains à en diminuer le nombre ; il s'élève souvent contre la multitude inutile des serviteurs qui remplissent les maisons. Il veut que le maître et la maîtresse aient souci de l'éducation morale de leurs esclaves ; il veut qu'on leur enseigne la chasteté. Il interdit tout ce qui pourrait porter atteinte à leur pudeur, et proscrit jusqu'aux images les plus innocentes en apparence, Il met sur la même ligne le respect des parents et des esclaves. Il veut que le maître ait égard à la vocation religieuse de l'esclave qui se sentirait appelé à une vie plus parfaite que celle des simples chrétiens, Il montre les esclaves supportant aussi courageusement que leurs maîtres les supplices infligés aux adorateurs du Christ, et s'élevant comme eux à la dignité de martyrs. Il parle en faveur des esclaves avec une force, une tendresse, un profond et religieux sentiment dont on ne rencontre l'équivalent dans aucun écrivain païen[51]. On sent qu'il porte dans son âme, pour ainsi dire, l'âme de ces humbles frères dont il se fait l'avocat. Comme les apôtres, il ne discute pas et ne vise qu'à persuader. Voici en quels termes il résume leur langage et se l'approprie : De même que Pierre prescrit aux esclaves d'être soumis, avec une crainte entière, aux maîtres quels qu'ils soient, non-seulement bons et cléments, mais désagréables et fâcheux, de même l'équité, et la patience, et la bonté conviennent aux maîtres. En résumé, selon le langage de l'apôtre, ne formez tous qu'une même âme, soyez miséricordieux et tendres pour vos frères, afin d'être les héritiers de toute bonne et aimable bénédiction[52]. Un autre Père du Ir siècle, antérieur à Clément
d'Alexandrie, s'exprime sur cette question de l'esclavage en termes qui
méritent d'être remarqués ; on sent qu'il se préoccupe de repousser le
reproche qu'amenait naturellement sur les lèvres des païens la sainte
nouveauté de la morale chrétienne, et de démontrer que lui et ses frères ne
sont point les ennemis de la civilisation romaine : Le
prince ordonne-t-il de payer des tributs ? je suis prêt à les payer,
dit Tatien. Le maître ordonne-t-il d'obéir et de
servir ? je me soumets à la servitude[53]. Plus loin, il fait
le portrait du chrétien : Je ne veux pas régner, je
ne veux pas être riche, je repousse la préture, je hais la débauche, je ne
souhaite pas de naviguer et de faire le commerce, je ne lutte pas pour
obtenir des couronnes, je méprise la mort, je suis supérieur à toute espèce
de maladie, la tristesse ne ronge pas mon âme. Si je suis esclave, je
supporte mon esclavage ; si je suis libre, je ne fais pas montre de mon
ingénuité[54]. On trouve dans
ces paroles plus d'une trace de cette exagération morale qui devait un jour
pousser Tatien hors de l'orthodoxie ; il semble confondre les occupations
permises avec les actes coupables, et faire de l'indifférence entre la
liberté et la servitude un devoir de l'âme élevée par sa foi au-dessus de ce
monde ; il est moins humain que saint Paul. Mais on peut voir aussi dans
cette attitude de Tatien une marque du soin avec lequel les apologistes du
premier âge chrétien évitaient tout ce qui eût pu mettre l'Église naissante
aux priées avec l'ordre établi. Chez les esprits excessifs, cette
préoccupation se traduisait en paroles où l'on peut relever des exagérations
; chez les esprits modérés, comme Clément d'Alexandrie, elle se révélait par
une réserve pleine de charité et dont le caractère intentionnel ne petit
échapper à personne. Dans les écrits d'Origène et de Tertullien lui-même, comme
dans les Constitutions apostoliques, on retrouve la même
circonspection. Tertullien conseille au maître et à l'esclave, l'un envers
l'autre, la patience, cette fille adoptive de Dieu[55]. Les Constitutions
ordonnent à l'évêque de retrancher de sa communion ceux
qui traitent mal leurs esclaves, les affligeant par les coups, la faim, une
dure servitude[56] ; mais elles n'interdisent
pas aux maîtres de maintenir leurs droits dominicaux.
Si Origène va plus loin, il n'ose le faire que d'une façon détournée ;
parlant du judaïsme, personne dans cette religion,
dit-il, ne peut demeurer esclave pendant plus de six
ans ; est-il besoin de faire remarquer combien cela est conforme à la raison,
combien sont ainsi réglés avec justice les rapports du maitre et du serviteur
?[57] Si Origène avait connu le traité sur la vie contemplative attribué à Philon, il eût sans doute ajouté à ces paroles une allusion à une secte de moines juifs antérieurs de quelques années à l'ère chrétienne, qui, établis en Égypte, avaient banni l'esclavage de leurs communautés comme tout à fait contraire au droit de la nature[58] ; ainsi du moins s'exprime l'auteur du traité. Peut-être Origène eût-il hésité à reproduire textuellement ce mot, tant, au IIIe siècle, la situation de ceux qui parlaient au nom de l'Église chrétienne était délicate ! Cette timidité des anciens Pères, comparée au langage plus hardi de Dion Chrysostome ou même de Philon, ne doit pas surprendre. Les premiers s'adressaient à taus ; les seconds écrivaient pour quelques-uns. La parole de ceux-ci ne sortait pas de l'enceinte d'une école ou du cercle restreint de quelques lecteurs choisis. Dion dissertait sur l'esclavage, mais, comme M. Boissier l'a dit de Sénèque, on voit bien que ce n'est pas pour les esclaves et pour les pauvres que ses traités sont écrits. Les docteurs chrétiens, au contraire, se sentaient maîtres d'une parole puissante, vivante, dont chaque mot était promptement traduit en acte. Les regards des pauvres, des esclaves, des opprimés étaient sans cesse attachés sur eux. Ils écrivaient pour alimenter l'enseignement que les prédicateurs et les catéchistes répandaient ensuite dans la foule. Cette situation les obligeait à plus de réserve qu'un philosophe juif du Ier siècle ou un rhéteur païen du IIe. De leur part, un mot agressif, une théorie trop absolue ou seulement trop nettement formulée, pouvaient troubler la douce fraternité qui régnait au sein des assemblées chrétiennes, et déchaîner la guerre dans l'Église et dans la société civile. Ils ne furent si doux, si modérés, que parce qu'ils connaissaient leur puissance et se sentaient responsables du repos du monde. Si libres que fussent, en face de la mort, les martyrs chrétiens, leurs paroles, bien que dégagées de toute considération humaine, et d'une intrépidité qui faisait quelquefois trembler leurs bourreaux, ne s'écartent pas une seule fois de cette prudence imposée à tous les enfants de l'Église par une sage et miséricordieuse politique. Comme saint Paul, ils témoignent de leur mépris pour la distinction des conditions temporelles ; mais ils ne prêchent à personne la révolte. Un simple cabaretier, saint Théodote, torturé pour la foi, admire la force que Dieu lui donne : Voyez, dit-il, combien est merveilleuse la vertu du Christ, comment il rend impassibles ceux qui affrontent pour lui les souffrances, et donne à des hommes du rang le plus infime le courage de mépriser les édits portés par les princes contre la piété. Le Dieu de tous accorde cette grâce à tous sans distinction de personnes, aux petits, aux esclaves, aux libres, aux barbares[59]. Il ne va pas plus loin. Le martyr Pollion, interrogé par un proconsul sur la religion chrétienne, la définit ainsi : Celle qui adore un seul Dieu, corrige le péché, conserve l'innocence, inspire la virginité, protège la chasteté du mariage, enseigne aux maîtres à gouverner leurs esclaves par la miséricorde plutôt que par la colère, en songeant qu'ils sont de même condition qu'eux, et aux esclaves à faire leur devoir par amour plutôt que par crainte[60]. Tel était le langage des martyrs, aussi modéré que celui des docteurs. A mesure que la société devint plus chrétienne,
l'enseignement des docteurs se formula plus nettement. On vit peu à peu
tomber les voiles qui avaient enveloppé leur pensée intime. Les écrivains
ecclésiastiques au ive siècle emploient un langage plus hardi que ceux du
Bien que la société dans laquelle ils vivaient fût encore en partie païenne
par les mœurs, l'esprit chrétien l'avait déjà assez profondément pénétrée
pour que la question de l'esclavage y pût être agitée sans péril. Les âmes
sincères commençaient à demander aux chefs de l'Église de leur apprendre
l'origine de ce fait étrange, si contraire aux principes de la raison et à
l'esprit de l'Évangile. D'où est venue la servitude
et comment s'est-elle établie dans le monde ? s'écriait saint Jean
Chrysostome s'adressant à l'auditoire populaire si ardent, si mobile, si
enthousiaste, qui se pressait autour de sa chaire ; et il ajoutait : Je connais beaucoup d'entre vous qui demandent cela et le voudraient
apprendre ; je vous dirai : l'avarice, l'envie, l'insatiable cupidité ont
engendré la servitude[61]. C'est la tyrannie, dit de même saint Grégoire de
Nazianze, qui a divisé en deux parts le genre humain[62]. Lactance, au
commencement du IVe siècle, est plus formel encore : Ni
les Romains ni les Grecs n'ont pu se maintenir dans la justice, car ils ont
établi entre les hommes les différents degrés de conditions inégales...
Là où tous ne sont pas égaux, l'équité est absente ;
l'inégalité exclut la justice, dont la force propre réside en ceci : rendre
égaux tous les hommes, qui ont reçu la vie dans des conditions égales[63]. Ce qui est très-remarquable, c'est qu'en prenant cette attitude plus hardie, les Pères du Ive siècle ont le sentiment de la situation différente où se trouvaient leurs devanciers. Saint Jean Chrysostome reconnaît que saint Paul avait le pouvoir de déclarer l'esclavage aboli ; parole bien importante dans la bouche d'un aussi grand théologien. Pourquoi a-t-il permis que l'esclavage subsistât ? pour- montrer la grandeur de la liberté ! Car, de même qu'il est beaucoup plus grand et plus admirable de conserver intacts dans la fournaise les corps des trois enfants hébreux que d'éteindre les flammes de celle-ci, de même il y a quelque chose de bien plus grand et bien plus admirable que de détruire la servitude, c'est de montrer la liberté éclatant au sein même de la servitude[64]. Ce sont là des raisons morales ; ailleurs, saint Jean Chrysostome montre un vif sentiment des situations historiques. Saint Paul, dit-il, enseigne aux esclaves à honorer leurs maîtres, afin que le nom et la doctrine de Dieu ne soient point blasphémés. Il faut, en effet, que les gentils comprennent qu'un esclave même peut plaire à Dieu. Autrement, ils blasphémeraient nécessairement, et diraient : Le christianisme a été introduit afin de bouleverser toutes choses, s'il faut que les esclaves soient ravis aux mitres ; c'est une œuvre de violence[65]. Je ne puis terminer ce chapitre par une parole plus décisive. Dès le IVe siècle, le point de vue historique qui vient d'être indiqué avait été compris, apprécié par un homme dont l'ardente éloquence offre le contraste le plus frappant avec le calme que s'étaient imposé, à l'exemple des apôtres, les apologistes des siècles précédents. Les abords de la question sont ainsi dégagés ; je puis maintenant conduire plus avant le lecteur. Il me reste à lui montrer les efforts tentés par l'Église primitive pour améliorer le sort des esclaves et préparer la destruction de l'esclavage. C'est la partie vivante et dramatique du sujet. |
[1] S. Ignace d'Antioche, Ad Ephesios, 19.
[2] Diodore de Sicile, Fragm., XXXIV, 2 ; XXXVI, 2-10 ; Florus, Epit. rerum rom., III, 9.
[3] Appien, De Bello civ., I ; Plutarque, Marcus Crassus, 8-10 ; Florus, III, 20.
[4] Salluste, Catilina, 56.
[5] Salluste, Catilina, 30.
[6] Cicéron, Pro domo, 42.
[7] Cicéron, Pro domo, 34 ; Pro
Cœlio, 32 ; Pro Plancio, 36 ; Pro Sextio, 21.
[8] Cicéron, Philipp., I, 2 ; Ad
Atticum, XIV, 10.
[9] Florus, IV, 8.
[10] Tacite, Ann., XII, 65.
[11] Tacite, Ann., IV, 27.
[12] Appien, De
[13] Cicéron, II, Verr., V, 3 ; Valère Maxime, VI, III, 5.
[14] Plutarque, Marcus Crassus, 10.
[15] Sénèque, Controv., III, 21.
[16] Valère Maxime, IX, 8.
[17] Plutarque, Cato major, 21.
[18] Columelle, I, 8.
[19] Plutarque, Cato, 20 ; Columelle, I, 8 ; Palladius, De Re rust., XII, Prœmium.
[20] Ulpien, au Digeste, XXI, I, 1, § 1, 17, 23, § 3.
[21] Papinien, au Digeste, XVIII, VI, 1.
[22] Lucien, Calomnie, 24.
[23] Sénèque, Ép. 4.
[24] Pline le jeune, Ép., III, 14.
[25] Varron, Satire Ménippée, cité par Nonius.
[26] Cicéron, De officiis, II, 17.
[27] Cité par Ulpien, Digeste, XXIX, V, 1.
[28]
Lettre de Sulpicius à Cicéron. Ad familiares,
IV, 12.
[29] Tacite, Ann., XIII, 32.
[30] Digeste, XXIX, V, 1, § 12.
[31] Tacite, Ann., XIV, 42-45.
[32] Sénèque, De Benef., VII, 10.
[33] Tertullien, Apol., 7.
[34] Origène, Contra Celsum, III, 55.
[35] Channing, De l'esclavage, p. 106.
[36] Channing, De l'esclavage, p. 109.
[37] Mœhler, Histoire de l'Église, traduction Gams, t. I, p. 646.
[38]
Ad Ephesios, VI, 5-8. Cf.
Ad Colossenses, III, 22-24.
[39] Ad Coloss., IV, 1.
[40] Ad Ephesios, VI, 9.
[41] Je traduis ainsi le célèbre verset 21, chap. VII, de la Ire épître aux Corinthiens. M. Wallon l'interprète de même, Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, t. III, p. 5. De nombreux commentateurs de S. Paul l'ont rendu différemment, et y lisent : Si tu peux devenir libre, profite plutôt de ta servitude. Le texte grec et la version latine autorisent également l'une et l'autre traduction. S. Jean Chrysostome accepte ce dernier sens : In Genesim, sermo V, 1 ; Argument. in Ép. ad Pham. Cependant il reconnaît que plusieurs ont pensé que le magis utere était écrit de la liberté, et voulait dire : Si tu le peux, recouvre ta liberté ; In I Cor. Homilia XIX, 4. S. Ambroise paraît adopter le sens que j'ai choisi : In Psalm. XLIII Enarr., 42. Cornelius a Lapide considère ce sens comme le plus probable et le plus conforme au contexte : Comm. ad I Cor., VII, 21. Voir, en sens contraire, une savante note d'Alford, The Greek Testament, t. II, p. 527.
[42] I Cor., VII, 32.
[43] Ad Galatas, III, 28.
[44] I Timoth., I, 10.
[45] Suétone, Aug., 32 ;
Spartien, Adr., 17 ; Dioclétien, Anno 287, au Code Just., IX, XX, 7, 15 ;
Constantin, Anno 315, ibid., 16.
[46] Ad Philemonem, 10-17.
[47] Ad Philemonem, 8-10.
[48] M. Wallon avait déjà cité tous ces textes (Hist. de l'escl. dans l'ant., t. I, p. 356-405, t. III, p. 15-50), mais en rapportant en même temps les passages des mêmes auteurs qui les contredisent et diminuent considérablement la portée des principes proclamés par eux.
[49] Sénèque, Ép., 108.
[50] Dion Chrysostome, De servitute, oratio XV. J'emprunte la traduction pleine de verve et de mouvement que M. de Champagny a donnée de ce passage, Les Antonins, t. III, p. 426.
[51] Clément d'Alexandrie, Pædagogium, III, 5, 7, 9, 11, 12 ; Stromata, IV, 19.
[52] Clément d'Alexandrie, Pædag., III, 11. Cf. Ire épître de saint Pierre, VI, 18.
[53] Tatien, Adv. Græcos, 4.
[54] Tatien, Adv. Græcos, 11.
[55] Tertullien, De patientia, 15.
[56] Const. apost., IV, 6, 12.
[57] Origène, Contra Celsum, V, 43.
[58] Philon, De vita contemplativa, traduit par F. Delaunay, Moines et Sibylles, p. 114.
[59] Passio S. Theodati, 2, apud Ruinart, Acta sincera, p. 367.
[60] Passio S. Pollionis, apud Ruinart, Acta sincera, p. 438.
[61] S. Jean Chrysostome, In Ép. ad
Ephes., Homilia XXII, 2.
[62] Saint Grégoire de Nazianze, Poem. theol., II, 26.
[63] Lactance, Div. Instit., V, 15.
[64] Saint Jean Chrysostome, In
Genesim, sermo V, 1.
[65]