LE CHRISTIANISME ET L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE SEPTIÈME. — LA TRANSITION. - VALENTINIEN, VALENS, GRATIEN.

 

 

§ 1. — Valentinien.

A certains moments de la vie des peuples, l'histoire offre un singulier spectacle. Ou elle reproduit, tantôt affaiblis, tantôt exagérés, les traits de situations anciennes ou de personnages évanouis ; ou elle donne comme une lointaine ébauche de situations nouvelles et de futurs héros. 11 semble qu'il en ait été ainsi dans les règnes qui suivirent celui de Julien. Valentinien offre quelque image de Constantin ; Valens renouvelle en les aggravant les travers ou même les crimes de Constance ; Gratien annonce Théodose, et prépare le changement qui se fera, sous ce prince, dans les rapports de l'Empire avec les deux religions rivales.

Valentinien avait confessé la foi sous Julien[1] : on eût pu croire que, au moins pour l'Occident, qu'il s'était réservé dans le partage de l'Empire avec son frère Valens, une ère de réaction chrétienne allait commencer. Il n'en fut rien. Valentinien se borna à confirmer par quelques mesures de détail la liberté des cultes restaurée à la hâte par son prédécesseur. Il remit simplement les chrétiens dans la situation légale où ils étaient avant Julien.

Une réponse faite par lui, tout au commencement de son règne, à l'évêque orthodoxe d'Héraclée, qui lui demandait d'user de son pouvoir en faveur de la vraie foi, résume d'avance sa politique religieuse. Je suis laïque, dit-il[2] ; je n'ai point à examiner curieusement les dogmes. Ceci est l'affaire des prélats. Il reste le dépositaire laïque du pouvoir, même quand il légifère en faveur des chrétiens. Aucun prince ne fait moins l'évêque du dehors. Son premier soin avait été d'effacer la loi par laquelle Julien interdisait aux adorateurs du Christ l'enseignement des lettres antiques. Mais au lieu d'opposer aux déclamations de Julien contre les maîtres chrétiens des déclamations contraires, et de réfuter longuement la verbeuse ordonnance du champion du paganisme, il dit tout en deux lignes, laissant voir sa volonté d'être juste, taisant ses préférences personnelles. Quiconque est par ses mœurs et son talent digne d'enseigner la jeunesse aura le droit, soit d'ouvrir une école, soit de réunir à nouveau son auditoire dispersé[3]. C'est l'impérieuse brièveté du législateur antique : Constantin lui-même ne parlait pas de ce style quand un intérêt religieux était en jeu.

Un second acte fut dicté à Valentinien, dès le commencement de son règne, moins encore par ses sentiments de prince chrétien que par le souci de l'ordre et de la paix publique. Interdits à plusieurs reprises par Constantin et Constance, les sacrifices nocturnes avaient repris partout sous Julien. L'exercice de la magie avait même été favorisé par l'exemple de ce prince et de ses plus intimes conseillers. Deux lois furent promulguées, en 364 et 365, contre les conjurations magiques et les sacrifices nocturnes[4]. Si nécessaires qu'elles fussent, on paraît les avoir appliquées avec ménagement. L'un des chefs du parti païen à Rome, Prétextat, alors proconsul d'Achaïe, obtint que les mystères d'Éleusis, célébrés pendant la nuit, échappassent à la prohibition[5]. Des historiens ont VII une faiblesse dans cette concession de Valentinien : on y reconnaîtra plus exactement l'expression modérée de la pensée de l'empereur, décidé à couper court aux abus sans nuire à l'exercice du culte païen, dont faisaient partie des cérémonies aussi anciennes et aussi célèbres que celles d'Éleusis. Quelques années plus tard, Valentinien eut l'occasion de marquer plus clairement encore ses tendances libérales. Comme Constantin, mais avec plus de netteté dans l'expression, il déclara, en 371, que l'haruspicine régulière n'était pas comprise dans les maléfices prohibés. Je ne considère comme délictueux, dit-il[6], ni cet art, ni aucune observance religieuse établie par nos ancêtres. Les lois édictées par moi au commencement de mon règne en sont la preuve : elles accordent à chacun la liberté de suivre tel culte qu'il voudra. Je ne condamne donc pas l'haruspicine ; je défends seulement qu'on y mêle des pratiques criminelles. Il suffit de lire Ammien Marcellin pour reconnaître que, sous Valentinien, les temples étaient ouverts, les oracles librement consultés. Le culte païen était plus libre que sous Constance, et, naturellement, le culte chrétien avait recouvré la liberté que Julien lui avait ravie en détail tout en la prétendant maintenir dans l'ensemble : la balance se trouvait ainsi rétablie entre l'un et l'autre, comme au temps de Constantin. Mais, différent en ceci de Constantin, Valentinien s'abstenait de laisser paraître, soit dans ses discours, soit dans ses lois, la trace de ses croyances intimes, de ses affections ou de ses répugnances en matière de religion.

Parmi les mesures prises par Julien en haine du christianisme, il en est une qui excitait particulièrement les plaintes. Sous le règne de Constantin, mais surtout sous celui de Constance, les biens de nombreux temples avaient été confisqués, et donnés soit à des églises, soit même à des particuliers. Il y avait eu là, plus d'une fois, des abus de la force, difficiles à justifier en droit : plus souvent sans doute le prince n'avait fait qu'employer à un usage meilleur l'emplacement d'un temple abandonné, où le culte ne se célébrait plus, et les immeubles qui en formaient l'apanage désormais sans objet. Restaurant partout le paganisme, même contre le vœu des populations, rouvrant tous les temples, rétablissant les sacrifices non seulement là où la crainte les avait interrompus, mais encore là où ils étaient tombés en désuétude, Julien avait eu pour premier soin d'annuler- ces donations de ses prédécesseurs, et de rendre aux sanctuaires païens les biens dont ils avaient été dépouillés. Quand sa mort eut fait cesser la renaissance artificielle du paganisme, il parut abusif de laisser subsister cette mesure. Dans bien des cas les temples auxquels des biens avaient été ainsi pris et rendus étaient ceux où le culte, déjà en décadence avant Julien, avait cessé de lui-même dès que la faveur impériale n'avait plus été là pour lui prêter une vie factice. Une mesure d'expropriation en sens inverse s'imposait au souverain, quand même elle n'eût pas été réclamée par les chrétiens. Il était évident que même si quelques-unes des donations de Constance avaient été abusives, la plupart de celles de Julien n'avaient plus de raison d'être. Mais l'acte attendu de Valentinien ne laissait pas de soulever des questions délicates. Fallait-il maintenir les temples encore fréquentés en possession des biens recouvrés par eux sous le règne précédent, et retirer ces biens aux seuls temples que l'indifférence des populations rendait inutiles ? fallait-il remettre les biens des temples en la possession de tous ceux indistinctement à qui Constance les avait donnés ou vendus, ou, laissant de côté les courtisans qui les tenaient de la seule faveur, restituer seulement ceux qui étaient entrés pour un temps dans le patrimoine des églises ? Valentinien ne se donna pas la peine d'ordonner une enquête qui, au moins pour ce dernier cas, n'eût pas été difficile. Par une fiction légale assez singulière, il considéra comme des biens sans maitre tous les immeubles qui, objet des libéralités en sens contraire de Constance et de Julien, avaient été tour à tour ravis ou rendus aux temples. Tous les lieux, dit-il[7], toutes les terres qui sont en ce moment attachés à des temples, mais qui avaient été précédemment vendus ou donnés par divers princes, reviendront à notre domaine privé : tel est notre bon plaisir. C'était agir à la façon du juge, dans la fable de l'Huître et les Plaideurs. On se demandera quel fut le mobile de Valentinien. Les historiens le représentent à la fois comme avide, et comme très soigneux de soulager les peuples accablés d'impôts[8]. Ce double sentiment, qui n'est point contradictoire, peut suffire à expliquer son acte. Mais on ne se trompera peut-être pas en lui prêtant une autre pensée. S'il eût rendu aux églises les dépouilles des temples que leur avait enlevées jadis Julien, il eût paru favoriser une religion aux dépens de l'autre. La crainte de sortir de cette neutralité dont il s'était fait une règle absolue fut probablement le principal motif de sa conduite.

Dans la répartition des faveurs aux chrétiens et aux païens, Valentinien paraît avoir gardé le même équilibre : s'il penche d'un côté, ce sera plutôt vers ces derniers. Sans doute, toutes les fois que l'intérêt de son pouvoir ou les susceptibilités de l'autre culte ne lui paraîtront pas en jeu, Valentinien prendra visiblement plaisir à accorder des bienfaits discrets à ses coreligionnaires. C'est ainsi qu'il interdira toute poursuite judiciaire le dimanche[9], donnera une amnistie à l'occasion de la fête de Pâques[10], dispensera les soldats chrétiens de monter la garde à la porte des temples païens[11], défendra de condamner des chrétiens à l'état de gladiateurs[12], exemptera de la profession théâtrale les comédiens ou comédiennes qui auront reçu le baptême dans une grave maladie, ou leurs filles si elles mènent une vie honorable[13]. Mais en même temps, comme Constantin l'avait fait déjà, Valentinien confirme ou augmente les privilèges des pontifes provinciaux du culte païen[14]. Dès la seconde année de son règne, il avait, par des lois sévères, renouvelé la défense aux curiales d'entrer dans les ordres sacrés à moins de faire l'abandon de leur patrimoine[15], et supprimé les exemptions accordées par Constance aux clercs qui faisaient le commerce[16]. Bientôt, s'abandonnant aux méfiances auxquelles sont sujets dans tous les temps les dépositaires du pouvoir civil, il restreignait le droit d'asile des églises[17]. Sa défiance des empiètements du clergé alla presque jusqu'à l'injure : par une loi adressée au pape Damase il interdit aux clercs de recevoir des dons ou des legs de femmes chrétiennes, à moins d'en être les légitimes héritiers[18]. Ainsi, s'écrie saint Ambroise[19], si une chrétienne lègue sa fortune aux prêtres d'un temple, son testament est bon ; si elle le laisse aux ministres de sa religion, il est mauvais !

On le voit, si Valentinien rappelle, comme nous l'avons dit, Constantin, c'est avec une sorte de crainte de lui trop ressembler. Plus chrétien dans sa conduite, malgré une sévérité excessive qui dégénéra souvent en cruauté[20], il redoute de le paraître, et s'applique avant tout à se donner l'air d'être impartial. Comme il arrive souvent, Valentinien, pour éviter toute apparence de favoriser les siens, partagea inégalement ses grâces, et en répandit de plus abondantes sur les adversaires naturels de ses vrais sentiments. On ne peut dire, cependant, que son règne ait été mauvais pour l'Église. Constantin avait plus nui à celle-ci qu'il ne l'avait servie en s'occupant trop d'elle : Valentinien, fidèle aux principes proclamés dès les premiers jours de son règne, s'abstint autant que possible de s'immiscer dans ses affaires. Ce n'est pas à moi d'être juge entre les évêques, disait-il[21]. Conséquent avec ses idées, il évita de se déclarer même contre les hérétiques. A part une loi contre les manichéens, proscrits naguère par les princes païens eux-mêmes, et une autre loi contre la réitération du baptême par les donatistes[22], on ne voit pas qu'il se soit occupé d'eux. Sectateur de la foi de Nicée, il n'inquiéta pas les ariens. Dans l'affaire d'Auxence, à Milan, il prit même parti pour un évêque affilié à leur secte[23]. Mais il cédait, dans cette circonstance, à un désir excessif de rétablir une paix apparente, et non au goût de dogmatiser. Ce fut sa seule erreur de ce genre. En général, dans ses relations avec les chrétiens d'opinion diverse comme avec les païens, il demeura fidèle à sa résolution d'être neutre. Le prudent Tillemont se demande s'il faut l'en louer et penche vers l'affirmative[24]. Plus hardis, les deux historiens ecclésiastiques du cinquième siècle, Socrate et Sozomène, l'approuvent sans réserve[25]. De son côté, Ammien Marcellin traduit en termes remarquables le jugement des païens. Ce qui fait la gloire de son règne, c'est qu'il se tint au milieu de toutes les diversités religieuses, n'inquiétant personne, n'obligeant personne à suivre tel ou tel culte. Il n'inclina pas par des lois menaçantes ses sujets vers ce que lui-même adorait. Mais il laissa les partis dans l'état même où il les avait trouvés[26]. Ceci n'est pas tout à fait exact, puisque Valentinien rétablit précisément l'équilibre des partis religieux, faussé par Julien : la vérité, c'est qu'il remit les choses à peu près au point où les avait laissées Constantin.

 

§ 2. — Valens.

Une seule fois Valentinien parut prendre nettement parti dans une question dogmatique. C'est quand il accepta de transmettre aux Églises orientales les décisions d'un concile d'Illyrie, qui venait de proclamer avec une grande énergie la foi de Nicée. En communiquant aux catholiques persécutés de l'Orient la profession de foi des évêques illyriens, il y joignit une exhortation à refuser aux exigences de César ce qui est du domaine de Dieu, c'est-à-dire à demeurer les fermes champions des doctrines orthodoxes contre les entreprises de l'arianisme aidé du pouvoir civil[27]. Mais sa mort, qui survint presque aussitôt, ne permit pas de voir jusqu'où Valentinien se serait avancé dans cette voie, et laissa pour quelques années encore le champ libre en Orient à la politique toute contraire de son frère Valens.

Valens rappelle Constance, mais par un côté seulement. Constance s'était déclaré l'ennemi des païens et des catholiques : sous son règne, les lois proscrivant l'idolâtrie avaient alterné avec les actes de persécution dirigés contre les sectateurs de la foi de Nicée. Valens ne s'attaqua pas au paganisme. Si les païens eurent à souffrir de lui en Orient, ce fut par l'effet de ses défiances politiques, éveillées contre tous ceux qu'il soupçonnait de demander à la magie le nom de son successeur : comme les arts magiques étaient professés par les païens, c'est surtout contre eux qu'à cette occasion se déployèrent ses rigueurs : plusieurs des anciens amis de Julien en furent victimes[28]. Mais on ne cite pas de loi de Valens dirigée contre l'idolâtrie. Loin de la proscrire, il lui laissa une entière liberté[29], et s'appuya même sur les partisans des anciens dieux dans sa lutte contre les chrétiens orthodoxes.

Baptisé par un évêque arien, non à la fin de sa vie, comme Constance, mais au commencement même de son règne, Valens avait, dit-on, fait le serment de convertir à l'arianisme tous ses sujets chrétiens. Son premier acte fut de chasser de leurs sièges les évêques naguère bannis par Constance et rentrés sous Julien. C'était marquer nettement l'intention de reprendre les choses au point où Constance les avait laissées. Mais Valens, élevé au trône par le hasard, n'avait de commun avec Constance que les mauvais instincts. Il n'était ni le fils d'un grand homme, ni l'héritier d'un pouvoir incontesté. De là quelque timidité mêlée à son audace. Quand il rencontre devant lui une volonté forte ou une grande renommée, il s'arrête tout à coup dans l'exécution de ses desseins. En Égypte, c'est seulement après la mort d'Athanase qu'il commencera la persécution[30]. En Cappadoce, la présence et le langage de Basile, cet homme supérieur en tout, évêque intrépide, homme du monde accompli, administrateur incomparable, qui savait à la fois se faire adorer de son peuple, résister aux magistrats et parler aux princes, le frappèrent d'admiration et de terreur, et préservèrent presque complètement la province[31]. Mais là où ne se dressait devant lui aucun obstacle de cette nature, ni la vertu, ni le respect dû aux saints lieux, ni l'intérêt de la civilisation chrétienne n'étaient capables de suspendre sa fureur sectaire. On vit, par ses ordres ou par ceux de ses ministres, recommencer les scènes les plus affreuses des anciennes persécutions : églises envahies, évêques, prêtres, diacres exilés, envoyés aux mines, exposés aux bêtes, décapités, brillés, vierges outragées ou massacrées, fidèles mis à mort, sans que les enfants eux-mêmes fussent épargnés[32]. Il serait lugubre autant que monotone de raconter les excès qui consternèrent ou ensanglantèrent tour à tour l'Égypte, la Syrie, l'Osrhoène, toutes les provinces de l'empire d'Orient. Les nuances dogmatiques elles-mêmes finirent par s'effacer dans un effort aveugle pour courber toutes les consciences devant la volonté du tyran. Que ne vous rangez-vous à la communion de l'empereur ? demande-t-on au clergé d'Édesse. Est-il donc évêque en même temps qu'empereur ? répond un des prêtres[33]. Il n'est plus question de convaincre ou de persuader, mais d'écraser les âmes sous un même niveau. L'obéissance matérielle suffirait, sans l'adhésion intérieure. L'hérésie est en train de devenir ce que fut jadis le paganisme, une religion d'État.

En certains lieux, la masse ignorante et grossière du peuple païen paraît avoir servi ce dessein. Quand il s'agira de chasser d'Alexandrie le successeur régulier d'Athanase et de le remplacer par un hérétique, non seulement le sang chrétien sera versé à flots, mais il le sera par des mains païennes. Si l'on exile des évêques ou des prêtres, c'est dans une ville de Phénicie exclusivement peuplée de païens qu'ils seront de préférence internés. Le gouverneur chargé de poursuivre les Alexandrins orthodoxes est un païen. Le magistrat commandant les soldats qui installeront l'intrus sur le siège épiscopal est le même qui brûla sous Julien une église chrétienne. Tu es cher à Sérapis, salut ! crient les idolâtres sur le passage de l'évêque arien[34]. L'opinion païenne, cependant, semble n'avoir pas été unanime à seconder Valens. Se séparant de la foule violente et fanatique des idolâtres, quelques païens distingués réprouvaient les excès commis contre les catholiques. Assez sceptiques en philosophie, attachés au paganisme comme à la tradition des ancêtres et à la religion des lettrés, mais disposés à croire que tous les cultes ont du bon et s'adressent à une même Divinité, ils avaient trop besoin eux-mêmes de la liberté de conscience pour ne pas la souhaiter à leurs adversaires. Hommes du monde pour la plupart, et habitués à vivre en bons termes avec les chrétiens, ils souffraient peut-être sincèrement de les voir persécutés. Ainsi s'explique l'intervention que tenta, dit-on, le philosophe Themistius pour obtenir que Valens cessât de persécuter les orthodoxes. Tout en demeurant un fervent adepte du paganisme, dont il s'était fait dix ans plus tôt l'avocat devant Jovien, il entretenait avec de grands personnages ecclésiastiques les relations les plus courtoises. Constance l'avait naguère comblé d'honneurs, et lui avait donné une place éminente an sénat de Constantinople. Grégoire de Nazianze était avec lui en correspondance familière[35]. Themistius se crut autorisé à élever la voix en faveur des catholiques, si tels sont vraiment le sens et la portée de son douzième discours[36]. Avec un scepticisme aimable, il fit entendre à l'empereur qu'on devait voir sans surprise des différences de doctrine entre les chrétiens, puisque chez les sectateurs de l'hellénisme la diversité des opinions était infinie. Dieu se plaît, ajoutait-il, à cette variété des pensées humaines : il aime à voir ses créatures lutter à qui honorera le mieux sa majesté, ou avouer par leurs efforts combien il est difficile de la connaître[37]. On prétend que ce faible raisonnement fit impression sur Valens, et l'amena à prononcer contre les orthodoxes des peines moins sévères[38].

 

§ 3. — Gratien.

Pendant qu'en Orient un idolâtre s'honorait en plaidant pour les chrétiens, en Occident le pouvoir impérial rompait pour la première fois ses liens officiels avec le paganisme.

Ce que n'avait osé faire le tout-puissant Constantin, ce que le prudent Valentinien n'eût pas eu même la pensée de tenter, son fils Gratien l'entreprit, avec cette audace qui est le propre de la jeunesse, mais aussi avec un esprit de suite qui montre une décision mûrement réfléchie. Quand, au lendemain de son avènement, dans les derniers jours de 375, le collège des pontifes lui offrit les insignes du suprême pontificat, il refusa de les accepter. Un tel vêtement, dit-il[39], ne convient pas à un chrétien. Ce n'était pas attenter à la liberté, ni même aux privilèges du culte païen. Les violences commises l'année suivante contre un sanctuaire de Mithra par le préfet de Rome, Gracchus, sont l'œuvre du zèle intempérant d'un nouveau converti, et ne se rattachent nullement à la politique de Gratien[40]. Celle-ci se résume dans l'annonce de la séparation prochaine du paganisme et de l'État.

Gratien fit, en 382[41], un nouveau pas dans cette voie. Il fit enlever de la salle du sénat une statue de la Victoire, devant laquelle, en entrant dans la curie, les sénateurs païens avaient coutume de brûler de l'encens et d'offrir une libation[42]. Depuis la conversion de Constantin, cette statue avait pris, dans l'opinion publique, une importance extraordinaire. Des Victoires décoraient d'autres monuments, sans que personne en fût scandalisé. Encore en 367, sous Valentinien, on voit un personnage officiel placer une statue de la Victoire Auguste sur l'un des ponts de Rome[43]. Des Victoires paraissent sur les monnaies des empereurs. Mais la statue du sénat était devenue, aux yeux des païens et des chrétiens, tout autre chose qu'une vague et inoffensive allégorie. Les deux partis y reconnaissaient le symbole du paganisme lui-même, dont elle consacrait la prépondérance officielle. Aussi voit-on de bonne heure une lutte singulière s'engager autour d'elle. Lors de son voyage à Rome, en 357, Constance la fait enlever. Après son départ, la faction païenne du sénat, plus puissante sinon par le nombre, au moins par l'influence et les richesses, la rétablit. On ne s'étonnera pas que Julien, et même Valentinien, l'aient laissée debout. Mais Gratien ne le pouvait sans cesser d'être conséquent avec lui-même. Tant que la statue de la Victoire présiderait à ses délibérations, le sénat demeurerait, même contre la vérité des faits, une assemblée officiellement païenne. L'enlèvement de cette statue faisait cesser toute équivoque. Il blessait moins la conscience des sénateurs païens que son maintien, pendant de longues années, n'avait blessé celle des sénateurs chrétiens. Gratien, en l'ordonnant, brisa pour la seconde fois le lien qui avait uni le paganisme à l'État.

Une troisième mesure, prise également en 382[44], rendit la rupture complète. Jusqu'à Gratien, même les princes qui légiféraient contre le paganisme continuaient à l'entretenir. Constance n'avait pas seulement fait acte de souverain pontife en nommant des prêtres, mais encore il avait ouvert le trésor public en faveur des temples et des cérémonies sacrées. Gratien fut plus logique : sa politique religieuse se déduit avec la rigueur d'un théorème. Puisque l'empereur refusait d'être désormais le chef de la religion païenne, et puisque le symbole de celle-ci avait disparu du sénat, il ne restait qu'à faire d'elle un culte privé, libre de vivre, mais non plus de puiser la vie aux subsides officiels. Ce fut l'œuvre d'une ou plusieurs ordonnances, dont le texte est perdu, mais dont les dispositions sont citées dans les écrits de Symmaque, de saint Ambroise, et dans une loi postérieure insérée au Code Théodosien. Elles suppriment les privilèges et exemptions des prêtres païens, partagent entre le trésor public et la caisse du préfet du prétoire les sommes annuelles jusque-là consacrées aux frais des sacrifices, affectent à l'entretien des postes impériales les appointements payés aux Vestales et à divers serviteurs des autels, rendent au fisc les terres possédées par les temples et les collèges sacerdotaux, déclarent caducs les dons ou legs d'immeubles faits aux temples ou à leurs desservants, autorisant seulement en leur faveur les libéralités mobilières[45].

Quand il avait refusé la robe pontificale, Gratien était à Trèves[46], livré probablement à ses seules inspirations. Mais les actes qui, à la fin de son règne, complétèrent cette première démonstration sont datés de Milan, où il séjournait alors, dans les rapports les plus intimes avec saint Ambroise. Celui-ci, à la fois homme d'Église et homme d'État, en fut visiblement l'inspirateur. C'est le premier évêque qui ait eu place dans les conseils d'un souverain. Constantin avait successivement donné sa confiance à Osius de Cordoue, puis à Eusèbe de Nicomédie ; Constance traînait à sa suite de nombreux évêques de cour ; mais ces princes ne leur demandaient avis que sur les affaires religieuses. Sous Gratien et ses successeurs, Ambroise aura une tout autre situation. Sans titre officiel, on le voit tantôt consulté pour la rédaction des lois, tantôt intermédiaire entre une fraction du sénat et le consistoire impérial, tantôt choisi comme ambassadeur dans les cas désespérés, tour à tour conseiller prudent, négociateur habile, dominateur des foules ou protecteur des princes. Avec son expérience d'ancien magistrat, la rigueur et la précision de son esprit, son dédain des transactions et des nuances, sa connaissance de l'aristocratie romaine, dont par la naissance et les relations il faisait partie, Ambroise vit clairement le point où les circonstances présentes permettaient d'atteindre le parti païen. L'ancienne religion ne subsistait que par l'appui de l'État. Elle ne vivait que de privilèges. Il ne restait plus en elle assez de foi pour s'accommoder du droit commun. Quelques-uns de ses adhérents, plus sincères ou plus obstinés, tenteront de se passer des faveurs officielles : tel ce patricien qu'une inscription montre ayant construit un antre mithriaque sans le concours du trésor romain, et se vantant de préférer, avec les âmes pieuses, la disgrâce à la prospérité[47]. Mais l'homme capable de partager son héritage avec les habitants du ciel, selon la belle expression du même païen, était rare parmi ses coreligionnaires. L'opposition païenne commença de se désagréger quand les membres de l'aristocratie romaine, qui en formaient le plus solide noyau, ne furent plus retenus par les immeubles et les revenus des hauts sacerdoces, jusqu'alors apanage presque héréditaire des familles patriciennes. Cessant d'être un des grands propriétaires de l'Empire, le clergé païen verra peu à peu s'éclaircir ses rangs. Il ne pourra se résigner à vivre, comme vivaient alors les prêtres chrétiens, sans traitement de l'État.

C'était la force de l'Église d'avoir besoin de la liberté seule pour exister ; c'était la faiblesse du paganisme de se sentir blessé à mort dès que sa situation de religion privilégiée était menacée. En fait, Gratien ne fit rien de plus que de la lui enlever. Il n'essaya pas de donner au christianisme une revanche complète en réalisant, en face de l'alliance brisée de l'ancien culte et de l'État, cette union intime de l'Église et de l'État vers laquelle tendront les âges suivants. Non seulement il n'y a pas sous son règne un budget du culte chrétien, mais même des lois restrictives ne sont pas encore abrogées. Sur plusieurs points, les prêtres du Christ demeurent dans une position moins favorable que les ministres des dieux : le curiale ne peut entrer dans les ordres sacrés sans faire abandon de ses biens : dans certaines circonstances les ecclésiastiques ne peuvent recevoir des legs, même mobiliers. Gratien ne songea pas à faire disparaître ces inégalités : la séparation des cultes et de l'État, tel est, en attendant mieux, le seul résultat de sa politique religieuse. Mais s'il n'améliora point la situation matérielle de l'Église, ce que le désintéressement d'Ambroise ne lui demanda jamais, il donna à celui-ci une satisfaction meilleure par de nombreuses lois, qui témoignent de ses sentiments orthodoxes : soit qu'il efface, dans les provinces orientales, toute trace de la persécution de Valens[48] ; soit qu'il oblige les donatistes à restituer aux catholiques les églises dont ils s'étaient emparés[49] ; soit qu'il réprime sur tous les points de l'Empire la propagande de l'hérésie[50] ; soit qu'il exempte des charges personnelles les divers ordres du clergé[51] ou modère l'impôt du chrysargire en faveur des clercs qui font le commerce[52] ; soit qu'il libère les filles chrétiennes de comédiens du lien héréditaire de leur profession[53]. Une loi de 383 est curieuse : elle punit les chrétiens qui se rendraient coupables d'apostasie[54]. Cette loi paraît en contradiction avec le principe ailleurs proclamé par Gratien de la liberté des cultes ; mais elle révèle en même temps l'attrait encore exercé sur les esprits faibles par les anciennes religions. Par là, elle aide à comprendre les mesures prises, l'année précédente, pour enlever aux sacerdoces idolâtriques ces avantages de lucre ou d'honneurs qui retenaient captifs les ambitieux et les cupides, et maintenaient dans une opposition intéressée une partie considérable de l'aristocratie romaine.

 

 

 



[1] SAINT AMBROISE, De obitu Valent., 55 ; Ep. 21 ; SOCRATE, IV, 2 ; SOZOMÈNE, VI, 6 ; THÉODORET, III, 16 ; RUFIN, II, 2. Cf. ZOSIME, IV, 2.

[2] SOZOMÈNE, VI, 7.

[3] Code Théodosien, XIII, III, 6.

[4] Code Théodosien, IX, XVI, 7-8.

[5] ZOSIME, IV, 3.

[6] Code Théodosien, IX, XVI, 9.

[7] Code Théodosien, X, I, 8.

[8] AMMIEN MARCELLIN, XXX, 8, 9 ; AURELIUS VICTOR, Épitomé ; ZOSIME, IV.

[9] Code Théodosien, VIII, VIII, 1.

[10] Code Théodosien, IX, XXXVIII, 3, 4.

[11] Code Théodosien, XVI, I, 4.

[12] Code Théodosien, IX, XL, 8.

[13] Code Théodosien, XV, VII, 1, 2.

[14] Code Théodosien, XII, I, 15.

[15] Code Théodosien, XII, I, 59 ; XVI, II, 17, 19.

[16] Code Théodosien, XIII, I, 5.

[17] Code Théodosien, XIV, III, 12.

[18] Code Théodosien, XVII, II, 20.

[19] SAINT AMBROISE, Ep. 18.

[20] SAINT JÉRÔME, Chron., ad ann. 366 ; SULPICE SÉVÈRE, Dialog., II, 6 ; AMMIEN MARCELLIN, XXVII, 7 ; XXIX, 3 ; XXX, 8 ; ZOSIME, IV.

[21] SAINT AMBROISE, Ep. 13.

[22] Code Théodosien, XVI, V, 3.

[23] SAINT HILAIRE DE POITIERS, In Auxentium.

[24] TILLEMONT, Hist. des Empereurs, t. V, p. 10.

[25] SOCRATE, IV, 4 ; SOZOMÈNE, VI, 6.

[26] AMMIEN MARCELLIN, XXX, 10.

[27] THÉODORET, Hist. Eccl., IV, 8-9. — SCHILLER, Gesch. des röm. Kaiserrechs, t. II, p. 361, ne me parait pas avoir raison en contestant l'authenticité de la lettre de Valentinien. Le commentaire que donne de cette lettre M. DE BROGLIE, l'Église et l'Empire romain au quatrième siècle, t. V, p. 28, me parait aussi en fausser le sens.

[28] AMMIEN MARCELLIN, XXIX, 1 ; ZOSIME, IV, 15 ; EUNAPE, Vitæ soph., Max ; PHILOSTORGE, VIII, 45.

[29] THÉODORET, Hist. Eccl., IV, 21 ; V, 20.

[30] SOCRATE, IV, 13 ; SOZOMÈNE, VI, 12 ; SAINT ÉPIPHANE, Hæres., LXVIII, 10 ; SAINT BASILE, Ep. 61.

[31] SAINT BASILE, Ep. 44, 58, 59, 68 ; SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE, In Eunom., I ; SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Orat. XLIII, 52-54 ; SOCRATE, IV, 26 ; THÉODORET, IV, 19 ; RUFIN, II, 9.

[32] SAINT BASILE, Ep. 10, 71, 73, 185, 200, 220, 264, 273, 297, 298, 385, 395, 405 ; SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Orat. XX, XXIII, XXXV, XXXII ; SAINT ÉPIPHANE, Hæres., LXVIII, 10 ; SOCRATE, IV, 14, 16, 17, 18,21, 32 ; SOZOMÈNE, VI, 13, 14, 18, 19, 20 ; THÉODORET, IV, 16, 19, 21, 22, 23, 27 ; RUFIN, II, 3, 23 ; OROSE, VII, 33.

[33] THÉODORET, IV, 15.

[34] THÉODORET, Hist. Eccl., IV, 19.

[35] Code Théodosien, VI, IV, 14 ; THEMISTIUS, Oratio IV ; SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Ep. 24, 38.

[36] Voir TILLEMONT, Hist. des Emp., t. V, p. 414 ; CHASTEL, Hist. de la destr. du paganisme en Orient, p. 161, note 1.

[37] THEMISTIUS, Oratio XII, éd. Dindorf, p. 494 et 600.

[38] SOCRATE, IV, 32 ; SOZOMÈNE, VI, 36.

[39] ZOZIME, IV, 36. — Cette anecdote, déjà contestée par GODEFROY et PACI, parait suspecte à TILLEMONT (Hist. des Empereurs, t. V, p. 138 et 705) ; M. BOISSIER (Fin du paganisme, t. II, p. 299) partage ces doutes. Je ne les crois pas fondés.

[40] SAINT JÉRÔME, Ep. 107 ; PRUDENCE, Contra Symm., I, 561-565. Cf. Bull. di arch. crist., 1870, p. 165.

[41] Dans son commentaire sur le Code Théodosien, IV, XXXV, 3, GODEFROY fait remonter cet enlèvement à l'année 376, seconde du règne de Gratien. TILLEMONT admet 382.

[42] SYMMAQUE, Ep., X, 3 ; SAINT AMBROISE, Ep. 17, 18.

[43] Bull. della comm. arch. com. di Roma, 1892, p. 72, 361.

[44] Cette mesure, rappelée par une loi d'Honorius, Code Théodosien, XVI, X, 40, est certainement de l'année 383, ainsi que l'établit DE ROSSI, Roma sotterranea, t. III, p. 693.

[45] SYMMAQUE, Ep., X, 3 ; SAINT AMBROISE, Ep. 17, 18, 37 ; Code Théodosien, XVI, X, 20.

[46] Voir GOYAU, Chronologie de l'empire romain, p. 539. — Plusieurs historiens placent ce refus en 382 ou 383, ce qui parait peu vraisemblable.

[47] Corp. inscr. lat., t. VI, 754.

[48] SOCRATE, V, 2 ; SOZOMÈNE, VII, 1.

[49] Code Théodosien, XVI, VI, 2.

[50] Code Théodosien, XVI, V, 5.

[51] Code Théodosien, XVI, II, 24.

[52] Code Théodosien, XIII, I, 44.

[53] Code Théodosien, XV, VII, 4 ; cf. 8, 9.

[54] Code Théodosien, XVI, VII, 3.