LE CHRISTIANISME ET L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LA DERNIÈRE PERSÉCUTION. - L'ÉDIT DE MILAN.

 

 

§ 1. — De l'établissement de la tétrarchie à l'abdication de Dioclétien.

La paix religieuse eût probablement été maintenue, si Dioclétien était demeuré seul empereur Ce qu'on sait de son caractère et ce qu'on tonnait de son entourage intime permet de le supposer. Mais un juste sentiment des nécessités du temps l'amena vite à se choisir des collègues.

Attentif à la leçon donnée naguère par la période dite des trente tyrans, Dioclétien comprenait qu'une division hiérarchique et régulière de l'Empire serait le seul moyen de l'empêcher de se fractionner de nouveau. En s'obstinant à lui conserver l'unité apparente, on courrait le risque de le voir plus ou moins tût se rompre en débris, soit au gré d'ambitions révolutionnaires, soit par les nécessités de la défense locale soit même en vertu de l'instinct national qui s'agitait déjà confusément an sein des divers peuples soumis à l'hégémonie de Rome. A vrai dire, dans le monde romain pressé de tous côtés par les Barbares, Rome n'était plus qu'un centre historique. L'autorité effective ne s'exercerait désormais qu'à la condition de se rapprocher des frontières et de se faire multiple comme elles. C'est ce qu'avait commencé Dioclétien dès 285, s'adjoignant Maximien Hercule en qualité de César, puis d'Auguste, et le préposant à la garde de l'Occident, tandis que lui-même se réservait l'Orient. Il acheva de réaliser en 292[1] cette pensée prévoyante, et crut perfectionner le système par l'établissement de la tétrarchie, qui divisait encore les fonctions et subordonnait, avec le titre de César, en Occident Constance Chlore à Maximien Hercule, dans l'Europe orientale Maximin Galère à Dioclétien. Sous l'autorité directe du premier des Augustes devait rester l'Asie, avec ses dépendances naturelles, l'Égypte, qui en était comme le prolongement, la Thrace, qui assurait ses communications avec l'Europe ; le second rassemblait sous son sceptre l'Italie, l'Afrique, et probablement l'Espagne. Auxiliaire de celui-ci, Constance Chlore recevait la Gaule et la Bretagne ; dans l'orbite de Dioclétien devait se mouvoir Galère, souverain des provinces danubiennes.

Galère fut l'instigateur de la reprise des hostilités contre l'Église.

On vit alors l'influence qu'un esprit grossier, mais énergique et tenace, acquiert facilement sur une nature plus distinguée, par cela même moins entière dans ses opinions. Le portrait que tracent de Galère les auteurs païens et chrétiens — Aurelius Victor aussi bien que Lactance — montre un rude soldat, un bon général, barbare d'origine et de mœurs, alliant, comme beaucoup de ses pareils, à la violence du tempérament l'astuce la plus déliée, et sachant, sans l'avoir appris, manier les hommes. Par instinct naturel comme par tradition de famille il haïssait les chrétiens. Il n'essaya pas de déterminer tout de suite Dioclétien à les persécuter. Mais il s'avança vers ce but, d'une marche calculée. Sous prétexte de raffermir la discipline militaire, il obtint de son collègue, sur lequel des victoires récentes lui donnaient de l'ascendant, l'autorisation de rétablir dans l'armée, pour tous les officiers, l'obligation de prendre part aux sacrifices. A cette mesure résistèrent beaucoup de chrétiens, qui furent cassés de leurs grades. Une épuration générale suivit. Elle atteignit jusqu'aux soldats, qui pouvaient être privés de leurs droits à la vétérance. Quelques refus plus énergiques furent punis par le supplice. Mais le sang, dit Eusèbe, coula peu, même dans les provinces soumises directement à l'autorité de Galère[2]. Il n'y eut, si l'on en croit des pièces hagiographiques, un petit nombre d'exécutions dans les États de Maximien Hercule[3]. Les pays gouvernés par Constance Chlore n'en virent probablement aucune[4]. Dioclétien, en Asie, se contenta d'exclure de l'armée et des milices palatines les officiers et les soldats qui professaient le christianisme : mais il s'abstint de toute violence[5].

Le premier pas était fait, cependant : il sera facile ensuite d'entraîner plus loin la volonté encore hésitante de l'empereur. Si Lactance est bien renseigné, Galère mit dans ce but tout en œuvre, insinuations, menaces, assemblées de fonctionnaires gagnés d'avance à ses desseins. Constantin, alors à la cour, racontera plus tard que le coup décisif fut porté par l'oracle d'Apollon à Milet, qui, en termes ambigus, mais suffisamment clairs, dénonça les chrétiens. Dioclétien, en consentant à la persécution, voulut au moins qu'elle ne fût pas sanglante. Il fit raser la cathédrale de Nicomédie, et, le 24 février 303, afficher dans cette ville un édit ordonnant : 1° la cessation des assemblées chrétiennes ; 2° la destruction des églises ; 3° la destruction des livres sacrés ; 4° l'abjuration de tous les chrétiens, sous peine, pour ceux qui occupaient un rang élevé, d'être dégradés et frappés de mort civile, pour ceux d'humble condition d'être réduits à l'esclavage, pour les esclaves de ne pouvoir jamais être affranchis[6].

Galère avait probablement attendu davantage ; mais il comptait sur quelque incident pour incliner à d'autres rigueurs la volonté de Dioclétien. Dans un mouvement d'indignation plus généreux que réfléchi, un chrétien mit en pièces l'exemplaire de l'édit affiché au forum : cet acte compromettait seulement son auteur, à qui l'on ne put trouver de complices. Bientôt le feu éclata, à deux reprises, au palais impérial. Galère l'imputa aux chrétiens ; Lactance en accuse formellement Galère[7]. Celui-ci au moins profita habilement de l'incendie pour compromettre ses ennemis. Il feignit la terreur, et s'éloigna précipitamment, tandis que Dioclétien, se croyant trahi, envoyait au supplice ses serviteurs chrétiens. Une partie de la population de Nicomédie devint suspecte. L'évêque, ses clercs, leurs familles, leurs serviteurs, périrent dans les tourments. De nombreux fidèles furent emprisonnés. Le sang coula abondamment, malgré les résolutions premières de Dioclétien. On l'amenait à châtier sans pitié comme incendiaires ceux qu'il avait d'abord voulu détourner du christianisme par un édit où la peine de mort n'était pas écrite[8].

Mais la persécution locale de Nicomédie ne fit pas loi dans les provinces : on s'en tint partout ailleurs à l'exécution stricte de l'édit. Encore fut-il exécuté en certains lieux avec peu d'empressement, tant on s'était accoutumé à la tolérance religieuse. Non seulement en Occident, où Maximien Hercule et Constance ne le connurent que par un message de Dioclétien[9], mais en Orient même, un ou deux mois s'écoulèrent quelquefois avant que les gouverneurs se décidassent à l'appliquer[10]. La destruction des églises ne se fit par partout de la même manière. Ici, on abattait réellement leurs murailles[11] ; là, on se bornait à brûler leurs portes, leurs chaires, les laissant ensuite debout comme des édifices abandonnés[12]. Mais la recherche des livres paraît avoir été presque partout activement poussée. La plupart des chrétiens mis à mort dans cette première phase de la persécution périrent pour avoir refusé de livrer les écrits ou le mobilier possédés par les Églises[13]. On peut se rendre compte de l'âpreté des poursuites exercées de ce chef, en étudiant divers épisodes de l'histoire de l'Église africaine, particulièrement le procès verbal des perquisitions faites à Cirta, document authentique qui jette le jour le plus vif sur la vie matérielle des communautés chrétiennes au commencement du quatrième siècle[14]. Ceux qui se soumirent furent flétris du nom de traditeurs : beaucoup résistèrent au péril de leur vie : quelques-uns usèrent de ruse, et parfois, avec la connivence des autorités romaines, se tirèrent d'affaire en livrant des papiers insignifiants[15]. L'édit, tel qu'il nous est parvenu, ne parle pas de la confiscation des immeubles possédés par les communautés chrétiennes : celle-ci, cependant, parait avoir été la conséquence de l'interdiction de leurs assemblées et de l'ordre donné de détruire les lieux de culte. Ainsi voit-on à Rome les propriétés ecclésiastiques mises sous la main du fisc[16]. Pour sauver de profanations possibles les tombes les plus vénérées des cimetières, on remplit alors de terre plusieurs de leurs galeries : le moyen réussit si bien, qu'après la paix de l'Église les fidèles auront beaucoup de peine à retrouver et à dégager l'emplacement des plus illustres sanctuaires des catacombes[17].

Les documents de cette époque montrent la partie de l'édit qui regardait la destruction des édifices, des livres ou des meubles liturgiques ponctuellement exécutée ; mais les articles relatifs aux personnes semblent être restés à l'état de menaces. Ceux qui demeureront chrétiens, y était-il dit, seront dégradés ou réduits à l'esclavage : aucune mesure cependant n'est encore prise pour mettre les chrétiens en demeure d'abjurer. C'est par degrés qu'on en vint aux rigueurs contre les personnes. Il fallut pour cela que les défiances politiques de Dioclétien fussent éveillées. Des tentatives de révolte, qui venaient d'éclater dans la Syrie et l'Arménie romaine, servirent de prétexte. Les chefs des Églises furent représentés à l'empereur comme étant complices des rebelles. Il promulgua alors, dans le courant de 303, un second édit, ordonnant de mettre en prison, non tous les chrétiens, mais les évêques, prêtres, diacres, lecteurs, exorcistes, puis un troisième, commandant que les membres du clergé ainsi incarcérés fussent renvoyés libres s'ils consentaient à sacrifier, ou punis de mort s'ils refusaient de le faire[18]. La persécution sanglante commença vraiment alors.

Elle semble avoir été un moment suspendue par l'amnistie que Dioclétien accorda à l'occasion du vingtième anniversaire de son avènement[19]. Mais elle fut bientôt reprise. Le récit de l'historien Eusèbe pour l'Asie, divers documents hagiographiques pour les contrées occidentales[20], permettent d'en juger le caractère. Il variait selon le tempérament des magistrats, quelquefois impitoyables, d'autres fois portés à se contenter d'un semblant d'obéissance, ou même à faire passer pour soumis des gens qui avaient refusé tout acte volontaire de culte païen[21]. Mais d'autres documents montrent la persécution, après avoir atteint les ecclésiastiques, s'étendant aux simples fidèles, bien que les nouveaux édits ne fussent pas dirigés contre ceux-ci. Il faut se souvenir que le premier édit, interdisant les assemblées, demeurait en vigueur, et que là où les chrétiens persistaient à les tenir, ils étaient punissables de ce chef. De très curieux Actes africains relatent le procès de nombreux fidèles de l'un et de l'autre sexe, poursuivis en même temps qu'un prêtre pour avoir célébré le dominicum, c'est-à-dire assisté à l'office du dimanche[22].

Un quatrième édit, rendu au commencement de 304, marque un nouveau pas en avant. Voici comment ses dispositions sont résumées par Eusèbe[23] : Au début de la seconde année, l'ardeur du combat livré contre nous s'étant accrue, des lettres impériales furent envoyées, par lesquelles il était commandé en termes généraux que tous, en tous pays, dans chaque ville, offrissent publiquement des sacrifices et des libations aux idoles. C'était, cette fois, la persécution générale. Si le premier édit de 303 paraît dans l'ensemble de ses dispositions inspiré de ceux de Valérien, le quatrième reproduit à peu près celui de Dèce. Les documents sur son exécution sont très nombreux, puisque, en dehors des récits des historiens, on a des Actes de martyrs à peu près pour toutes les provinces de l'Orient et de l'Occident[24]. Cependant la procédure elle-même est moins connue que pour le temps de Dèce : on ne voit pas aussi clairement par quel mécanisme les chrétiens furent partout mis en demeure de sacrifier. Peut-être une plus large part était-elle laissée à l'initiative des magistrats. En certains lieux, toutes les denrées alimentaires sont consacrées aux idoles avant d'être mises en vente[25] ; ailleurs, il faut, avant d'acheter ou de vendre, offrir de l'encens aux statues des dieux placées à l'entrée des marchés[26] ; la même obligation est imposée aux gens qui veulent puiser de l'eau aux fontaines publiques[27]. Le refus de se soumettre à ces pratiques dénonce beaucoup de chrétiens. Ceux que leur notoriété a mis en évidence sont directement invités à sacrifier ou à manger des viandes immolées. En Numidie furent longtemps célèbres les jours de la thurification[28], c'est-à-dire les temps où le gouverneur Florus obligeait tous les suspects de christianisme à entrer dans les temples, à offrir des sacrifices, ou au moins à brûler de l'encens devant les dieux[29]. Mais il me paraît qu'une règle uniforme n'avait pas été, comme sous Dèce, imposée pour toutes les provinces, toutes les villes, tous les villages, ce qui permit en certains lieux, et particulièrement dans les États de Constance, d'adoucir l'exécution des édits. Dans l'ensemble, cependant, la persécution fut universelle, et, selon le mot d'un Africain du quatrième siècle, fit les uns martyrs, les autres confesseurs, d'autres renégats, épargnant ceux-là seuls qui parvinrent à se cacher[30].

Un de ses caractères, attesté non seulement par les pièces hagiographiques, mais encore par le récit de témoins tels qu'Eusèbe, fut l'atrocité des peines, qui atteint parfois aux dernières limites de la cruauté[31]. Un autre fut le grand nombre des martyrs immolés ensemble : en certains lieux, dix, vingt, trente, jusqu'à soixante ou cent sont exécutés dans un seul jour[32] : il y eut même de vrais massacres, comme celui où périt la population de toute une ville de Phrygie, dont les habitants avaient embrassé le christianisme[33]. On remarque encore le refus de sépulture, opposé plus fréquemment que par le passé aux parents ou aux amis des condamnés, par la crainte avouée du courage qu'entretiendrait chez les chrétiens survivants le culte de leurs reliques[34]. Enfin, ce qui se rencontre fréquemment, et n'est du reste que la mise en pratique du premier édit de 303, c'est la perte, pour tous les chrétiens accusés, des privilèges du rang, ou même des privilèges des personnes libres. Non seulement les plus nobles sont torturés comme des gens de vile condition, ou punis de supplices infamants[35], mais encore aux fidèles qui ont à soutenir pour quelque intérêt privé un procès de droit commun est opposée l'exception résultant de leur religion : le tribunal les déclare, en conséquence, incapables de plaider au civil, sauf à retenir leur cause au criminel et à les punir comme chrétiens[36].

 

§ 2. — De l'abdication de Dioclétien à la maladie de Galère.

La persécution durait depuis deux ans, quand se produisit un grave événement politique. La tétrarchie se disloqua. Soit à la suite d'instances menaçantes de Galère, comme l'a raconté Lactance[37], soit pour tout autre motif[38], Dioclétien abdiqua à Nicomédie, et Maximien Hercule dut l'imiter à Milan. Mais le système politique, jugé nécessaire à la défense de l'Empire, fut maintenu par l'élévation des Césars au rang d'Augustes et la création de deux Césars nouveaux. Galère prit alors le gouvernement de la partie orientale de l'Empire, tant en Europe qu'en Asie ; Constance Chlore demeura souverain de tout l'Ouest, en ajoutant l'Espagne à la Bretagne et à la Gaule ; Flavius Sévère et Maximin Daïa, nommés Césars, eurent l'un l'Italie et l'Afrique, l'autre l'Égypte et la Syrie. Ces deux princes, dont le second était neveu de Galère, avaient été préférés, contre toute attente, à Maxence, fils de Maximien Hercule, et à Constantin, fils de Constance Chlore, que leur naissance semblait désigner pour le second rang dans la tétrarchie réorganisée.

L'Église ressentit presque aussitôt le contre coup de ces changements. Devenu le subordonné du tolérant Constance, dont les États avaient à peine connu la persécution[39], Flavius Sévère en suspendit les rigueurs dans les provinces qui venaient de lui être attribuées. Les contrées situées au delà de l'Illyrie, écrit Eusèbe[40], c'est-à-dire l'Italie entière, la Sicile, la Gaule et tous les pays d'Occident, l'Espagne, la Mauritanie et l'Afrique, après avoir souffert la fureur de la guerre pendant les deux premières années de la persécution, obtinrent promptement de la grâce divine le bienfait de la paix.

On put espérer pendant quelque temps que les chrétientés orientales ne seraient pas moins heureuses. En arrivant dans ses États, le César Maximin Daïa paraît avoir recommandé aux magistrats d'employer la douceur plutôt que la violence pour ramener les dissidents au culte des dieux[41]. L'Église d'Alexandrie crut à la durée de la trêve : elle promulgua d'admirables canons rédigés par son évêque Pierre et fixant le sort de ceux qui avaient plus ou moins faibli pendant la persécution[42]. Mais presque aussitôt celle-ci recommença dans la moitié de l'Empire que gouvernaient Galère et Maximin. Alors — continue Eusèbe[43]on vit le monde romain divisé en deux parties. Tous les frères vivant dans l'une jouissaient du repos. Tous ceux qui habitaient l'autre étaient obligés à des combats sans nombre. Dès les premiers mois de 306 un nouvel édit fut publié en Orient, commandant aux gouverneurs de contraindre les habitants de leurs villes à sacrifier publiquement aux dieux. Des hérauts parcoururent les rues et convoquèrent les chefs de famille dans les temples. Les tribuns des soldats firent d'après des registres l'appel nominal. Tout était bouleversé par un orage inexprimable[44]. Cette nouvelle déclaration de guerre, ajoute Eusèbe, eut Maximin pour auteur[45] ; mais elle ne se borna pas aux provinces du César, et d'autres documents montrent, à la même époque, un édit semblable publié dans les États de Galère[46]. Il est de toute évidence que cette reprise de la persécution avait été concertée entre les deux collègues.

Sa violence fut extrême : on cite des raffinements de cruauté inouïs jusque-là[47]. Mais un trait particulier se remarque. Les magistrats que laissent entrevoir les récits contemporains ne persécutent plus seulement par raison d'État ou par fanatisme. Leur niveau moral a baissé avec celui des empereurs. Choisis par le grossier Galère ou par le licencieux Maximin, ils apparaissent souvent comme des parvenus de bas étage. On les voit profiter de leurs fonctions pour servir leur cupidité ou même assouvir des passions plus viles. De là le grand nombre des chrétiennes qui préférèrent le martyre à de honteuses propositions de leurs juges, ou, ce qui ne s'était pas vu dans les persécutions précédentes, se suicidèrent pour échapper à la brutalité des gouverneurs et des soldats[48].

La tétrarchie, cependant, se désagrégeait de nouveau. Après l'abdication de Dioclétien, Constantin était demeuré à la cour de Galère, traité à la fois en prince et en otage. Constance Chlore, à la veille de partir pour la Bretagne, et sentant sa santé décliner, le réclama. Galère dut l'autoriser à partir : Constantin, qui craignait d'être rappelé ou poursuivi, donna à son départ les allures d'une fuite, emmenant ou mutilant, dit-on, les chevaux de tous les relais afin qu'on ne pût le rejoindre. Il arriva en Gaule au moment où son père allait s'embarquer, le suivit en Bretagne, et peu de temps après recueillit son dernier soupir. De son mariage avec la belle-fille de Maximien Hercule, Constance laissait six enfants en bas âge : seul Constantin, issu d'un premier lit, était en état de lui succéder. Acclamé par les légions, celui-ci se hâta de notifier son avènement aux empereurs. Cette élection improvisée dérangeait vraisemblablement les plans de Galère, qui néanmoins accepta le fait accompli. Mais Constantin dut se contenter du titre de César, au lieu de celui d'Auguste que lui avaient conféré ses troupes. Il devint souverain des États où avait régné son père, c'est-à-dire des trois grandes contrées occidentales de l'Empire. Cet exemple réveilla l'ambition d'un autre prince disgracié. Maxence, fils de Maximien Hercule, vivait en simple particulier aux environs de Rome. Il profita de l'impopularité de Sévère, détesté des Romains à cause de son mépris des privilèges de la ville éternelle. Le 28 octobre 306, Maxence fut proclamé empereur par le peuple uni aux prétoriens. A cette nouvelle, le vieil Hercule, qui avait jadis abdiqué à contre cœur, se hâta de quitter sa retraite et de reprendre le titre d'Auguste. Il y eut donc dans le monde romain six empereurs en présence : Maximien Hercule et Maxence à Rome, Sévère en Italie, Constantin en Gaule, Galéré et Maximin en Orient. L'œuvre de Dioclétien était rompue.

Les années suivantes achevèrent de la mettre en débris. En 307, Sévère, puis Galère, tentent de reprendre l'Italie : Sévère périt dans l'entreprise. En 308, Galère, Maximin, Constance, et un nouveau collègue, Licinius, portent tous les quatre le titre d'Augustes ; mais Maxence tient Rome, Hercule, qui s'est séparé de lui, parcourt la Gaule en conspirateur, et le tyran Alexandre est maître de l'Afrique. En 310, Hercule se tue : malade, presque désespéré, Dioclétien, de sa retraite de Salone, voit le peuple abattre ses statues en même temps que celles de cet ancien compagnon de sa fortune. Mais tous ces événements ont surtout agité les provinces occidentales. L'Orient n'a pas cessé d'être gouverné par Maximin et Galère. Aussi la situation des chrétiens n'a-t-elle guère changé. Elle est restée paisible en Occident, et s'y est même améliorée, puisque Maxence, frappé du grand nombre des gens du peuple qui à Rome professent le christianisme, fait montre de sentiments presque chrétiens[49]. L'Église profite des circonstances pour se réorganiser : à défaut des anciens cimetières, encore sous la main du fisc, on en ouvre de nouveaux, en même temps que se reforment les paroisses à cause du grand nombre des païens qui se préparent au baptême[50]. Si deux papes, Marcel, puis Eusèbe, furent successivement exilés par Maxence, ce fut à la suite de troubles excités sur une question de discipline par des dissidents, et terminés par une intervention maladroite du pouvoir civil[51] : mais il n'y eut rien dans ce fait qui ressemblât à un acte de persécution.

Seules de toutes les provinces d'Occident la Mésie et la Pannonie, qui formaient le médiocre apanage de Licinius, virent encore des martyrs : le plus célèbre est l'évêque de Siscia, Quirinus, dont la mort paraît avoir eu lieu en 309[52]. Licinius, créature de Galère, suivait alors sa politique hostile aux chrétiens. Celle-ci continuait à désoler l'Orient : malheureusement, dans cette partie de l'Empire, les dissensions intérieures des Églises, qu'Eusèbe indique d'un mot[53], favorisaient les desseins de leurs ennemis. Comme l'historien résidait dans les États de Maximin, c'est surtout pour la Syrie et l'Égypte qu'il abonde en détails. Ni la science, ni l'âge, n'étaient respectés des persécuteurs. A côté de jeunes gens, de jeunes filles, impitoyablement torturés et mis à mort, on voit un docteur comme Pamphyle, fondateur de la bibliothèque chrétienne de Césarée, compilateur d'éditions critiques de la Bible, envoyé au supplice[54]. En Égypte se termine par une condamnation capitale le procès depuis longtemps commencé de l'évêque Philéas, apparenté aux premières familles de la province, et d'un haut fonctionnaire d'Alexandrie, Philorome[55]. On continue à condamner des chrétiennes à la prostitution[56]. En 308 parait dans les États de Maximin un nouvel édit (le sixième depuis 303) ordonnant de contraindre par l'appel nominal les habitants à sacrifier, et, afin que nul n'échappe, d'arroser d'eau lustrale les denrées mises en vente et de forcer les baigneurs à brûler de l'encens aux pieds des dieux avant d'entrer dans les thermes[57]. Les supplices se multiplient, et aussi les refus de sépulture : à Césarée, les abords de la ville deviennent un charnier, où se rassemblent les chiens et les oiseaux de proie[58]. Cependant le trait caractéristique de cette phase de la persécution, c'est la condamnation aux travaux forcés. De 308 à 310 les carrières de la Thébaïde, les mines de la Cilicie, de la Palestine ou de Chypre, voient arriver de longues chaînes de chrétiens, presque tous boiteux et aveugles. Quelquefois, on leur permet de se réunir pour prier, et de former dans les lieux de leur labeur pénal comme de petites Églises : puis on les disperse violemment, on les transfère d'une mine à une autre, ou l'on décapite les forçats trop infirmes pour être transportés[59].

 

§ 3. — L'édit de Galère et la persécution de Maximin.

Un événement inattendu suspendit en 311 les souffrances des chrétiens d'Orient. Galère était depuis plusieurs mois atteint d'une affreuse maladie, et semblait dévoré vivant par les vers. Ni les réponses des oracles ni les remèdes des médecins ne soulageaient ses maux. Il eut l'étrange pensée de se tourner vers le Dieu des chrétiens, et de faire, pour ainsi dire, marché avec lui. De là un édit, dont Lactance a reproduit l'original latin et dont Eusèbe donne une traduction grecque[60]. Galère commence par rappeler les infructueux efforts des empereurs pour rétablir l'unité religieuse. Parmi les chrétiens, dit-il, les uns obéirent par crainte, d'autres furent châtiés, la plupart s'abstinrent d'honorer les dieux, tout en cessant de suivre leur propre culte. Galère se décide à permettre que les chrétiens existent désormais, et rétablissent leurs assemblées, pourvu qu'ils ne fassent rien contre la discipline. Des instructions, réglant les points de détail, seront envoyées aux magistrats. Galère, en terminant, demande aux chrétiens de prier leur Dieu pour son salut, pour celui de l'État, et pour eux-mêmes.

L'édit, qui porte en tête, avec le nom de Galère, ceux de Constantin et de Licinius, fut promulgué dans les États de ces trois empereurs : Lactance le lut, le 10 avril 311, sur les murs de Nicomédie. La promulgation n'eut lieu ni en Italie, où régnait Maxence, ni en Afrique, rentrée cette année même sous sa domination : mais dans ces pays les chrétiens n'étaient plus persécutés. Ce qui surprend davantage, l'édit ne fut point officiellement publié dans les États de Maximin, c'est-à-dire en Cilicie, en Syrie et en Égypte. Maximin faisait cependant partie de la tétrarchie, et son nom eût dû figurer dans un document officiel signé de ses collègues. Par un motif que nous ignorons, il n'en fut pas ainsi. Maximin, cependant, ne pouvait se refuser à la politique nouvelle inaugurée par Galère malade et ratifiée par Constantin et Licinius. Il y adhéra d'assez mauvaise grâce. Il donna seulement à son préfet du prétoire l'ordre verbal de cesser la persécution et d'envoyer à cet effet des instructions aux gouverneurs des diverses provinces, chargés à leur tour de les communiquer aux magistrats des villes. Eusèbe nous a conservé la circulaire écrite par le préfet. Elle enjoint aux fonctionnaires publics de cesser les poursuites contre les chrétiens et de tolérer l'exercice de leur culte ; car une très longue expérience a prouvé qu'il n'existe aucun moyen de les détourner de leur entêtement[61]. Cette pièce ne contient rien qui ressemble aux expressions de l'édit, permettant aux chrétiens d'exister et de tenir leurs assemblées, c'est-à-dire leur accordant non seulement la tolérance individuelle, mais encore la reconnaissance légale en tant qu'Église ou corporation.

Cette différence ne fut pas d'abord aperçue : dans les États de Maximin comme dans ceux de Galère la joie parut sans mélange. Eusèbe, témoin oculaire, montre les confesseurs sortant de prison ou rentrant d'exil, les églises relevées de leurs ruines, et les païens eux-mêmes frappés de ce changement subit[62]. Mais, dans le même moment, la puissance de Maximin s'accrut. Galère venait de mourir : ses provinces d'Europe furent le partage de Licinius et celles, beaucoup plus étendues, qu'il possédait en Asie augmentèrent l'apanage de Maximin, devenu ainsi maître de tout l'Orient. Avant la fin de 311, ce prince haineux avait repris en détail les concessions qu'il avait d'abord semblé faire aux chrétiens. Il commença par leur défendre, sous un prétexte quelconque, de tenir des assemblées dans les cimetières[63]. Puis il organisa contre eux un soulèvement de l'opinion publique qui, par les moyens employés, — le pétitionnement, le pamphlet, la conférence, l'affiche, l'école, — révèle dans Maximin ou ses conseillers une habileté toute moderne à remuer l'esprit des foules.

Maximin parcourut ses États durant les derniers mois de 311. Dans chacune des villes qu'il traversait, des députés, comme obéissant à un mot d'ordre[64], se présentaient à lui. Ils lui demandaient de proscrire de nouveau le culte chrétien, ou au moins d'interdire à ses adeptes d'habiter plus longtemps dans la province ou dans la cité. Maximin acquiesçait à la demande. On gravait sur le marbre ou le bronze, pour l'exposer au forum, soit la pétition, soit l'arrêté d'interdiction de séjour, avec le texte du rescrit impérial, le même probablement pour toutes les villes, en forme de sermon ou d'encyclique. Les choses se passèrent ainsi à Nicomédie, à Tyr, et dans un grand nombre de cités[65]. Récemment la supplique du fidèle peuple des Lyciens et des Pamphyliens, accompagnée de quelques lignes encore lisibles de la réponse impériale, a été retrouvée sur un marbre dans les ruines d'Aricanda[66].

A la fin de 311, des affiches d'une autre nature furent apposées par l'ordre de Maximin dans les villes de ses États : c'était le procès-verbal de fausses dépositions reçues par le commandant militaire de Damas contre les mœurs des chrétiens. Des calomnies depuis longtemps oubliées prirent ainsi une vie nouvelle et recommencèrent à solliciter la crédulité populaire[67].

Préparée de la sorte, la persécution devint promptement sanglante. Les chrétiens, traqués en beaucoup de lieux, prenaient la fuite. Un grand nombre d'évêques et de prêtres furent jugés et condamnés à mort : on cite parmi eux des personnages illustres, comme Pierre d'Alexandrie, Méthode, évêque de Patare, auteur d'une réfutation de Porphyre et d'une imitation chrétienne du Banquet de Platon, l'exégète et apologiste Lucien[68].

Pendant qu'il abattait ainsi les plus hautes têtes du clergé chrétien, Maximin, empruntant, en quelque sorte, des armes à ses victimes, tentait d'organiser, sur le modèle de ce clergé, la hiérarchie très flottante des prêtres païens, afin d'opposer une sorte d'Église idolâtre, régulièrement constituée, à l'Église chrétienne, dont il avait éprouvé la solidité[69]. Mais, comprenant aussi que la religion officielle, même avec des cadres rajeunis, manquerait longtemps encore d'action sur les âmes, il s'efforçait en même temps de réveiller à côté d'elle la superstition ; de là, à Antioche, le culte solennellement inauguré d'un nouveau Jupiter, qui eut ses prêtres, ses devins et ses initiés, et au nom duquel parla un oracle, dont le premier mot fut pour demander la proscription des chrétiens[70].

Un coup plus direct encore devait être porté au christianisme : Maximin et ses conseillers s'attaquèrent à la personne même du Christ, en falsifiant l'histoire évangélique. De prétendus Actes de Pilate, parodie blasphématoire de l'Évangile, furent répandus à profusion parmi le peuple[71]. Des ballots les portèrent par milliers d'exemplaires dans les provinces. Les magistrats reçurent l'ordre de les faire connaître dans les villes et jusque dans les villages. On les propagea au moyen de conférences ou de lectures publiques. Leur texte fut placardé sur les murs. L'étude de ce libelle sacrilège devint obligatoire dans les écoles : les instituteurs durent le faire apprendre à leurs élèves, y puiser la matière des devoirs écrits ou des déclamations orales[72].

La guerre au christianisme était ainsi portée sur tous les terrains, avec une habileté qui ne se rencontre pas aux siècles précédents et que, dans quelques années, Julien lui-même n'aura pas à ce degré. Mais les événements furent plus forts que la volonté du persécuteur. La charité montrée par les chrétiens durant une terrible famine, que suivirent aussitôt des maladies contagieuses, leur ramena l'opinion publique[73]. Les rigueurs se ralentirent. Bientôt l'attention de Maximin fut détournée par une expédition désastreuse en Arménie[74]. Enfin l'intervention de Constantin, devenu le champion avoué du christianisme, contraignit son collègue d'Orient à rendre la paix à l'Église.

 

§ 4. — L'édit de Milan.

Sous le prétexte de venger la mort de Maximien Hercule, mais en réalité par jalousie des succès et du prestige de Constantin, Maxence lui avait déclaré la guerre dès la fin de 311. On connaît les événements qui en quelques mois changèrent la face du monde romain : les Alpes franchies, les villes du nord de l'Italie tombant les unes après les autres au pouvoir du maître de la Gaule, la marche victorieuse de celui-ci par la voie Flaminienne, le choc décisif des deux armées au bord du Tibre, Maxence englouti dans le fleuve, et Constantin entrant dans Rome, le 29 octobre 312, aux acclamations du peuple et du sénat[75]. De la bataille du pont Milvius date le triomphe politique du christianisme. Ce n'est pas que la religion ait été pour quelque chose dans la guerre engagée entre les deux souverains. Quand il entreprit de supplanter Constantin, Maxence était plutôt favorable à l'Église. Des chrétiens avaient pu souffrir individuellement de sa tyrannie et de ses vices[76] : les chrétiens, plis en masse, n'avaient qu'à se louer de ses actes publics. La guerre était déjà déclarée, quand Maxence autorisa le pape Miltiade à réclamer au préfet de la ville les propriétés ecclésiastiques confisquées depuis 304[77] et lui permit de ramener de Sicile les restes de son prédécesseur pour les enterrer au cimetière de Calliste[78]. Bien qu'ayant imité la tolérance religieuse de son père, Constantin, qui avait trouvé autour de lui moins de ruines à réparer, n'avait probablement pas encore donné autant de gages aux chrétiens. Cependant sa victoire sur Maxence fut tout de suite considérée par eux comme la victoire même de leur religion. Cela peut s'expliquer par ce seul fait : la conversion de Constantin survenue au cours même de l'expédition, et en changeant soudain le caractère.

Parti païen de la Gaule, Constantin arriva dans Rome ayant arboré sur ses étendards le signe du Christ. Eusèbe a raconté le drame intérieur qui amena ce changement extraordinaire, et l'événement merveilleux qui le confirma, attesté par le serment de l'empereur et plus encore, peut-être, par la transformation subite des enseignes militaires[79]. On aurait pu croire que le monde idolâtre de Rome aurait vu avec peine une victoire dont Constantin se disait redevable au Dieu de l'Évangile. Mais Maxence s'était rendu si impopulaire que son heureux rival fut accueilli avec une égale faveur par les païens et par les chrétiens. Très habilement, il s'appliqua tout de suite à rassurer les premiers, tout en donnant aux seconds de nombreux gages de sa faveur. Il se montra surtout attentif à tenir la balance égale entre les deux cultes. Mais il marqua en même temps sa volonté de rétablir partout la paix religieuse.

Aussi l'un de ses premiers actes fut-il une lettre presque menaçante au persécuteur Maximin[80]. Celui-ci dut se soumettre, mais il le fit sans franchise. Un message envoyé par lui au préfet du prétoire, presque dans les mêmes termes que celui qu'il avait, l'année précédente, adressé à ce magistrat au sujet de l'édit de Galère, recommanda de ne pins violenter les chrétiens, et d'essayer plutôt de les gagner au paganisme par la persuasion et la douceur[81]. Le rescrit ne contenait ni désaveu du passé ni promesse formelle pour l'avenir. Constantin s'en contenta provisoirement. Il préparait un acte décisif, destiné à établir sur des bases inébranlables, dans tout l'empire romain, la liberté de conscience. Ce fut l'édit de Milan, promulgué au commencement de 313, de concert avec Licinius, alors son fidèle allié.

L'édit de Milan se divise en deux parties. L'une pose le principe pour l'avenir, l'autre règle les réparations dues au passé.

Dans la première, les empereurs déclarent d'abord que la liberté de religion ne peut être contrainte, et qu'il faut permettre à chacun d'obéir, dans les choses divines, au mouvement de sa conscience. Ils font ensuite l'application de ce principe aux chrétiens, les seuls parmi les sujets de Rome dont en ces derniers temps la conscience religieuse ait été violentée. Après avoir dit que les restrictions mêmes qui accompagnaient l'édit de tolérance de Galère sont supprimées, les empereurs ajoutent : Nous voulons simplement aujourd'hui que chacun de ceux qui ont la volonté de suivre la religion chrétienne le puisse faire sans crainte d'être aucunement molesté... Nous avons donné à ces chrétiens l'absolue liberté de suivre leur religion. Puis, sentant peut-être déjà qu'il y a lieu de rassurer les païens contre toute crainte de réaction ou de représailles, les empereurs rappellent que le principe posé ne doit pas seulement profiter aux chrétiens, mais à tous : Ce que nous leur accordons, nous l'accordons aussi aux autres, qui auront la liberté de choisir et de suivre le culte qu'ils préfèrent, comme il convient à la tranquillité de notre temps, afin que nul ne soit lésé dans son honneur ou dans sa religion.

Suit le règlement des questions de détail. Il ne suffit pas d'assurer aux chrétiens comme à tous la liberté de conscience : l'équité veut qu'on aide l'Église abattue à se relever de ses ruines et qu'on lui rende les moyens de pratiquer son culte. Les empereurs décrètent donc la reconstitution du patrimoine ecclésiastique supprimé. Ce patrimoine comprenait d'abord les édifices consacrés aux assemblées religieuses. Ils devront être rendus au corps des chrétiens, et cela sans indemnité, sans répétition de prix, sans délai et sans procès, les empereurs se chargeant d'indemniser eux-mêmes, s'il y a lieu, les tiers qui les auraient reçus ou acquis du fisc. Les chrétiens, cependant, ne possédaient pas seulement des lieux d'assemblées, mais aussi d'autres propriétés appartenant à leur corporation, c'est-à-dire aux Églises, non à des particuliers. Les empereurs ordonnent que en vertu de la même loi, sans aucune excuse ou discussion, ces propriétés soient rendues à leur corporation et à leurs communautés, en observant la règle ci-dessus posée, c'est-à-dire en faisant espérer une indemnité de la bienveillance impériale à ceux qui auront restitué sans répétition de prix.

A vrai dire, ces dispositions ne sont pas nouvelles. On en retrouve l'équivalent dans les rescrits adressés cinquante ans plus tôt aux évêques par Gallien. Elles sont en substance dans l'édit promulgué en 311 par Galère. La même année, Maxence avait devancé pour la ville de Rome les intentions de son vainqueur, en restituant au pape Miltiade les loca ecclesiastica. Mais aujourd'hui ces mesures réparatrices sont l'application d'un principe, non un simple expédient politique. Elles consacrent la liberté de conscience solennellement reconnue, et fondent l'égalité devant la loi de tous les cultes entre lesquels se partage le monde romain. C'est là ce qui fait de l'édit de Milan le début d'un ordre de choses nouveau. La déclaration de principe s'y rencontre avec une force suffisante pour l'appuyer. Ses dispositions n'émanent pas d'un prince amoindri comme Gallien, ou mourant comme Galère, ou contesté comme Maxence, mais d'un souverain qu'une victoire où les païens eux-mêmes reconnaissaient quelque chose de divin[82] a rendu le maître incontesté de l'Occident, et mis en état de se faire entendre de tout l'Empire. C'est ce que marque le ton impérieux et pieux à la fois des paroles qui terminent l'édit : En toutes choses, vous devrez prêter votre assistance à ce corps des chrétiens, afin que notre ordre soit rapidement accompli, car il est favorable à la tranquillité publique. Veuille, comme il a été dit plus haut, la faveur div.ine que nous avons éprouvée en de si grandes choses, nous procurer toujours le succès, et en même temps assurer la félicité de tous ![83]

Constantin n'eut pas à chercher les moyens de contraindre Maximin à l'exécution de l'édit. Au moment même où celui-ci était promulgué en Occident, le tyran de l'Asie envahit les États de Licinius, retenu à Milan près de son puissant collègue, dont il venait d'épouser la sœur. Licinius accourut en Thrace, défit Maximin, le contraignit à repasser le Bosphore et le suivit en Bithynie. Maximin s'enfuit jusqu'à Tarse. Là, désireux de regagner la faveur des chrétiens, il publia à son tour un édit de pacification religieuse. Les considérants sont pleins d'équivoque, mais le dispositif reproduit à peu près l'édit de Milan. Il y est déclaré que ceux qui veulent suivre la secte des chrétiens ont toute liberté, et que chacun peut pratiquer la religion qu'il préfère. Les fidèles reçoivent la permission de rétablir les maisons du Seigneur, expression remarquable sous la plume d'un païen : tous les biens qui leur ont été ravis par le fisc, ou que les villes ont occupés à leur détriment[84], doivent revenir à leur ancienne condition juridique et à la propriété des chrétiens. C'est la reconnaissance de l'Église et du droit qu'elle eut en tout temps de posséder. Mais cette palinodie tardive ne servit guère à Maximin. Apprenant l'arrivée de Licinius, qui venait de forcer les défilés du Taurus, il mourut subitement ou s'empoisonna. Il n'avait même pas eu le mérite de rétablir en Asie la liberté religieuse, car c'est l'édit de Milan, affiché par Licinius dès son passage à Nicomédie, qui fera loi désormais pour l'Orient comme pour l'Occident. L'histoire n'aurait pas conservé le souvenir de celui de Tarse, si Eusèbe n'en avait pris copie[85].

 

 

 



[1] Ou 293 ; voir la note de GOYAU, Chronologie de l'Empire romain, 1891, p. 316, note 6.

[2] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, I, 4, 18 ; Chron. (voir MIGNE, Patr. Græc., t. XIII, col. 308, note 1). — Acta S. Julii, dans RUINART, p. 616 ; Acta SS. Marciani et Nicandri, ibid., p. 618.

[3] Acta S. Marcelli centurionis, dans RUINART, p. 312. — PRUDENCE, Peri Stephanôn, I (si le martyre d'Emeterius et Chelidonius se rapporte à cette phase de la persécution).

[4] Si, comme nous le pensons, l'Espagne et la Mauritanie, auxquelles se rapportent les pièces citées à la note précédente, étaient du domaine d'Hercule, ainsi que l'affirme LACTANCE, De mort. pers., 8.

[5] LACTANCE, De mort. pers., 10.

[6] LACTANCE, De mort. pers., 10, 11, 12, 13 ; EUSÈBE, De vita Const., II, 50, 51 ; Hist. Eccl., VIII, 2 ; IX, 10 ; RUFIN, Hist. Eccl., VIII, 2.

[7] LACTANCE, De mort. pers., 14. Eusèbe attribue l'incendie au hasard (Hist. Eccl., VIII, 6), Constantin, qui était sur les lieux, à la foudre (Oratio ad sanctorum cœtum, 25, 2).

[8] LACTANCE, De mort. pers., 13-15 ; EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 5-6.

[9] LACTANCE, De mort. pers., 15.

[10] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 2 ; De mart. Palest., proœmium ; THÉODORET, Hist. Eccl., V, 38.

[11] Même en Gaule, sous Constance ; LACTANCE, De mort. pers., 15.

[12] Gesta proconsularia quibus absolutus est Felix (à la suite des Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, t. IX, col. 1088).

[13] Acta S. Felicis, episcopi et martyris, dans RUINART, p. 376.

[14] Gesta apud Zenophilum consularem (à la suite des Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, t. IX, col. 1106-1107).

[15] SAINT AUGUSTIN, Contra Cresconium, III, 30 ; Breviculus coll. cum Donat., III, 25.

[16] Liber Pontificats, Silvester ; éd. DUCHESNE, t. I, p. CL et 182.

[17] DE ROSSI, Roma sotterranea, t. I, p. 213 ; t. II, p. 106, 259, 379, et 2e partie, p. 52-58 ; Inscript. christ. urbis Romæ, t. II, p. 30, 66, 90, 102, 104, 105, 108.

[18] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 6.

[19] EUSÈBE, De mart. Pal., 2, 4.

[20] EUSÈBE, De mart. Pal., 1-5 ; Hist. Eccl., VIII, 7 ; Passio S. Vincentii, dans RUINART, p. 390 ; Passio S. Philippi, episcopi Heracleæ, ibid., p. 413.

[21] EUSÈBE, De mart. Pal., 1, 3, 4 ; Hist. Eccl., VIII, 3.

[22] Acta SS. Saturnini, Dativi, et aliorum plurimorum martyrum in Africa, dans RUINART, p. 410.

[23] EUSÈBE, De mart. Pal., 3.

[24] J'ai analysé les principaux de ces Actes dans la Persécution de Dioclétien, t. I.

[25] Passio S. Theodoti, dans RUINART, p. 357.

[26] Acta S. Sebastiani, 65, dans Acta SS., janvier, t. II, p. 275.

[27] Acta S. Sebastiani, 65, dans Acta SS., janvier, t. II, p. 275.

[28] QVI SVNT PASSI SVB PRESIDE FLORO IN CIVITATE MILEVITANA IN DIEBVS TVRIFICATIONIS. Bull. di arch. crist., 1876, pl. III, n° 2.

[29] Sub persecutore Floro christiani cogebantur ad templa... immundis fumabant aræ nidoribus, ubicunque thus ponere nitebantur. SAINT OPTAT, De schism. Donat., III, 8. — Scis quantum me quæsivit Florus ut thurificarem. Actes du concile de Cirta, dans SAINT AUGUSTIN, Contra Cresconium, III, 30.

[30] Quæ alios fecit martyres, alios confessores, nonnullos funesta prostravit in morte, latentes dimisit illæsos. SAINT OPTAT, De schism. Donat., I, 43.

[31] Voir, outre de nombreux Actes de martyrs, EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 8, 9, 12 ; De mart. Pal., 4.

[32] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 9.

[33] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 11 ; LACTANCE, Div. Inst., V, 11.

[34] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 6, 7 ; De mart. Pal., 4, 9, 11 ; Acta SS. Claudii, Asterii, etc., 4, 5 ; Acta S. Vincentii, 10 ; Passio S. Irenei ; Passio S. Philippi, 15 ; Acta SS. Tarachi, Probi, Andronici, 14 (RUINART, p. 281, 395, 435, 453, 490) ; PRUDENCE, Peri Stephanôn, V, 381-388.

[35] Nombreux Actes de martyrs ; et (à propos de sa parente sainte Sotère) SAINT AMBROISE, De exhortatione virginitatis, 12 ; De virginibus, III, 6.

[36] SAINT BASILE, Oratio V (dans RUINART, p. 573). Cf. LACTANCE, De mort. pers., 15.

[37] LACTANCE, De mort. pers., 18.

[38] Les vues de Lactance sur ce sujet sont discutées par COEN (l'Abdicazione di Diocletiano ; voir Revue critique, 1879, 1), MOROSI (Intorno al motivo dell' abdicazione dell' imperatore Diocleziano ; voir Archivio storico italiano, t. V, 1880), SCHILLER, (Geschichte der röm. Kaiserzeit, t. II, p. 163).

[39] LACTANCE, De mort. pers., 45 ; EUSÈBE, De vita Const., I, 46, 17 ; lettre des évêques donatistes à Constantin, dans OPTAT, De schism. Donat., I, 52.

[40] EUSÈBE, De mart. Pal., 13.

[41] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 9, 13.

[42] ROUTH, Reliquiæ sacræ, t. IV, p. 23.

[43] EUSÈBE, De mart. Pal., 13.

[44] EUSÈBE, De mart. Pal., 4.

[45] EUSÈBE, De mart. Pal., 4.

[46] Acta S. Acacii, 1, dans Acta SS., mai, t. I, p. 762 ; Acta S. Adriani, 1, dans SURIUS, Vitæ SS., t. IX, p. 88 ; saint Grégoire de Nysse, De magno martyre Theodoro, 3 (dans RUINART, p. 534).

[47] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 10 ; LACTANCE, De mort. pers., 21.

[48] EUSÈBE, De mart. Pal., 5 ; Hist. Eccl., VIII, 12, 18 ; LACTANCE, De mort. pers., 38 ; SAINT AMBROISE, De virginibus, III, 7 ; Ep. 37 ; SAINT JEAN CHRYSOSTOME, Homil. XL, LI.

[49] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 14.

[50] Liber Pontificalis, Marcellus ; éd. DUCHESNE, t. I, p. 161.

[51] DE ROSSI, Roma sotterranea, t. II, p. 204-208 ; Inscr. christ. urbis Romæ, t. II, p. 60, 62, 102, 103, 138.

[52] Passio S. Quirini, dans RUINART, p. 155 ; PRUDENCE, Peri Stephanôn, VII. — DE ROSSI, Roma sotterranea, t. II, p. 180-181 et pl. V, VII ; Bull. di arch. crist., 1891, p. 53, 147-150.

[53] EUSÈBE, De mart. Pal., 13.

[54] EUSÈBE, De mart. Pal., 7, 8, 9, 10, 11.

[55] Acta SS. Phileæ et Philoromi, dans RUINART, p. 548.

[56] EUSÈBE, De mart. Pal., 8.

[57] EUSÈBE, De mart. Pal., 9 (2-3).

[58] EUSÈBE, De mart. Pal., 9 (8-12).

[59] EUSÈBE, De mart. Pal., 7, 8, 11, 13.

[60] LACTANCE, De mort. pers., 34 ; EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 17.

[61] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 1.

[62] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 1 ; LACTANCE, De mort. pers., 35.

[63] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 2.

[64] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 2 ; LACTANCE, De mort. pers., 36.

[65] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 7, 9.

[66] MOMMSEN, Suppl. au t. III du Corpus inscr. lat., n° 12132, p. 2056 ; DUCHESNE, Bulletin critique, 15 avril 1893, p. 157 ; REINACH, Revue archéologique, déc. 1893, p. 355 ; DE ROSSI, Bull. di arch. crist., 1894, p. 54 ; PREUSCHEN, Analecta, 1893, p. 87.

[67] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 5.

[68] LACTANCE, De mort. pers., 36 ; EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 13 ; IX, 6 ; SAINT JÉRÔME, De viris ill., 83.

[69] LACTANCE, De mort. pers., 36, 37 ; EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 14 ; IX, 4.

[70] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 3, 11.

[71] Ces Actes avaient probablement été composés plusieurs années auparavant, car il y est fait allusion dans la Passion des saints Tarachus, Probus, Andronicus (RUINART, p. 485) et peut-être dans celle de saint Théodote (ibid., p. 365), martyrisés en 304. EUSÈBE (Hist. Eccl., I, 9) se donne la peine de relever leurs fautes de chronologie.

[72] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, I. Cf. LUCIEN, Apologie, dans ROUTH, Reliquiæ sacræ, t. IV, p. 6.

[73] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 8. Cf. LACTANCE, De mort. pers., 37.

[74] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 8.

[75] LACTANCE, De mort. pers., 43, 44 ; EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 9 ; De vita Constantini, I, 38, 39 ; Paneg. vet., 6, 7 ; AURELIUS VICTOR, De Cæsaribus, 40 ; Épitomé ; ZOSIME, II, 15.

[76] EUSÈBE, Hist. Eccl., VIII, 14 ; De vita Const., I, 33, 34.

[77] SAINT AUGUSTIN, Brev. coll. cum Donat., III, 34.

[78] DE ROSSI, Roma sott., t. II, p. 209. — On enterra le pape Eusèbe dans une chambre du second étage assez éloignée du caveau papal, qui n'était pas encore dégagé du sable dont on avait obstrué ses approches pour le soustraire aux profanations.

[79] EUSÈBE, De vita Const., I, 27, 28, 31.

[80] LACTANCE, De mort. pers., 37.

[81] EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 9 (13).

[82] Instinctu divinitatis. Voir l'inscription de l'arc de triomphe dédié par le sénat à Constantin en 315 ; Corp. inscr. lat., t. VI, 1039 ; cf. Bull. di arch. crist., 1863, p. 49, 57-60, 86.

[83] Voir le texte complet de l'édit, dans LACTANCE, De mort. pers., 48, et EUSÈBE, Hist. Eccl., X, 5.

[84] Il s'agit, dans ce dernier cas, des biens concédés par Maximin aux cités en récompense de leur empressement à requérir l'expulsion des chrétiens. Voir, dans le rescrit à la ville de Tyr, et dans ce qui subsiste du rescrit à la ville d'Aricanda, l'invitation de Maximin à demander ce qu'elles voudront.

[85] LACTANCE, De mort. pers., 46-50 ; EUSÈBE, Hist. Eccl., IX, 10.