I Telle fut l'influence de l'esclavage sur le travail industriel a domestique. Elle ne fut pas autre sur le travail agricole, de toutes les industries celle qui a le plus. besoin de liberté, parce qu'elle ne peut s'exercer sans amour, sans entrain, sans une coopération joyeuse de l'homme avec la terre. A la suite de quels événements le travail esclave se trouva-t-il, dans les campagnes de l'Italie et, plus ou moins, dans celles des autres parties de l'empire romain, substitué peu à peu au travail libre ? Les causes qui amenèrent cette substitution remontent fort haut dans l'histoire de Rome. On les voit apparaître en étudiant les lois agraires, essais presque toujours infructueux, qui se succédèrent, à des époques diverses, depuis la période royale jusqu'aux dernières années de la république. Quand ils combattirent l'usurpation de l'ager publicus et la formation de grands domaines aux dépens de la propriété de l'État, les anciens législateurs avaient compris qu'à la possession de territoires trop vastes était liée l'extension du travail servile dans les campagnes. Cette préoccupation est surtout visible dans une des dispositions de la loi rendue sur la proposition de Licinius Stolo, en 365 avant l'ère chrétienne. Cette loi limite à cinq cents jugera la quantité d'ager publicus que pourra posséder chaque citoyen, et, par une autre disposition, qui semble corrélative à la première, oblige tort possesseur à employer pour la surveillance et la culture un certain nombre d'hommes libres. Une telle mesure fut évidemment inspirée par le désir d'empêcher l'émigration de la classe libre rurale. Ses effets furent peu durables. Quatre cents ans après Licinius Stolo, et malgré de nombreux efforts dirigés dans le même sens, la classe des petits propriétaires italiens était considérablement diminuée. Au lieu de les enrichir, les conquêtes de la république les avaient appauvris. En temps de guerre, l'obligation du service militaire[1] tenait, quelquefois pendant un temps fort long, le cultivateur éloigné de son exploitation : ruinées par cette absence de leur chef, beaucoup de familles de la plèbe rurale se voyaient dans la nécessité de recourir, pour vivre, aux emprunts. Le taux de l'argent fuit de tout temps fort élevé à Rome : l'usure y était ouvertement pratiquée. On donnait hypothèque sur son petit champ, et l'hypothèque le dévorait. Après chaque conquête en Italie, quand les patriciens s'étaient enrichis par le partage de l'ager publicus, bien des plébéiens rentraient sous leur humble toit victorieux et ruinés. Ils se voyaient dépouillés de leur patrimoine au profit d'un grand propriétaire voisin, dont l'argent avait nourri leur famille pendant la guerre. Les conquêtes de Rome hors de l'Italie rendirent cette situation plus dure encore, en achevant de concentrer la richesse dans un petit nombre de mains. La gloire des armes républicaines eut ainsi pour résultat, dit Salluste, d'enrichir les riches et de ruiner les pauvres[2]. Les guerres civiles achevèrent cette ruine. Sylla dépeuple des ragions entières pour doter ses vétérans. Les ambitieux dont les rivalités ensanglantèrent les dernières années de la république exproprient au profit de leurs mercenaires les propriétaires de la plus belle partie de l'Italie. Virgile nous a transmis la plainte des émigrants chassés ainsi des champs paternels[3]. Plus habitués au pillage et à de grossières jouissances qu'au travail agricole, les soldats substitués brusquement aux anciens propriétaires du sol se montrèrent pour la plupart mauvais cultivateurs. On les vit, dans l'enivrement de leur fortune subite, se ruiner en constructions de luxe, en mobilier, en esclaves, en orgies[4]. Eux aussi s'endettèrent, et beaucoup d'entre eux se virent obligés d'aliéner leurs fonds. Les riches propriétaires qui avaient suivi le parti du vainqueur, qu'avait par conséquent épargnés la confiscation, purent profiter de cette nouvelle occasion et acheter des terres à bon marché : car, à ces époques agitées, le prix des terres, de celles surtout dont l'origine était violente et contestée, tombait ordinairement très-bas[5]. C'est ainsi que, du temps de Cicéron, le territoire de Préneste, divisé par Sylla entre ses vétérans, était devenu, malgré une loi qui défendait de vendre les biens distribués de la sorte, le patrimoine d'un petit nombre de riches[6]. Les propriétaires que la confiscation avait improvisés allaient donc rejoindre, dans une ruine commune, ceux qu'elle avait dépouillés de leur patrimoine : et il est curieux de remarquer que l'armée de Catilina, recrutée parmi tous ceux que la misère avait poussés au désespoir, fut composée tout ensemble de vétérans enrichis par Sylla et ruinés par leurs désordres[7], et de paysans italiques à qui Sylla avait ravi leurs champs et leurs maisons[8]. Les proscriptions, où tant de haines et de convoitises s'abritèrent sous le manteau des partis politiques, furent encore une des causes de la formation de domaines immenses. Était-on le protégé de Sylla, de César, d'Antoine, d'Octave ? Rien n'était plus facile que de faire décréter la proscription de ceux dont on convoitait les terres. Valgius, beau-père du tribun Rullus, avait ainsi fait proscrire par Sylla tous ses voisins[9]. D'une région où la propriété était divisée il avait formé un seul domaine[10]. Il était, grâce aux proscriptions, devenu propriétaire de tout le territoire des Hirpini, composant à peu près le quart du Samnium[11]. Les terres des proscrits étaient ordinairement mises en vente[12] : les puissants du jour osaient seuls les acheter. Ils les payaient quelquefois un prix dérisoire. Un affranchi de Sylla acquérait pour 410 francs la fortune territoriale de Q. Roscius, évaluée 1.230.000 francs[13]. Ainsi, par plusieurs causes — l'usurpation de l'ager publicus, vainement combattue par les lois agraires, l'appauvrissement de la classe rurale à la suite des guerres italiennes et étrangères, le peu de solidité des propriétés créées par la confiscation au profit de soldats mal préparés à la vie des champs, les fortunes immenses réalisées dans les ténèbres de la république[14] par les amis ou les complices des proscripteurs — commencèrent à se former, aux dépens de la petite et moyenne propriété, ces latifundia dans lesquels Pline voit la raison principale de la ruine de l'Italie[15], et qui ne cessèrent de s'étendre pendant la durée de l'empire. L'absorption de la petite propriété par la grande ne se fit pas partout dans une égale proportion. En certaines parties de l'Italie ou des provinces, cette révolution, commencée depuis plusieurs siècles, fut achevée à la fin de la république ou dans les premières années de l'empire : sur d'autres points, elle eut lieu au IIe siècle : ailleurs, la propriété demeura divisée jusqu'au IIIe. Les écrivains du Ier siècle de l'ère chrétienne montrent
la petite propriété disparaissant très-rapidement, submergée (le mot est de Quintilien) par la grande. Ce
spectacle les indigne. Dans le langage du sceptique Horace et du lettré
Quintilien, comme dans l'invective éloquente. de Pline, il semble qu'on
entende un écho de la parole biblique : Malheur à
vous qui joignez champ à champ, maison à maison, comme si vous vouliez
habiter seuls sur la terre ![16] Horace oppose la
médiocrité charmante dans laquelle il se complaît à l'ambition immodérée du
riche qui arrache, les bornes des champs voisins,
usurpe les terres de ses clients, et contraint à s'enfuir, emportant avec eux
leurs dieux paternels, et le mari, et la femme, et les enfants en haillons[17]. Quintilien met
cette situation en scène, dans un petit drame très-spirituellement composé.
Un pauvre homme, voisin d'un riche propriétaire, élevait des abeilles dans
son enclos. Le riche, mécontent de les voir voltiger sur les fleurs de son
jardin, enduit de poison le calice de celles-ci : les abeilles meurent. Le
pauvre homme se plaint. Dans la Declamatio que lui prête Quintilien
l'histoire peut recueillir plus d'un trait utile. Je
n'ai pas toujours eu ce riche pour voisin ; autrefois, plusieurs d'une
condition égalé à la mienne cultivaient les fermes environnantes, et dans les
limites de ces modestes territoires la concorde habitait ; maintenant, les
champs qui nourrissaient plusieurs citoyens sont devenus le jardin d'un seul
; lé domaine du riche a comme inondé les terres voisines, renversant les
bornes de chacune ; les fermes ont été rasées, les vieux sanctuaires
renversés ; les anciens habitants du sol se sont enfuis, emmenant leurs
femmes et leurs enfants, et 'jetant un dernier regard sur leurs lares
paternels. Toute division a été effacée, les campagnes sont devenues un seul
désert ; c'est ainsi que le domaine de ce riche s'est approché de mes
abeilles[18].
En vain le pauvre homme a tenté de se concilier son redoutable voisin, lui offrant les prémices de ses fruits et son miel le plus
blanc[19]
; rien n'a pu toucher ce dernier. Ce que le riche veut, c'est n'avoir pas de
voisins[20].
Il est permis de croire que, par des persécutions analogues, plus d'un
puissant propriétaire de cette. époque contraignit ainsi de pauvres gens à
émigrer. Et voilà, continue Quintilien, comment le domaine du riche s'accroît sans obstacle,
jusqu'à ce qu'il rencontre pour limite celui d'un autre riche[21]. Une insatiable
cupidité n'était pas la seule cause de cette tendance des riches à s'étendre
et à faire autour d'eux le désert : le grand
propriétaire romain, a très-bien dit un historien moderne, était jaloux et absolu dans ses jouissances : ce qu'il lui
fallait, c'étaient des bois, des forêts, des solitudes ; la présence du
cultivateur libre l'aurait gêné dans ses débauches ou dans son orgueil[22]. Dira-t-on que les descriptions d'Horace ou de Quintilien
sont de simples jeux littéraires, ne répondant point à la réalité ? Un
document officiel, une lettre adressée par Tibère au sénat, l'an 22 de notre
ère, parle de l'étendue sans bornes de domaines que
cultivent des esclaves aussi nombreux que des nations entières[23]. Le mal est donc
sérieux : il n'est point particulier à l'Italie. Sénèque montre la grande
propriété franchissant la mer et s'étendant sur les provinces. Jusqu'où pousserez-vous les bornes de vos domaines ? Le
territoire qui jadis suffisait à un peuple est devenu trop étroit pour un
seul maître. Jusqu'où étendrez-vous vos sillons, comme s'il ne vous suffisait
pas d'ensemencer une province ? Des rivières célèbres, qui autrefois
servaient de frontières à de grands peuples, coulent maintenant à travers le
domaine d'un particulier, et sont vôtres de la source à l'embouchure. Et cela
est peu, si vous ne faites de vos latifundia une ceinture à la mer, si
votre villicus n'étend pas son gouvernement de l'autre côté de la mer
Égée, si des îles, qui autrefois étaient la résidence de grands princes, ne
sont pas comptées parmi les moindres de vos possessions ?[24] Que l'on fasse
ici la part de l'exagération déclamatoire : le fond historique demeure vrai.
Pline rapporte que, sous le règne de Néron, six personnes étaient
propriétaires de la moitié de la province d'Afrique[25]. Si, au Ier siècle, en Italie et dans les provinces, l'extension des latifundia était déjà telle, il ne faut pas cependant, nous l'avons dit, en conclure que la petite propriété, dès cette époque, était partout détruite. Le mouvement d'absorption qui finit par l'engloutir ne s'avança pas avec l'uniforme rapidité d'un flot balayant tout devant lui : à la même date, dans le même pays, des faits et des documents certains permettent de constater destruction complète des petites propriétés, là une grande division de la propriété. Deux faits appartenant à l'histoire de l'Italie an Ir siècle en feront juger. Voici le premier. Sur la voie Latine, à cinq milles environ de Rome, on trouve, près de la célèbre villa des Quintilii, les restes d'une autre villa antique qui parait n'avoir pas été moins somptueuse. Une inscription découverte en ce lieu montre que cette villa existait en 434, sous Adrien[26]. Or, au lieu même occupé par ses ruines s'élevait, dans les premières années de l'empire, un village agricole, un pagus. Ce village avait son existence propre, son administration : une inscription parle de ses vicomagistri[27]. En un siècle, d'Auguste à Adrien, le village disparut et fit place à la villa[28]. Il en fut ainsi dans toute la campagne romaine. Si quelques villages y persistèrent, c'est que, en certaines places, les conditions du sol ou du climat opposèrent une défense exceptionnelle à l'envahissement de la grande propriété. Ainsi, à quelques milles de l'endroit dont nous avons parlé, un village agricole, le pagus Pupinius, était encore debout au IVe siècle[29]. Il était situé dans un de ces terrains bas, humides, infertiles, où, selon Varron et Columelle, le travail libre trouvait un asile, parce que les propriétaires aimaient mieux, dans ces lieux malsains, employer des journaliers libres que d'exposer leurs esclaves à gagner les fièvres[30]. Ainsi s'explique que la colonie agricole du pagus Pupinius ait subsisté, pendant que les villages voisins, plus salubres, disparaissaient, et que la campagne romaine était comme submergée par les maisons de plaisance et les villas, cette plaie de la république, dit énergiquement Varron[31]. J'emprunte à une étude de M. de Rossi cet épisode : il présente en raccourci le tableau de la rapidité avec laquelle, en certains endroits, la grande propriété se substituait à la petite, et remplaçait la culture utile par les établissements de luxe ; il indique en même temps la nature des rares obstacles que rencontrait son extension. Mais un second ordre de faits, très-considérable, montrera que ce tableau est loin de présenter une image fidèle dé l'état de la propriété au ne siècle dans toutes les parties de l'Italie. Le système alimentaire de Trajan repose sur l'existence de la petite ou moyenne propriété. Les inscriptions trouvées à Véléia et dans les ruines de la colonie des Ligures Bébéiens, près de Bénévent, font clairement connaître ce système. Dans le double but de venir en aide aux propriétaires ruraux et d'assurer l'entretien des enfants pauvres, Trajan prêtait sur hypothèque, à un taux très-faible[32] — 5 pour 100 à Véléia, 2 et demi pour 100 chez les Ligures — un capital considérable, dont la rente devait être mise à la disposition d'un magistrat municipal, le quœstor alimentorum, et versée dans la caisse de la ville pour servir à l'entretien des enfants pauvres. Dans la colonie des Ligures Bébéiens, quarante-huit propriétaires ruraux profitent du prêt. A Véléia, il est fait à cinquante et un propriétaires : la somme prêtée à ces derniers est de 1.440.000 sesterces (un peu plus de 250.000 francs) : l'estimation des propriétés sur lesquelles porte l'hypothèque est égale à 13 ou 14 millions de sesterces (c'est au moins 3.200.000 francs) : en négligeant les détails, et en divisant cette valeur entre les cinquante et un propriétaires appelés à profiter du prêt de Trajan, on trouve, sur le territoire de Véléia, cinquante et une personnes possédant, en moyenne, un capital foncier de 64.000 francs. Des prêts semblables furent faits par Trajan et ses successeurs sur beaucoup d'autres points de l'Italie. Adrien donne à l'œuvre une nouvelle extension. Marc-Aurèle, Septime Sévère la développent[33]. Des inscriptions relatives aux pueri alimentarii assistés par la libéralité de ces divers empereurs ont été trouvées en plusieurs villes, à Améria, à Ficoléa, à Assise, à Massatium, à Férentinum[34]. On connaît également un grand nombre d'inscriptions se rapportant aux quœstores alimentorum de diverses cités, d'Abella, de Rimini, d'Assise, d'Atina, de Compsa, de Fondi, d'Industria, de Naples, de Nepete, de Nomentum, de Peltuinum, de Suessula, de Faléries, d'Améria[35]. A la même époque des particuliers généreux semblent avoir adopté, pour venir au secours des enfants pauvres, un mode analogue aux prêts hypothécaires institués dans ce but par Trajan et ses successeurs : c'est du moins ce que font supposer les termes d'un rescrit de Septime-Sévère rapporté par le jurisconsulte Marcien[36]. Tous ces faits supposent l'existence en Italie de propriétés encore très-divisées, puisque le système alimentaire inventé par Trajan, suivi par ses successeurs, et sans doute imité pas des particuliers, repose sur le prêt. à la propriété foncière. Ces prêts n'étaient pas faits aux opulents propriétaires des latifundia : les inscriptions de Véléia et de Bénévent montrent à qui s'adressaient ces placements, combinés de telle sorte que le capital vînt au secours des petits propriétaires, et que le revenu procurât l'assistance aux enfants pauvres. En même temps que les détails de l'institution alimentaire démontrent l'existence en beaucoup de lieux, au le siècle, de propriétés divisées, ils indiquent que la politique des empereurs les plus prévoyants se préoccupait d'enrayer le mouvement d'absorption qui, sur d'autres points, avait, dès cette époque, achevé son œuvre. Ce louable effort pour assurer la prospérité éternelle de l'Italie[37] ne réussit pas. Après les premières années du IIIe siècle il n'est plus question, ni dans les inscriptions ni dans les textes historiques, des pueri alimentarii et du système de prêts à la propriété foncière institué pour les soutenir. La cause de la disparition d'une institution en apparence si prospère est inconnue. La terre, sans doute, avait perdu une partie considérable de sa valeur, par suite de l'importation croissante des blés étrangers : il est probable que, obligés d'abandonner la culture des céréales, beaucoup de petits propriétaires s'étaient vus dans l'impossibilité de payer leur rente. De là l'émigration d'un grand nombre d'entre eux et la chute du système. Nous voyons, par le témoignage des écrivains de cette époque, que le flot de la grande propriété avait rompu les digues construites pour l'arrêter, et continuait à s'étendre en Italie et dans les provinces. A la fin du nie siècle, l'Africain Arnobe parle de provinces entières devenues le domaine d'un seul[38]. Le mal s'accroit encore pendant le IVe siècle. Constantin, par une loi de 347, dépouille du privilège de n'être jugés qu'à Rome les clarissimi qui, dans les provinces, ont usurpé ou, selon l'expression dont il se sert, envahi les terres d'autrui[39]. Profitant de la misère générale, les riches achètent exempts de tout impôt, immunes, les petits champs des pauvres, et ceux-ci, privés de patrimoine, demeurent assujettis à des tributs écrasants pour les terres qu'ils n'ont plus[40]. Saint Ambroise parle de l'extension des latifundia[41] comme en avaient parlé Horace, Quintilien et Pline. A la même époque, saint Grégoire de Nazianze fait entendre une plainte semblable en Orient[42]. Je citerai seulement les paroles de l'ancien consulaire de la Ligurie et de l'Émilie, devenu évêque de Milan. Il peint les riches de son temps repoussant sans cesse en avant les bornes des champs héréditaires, joignant domaine à domaine, maison à maison[43]... chassant le pauvre de son petit champ, rejetant le misérable hors des limites de la terre paternelle[44]... repoussant le voisinage de son semblable, créant des parcs pour les bêtes fauves, bâtissant des demeures pour les animaux et renversant les demeures des hommes[45]... pendant que ceux-ci, frappés de crainte, émigrent, que le pauvre s'éloigne traînant après lui ou portant ses enfants, et que la femme du pauvre le suit, tout en pleurs, comme si elle assistait aux funérailles de son mari[46]. Un trait est commun aux descriptions que j'ai citées : elles nous montrent les campagnes se dépeuplant, et nous font assister à l'émigration des paysans. Les auteurs païens du Ier siècle et l'évêque chrétien du IVe dépeignent presque dans les mêmes termes les tristes troupes d'émigrants qui ont défilé devant leurs yeux. Une autre conséquence non moins frappante du mouvement qui vient d'être décrit, c'est la substitution, dans les campagnes, d'une population servile à la population libre ainsi refoulée vers les villes. Pour cultiver ces terres sans limites, dit Sénèque, il fallait avoir, enchaînés, des esclaves supérieurs en nombre à plus d'une belliqueuse nation[47]. En effet, partout où prenaient pied les riches romains, l'esclavage prenait pied avec eux. De même que, par lui, ils rendaient, dans les villes, à peu près impossible l'existence d'ouvriers libres, de même, dans les campagnes, ils subvenaient, par le moyen des esclaves, à tous les besoins de leurs exploitations. Aussi l'émigration qui a été dépeinte comprenait-elle non-seulement les petits propriétaires, mais encore le plus grand nombre des ouvriers agricoles. II Depuis que, presque partout, les riches romains avaient cessé de diriger en personne l'exploitation de leurs terres, les domaines ruraux étaient, en général, administrés de trois manières. Ou ils avaient à leur tête un homme libre, fermier, métayer, colon partiaire ; ou ils étaient régis par un intendant, soit libre, soit esclave, administrant directement pour le propriétaire ; ou ils avaient pour gérant un métayer esclave, auquel le maître louait l'exploitation, dont les produits, le fermage déduit, tombaient dans son pécule. Ulpien, Alfénus, prévoient ce dernier cas, qui dut être fréquent dans les contrées où les paysans libres avaient émigré[48]. Quelle que fût la condition du directeur de l'exploitation, presque tout le travail de la culture était fait par des esclaves. Une exploitation garnie de son mobilier, c'est, disent les jurisconsultes, un domaine où est réuni le nombre suffisant d'instruments, de bestiaux et d'esclaves[49] : ce que Varron appelle le mobilier muet, le mobilier semi-parlant, le mobilier parlant[50]. Le premier de ces esclaves est l'intendant, villicus, préposé à la surveillance d'un ou plusieurs domaines. A une époque où beaucoup de riches propriétaires dédaignent de visiter leurs champs, il est, le plus souvent, maître absolu de la familia rustica placée sous ses ordres. C'est un important personnage : on le veut ordinairement marié, possesseur d'un pécule, d'âge mûr, pourvu de quelque éducation[51]. Il doit être frugal, laborieux, vigilant ; on ne lui demande que cela, dit Cicéron[52] ; Columelle va plus loin, et exige de lui des qualités morales, autant que l'âme d'un esclave en peut comporter[53]. Le villicus ne connaît pas toujours tous les membres de la familia rustica dont le gouvernement lui est confié[54] ; dans les grands domaines, où on la divise par décuries[55], elle est innombrable. Il doit, autant que possible, être humain envers ces pauvres gens[56]. Ce conseil d'humanité donné par les agronomes était-il toujours suivi ? il est permis d'en douter, car une inscription nous montre les esclaves d'un domaine rural élevant un monument à un villicus pour le remercier d'avoir exercé sa charge avec modération[57]. Si cette modération avait été habituelle, une si vive reconnaissance aurait lieu de nous étonner. Dans les grands domaines, le villicus avait sous ses ordres des subvillici, des decuriones, des monitores, des circitores, des saltuarii, des magistri operum, des ergastularii, toute une cohorte d'administrateurs, de surveillants, de gardes champêtres et forestiers, de contremaîtres, de geôliers, esclaves eux-mêmes[58]. La familia rustica se composait des gardiens attachés aux divers animaux domestiques, bouviers, bergers, palefreniers, porchers, esclaves de la basse-cour, esclaves voués au soin des abeilles, esclaves préposés au parc des bêtes fauves ou à l'entretien des viviers[59] : puis des esclaves exerçant les divers métiers nécessaires à la vie et à l'entretien d'une grande agglomération d'hommes : enfin des esclaves agricoles proprement dits, laboureurs, jardiniers, vignerons, et des hommes de corvée, mediastini[60], qu'ils avaient sous leurs ordres, et dont les uns travaillaient libres, les autres enchaînés, vincti[61]. Un domaine rural était comme un village d'esclaves, ayant son gouvernement, sa police, et jusqu'à son état civil[62]. Le domaine rural, la maison urbaine, étaient organisés d'après le même principe : tout faire par les esclaves, ne rien demander à l'ouvrier libre. Ce triste idéal fut souvent réalisé, non-seulement dans les immenses latifundia, mais encore dans les exploitations plus modestes. A l'époque où écrivait Caton, 200 ans avant l'ère chrétienne, le travail libre n'avait pas encore disparu des campagnes ; cependant, parmi les ustensiles garnissant l'exploitation décrite par lui, figurent un pilon pour fouler la laine et un métier de tisserand[63] : les habits des esclaves se faisaient donc à la ferme. Varron, écrivant cent cinquante ans après Caton, fait allusion aux tisserands, ouvriers en drap et autres artisans esclaves, que l'on entretenait dans les domaines ruraux[64]. Étudiant les conditions d'exploitation des petites fermes, il pose les principes suivants : si le domaine est voisin, soit d'un village, soit d'une vaste terre où l'on trouve à acheter tout ce qui manque, il sera inutile d'y entretenir des gens de métier ; on pourra prendre à loyer dans le voisinage des esclaves médecins, foulons, artisans de toute sorte, appartenant à de riches propriétaires ; mais si le domaine est éloigné de tout centre important, il est nécessaire d'y avoir à demeure des esclaves exerçant divers métiers[65]. Columelle, contemporain d'Auguste, conseille de fabriquer dans la ferme les vêtements de tous les esclaves qui y sont employés[66]. Ulpien a laissé la description d'une métairie de grandeur moyenne[67]. Des esclaves y font non-seulement le travail agricole, mais le travail industriel proprement dit. Il énumère l'esclave directeur de l'exploitation, villicus, et sa femme, villica[68], la femme de ménage, focaria, les esclaves employés aux travaux des champs, familia rustica, le boulanger, pistor, les servantes qui l'aident à cuire le pain, mulieres quœ panem coquunt, le barbier, tonsor, le charpentier, faber, les meuniers, molitores, les femmes chargées de tisser et de coudre les vêtements des esclaves, lanificas quœ familiam rusticam vestiunt, et les foulons occupés à préparer les étoffes et à dégraisser les habits, fullones. Tout ce monde est esclave, car Ulpien, dans ce texte, examine si les ouvriers qui viennent d'être énumérés sont compris dans le legs d'un fonds garni de son mobilier. Une métairie ainsi habitée se suffisait certainement à elle-même ; elle n'avait rien à demander au village voisin. On peut constater, au siècle de notre ère, une tendance à l'élimination des fermiers libres et à leur remplacement par le villicus esclave. Déjà, au siècle précédent, Columelle conseillait de ne donner à ferme que le domaine situé dans une contrée soit, trop éloignée, soit trop malsaine ou trop infertile, pour qu'on puisse le cultiver par soi-même ou par ses esclaves[69]. Même sous les ordres d'un fermier libre, la plupart des ouvriers agricoles étaient des esclaves : le chef de l'exploitation, au moins, représentait le travail libre. Mais, là encore, l'esclavage tendait, par tous les moyens, à prendre le dessus, comme une eau qui s'agite jusqu'à ce qu'elle ait atteint son niveau. Pline le Jeune a laissé dans ses lettres le tableau des tribulations d'un propriétaire italien au commencement du IIe siècle. Humain, généreux, il lui répugnait d'éteindre, dans ses domaines, cette dernière lueur de travail libre. Non-seulement il ne voulait pas (et ce sentiment était partagé par plusieurs propriétaires voisins) avoir sur ses terres des esclaves enchaînés[70], mais encore il blâmait ceux qui, par leurs exigences, décourageaient les fermiers libres et les obligeaient a émigrer. Dans un domaine qu'il veut acheter, le sol naturellement fertile a perdu, dit-il, sa vigueur. par suite de la diminution du nombre des colons[71] ; et il attribue cette diminution à l'âpreté du propriétaire, qui souvent avait fait vendre les objets sur lesquels portait son gage[72], c'est-à-dire les meubles et les instruments des cultivateurs. Ce détail montre que les fermiers et colons libres avaient, à cette époque, bien du mal à vivre et à payer leur redevance. Une autre lettre de Pline le fait voir plus clairement encore. Il s'excuse de ne pouvoir assister à l'entrée en charge d'un de ses amis. La nécessité de louer mes terres et d'adopter un nouveau système m'a retenu ici. Pendant le premier bail, malgré de nombreuses remises de fermage, l'arriéré s'est accru[73] : de là, pour la plupart de mes fermiers, désespoir de pouvoir jamais s'acquitter, nul effort pour se libérer ; ils enlèvent et consomment ce que la terre produit, comme des gens devenus indifférents à tout gain. Il faut porter un remède à ce mal, qui croît chaque jour. Il n'y a qu'un moyen, remplacer les fermiers par des colons partiaires[74] ; mais alors il faut que j'envoie quelques-uns de mes serviteurs pour diriger les travaux et surveiller la récolte[75]. L'esclavage reprenait ainsi la prépondérance : et, de la sorte, même le colon libre se trouvait mis, peu à peu, sous la direction de surveillants esclaves. Ainsi, devant la grande propriété appuyée sur l'esclavage, disparaissaient les trois classes de paysans libres, les petits propriétaires, les fermiers, les ouvriers. J'ai déjà indiqué la concurrence faite à ces derniers par les esclaves. Il importe cependant de ne rien exagérer. De même que, à Rome, un petit nombre d'hommes libres se trouvait, dans les ateliers industriels, mêlé aux esclaves, partageant la condition de ceux-ci, et presque aussi méprisé qu'eux : de même, dans les campagnes, il y eut, à toutes les époques, des ouvriers agricoles de condition libre mêlés aux esclaves ruraux. Le nombre de ces ouvriers diminua à mesure que la grande propriété, traînant à sa suite une population esclave, poussa son mouvement envahisseur : leur condition s'altéra en même temps : mais on ne peut dire que nulle part, ni en aucun moment, ils aient totalement disparu. Au IIIe siècle avant l'ère chrétienne, les cultivateurs prenaient souvent à loyer des journaliers libres[76]. Dans les plantations d'oliviers et de vignes dont Caton décrit la culture, on se servait d'ouvriers libres ; quand ils couchaient dans la ferme, un esclave était chargé de surveiller leur chambrée[77]. A la même époque, il y avait dans les campagnes des charpentiers libres employant des aides libres aussi. Caton indique le salaire qui devra être payé au faber et à ses adjutores pour la construction d'un pressoir[78]. Deux siècles plus tard, ces ouvriers ou journaliers libres étaient moins nombreux ; Varron prévoit surtout la location d'ouvriers esclaves[79]. Il est probable que, à partir de cette époque, les paysans qui n'avaient pu ou voulu émigrer étaient contraints, pour vivre, de louer leurs bras aux directeurs des exploitations agricoles et d'y travailler confondus avec les esclaves. On les employait aux gros travaux pour lesquels les esclaves n'étaient pas assez nombreux, par exemple à la fenaison et à la vendange[80]. Et encore les paysans indigènes rencontraient sur ce terrain même une autre concurrence, celle de journaliers nomades venus par troupes, sous la direction d'entrepreneurs (mancipes), soit de certaines contrées d'Italie[81], soit même d'Égypte, d'Asie, d'Illyrie, pour louer à forfait leurs services aux cultivateurs, et auxquels on donnait le nom d'obœrarii[82]. Dans l'état de misère et de dépopulation où était l'Italie au Ier siècle, il dut arriver souvent. que des paysans libres, après avoir travaillé comme journaliers pêle-mêle avec les esclaves d'une exploitation rurale, après avoir partagé peut-être avec eux l'abri souterrain de l'ergastule, avaient fini par se confondre tout à fait dans la familia rustica. L'habitude, la misère, les avaient fixés dans l'exploitation ; ils s'étaient accoutumés à vivre comme les esclaves, ne recevant parfois, comme eux, d'autre salaire que la nourriture et le vêtement ; ils avaient pris femme parmi leurs compagnes de travail ; ils étaient tombés de toutes les manières au niveau de l'esclave. Plus d'un de ces malheureux s'était vu alors retenu par force dans le domaine rural auquel il s'était d'abord volontairement attaché. Les jurisconsultes prévoient le cas, fréquent sans doute à mesure que croissaient dans la société romaine la misère et le désordre, où un homme libre est retenu par force dans l'esclavage, in ergastulo, dit Cicéron[83]. Après les guerres civiles qui ensanglantèrent les dernières années de la république, l'insécurité des campagnes devint si grande que souvent les voyageurs, soit libres, soit esclaves, étaient arrêtés et entraînés de force dans les ergastules par l'ordre des propriétaires. Auguste fut obligé de sévir contre ces brigandages, et fit visiter les ergastules pour en retirer les malheureux que la violence y tenait séquestrés[84]. Il y fit également rechercher les hommes libres que la crainte du service militaire avait conduits dans ces retraites, où ils vivaient cachés parmi les esclaves[85]. Adrien, à son tour, tenta de mettre un terme à cette communauté de vie volontaire ou forcée qui lui paraissait indigne de l'homme libre : il interdit, rapporte un de ses historiens, l'habitation des esclaves et des hommes libres dans un même ergastule[86]. Cette réforme eut probablement peu de succès ; plus les campagnes se dépeuplèrent, plus la communauté de vie dut devenir étroite entre les esclaves ruraux et les rares et misérables paysans qui n'avaient pas voulu quitter leurs villages dévastés. Au IVe et au Ve siècle, la misère publique, les exactions des collecteurs d'impôts et les incursions des barbares remplirent d'hommes libres les ergastules ruraux[87]. III Pline l'Ancien a peint en quelques mots d'une magnificence
épique l'influence mortelle de l'esclavage sur l'agriculture. La terre, dit-il, qui
jadis tressaillait de joie quand elle était ouverte par un soc triomphal et
cultivée par les mains d'un consul, maintenant se resserre avec une sorte
d'indignation sous les pieds enchaînés et les mains liées qui la touchent...
La culture des champs par la population des
ergastules est détestable, ajoute Pline, comme
tout ce qui se fait par des hommes en proie au désespoir[88]. Beaucoup des
esclaves de la campagne, particulièrement les vincti,
étaient en effet des condamnés, relégués aux champs par la justice du maître[89], ou des esclaves
coupables de quelque crime, dont leurs propriétaires s'étaient débarrassés en
les vendant à vil prix[90]. Certains
maîtres préféraient ces derniers pour les travaux exigeant quelque
intelligence : Les esclaves vicieux, disaient-ils,
ont l'esprit plus vif[91]. Souvent aussi
on envoyait à la campagne des esclaves de rebut, un valet de pied cassé par
les ans, un porteur de litière à bout de forces[92]. Que pouvait-on
attendre de pareils ouvriers ? Lâches, endormis,
dit Columelle, ils regrettent l'oisiveté de la
ville, le champ de Mars, le cirque, le théâtre, le jeu, les tavernes, les
mauvais lieux[93]. Ainsi rêvait le
villicus d'Horace, dégoûté du travail
des champs, et dont la pensée se reportait vers
Rome, ses jeux, ses bains, ses gras cabarets et ses joueuses de flûte[94]. Sous des mains libres, dit encore Pline, la culture donne des fruits plus abondants, parce qu'elle est pratiquée avec plus d'amour[95]. On ne peut exprimer en termes plus forts la cause de la stérilité du travail des esclaves. L'âme d'un homme libre féconde vraiment la terre qu'il cultive. Mais celui qui, ne s'appartenant pas, travaille sans espoir, sans joie, sans élan, avec le corps seul, ne produit qu'une œuvre languissante. Il n'a point l'activité du véritable laboureur ; il ne s'inquiète point du tort que feront à ses récoltes les incertitudes de la température et les variations des saisons ; il s'abandonne à la routine, ne tente point de combinaisons nouvelles, n'améliore point ; il n'a pas l'amour de la terre, et la terre, pour produire, veut être aimée. Au Ier siècle de notre ère, la terre n'était aimée ni de
l'esclave ni du maitre. Cicéron avait pu encore montrer de son temps les
pères de famille destinant leurs fils à l'agriculture et leur enseignant que
cette profession est la plus honorable de toutes[96] ; il avait pu
célébrer l'amour que les bons bourgeois cultivateurs de l'Ombrie et de l'Étrurie
portaient à la vie rurale[97]. Déjà,
cependant, des voix discordantes se faisaient entendre : Salluste appelle l'agriculture
un métier servile[98]. Au commencement
de l'empire, il était de bon ton d'y paraître étranger. On enseigne tout, s'écrie Columelle : il y a des maîtres pour apprendre à dresser les plats et à
friser les cheveux ; pour l'agriculture seule je n'ai jamais connu ni professeurs
ni élèves[99]. Qu'un riche
propriétaire s'occupât lui-même de ses domaines, comme ce consulaire de mœurs antiques dont parle Pline, qui, ayant reçu
de la libéralité d'Auguste environ 49 millions de francs, dépensa tout à
acheter et à améliorer des terres dans le Picenum[100], c'était une
exception en un temps où, au témoignage de Columelle, la vie des champs paraissait sans honneur, presque honteuse, indigne
d'un homme libre[101]. Beaucoup de
propriétaires ne daignaient même pas visiter leurs domaines. Cicéron écrit à
Atticus que la femme de son frère Quintus, un instant brouillée avec son
mari, fait en compagnie de celui-ci un voyage de réconciliation dans ses
domaines d'Arpinum[102]. Un siècle plus
tard, une semblable proposition adressée par un mari à sa femme eût sans
doute consommé la division du ménage : les femmes de haut rang, dit
Columelle, considèrent comme un lourd ennui la vie
des champs et le spectacle de la culture ; elles regardent comme une honte de
passer quelques jours dans leurs terres[103] ; semblables à
cette marquise du XVIIe siècle, qui demanda à son mari de s'engager par
contrat à ne la jamais mener à la campagne[104]. Pline le Jeune
habitait volontiers ses terres ; il aimait ses jardins et ses maisons de
plaisance ; mais il haïssait la compagnie de ses fermiers. Leurs affaires et
leurs plaintes l'ennuyaient, dit-il, et ne faisaient
qu'augmenter son goût pour la ville. Ne croirait-on pas entendre
madame de Rambouillet : Les esprits doux et amateurs
de belles-lettres trouvent rarement leur compte à la campagne ?[105] Hélas ! les
aristocraties trouvent rarement leur compte à
la ville : le goût pour la ville est à la
fois un des symptômes et une des causes de leur décadence. Vivant à la
campagne, l'aristocratie s'attache au sol et y plonge, en quelque sorte, ses
racines ; vivant à la ville, elle s'y corrompt par le luxe, s'y appauvrit,
s'y abaisse, perd toute foi en elle-même et toute influence au dehors.
L'aristocratie romaine, composée, sous l'empire, d'enrichis sans naissance et
sans traditions, de parvenus de bas étage et de patriciens dégénérés, ne
vivait plus que pour la ville et la cour, et ne comprenait plus la campagne.
Quand on ne comprend plus la campagne, on la méprise. A une époque moralement
bien supérieure à l'empire romain, mais où cette inintelligence et ce mépris,
prélude de terribles catastrophes, étaient portés au comble, une grande dame
de la cour de Louis XIV vendit un jour, dit Saint-Simon, pour acheter un
miroir de grand prix, une méchante terre qui ne lui
rapportait que du blé[106]. A la fin de la
république romaine, une marmite en métal de Corinthe se payait, dit Cicéron,
aussi cher qu'une ferme[107]. Sous Domitien,
de riches débauchés aliénaient leurs terres pour acheter des chars d'or au de
beaux esclaves, de ces esclaves de plaisir dont chacun avait, selon Martial,
la valeur d'un domaine entier[108]. Ainsi délaissée, l'agriculture était tombée en pleine décadence. Cette Italie, si fertile quand plusieurs milliers de petits propriétaires, se succédant de père en fils dans leur exploitation[109], la cultivaient avec amour, se sentit frappée de stérilité depuis que ses campagnes se trouvaient à la fois possédées et méprisées par un petit nombre de riches. Les causes de cette décadence sont multiples. Longtemps avant la fin de la république, les conquêtes extérieures de Rome, si favorables je l'ai montré plus haut, à la formation des latifundia, avaient d'une autre manière encore été nuisibles à l'agriculture. On a dit bien souvent que l'univers était devenu tributaire de Rome : cela est vrai à la lettre. Un grand nombre des tributs imposés par Rome victorieuse aux provinces conquises lui étaient payés en nature. Il en était ainsi pour le blé. Les terres de Sicile, de Sardaigne, d'Égypte, d'Afrique, devenues légalement, par la conquête, le domaine du peuple romain, avaient été laissées à leurs possesseurs sous la condition d'un certain tribut, decumœ, pris à ferme par les publicani si souvent nommés et vantés par Cicéron[110]. Sous le règne d'Auguste, la ville de Rome consommait 60 millions de modii (environ 810 millions de livres) de blé par an ; sur ce chiffre, 42 millions de modii étaient distribués gratuitement à 200.000 frumentarii, le reste vendu par l'État au-dessous du cours[111]. L'historien juif Josèphe affirme que le blé fourni par la province d'Afrique suffisait à la nourriture de Rome pour huit mois, celui de l'Égypte pour quatre[112]. Ces calculs sont probablement exagérés ; mais il parait certain qu'en ajoutant au blé d'Afrique et d'Égypte celui de la Sicile, de la Sardaigne et des autres provinces tributaires, le blé fourni chaque année à la ville de Rome excédait notablement sa consommation. Les empereurs prévoyants conservaient le surplus dans les greniers publics : en mourant Septime Sévère laissa disponible le contingent frumentaire de sept années. La ville de Rome était donc alimentée par le monde entier : les provinces travaillaient pour elle, et leurs cultivateurs étaient devenus, selon l'expression de Cicéron, les laboureurs du peuple romain[113]. On conçoit quel trouble ce système porta dans l'agriculture italienne. A mesure qu'il fut développé, la décadence de celle-ci, déjà commencée par tant de causes, se précipita. Les agriculteurs italiens, voyant l'immense marché de Rome leur échapper ; abandonnèrent de plus en plus la culture des céréales, et les paysans de l'Italie se sentirent chaque jour davantage attirés vers la grande ville dont le nom les fascinait[114], et où la vie à bon marché, souvent même gratuite, était offerte à la plèbe. Le moment vint où, même Rome mise à part, l'Italie ne suffit plus à se nourrir elle-même et dut manger aussi le blé de l'étranger. Du temps de Cicéron, l'ager publicus de la Campanie, loué à des particuliers, était encore le grenier des légions et la ressource de l'annone[115] ; quand les tributs des provinces étrangères venaient à manquer, Rome, jusqu'à ce qu'il eût été divisé par César, trouva dans ce fertile territoire une ressource qui ne faisait jamais défaut[116]. Mais d'autres parties de l'Italie, où la nécessité de payer la dîme ne maintenait pas la culture, avaient cessé de se suffire à elles-mêmes : les laboureurs siciliens, dit Cicéron, travaillent pour nourrir le peuple de Rome et toute l'Italie[117]. L'Italie, écrit Tibère, a besoin du secours étranger, la vie du peuple romain est chaque jour à la merci des flots et des tempêtes, et, sans les provinces, sans le travail de leurs cultivateurs et de leurs esclaves, nous mourrions de faim au milieu de nos bosquets et de nos maisons de plaisance[118]. Auguste avait interdit aux sénateurs et aux chevaliers romains de haut rang le séjour de l'Égypte sans autorisation de l'empereur ; il craignait, dit Tacite, qu'en se rendant maître des sorts de cette province un ambitieux n'affamât l'Italie[119]. C'est ce que fit Vespasien en 70 ; en fermant l'Égypte et l'Afrique à l'exportation des grains, il se préparait à prendre Rome par la famine[120]. Bien loin était le temps, si vanté par Pline, où l'Italie n'avait besoin pour vivre du secours d'aucune province[121]. L'extension du travail servile fut une des causes de cette stérilité croissante de l'Italie. Il produit ses effets naturels, d'autant plus désastreux qu'il se sentait plus abandonné à lui-même, loin de la surveillance des maîtres, sous la direction d'intendants affranchis ou esclaves. Un agronome du Ier siècle décrit ainsi une exploitation livrée au travail servile : Les esclaves, Columelle, traitent la terre comme des bourreaux[122].... Le sol est par eux tourmenté et fatigué : ils labourent mal, comptent au maître plus de semences qu'ils n'en emploient, ne prennent point de soin des terres ensemencées, et diminuent chaque jour par leur fraude ou par leur négligence le grain que l'on a transporté dans l'aire pour le battre. Ils le volent ou le laissent voler. Quand le blé a été serré dans les greniers, ils ne l'inscrivent point avec fidélité sur leurs comptes. Ainsi, et par la faute de l'intendant et par celle des esclaves, tin domaine perd souvent toute sa valeur[123]. Là où la culture était divisée et où les mœurs antiques
n'avaient pas encore péri, l'œil du maître, source
de fertilité[124], dit Pline,
corrigeait dans une certaine mesure ces vices de l'esclavage. Ainsi, en
Sicile, les agri decutnani, qui
contribuaient pour une si large part à la nourriture du peuple romain,
formaient des cultures très-divisées : dans le territoire de Léontium il y
avait avant l'arrivée de Verrés 83 cultivateurs, dans celui de Mitycène 488,
dans celui d'Herbitène 257, dans celui d'Argyrinum 250, dirigeant eux-mêmes
les travaux de leurs nombreux esclaves[125]. De même, en
Italie, cet affranchi, dont parle Pline, qui cultivait avec tant de succès
son petit champ que ses voisins l'accusaient de magie, pouvait dire à ses
juges :Voyez mes esclaves robustes, bien soignés,
bien vêtus, mes faux bien aiguisées, mes lourds hoyaux, mes pesantes
charrues, mes bœufs bien engraissés ; ajoutez ce que vous ne pouvez voir, mes
fatigues, mes veilles, mes sueurs ; voilà mes maléfices[126]. Les secrets de
cette magie-là, à la fin de la république et au commencement de l'empire,
étaient déjà en beaucoup de lieux entièrement perdus. L'absentéisme, s'il est
permis d'employer une expression moderne, tuait la culture. La propriété
foncière devenait de moins en moins cette forte et douce relation de l'homme
avec la terre, qui crée de l'un à l'autre des rapports presque personnels. Ce
n'était plus qu'un placement de capitaux. On habitait Rome, et l'on possédait
des fermes et des pâturages en Sicile, en Asie, en Afrique, en Espagne[127]. Plusieurs
propriétaires s'associaient quelquefois pour exploiter un domaine situé hors
de l'Italie[128].
L'œil du maître n'était plus là ; tous les vices de la culture exercée par
les esclaves pouvaient se déployer sans obstacle. Ceux,
dit Columelle, qui achètent des terres dans des
contrées lointaines ou au delà des mers semblent vraiment céder de leur
vivant leur patrimoine à leurs esclaves. Ceux-ci, connaissant la distance qui
les sépare de leurs maîtres, se corrompent : ils commettent tous les excès,
et songent plus à piller qu'à cultiver[129]. Ces inconvénients du travail esclave se faisaient, par la force des choses, sentir chaque jour davantage. A mesure que, devant l'émigration des journaliers libres, l'importation des esclaves dans les campagnes avait augmenté, le bénéfice net de la culture était allé en diminuant. Dans tout domaine cultivé par une population servile vivant et entretenue sur le fonds, il faut, en effet, déduire de ce bénéfice le prix de la nourriture des esclaves dans les saisons de l'année où le travail des champs est impossible, où les soins intérieurs ne suffisent pas à les occuper, et où, par conséquent, ils consomment sans produire. Il était facile de prévoir qu'un jour viendrait où les propriétaires seraient conduits. Il rechercher le mode d'exploitation de leurs terres qui demanderait le moins grand nombre d'esclaves. Une autre cause encore devait les y pousser. A partir du IIIe siècle, le nombre total de la population servile commença à diminuer. Le luxe, cependant, ne diminua point, il s'accrut plutôt : l'immense quantité des esclaves consacrés au service domestique resta donc la même, et il fut nécessaire de réduire, pour en assurer le recrutement, le nombre des esclaves ruraux. Ces raisons particulières, jointes aux causes plus générales qui ont déjà été exposées, aident à comprendre la modification qui s'opéra peu à peu dans l'agriculture italienne et dans celle de plusieurs provinces. Partout où les maîtres cessèrent de diriger eux-mêmes la culture de leurs champs, où ceux-ci se déprécièrent par l'effet du travail mal dirigé et insuffisamment rémunérateur des esclaves, et où la demande des céréales diminua, les propriétaires furent amenés à changer la destination des terres. L'agriculture italienne se divisait originairement en trois branches : la culture des céréales, l'élève de la vigne et de l'olivier[130], les pâturages. Peu à peu la première disparut, et la troisième profita presque seule du vide qu'elle laissait. Sous l'empire, la plupart des terres qui avaient été jusque-là cultivées en blé se transformèrent successivement en pâturages. L'herbe finit par envahir des fermes entières. Dans un éloquent retour sur les origines romaines, Varron, contemporain de la fin de la république, s'exprime ainsi : Les pâtres qui ont fondé Rome ont voulu que leurs descendants fussent des laboureurs : au mépris de leur volonté, l'avarice de leurs petits-fils a laissé les champs cultivés retourner en pâturages[131]. Tel fut le sort de l'Italie et, plus ou moins, par l'effet des mêmes causes, celui des provinces où la nécessité de payer les tributs en nature ne maintenait plus la culture dans son état primitif. Là où jadis la charrue avait passé, le pâtre indolent
poussait devant lui son troupeau. On voyait, à certaines époques de l'année,
les diverses parties de l'Italie parcourues par des bandes de bœufs, de
cavales, de moutons, que conduisaient des bergers à cheval accompagnés de
leurs compagnes d'esclavage[132] : car, malgré
une loi de César qui, dans une pensée analogue à celle de Licinius Stolo,
avait ordonné aux possesseurs des pâturages d'avoir parmi leurs bergers au moins
un tiers d'hommes libres[133], la plupart des
pasteurs étaient esclaves. Ils allaient d'un côté à l'autre des montagnes
chercher, suivant les saisons, les œstivi
ou les hiberni saltus, les stations
d'été ou d'hiver[134]. Dans les
vastes domaines, les troupeaux et les bergers ne rentraient pas chaque jour
au centre de l'exploitation ; mais ils parcouraient sans cesse les landes
désertes, et passaient leur vie sur les chemins[135]. Souvent
plusieurs bergers étaient placés ensemble sous la conduite d'un chef, magister pecoris : le jour ils se réunissaient,
et la nuit chacun veillait séparément sur son troupeau[136]. Séjournant
continuellement, avec leurs femmes et leurs enfants, dans
les bois et sur les montagnes[137], ces bergers
semblaient retournés à l'état sauvage. Dès la fin de la république, on avait
peur d'eux : Cicéron les appelle des esclaves
rustiques et barbares[138]. Les complices
de Catilina comptaient sur le soulèvement des pasteurs de l'Apulie[139]. Tacite parle
de la férocité de ces hommes des montagnes[140]. Les brigands,
qui étaient souvent des esclaves fugitifs, trouvaient facilement un asile et
même des complices parmi les bergers. Leur coopération ouverte ou cachée
contribua sans doute à rendre peu sûres, au IIe et au IIIe siècle, les
campagnes de l'Italie. Dès le temps d'Antonin le Pieux, des troupeaux entiers
étaient quelquefois dérobés aux cultivateurs[141]. Les
compilateurs du Digeste ont recueilli sur ce sujet un grand nombre de textes
des jurisconsultes de l'époque classique : ils nous montrent les campagnes
désolées par de continuelles incursions à main armée, les propriétaires et les
colons chassés violemment de leurs domaines par d'autres qui s'y établissent
à leur place, les brigands menaçant non-seulement la vie des hommes et la
propriété mobilière, mais les immeubles eux-mêmes. Plus d'un esclave de la
campagne était affilié à ces redoutables malfaiteurs. Gaius déclare non
responsable envers le maître l'homme qui, attaqué par un esclave de celui-ci
devenu brigand, l'a tué en se défendant[142]. A la fin du IVe
siècle, l'Italie était infestée de brigands qui, grâce à la vitesse de leurs
chevaux, échappaient à toute poursuite : en 364, Valentinien et Valens
interdisent l'usage des chevaux dans le Picenum, la Flaminia, l'Apulie, la
Calabre, le Bruttium, la Lucanie et le Samnium : un petit nombre de dignités
et de professions échappe à cette prohibition. Une constitution de la même
année l'étend aux bergers des domaines impériaux de la Campanie. En 399, une
nouvelle loi d'Honorius interdit aux bergers l'usage des chevaux dans la
Valéria et le Picenum[143]. La raison de
cette prohibition est indiquée dans une des lois de 364 : afin d'affaiblir la puissance des brigands[144]. En 409,
l'assimilation des bergers et des brigands est complète : Honorius défend de
donner des enfants à élever à ceux-là : en le
faisant, on confesse, dit-il, qu'on est affilié
à une société de brigands[145]. A peu près à
cette époque, Symmaque, malade, et à qui l'on ordonnait l'air de la campagne,
renonce à s'éloigner de Rome, tant les routes sont peu sûres[146]. Les brigands, aujourd'hui encore le fléau de l'Italie centrale et méridionale, ont donc eu pour ancêtres les pâtres esclaves, successeurs eux-mêmes des laboureurs esclaves, qui, s'étendant avec la grande propriété, avaient chassé du sol italien l'antique race des cultivateurs libres. Sous l'empire, bien des parties de l'Italie durent offrir l'aspect superbe et désolé que présente aujourd'hui la campagne romaine. Il en était de même hors de l'Italie. On voit, disait déjà Sénèque, des provinces, des royaumes entiers broutés par d'innombrables troupeaux[147]. Les excès de la civilisation amenaient le retour à la barbarie. Au IIe et au IIIe siècle, quelques sages empereurs essayèrent de remédier au triste état où les campagnes italiennes se trouvaient réduites ; ils cherchèrent les moyens de reconstituer la propriété, de restaurer la classe détruite des paysans libres. Le bas prix des terres, partout dépréciées, paraissait devoir rendre cette entreprise facile. Dès le temps de Trajan, la propriété foncière avait perdu les deux cinquièmes de ce qu'elle valait auparavant. Pline parle d'une terre qu'il désire acheter, et qui, il n'y a pas longtemps, était estimée 5 millions de sesterces ;on lui en demande aujourd'hui 3 millions[148]. Nerva voulut mettre à profit cette dépréciation. Il acquit à bas prix des terres qu'il distribua aux indigents. Ceux-ci, démoralisés par la vie oisive de Rome, ne purent se plier à la rude existence du cultivateur. Alexandre Sévère offrit de prêter sans intérêts à ceux qui voudraient acheter des fonds ruraux, une somme d'argent remboursable sur le produit des biens acquis : cette tentative demeura sans succès. Pertinax revint au système essayé par Nerva ; il offrit gratuitement, en Italie et dans les provinces, des terres à ceux qui s'engageraient à les faire valoir : ce fut encore en vain. Il y avait longtemps que la plèbe romaine ne consentait plus à faire un pas loin du cirque et du forum. Salluste montre, à la fin de la république, la jeunesse des campagnes éprise de la vie de Rome et préférant l'oisiveté qui y régnait au labeur ingrat des champs[149]. Cicéron ne craignait pas de faire appel à ces bas sentiments de la populace : Gardez, ô Romains, cette vie agréable, la liberté, le droit de suffrage, la dignité, le séjour à la ville, le forum, les jeux, les fêtes, toutes vos jouissances ; il vaut mieux demeurer dans cette lumière de la république que d'aller cultiver des terres sèches et empestées, et de vous laisser jeter hors de Rome comme une ordure dont on se débarrasse[150]. Lui-même, cependant, quand ses passions politiques n'étaient pas en jeu, reconnaissait qu'il était temps de vider cette sentine de Rome et de rendre des habitants à l'Italie déserte[151]. Mais le mal était trop profond ; il ne pouvait être guéri. Aujourd'hui, dit Varron, la plupart des chefs de famille se sont glissés dans nos murs, laissant la faux et la charrue ; ils aiment mieux battre des mains au cirque et au théâtre que de travailler dans leurs champs et leurs vignobles ; il nous faut faire venir notre blé d'Afrique et de Sardaigne, et envoyer des navires chercher la vendange de Cos et de Chio[152]. Un demi-siècle plus tard, Columelle répète, dans les mêmes termes, la plainte de Varron[153]. J'avais résolu, écrivait un jour Auguste, d'abolir à jamais les distributions gratuites de blé faites au peuple de Rome ; elles sont cause que la culture des champs est abandonnée ; mais j'ai renoncé à ce dessein, sachant bien qu'elles seraient un jour rétablies par quelque ambitieux[154]. On touchait à ce moment de décadence où un peuple n'a plus la force de supporter ni ses vices ni leurs remèdes[155]. Aucun moyen empirique n'était capable de réveiller le sol épuisé de l'Italie et de ranimer l'agriculture dans les provinces où les excès de la civilisation romaine avaient produit les mêmes effets. Des mesures absurdes, comme celle de Domitien ordonnant d'arracher les vignes dans toutes les provinces et de semer du blé à la place, montrent que dès la fin du Ier siècle la production des céréales diminuait partout[156]. La population décroissait avec elle. Plutarque affirme que de son temps la Grèce entière n'aurait pu lever 3.000 soldats, ce qui était le contingent de la seule ville de Mégare à la bataille de Platée[157]. Dans la seconde moitié du IIIe siècle, Aurélien tente d'arrêter la désertion des campagnes en rendant les décurions responsables de l'impôt des terres délaissées, que l'on offrait au premier occupant, et qui ne pouvaient trouver de maîtres[158]. La Gaule avait appris de Rome l'agriculture. Avant la conquête romaine, les Gaulois, dit Cicéron, étaient plus habiles à ravager les champs de leurs voisins qu'à cultiver les leurs[159]. Au commencement de l'empire, à une époque où l'Italie n'était plus capable de lever des soldats, la Gaule était fière de sa population florissante[160], qui pratiquait les arts de la paix et ne s'était point encore amollie. Moins de trois siècles plus tard, les campagnes gauloises commençaient à se dépeupler. A la fin du IIIe siècle, certains cantons comme Reims, Troyes, les plaines flamandes, étaient encore fertiles et bien cultivés, tandis que de Chalon à Autun les champs étaient couverts de broussailles, les terres demeuraient en friche, les vignes replantées par Probus[161] avaient vieilli sans être remplacées, les cultivateurs désertaient, les routes, et même ces grandes voies militaires que Rome avait construites pour ses légions, étaient mal entretenues, obstruées, parfois impraticables[162]. Constantin dut, à Autun, réduire d'un quart l'impôt foncier[163]. On voit, par une loi de 325, adressée par le même empereur au gouverneur de la première Lyonnaise, que, à cette époque, les petits propriétaires gaulois étaient souvent contraints par la misère à vendre leurs terres à des conditions désastreuses[164]. Cependant, depuis le commencement de l'empire, de nombreux efforts avaient eu lieu pour repeupler, à l'aide de colons barbares, et l'Italie et les provinces. Les peuples jeunes, vigoureux, chargés d'enfants, se prêtent seuls à coloniser : un tel résultat avait été vainement attendu, par quelques empereurs, de la populace de Rome, qui ne savait pas travailler, élevait le moins d'enfants possible, et savourait avec délices une oisiveté nourrie par l'État. On aurait pu croire que le sang barbare serait plus efficace pour infuser une vie nouvelle aux campagnes appauvries. Auguste établit en Gaule, sur les bords du Rhin, des Ubiens et des Sicambres. Marc Aurèle transporte des Marcomans en Italie, des Quades en Dacie. Aurélien peuple de barbares les champs de la Toscane. Probus fait venir en Trace cent mille Bastarnes. Dioclétien fixe sur les bords du Danube des Bastarnes, des Carpiens et des Sarmates. Maximien et Constance Chlore installent des Germains sur les bords du Rhin et dans les parties désertes de la Gaule. Constantin répand trois cent mille Sarmates en Thrace, en Macédoine, en Italie. Valentinien remplit d'Allemands les fertiles pagi des bords du Pô, de Goths les territoires de Parme et de Modène[165]. On emprunte aux barbares non-seulement des hommes, mais des troupeaux pour les pâturages et des bœufs pour la culture[166]. Les barbares deviennent ce qu'étaient les provinciaux indigènes du temps de Cicéron, les laboureurs du peuple romain. La misère grandit cependant : malgré les lois qui, à la fin du IIIe siècle, attachent les colons au sol[167], l'étendue des terres abandonnées ne cesse de s'accroître[168]. En Campanie, dit Honorius en 395, il y a, suivant les rapports de nos inspecteurs et les anciens cadastres, 528.042 jugera de terre désertes et incultes : nous faisons remise de l'impôt, et ordonnons de brûler les rôles désormais inutiles[169]. De 401 à 422, neuf lois successives accordent des remises d'impôts à l'Italie et à l'Afrique[170]. Le sol et la race s'appauvrissent partout. L'aspect même des lieux change peu à peu : les champs autrefois cultivés deviennent des landes, puis des bois[171]. Dans les Gaules, dans l'Italie même commencent à naître ces grandes forêts qui ne seront défrichées qu'au bout de cinq ou six siècles par les fils de saint Benoît[172]. |
[1] Appien, De Bello civ., I, 7.
[2] Salluste, Jugurtha, 41.
[3] Virgile, Bucoliques, I, 65-73.
[4] Cicéron, In Catil., II, 9.
[5] Cicéron, De lege agraria, I,
5 ; II, 26 ; III, 2 ; Pro comœdo, 12.
[6] Cicéron, De lege agraria, II, 28.
[7] Salluste, Catilina, 28.
[8] Cicéron, In Catilinam, II, 9
; Salluste, Catilina, 28.
[9] Cicéron, De lege agraria, III, 4.
[10] Cicéron, De lege agraria, III, 4.
[11] Cicéron, De lege agraria, III, 2.
[12] Cicéron, Pro Roscio Amerino, 43.
[13] Cicéron, Pro Roscio Amerino,
43.
[14] Cicéron, De lege agroria, II, 26.
[15] Pline, Hist. nat., XVIII, 7.
[16] Isaïe, V, 8.
[17] Horace, II Carm., XVII, 23-28.
[18] Quintilien, Declam., XIII, 2.
[19] Quintilien, Decl., XIII, 12.
[20] Quintilien, Decl., XIII, 12.
[21] Quintilien, Decl., XIII, 11. Cf. Pline, Hist. nat., XVIII, 4.
[22] E. Laboulaye, Histoire du droit de propriété foncière en Occident, livre VI, ch. VIII.
[23] Tacite, Ann., III, 53.
[24] Sénèque, Ép. 80.
[25] Pline, Hist. nat., XVII, 7. Il s'agit probablement ici de la seule Zeugitane, quæ proprie vocetur Africa, dit Pline, V, 3.
[26] De Rossi, Bull. di archeologia cristiana, 1873, p. 87.
[27] Bull. dell' Inst. di
corresp. archeol., 1865, p. 84.
[28] De Rossi, Bull. di archeologia cristiana, 1873, p. 88.
[29] De Rossi, Bull. di archeologia cristiana, 1873, p. 116.
[30] Varron, De Re rust., I, 17 ; Columelle, De Re rust., I, 7.
[31] Varron, De Re rust., I, 13.
[32] On admet généralement que l'intérêt habituel, à cette époque, était de 12 pour 100.
[33] E. Desjardins, article Alimentarii, dans le Dict. des antiq. grecques et rom. de Daremberg et Saglio, p. 183, 184. Cf., du même, De tabulariis alimentariis, Paris, 1854 ; Le règne de Trajan d'après les inscriptions, dans la Revue des deux mondes, 1er décembre 1874. Voir encore Wallon, Hist. de l'esclav. dans l'ant., t. III, p. 490 ; de Champagny, Les Antonins, t. I, p. 243 ; t. III, p. 283.
[34] Orelli, 89, 784, 3303, 3364, 3366.
[35]
Voir l'index d'Henzen, p. 160. Les inscriptions ne mentionnent pas l'existence,
à Rome, de fonctionnaires analogues aux quæstores
alimentorum des municipes. Il est probable que l'assistance des
enfants était liée à Rome aux distributions régulières de blé faites au peuple
(Pline, Paneg., 26), et que les mêmes fonction-haires présidaient aux
secours donnés aux frumentarii et à ceux
auxquels avaient droit les pueri alimentarii
: les listes, cependant, devaient être différentes. Dans le municipes, où le
peuple ne recevait pas de distributions régulières de blé, il avait fallu au
contraire constituer pour l'assistance des enfants des fonctionnaires spéciaux.
Voir Henzen, Ann. dell
Inst. di corr. arch., 1844, p. 24 ; Bull. dell Inst., etc., 1872, p.
280.
[36] Marcien, au Dig., XXXV, II, 89.
[37] QVA ÆTERNITATI ITALIÆ SVÆ PROSPEXIT, dit une inscription célébrant l'institution alimentaire de Trajan. Orelli, 784.
[38] Arnobe, Adv. gentes, II, 40.
[39] Code Théod., IX, I, 1.
[40] Code Théod., XI, III, 1. Cf. Salvien, De gub. Dei., V, 8.
[41] S. Ambroise, Hexameron, V, 9.
[42] S. Grégoire de Nazianze, Oratio XVI, In patrem tacentem, 18, 19.
[43] S. Ambroise, Hexam., V, 9.
[44] S. Ambroise, De Nabuthe Jezraelita, 1.
[45] S. Ambroise, De Nabuthe Jezraelita, 12.
[46] S. Ambroise, De Nabuthe Jezraelita, 1.
[47] Sénèque, De Benef., VII, 10.
[48] Alfénus, Ulpien, au Dig., XV, III, 16 ; XXXIII, VII, 12, § 3.
[49] Ulpien, Paul, au Dig., XXI, I, 33 ; XXXIII, VII, 8, 18, § 11, 20, 22, 27. Cf. Code Just., VIII, XVII, 7 ; X, X, 2.
[50] Varron, De Re rust., I, 17. Cf. Columelle, De Re rust., I, 8.
[51] Varron, l. c.
[52] Cicéron, Pro Plancio, 45.
[53] Quantum servile patitur ingenium. Columelle, De Re rust., I, 8.
[54] Quintilien, Declam., XIII, 13.
[55] Columelle, De Re rust., I, 9.
[56] Caton, De Re rust.
[57] Varron, De Re rust., I, 17.
[58] Columelle, De Re rust., I, 9 ; Ulpien, Pomponius, au Dig., XXXIII, VII, 8, 12, 1 4, 15, § 2.
[59] Varron, De Re rust., III, 7 ; Columelle, De Re rust., IX, 1, 5, 12.
[60] Columelle, I, 9.
[61] Caton, De Re rust., 56, 57 ; Columelle, I, 6, 7, 8, 9 ; XI, 1.
[62] Pétrone, Satyricon, 58.
[63] Caton, De Re rust., 10.
[64] Varron, De Re rust., I, 2.
[65] Varron, De Re rust., I, 16.
[66] Columelle, XII, 3.
[67] Ulpien, au Dig., XXXIII, VII, 12, § 5.
[68] Sur les devoirs de la villica, voir Caton, De Re rust., Columelle, XII, Præfatio et 1.
[69] Columelle, I, 7.
[70] Pline le Jeune, Ép., III, 19.
[71] Pline le Jeune, Ép., III, 19.
[72] Pline le Jeune, Ép. III, 19.
[73] Le prudent Columelle conseille de ne pas accorder de trop nombreuses remises. De Re rust., I, 7.
[74] Dans certaines contrées de l'Italie, le colon partiaire avait, au moins du temps de Caton l'Ancien, droit à 1/8 du produit dans un bon soi, à 1/7 dans un sol ordinaire, à 1/6 dans un sol médiocre. Dans certains terrains exceptionnels, il n'avait droit qu'a Caton, De Re rust., 130.
[75] Pline, Ép., IX, 37.
[76] Caton, De Re rust., 4.
[77] Caton, De Re rust., 13.
[78] Caton, De Re rust., 21.
[79] Varron, De Re rust., I, 16.
[80] Varron, De Re rust., I, 17.
[81] Suétone, Vespasianus, 1.
[82] Varon, De Re rust., I, 17.
[83] Cicéron, Pro Cluentio, 7. Callistrate, Julien, au Dig., IV, VI, 9, 11, 23, XXXII, III, 20. Cf. au Dig., tout le titre XXIX du livre XLIII, De homine libero exhibendo, et le titre XV du livre XLVIII, De lege Fabia ; au Code Théodosien, le titre XVIII du livre IX, Ad legem Fabiam ; au Code Justinien, le titre XX du livre IX, De plagiariis.
[84] Suétone, Aug., 32.
[85] Suétone, Tiberius, 8.
[86] Spartien, Adrianus, 17.
[87] Code Théod., VII, XIII, 8 ; Salvien, De Gub. Dei, V, 8.
[88] Pline, Hist. nat., XVIII, 7.
[89] Ulpien, au Dig., XXVIII, V, 35, § 3.
[90] Columelle, III, 2.
[91] Columelle, III, 2.
[92] Columelle, I, Præfatio.
[93] Columelle, I, 8.
[94] Horace, I Ép., XIV, 15-26.
[95] Pline, Hist. nat., XVIII, 4.
[96] Cicéron, Pro Roscio Amerino,
7, 15, 16, 17.
[97] Cicéron, Pro Roscio Amerino,
16.
[98] Salluste, Catilina, 4.
[99] Columelle, I, Præf.
[100] Pline, Hist. nat., XVII, 7.
[101] Columelle I, Præf.
[102] Cicéron, Ad Atticum, I, 6.
[103] Columelle, XII, Præf.
[104] La marquise de Courcelles. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. I, p. 57.
[105] Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. I, p. 368.
[106] La comtesse de Fiesque, Mémoires du duc de Saint-Simon, t. II, p. 37, éd. Chéruel.
[107] Cicéron, Pro Roscio Amerino, 46.
[108] Martial, II, 62 ; XII, 16, 33.
[109] Cicéron, De lege agraria, II, 31.
[110] Voir l'Excursus de vectigalibus reipublicæ, dans le Cicéron de Lemaire, t. I des Orationes, p. 541-570.
[111] G. Humbert, article Annona, dans le Dict. des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio, p. 276, 277.
[112] Josèphe, De Bello Jud., II, 16.
[113] Cicéron, II Verr., III, 43.
[114] Virgile, Bucoliques, I, 20-26.
[115] Cicéron, De lege agraria, II, 29.
[116] Cicéron, De lege agraria, II, 30.
[117] II Verr., V, 38.
[118] Tacite, Ann., III, 54.
[119] Tacite, Ann., II, 59.
[120] Tacite, Hist., III, 48 ; cf. Suétone, Vespas., 7.
[121] Pline, Hist. nat., XVIII, 4.
[122] Columelle, I, Præf.
[123] Columelle, I, 7.
[124] Pline, Hist. nat., XVIII, 8.
[125] Cicéron, in Verr., III, 51 ; V, 11
[126] Pline, Hist. nat., XVIII, 8.
[127] Pline, Hist. nat., XVIII, 7 ; Sénèque, Ép. 114.
[128] Cicéron, Pro Quintio, 3.
[129] Columelle, De Re rust., I, 1.
[130] Sur la culture de la vigne et de l'olivier, les prohibitions qui la protégeaient et les bénéfices qu'elle rapportait, voir Caton, De Re rust., 6, 10, 11, 12 ; Cicéron, De Republica, III, 6 ; Varron, De Re rust., I. Columelle, III, 3 ; Pline, Hist. nat., XIV, 5.
[131] Varron, De Re rust., II, Prœmium.
[132] Varron, De Re rust., II, 10 ; Suétone, Cæsar, 42.
[133] Suétone, Cæsar, 42.
[134] Marcien, au Dig., XXXII, III, 67.
[135] Varron, De Re rust., II, 10.
[136] Varron, De Re rust., II, 10.
[137] Varron, De Re rust., II, 10.
[138] Cicéron, Pro Milone, 10.
[139] Cicéron, In Catilinam, III,
6.
[140] Tacite, Annal., IV, 27.
[141] Ulpien, au Dig., XIX, II, 9, § 4.
[142] Gaius, au Dig., IX, II, 4.
[143] Code Théod., IX, XXX, 1, 2, 5.
[144] Ut omnes latronum conatus debilitati quiescant.
[145] Code Théod., IX, XXI, 1.
[146] Symmaque, Ép., II, 22.
[147] Sénèque, De Benef., VII, 10.
[148] Pline, Ép., III, 18.
[149] Salluste, Catilina, 37.
[150] Cicéron, De lege agraria, II, 26, 28.
[151] Ad Atticum, I, 19.
[152] Varron, De Re rust., II, Prœm.
[153] Columelle, De Re rust., Præf.
[154] Suétone, Aug., 42.
[155] Tite-Live, Hist., Præf.
[156] Suétone, Domit., 7.
[157] Plutarque, De orac. defectu, 7.
[158] Code Just., XI, LVIII, 1.
[159] Cicéron, De Republica, III, 6.
[160] Tacite, Ann., III, 40.
[161] Vopiscus, Probus, 18.
[162] Eumène, Oratio Flaviensium nomine, 6. 7.
[163] Eumène, Oratio Flaviensium nomine, 9, 11, 13.
[164] Code Théod., XI, III, 1.
[165] Wallon, Hist. de l'esclavage dans l'ant., t III, p. 293 et 553 ; Fustel de Coulanges, Hist. des institutions politiques de l'ancienne France, livre III, ch. V : Des Germains établis dans l'empire comme laboureurs.
[166] Trebellius Pollio, Claudius, 9 ; Vopiscus, Probus, 15.
[167] Sur le colonat et l'état des campagnes sous les princes chrétiens, voir notre livre III, chapitre IV.
[168] Voir tout le titre LVIII du livre XI du Code Justinien, De omni agro deserto.
[169] Code Théod., XI, XXVIII, 2.
[170] Code Théod., XI, XXVIII, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 12, 13, 14.
[171] Lactance, De mort. persecut., 7.
[172] De Champagny, Les Césars du IIIe siècle, t. III, p. 311.