LE CHRISTIANISME ET L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME ET L'EMPIRE À L'ÉPOQUE DES ANTONINS.

 

 

§ 1. — Le rescrit de Trajan.

A première vue, il semble qu'une entente eût pu s'établir, au second siècle, entre le christianisme et l'Empire. Rome voit alors se succéder des princes supérieurs par l'intelligence comme par la valeur morale aux deux dynasties qu'elle a déjà usées. La période des Antonins marque le point culminant du régime impérial. Quatre souverains d'une intelligence hors ligne et d'une égale aptitude aux affaires, se remplaçant l'un l'autre, non au hasard de l'hérédité, mais à la suite d'adoptions mûrement réfléchies, gouvernent avec une modération jusque-là sans exemple le monde civilisé. Trajan ; par le sérieux de sa politique, par la continuité de ses desseins, renoue l'ancienne tradition romaine. La légèreté et le scepticisme d'Hadrien restent sans effet sur sa conduite publique et ne l'empêchent de remplir aucun de ses devoirs de souverain. Antonin est simple, laborieux et bon. Marc-Aurèle porte sur le trône les vertus d'un philosophe. Devant des princes si dignes de la comprendre, la religion chrétienne, où toutes les conditions sociales sont maintenant représentées, ne reste pas sans avocats. Elle est désormais sortie de l'ombre, et se sent assez forte pour s'adresser directement à l'opinion des honnêtes gens. Des lettrés ou des philosophes convertis plaident sa cause. Ils essaient moins de dissiper les préjugés du vulgaire que d'éclairer la raison des empereurs. Ceux-ci, après avoir lu leurs écrits, doivent être convaincus de l'innocence et de la loyauté politique des chrétiens. D'autres voix, plus discrètes et plus timides, s'élèvent dans le même temps en leur faveur. Sans intercéder directement pour eux, de hauts magistrats ont laissé entendre qu'il pourrait y avoir quelque excès ou quelque injustice dans la manière dont on les traite. De tous côtés il semble qu'un rapprochement ait été préparé. Mais le rapprochement ne se fera à aucune époque du second siècle. Ni Trajan, ni Hadrien, ni Antonin, ni Marc-Aurèle n'y donneront ouverture. De tant d'efforts et de conjonctures en apparence si favorables une seule chose résultera, due moins à ces efforts eux-mêmes ou à l'apparente faveur des circonstances qu'à l'esprit politique des souverains : plus de clarté, des formes plus précises dans la procédure criminelle appliquée aux sujets de l'Empire accusés de christianisme.

On raconte que Domitien, tout à la fin de son règne, avait fait cesser la persécution dirigée contre l'Église[1]. Cela ne veut pas dire qu'il ait effacé le principe posé sous Néron, d'après lequel on pouvait être puni comme chrétien[2] la profession de christianisme constituant à elle seule un fait délictueux, même sans être accompagnée d'aucun délit. Domitien mit un terme à la persécution, en ce sens qu'il renonça probablement à faire rechercher les chrétiens, ou à soumettre à une épreuve comme celle de la participation forcée au culte de Rome et d'Auguste les gens soupçonnés d'avoir embrassé la religion nouvelle. Mais la proscription générale édictée contre les adorateurs du Christ subsista, comme une sorte d'axiome de droit : selon les circonstances, il fut loisible aux magistrats investis du droit de glaive de condamner un chrétien à cause de sa religion, comme aussi de laisser les fidèles vivre sans être inquiétés.

Un épisode contemporain de Trajan fait comprendre cette situation légale. Il est certain que Trajan ne promulgua aucun édit contre les chrétiens : la lettre de Pline où il est question d'eux, écrite vers 112, le montre clairement. Cependant un fait de martyre est signalé sous son règne[3]. C'est la condamnation de l'évêque d'Antioche, saint Ignace, envoyé de cette ville à Rome pour y souffrir dans l'amphithéâtre, et, moulu sous la dent des lions, y devenir le froment de Dieu, selon son admirable expression[4]. L'histoire du voyage, telle qu'elle est donnée dans sa correspondance, nous renseigne sur l'état des chrétiens. Dans les villes asiatiques traversées par le condamné et son escorte, des évêques, des prêtres, des fidèles, soit des lieux mêmes, soit députés par leurs Églises, viennent lui rendre hommage[5]. Ces démarches ne peuvent être secrètes, puisque Ignace est accompagné d'une troupe de dix soldats, qui le tiennent à la chaîne[6] ; cependant, aucun des nombreux visiteurs n'est puni, et deux chrétiens seuls, Zosime et Rufus, probablement arrêtés à Antioche en même temps qu'Ignace, partageront son sort. Rien n'éclaire mieux la position juridique des disciples de l'Évangile : le glaive demeure suspendu sur tous, mais ne s'abat que sur quelques-uns, désignés à la sévérité des magistrats par des circonstances spéciales, telles qu'une émotion populaire ou leur importance personnelle.

Un autre épisode, qui fournit à Trajan l'occasion de s'occuper personnellement des chrétiens, achève de mettre la situation en lumière.

Pline le Jeune avait été chargé, vers l'an 111, du gouvernement de la Bithynie, devenue province impériale. Il s'agissait de remettre de l'ordre dans une vaste contrée, jusque-là mollement administrée, au nom du sénat, par des proconsuls. La nature de cette mission, non moins peut-être que le caractère personnel de Pline, obligeait le nouveau légat à en référer souvent à l'empereur et à prendre ses conseils dans toutes les affaires de quelque importance. Parmi celles-ci, la question chrétienne se manifesta, non tout de suite, mais dans la seconde année de son gouvernement, et motiva de sa part une longue relation, à laquelle Trajan fit une brève réponse[7].

Lors du voyage qu'il entreprit, à cette date, dans la partie orientale de la province, Pline fut saisi de plaintes au sujet des chrétiens. On lui fit voir que le christianisme avait déjà jeté, en Bithynie, de profondes et multiples racines. La propagande évangélique avait eu assez de succès dans ces contrées pour y modifier rapidement la vie sociale, et même alarmer sur certains points les intérêts matériels. Non seulement elle s'était exercée dans les villes, centre ordinaire de son action, mais elle s'était de là répandue dans les bourgs, et jusqu'en pleine campagne, et y avait recruté de nombreux adhérents. La proportion numérique des sectateurs des deux religions s'était déjà assez sensiblement altérée pour qu'on désertât les temples, que le culte public parût interrompu, et que les gens qui vivaient du commerce des animaux destinés aux sacrifices se plaignissent de ne trouver plus que de rares acheteurs. Des chrétiens, probablement les plus influents et les plus en vue, furent déférés au légat comme auteurs de ce mal. Pline n'avait jamais assisté, dans sa carrière d'avocat ou de magistrat, à des procès de religion, qui échappaient probablement à la compétence des tribunaux ordinaires pour être jugés par l'empereur ou ses représentants directs. Il ignorait si la procédure dirigée, à Rome ou ailleurs, contre les chrétiens avait révélé à leur charge des actes répréhensibles. Il savait seulement, d'une manière générale, que le christianisme était interdit et que, par conséquent, ses adhérents étaient punissables. Cela suffit à lui dicter sa conduite. Il interrogea à trois reprises chacun des accusés, leur demandant s'ils étaient chrétiens. Ceux qui répondirent affirmativement furent par lui jugés coupables. Sans rechercher s'ils avaient ou non commis dans l'exercice de leur culte quelque délit accessoire, il estima que le fait seul d'être chrétien étant considéré comme illégal, on n'y pouvait persévérer sans opiniâtreté criminelle. Il ordonna donc de mener au supplice quiconque avait confessé le christianisme, à l'exception de ceux qui, s'étant déclarés citoyens romains, devaient, comme tels, être jugés à Rome.

Si la question s'était toujours posée ainsi, Pline n'aurait peut-être pas songé à solliciter l'avis du prince. Son devoir de juge semblait tout tracé, dût son humanité gémir d'envoyer à la mort des personnes coupables seulement d'une infraction en quelque sorte théorique, sans qu'aucun fait d'indélicatesse, d'immoralité ou de cruauté ait été relevé contre elles. Ou, écrivant à leur sujet à l'empereur, il se serait probablement contenté de demander à Trajan si l'âge, le sexe, la faiblesse de corps ou d'esprit pouvaient être pris en considération et devenir, selon les cas, des circonstances atténuantes.

Mais l'affaire s'élargit vite et prit en peu de temps de grandes proportions. Comme il arrive d'ordinaire, un premier acte de sévérité, en frappant l'opinion publique, réveilla l'attention ou la passion populaire, et suscita de nouvelles dénonciations. Pline fut effrayé de la multitude des gens déjà accusés ou sur le point de l'être. Il y en avait de tout âge, de tout sexe et même de tout rang. Les accusations n'étaient pas toutes faites à visage découvert : le légat reçut un libelle anonyme, contenant beaucoup de noms de vrais ou de prétendus chrétiens. Pline ne pouvait envoyer sans examen chrétiens, sans que leur apostasie puisse aujourd'hui leur profiter ? Faut-il au contraire faire grâce à leur repentir et absoudre ceux qui, ayant été chrétiens, ont cessé ou cesseraient de l'être ? Pline ne cache pas à l'empereur qu'il incline vers ce dernier parti, et y voit un moyen de pacifier, au point de vue religieux, la province, en ramenant beaucoup d'égarés.

La réponse de Trajan contient une approbation sans réserves de la conduite de Pline. L'empereur déclare qu'une règle uniforme ne peut être appliquée à tous les cas. Il ajoute que les chrétiens ne doivent pas être recherchés, mais que, s'il en est de déférés au juge et de convaincus, ils doivent être punis. Exception est faite pour ceux qui déclareront n'être pas chrétiens, et qui le prouveront en adorant les dieux ; ceux-là, même s'ils ont été chrétiens dans le passé, doivent obtenir grâce à cause de leur repentir. Mais l'empereur insiste sur un point, assez légèrement touché par Pline : aucun compte ne doit être tenu des accusations anonymes. Cela est d'un mauvais exemple, et ne convient plus à notre temps.

Ce rescrit est tel qu'on devait l'attendre de Trajan, gardien scrupuleux de la législation romaine, mais politique sensé. Il maintient le délit fondamental de christianisme, posé en 64 par un acte de Néron ; mais il n'estime pas les chrétiens assez dangereux pour ordonner qu'ils soient poursuivis d'office, comme on ferait de révolutionnaires ou de brigands, ou pour souffrir qu'on reçoive contre eux des dénonciations anonymes, au mépris des lois communes et au détriment de l'ordre public. C'est, en effet, un crime abstrait que celui de christianisme : il ne se manifeste que par des actes innocents, ainsi que l'a prouvé l'enquête menée par Pline ; le nom seul est criminel, mais il n'y a point de crimes cachés sous ce nom. A cause de cela, quiconque l'abjure doit être absous, et le nom effacé ne laisse après soi aucun passé coupable, dont la justice ait à demander compte.

Il y a là un hommage indirect à l'innocence des mœurs chrétiennes, alors si calomniées. Peut-être Pline l'appelait-il par le ton modéré de sa lettre, où se laisse voir quelque pitié, et où il se montre lui-même apologiste plus ou moins conscient. Mais le but du rescrit m'est pas de venger les fidèles contre d'injustes attaques, ou d'adoucir leur situation légale. Son impérial rédacteur se propose seulement trois choses : rendre tout à fait claire cette situation, en dissipant les doutes qui restaient dans l'esprit de certains magistrats sur le point de savoir si le nom seul, c'est-à-dire la seule profession de christianisme, constitue un délit suffisamment caractérisé ; assurer la tranquillité publique en frappant de nullité les accusations anonymes ; surtout faciliter le retour des chrétiens au culte des dieux en garantissant l'impunité aux apostats. Ces principes domineront pendant tout le second siècle la politique religieuse des empereurs, qui, à plusieurs reprises, auront l'occasion de les rappeler.

 

§ 2. — Les rescrits d'Hadrien et d'Antonin.

Les circonstances dans lesquelles le fit Hadrien sont assez particulières. Malgré le témoignage de Pline et l'avis implicite de Trajan, les mœurs chrétiennes n'avaient pas cessé d'être calomniées : le peuple, surtout en Orient, se figurait que les assemblées des adorateurs du Christ étaient de criminelles orgies, où la débauche se mêlait au meurtre. De là, de la part des foules crédules, de véritables accès de fureur, des cris, des prières menaçantes demandant, exigeant même la condamnation des chrétiens. Plusieurs magistrats cédaient aisément à cette pression ; mais d'autres, plus consciencieux, s'indignaient, et prenaient le parti des innocents injustement persécutés. Hadrien reçut à ce sujet des lettres et des rapports de beaucoup de gouverneurs[8]. Parmi eux, un proconsul d'Asie, Licinius Granianus, paraît avoir écrit avec une insistance particulière. Autant qu'on en peut juger par le court résumé qu'en a laissé Eusèbe, sa lettre ne se plaignait pas seulement de la fureur populaire, du sang trop facilement répandu pour l'apaiser : elle allait jusqu'à réclamer discrètement contre le principe suivi dans les procès des chrétiens, doutant qu'il fût juste de condamner des hommes à cause de leur nom et de leur secte, sans aucun autre crime[9]. C'était presque demander la révision du rescrit de Trajan. Hadrien semble avoir éprouvé quelque hésitation, car il ne répondit pas tout de suite, et sa réponse est adressée, non à Granianus, mais au successeur de celui-ci, Minicius Fundanus[10].

Le nouveau rescrit n'a point l'imperatoria brevitas de celui de Trajan : la pensée moins nette du plus mobile et du plus ondoyant des empereurs communique au style quelque indécision. On peut rapporter à deux chefs principaux l'ordonnance d'Hadrien. Comme son prédécesseur, il interdit les accusations qui n'auraient pas la forme régulière, visant moins, à son tour, les libelles anonymes, dont l'usage avait probablement disparu, que les prières et les acclamations tumultueuses, par lesquelles la foule hostile aux chrétiens assiégeait les gouverneurs. Ce qui préoccupe l'empereur, c'est la crainte que les calomniateurs n'en prennent occasion d'exercer leur brigandage. Ici, évidemment, ce n'est pas les chrétiens qu'Hadrien s'efforce de protéger ; mais il redoute que des haines privées ne se donnent carrière, et, au moyen du tumulte, ne fassent condamner des innocents, c'est-à-dire précisément des gens à tort accusés de christianisme. Le souci de l'ordre public, qui a dicté le rescrit de Trajan, se trouve dans celui d'Hadrien. Ces préliminaires posés, l'empereur trace au gouverneur son devoir. Si quelqu'un se présente pour accuser, le gouverneur doit examiner l'accusation. Au cas où l'accusateur ferait la preuve que des gens dénoncés par lui comme chrétiens ont agi en quelque chose contrairement aux lois, le magistrat devra les punir selon la gravité de l'offense, et pourra même prononcer la peine de mort. C'est ici que quelque vague paraît dans l'idée et dans l'expression. Hadrien répond-il à la demande de Granianus, et veut-il qu'un délit prévu soit ajouté à la religion du chrétien pour que celui-ci encoure un châtiment ? ou la religion seule suffit-elle, comme le veut Trajan, à constituer ce délit ? Hadrien ne le dit pas clairement, comme s'il voulait laisser, selon les circonstances, latitude aux gouverneurs de suivre l'interprétation stricte du premier rescrit, ou d'adopter la solution plus large à laquelle plusieurs, à l'exemple de Granianus, avaient paru incliner. La concession, on tout cas, était à peu près illusoire, car il suffisait sans doute à l'accusateur de prouver le refus du chrétien d'adorer les dieux ou de rendre un culte à l'image impériale pour que le fait précis Mt démontré et l'imputation d'impiété légale, peut-être de lèse-majesté, mise à la charge de l'accusé. Mais ce qui domine tout dans l'intention de l'empereur, c'est la nécessité d'une accusation régulière : il l'indique de nouveau en terminant sa lettre, et menace le calomniateur, c'est-à-dire celui qui accuse sans preuves, des peines sévères prévues dans ce cas par la loi.

Le caractère un peu ambigu du rescrit, joint à la tolérance naturelle au sceptique empereur, au moins jusqu'à ce que, dans les dernières années de son règne, la maladie et les revers aient aigri son âme blasée, permit aux chrétiens d'interpréter dans le sens le plus favorable la décision d'Hadrien. C'est ce que fera, quelques années plus tard, l'apologiste Méliton. Mais on doit voir dans cette interprétation une tactique habile, née sous la plume d'avocats cherchant des précédents utiles à la cause de l'Église, plutôt qu'un exact exposé des faits. Les écrits des apologistes eux-mêmes, comme les récits authentiques de martyre, d'Hadrien à Marc-Aurèle, montrent, au contraire, les chrétiens condamnés le plus souvent sans enquête, et sur le seul énoncé de leur nom, comme ils montrent absous ceux qui, soit devant le tribunal, avant la sentence, soit même après la sentence, devant le glaive ou le lion, ont eu la faiblesse de renoncer à leur foi. L'auteur de la belle lettre à Diognète, écrite sous Hadrien ou sous Antonin, dit des fidèles : On les jette aux bêtes pour leur faire renier leur maître ; ce qui montre bien que l'exposition aux bêtes n'a pas été ordonnée pour punir un crime indépendant de la qualité de chrétien, et prouvé en dehors d'elle. Comme au temps de Pline, la seule obstination religieuse est châtiée par le supplice. On nous décapite, on nous met en croix, on nous livre aux bêtes, on nous brûle, on nous enchaîne, on nous fait souffrir tous les tourments, parce que nous ne voulons pas abandonner notre confession, écrit saint Justin[11]. C'est de la procédure réglée par Trajan que se plaint ce philosophe converti dans son Apologie à Antonin le Pieux : il s'indigne que l'on punisse chez les chrétiens le nom seul, et qu'à la fois on condamne sans examen les fidèles, on absolve sans examen les apostats : il demande qu'à ce droit exceptionnel soit enfin substitué le droit commun[12]. On voit que si par hasard Hadrien eut quelque velléité de le faire, ses intentions, vaguement indiquées, ne furent pas observées, et que même sous le successeur d'Hadrien la jurisprudence de Trajan règne seule.

Encore, en ce qu'elle a de relativement favorable aux chrétiens, n'est-elle pas toujours suivie. La lettre de l'Église de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe[13], arrivé en 155[14], fait comprendre mieux que toutes les réflexions la situation des fidèles sous le règne d'Antonin le Pieux. Douze d'entre eux avaient été condamnés aux bêtes. Un seul, faiblissant à la vue des animaux féroces, consentit à jurer par le génie de l'empereur et à sacrifier : on le fit sortir absous. Les onze autres subirent courageusement le supplice, même un tout jeune homme, que le proconsul exhortait vainement au repentir en lui disant : Aie pitié de ton âge ! Jusqu'ici, rien que de régulier et de conforme au rescrit de Trajan : la grâce au renégat, la mort aux chrétiens obstinés. Mais bientôt la passion populaire, que Trajan et après lui Hadrien avaient voulu contenir, ne put se maîtriser : la foule entra violemment en scène. Plus d'athées ! cria-t-on de tous les bancs des spectateurs : qu'on cherche Polycarpe ! C'était une première irrégularité. Le proconsul, après l'avoir soufferte, en commit lui-même une seconde, en permettant ou en ordonnant la recherche. Des soldats de police arrêtèrent dans une maison où il s'était réfugié le vieil évêque de Smyrne, malgré le conquirendi non sunt de Trajan. Emmené par l'irénarque, qui, en route, le suppliait de se sauver en reniant le christianisme, Polycarpe comparut devant le proconsul Quadratus. Celui-ci l'interrogea, bien que rien, dans le récit qui nous est parvenu, n'indique une accusation régulière. Il tenta, à son tour, de déterminer le martyr à l'apostasie : Jure par le génie de César, viens à résipiscence... Jure, et je te renvoie libre : insulte le Christ. On connaît la réponse de Polycarpe, refusant d'insulter le Dieu qui, depuis quatre-vingt-six ans, ne lui a fait que du bien. Le proconsul insista, menaçant le martyr du feu et des bêtes ; puis, sur le refus persévérant de celui-ci, il fit proclamer par un héraut : Polycarpe s'est avoué chrétien. C'était préjuger la sentence, mais la foule ne lui laissa pas le temps de la prononcer. Contre toutes les lois, elle la devança, en l'exécutant elle-même. Le peuple, excité par les Juifs, se répandit dans le stade, construisit un bûcher ; et y fit monter Polycarpe. Ainsi se termina ce procès, où tout, semble-t-il, était illégal, pétition tumultueuse de la foule, recherche du chrétien, absence d'accusation régulière, exécution par le peuple. Il montre combien les barrières élevées par les plus puissants empereurs, sinon pour protéger les chrétiens, au moins pour empêcher que la paix publique soit troublée à cause d'eux, cédaient facilement sous la pression de l'émeute.

Des incidents analogues à celui de Smyrne se produisirent vraisemblablement ailleurs. Aussi Antonin dut-il renouveler les instructions de ses devanciers. Il écrivit dans ce sens aux habitants de Larisse, en Thessalie, de Thessalonique, en Macédoine, aux Athéniens, et à tous les Grecs, c'est-à-dire probablement à l'assemblée de la province d'Achaïe. Méliton, qui cite ces rescrits, les résume d'un mot : défense de faire du tumulte à l'occasion des chrétiens[15]. C'est comme un rappel, pour la Grèce, des avertissements donnés par Hadrien pour l'Asie.

La politique d'Antonin à l'égard du christianisme se montre ainsi la continuation de celle de ses deux prédécesseurs. Aussi, en même temps qu'on le voit réprimer, dans la mesure de son pouvoir, les haines tumultueuses dont les chrétiens étaient poursuivis, le voit-on laisser libre cours aux accusations régulièrement formées contre eux. Il est probable qu'une accusation de ce genre amena, dans la première année de son règne, le glorieux martyre du pape Télesphore[16]. Un épisode de la fin du même règne, rapporté dans la seconde Apologie de saint Justin, fait comprendre comment s'instruisaient et s'expédiaient régulièrement les procès des chrétiens. L'un d'eux, Ptolémée, accusé par un païen dont il avait converti la femme, est traduit devant le tribunal du préfet de Rome, Q. Lollius Urbicus. Celui-ci ne fait aucune enquête, et l'interrogatoire consiste en ces deux mots : Es-tu chrétien ?Je le suis. La sentence capitale est aussitôt prononcée. Contre cette procédure expéditive, qui condamnait le nom seul, conformément au rescrit de Trajan, ne cessaient de protester les apologistes. La protestation fut, cette fois, portée au tribunal même du préfet par le cri spontané d'un courageux spectateur. Comment, s'écria celui-ci, peux-tu condamner un homme qui n'est convaincu ni d'adultère, ni de séduction, ni d'homicide, ni de vol, ni de rapt, qui n'est accusé d'aucun crime, et n'a fait autre chose que de s'avouer chrétien ? Ton jugement, ô Ur-biens, n'est digne ni de notre pieux empereur, ni du philosophe fils de César, ni du sacré sénat. Pour toute réponse, Urbicus interrogea l'intervenant : Toi aussi, tu me parais chrétien. — Je le suis. — Qu'on le conduise au supplice. Indigné, un autre chrétien éleva la voix à son tour, et fut condamné de même. Dans ces deux derniers cas, il n'y eut pas d'accusation régulière, mais une sorte de flagrant délit, qui probablement en tenait lieu[17].

D'autres faits rapportés, malheureusement sans détails, par saint Justin montrent que parfois, cependant, on ne s'en tint pas à cette procédure sommaire. A force de tourments, dit-il, on arrachait à des esclaves, à des enfants, à de faibles femmes la révélation de crimes imaginaires[18]. Cela avait lieu quand un accusateur, croyant aux bruits calomnieux répandus contre les fidèles, inculpait formellement l'un d'eux non seulement de professer une religion illicite, mais encore de s'être souillé de quelques uns des crimes que leur imputait la voix populaire. On sortait alors de la procédure d'exception, applicable aux seuls chrétiens, pour rentrer en apparence dans le droit commun ; mais, comme la procédure d'exception subsistait néanmoins, la situation du chrétien accusé n'était pas meilleure : si la preuve des griefs articulés n'était pas faite, il pouvait encore être condamné pour le délit abstrait de religion. Du reste, les procès dont les détails sont venus jusqu'à nous ne visent presque jamais que celui-ci. Les incidents auxquels fait allusion saint Justin dans la phrase citée plus haut durent être rares. D'atroces calomnies se répandirent dans les conversations, les pamphlets, les discours, plus souvent sans doute qu'elles ne se formulèrent avec précision dans les accusations déférées aux tribunaux.

 

§ 3. — Les Apologistes chrétiens.

Mais le temps n'était plus où les chrétiens se laissaient condamner ou calomnier sans élever la voix. Le christianisme, au second siècle, ne parlait plus seulement le langage de ses origines, intelligible aux seuls initiés : il avait maintenant à son service de nombreux écrivains, d'éducation grecque ou latine, capables de mettre ses enseignements à la portée de toutes les intelligences, de répondre aux objections et de discuter les attaques. Le second siècle est l'époque par excellence des apologistes. D'Hadrien à Marc-Aurèle, les plaidoyers en faveur du christianisme se multiplient. On les adresse tantôt aux empereurs, au sénat, aux magistrats, tantôt à l'opinion publique tout entière. Le plus souvent, leurs auteurs cherchent surtout à faire connaître la religion nouvelle, estimant que la lumière est sa meilleure défense. Ils exposent donc sommairement, par grandes lignes, les dogmes fondamentaux du christianisme, puis ils décrivent les mœurs de ses adhérents. Tel est le plan de l'Apologie[19] présentée par un philosophe converti d'Athènes, Aristide, à l'empereur Hadrien[20]. La lettre écrite, probablement vers le même temps, par un anonyme à un personnage appelé Diognète, qui appartenait peut-être à la cour impériale, contient surtout une peinture des chrétiens et une protestation contre les mauvais traitements dont on les accable afin de les amener à répudier leurs croyances. Comme son devancier et son modèle Aristide, le philosophe converti Justin adresse à Antonin un mémoire apologétique dont la première partie est un exposé du dogme chrétien, présenté comme la conciliation et l'achèvement de toutes les philosophies antérieures, le fruit divin greffé sur la raison par la foi, la seconde, un tableau du culte simple et des mœurs innocentes des chrétiens, la troisième, une discussion de la procédure sommaire qui leur est injustement appliquée, les punissant à cause de leur nom seul, sans enquête, sans que des faits délictueux soient relevés à leur charge. Sur ce dernier point revient avec une grande insistance, et en alléguant des exemples récents, une seconde Apologie composée par Justin dans les dernières années du règne d'Antonin le Pieux.

Sous celui de Marc-Aurèle, l'argumentation des apologistes s'élargira encore. Montrer que le christianisme est une religion grande et raisonnable, que les chrétiens sont indignement calomniés, qu'il est inique de les mettre sinon hors la loi, au moins hors du droit commun, ne suffit plus aux défenseurs de l'Église : ils vont jusqu'au point le plus sensible de la controverse, jusqu'au préjugé le plus dangereux et le plus tenace. L'originalité de ce qu'on peut appeler la seconde génération des apologistes, le philosophe Athénagore, les évêques Théophile, Méliton, Apollinaire, est de porter hardiment leur action défensive sur le terrain de la politique. Ceux que l'on a proscrits d'abord et que l'on continue à dénoncer comme des ennemis du genre humain, c'est-à-dire des adversaires de la civilisation romaine, de l'ordre de choses établi, de l'Empire, en sont au contraire les sujets les plus paisibles et les plus loyaux serviteurs. Ils n'adorent pas le souverain, mais ils le respectent, lui obéissent, l'aiment et prient pour lui[21]. Ils désirent l'établissement solide et la perpétuité de la dynastie, jouissent avec reconnaissance de la paix romaine, de l'éclat des cités, de la sagesse des lois[22]. Ils se plaisent à la pensée que le christianisme est né en même temps que l'Empire, et que les destinées de l'un et de l'autre sont providentiellement liées[23]. Ils aiment à mettre en contraste les cruautés dont les chrétiens ont été l'objet de la part des mauvais empereurs, tels que Néron et Domitien, et la bienveillance relative qu'ils ont obtenue des bons, comme Hadrien et Antonin[24]. Cette explosion de loyalisme ne se rencontre pas seulement sous la plume des auteurs d'Apologies[25] ; il semble bien que les sentiments qu'elle manifeste sont sincèrement partagés alors par la majorité des chrétiens. Bien petit est le nombre de ceux qui maudissent encore Rome, à la façon des rédacteurs des oracles pseudo-sibyllins, œuvre judéo-chrétienne de cette époque. L'idéal de la plupart est tout différent. N'est-ce pas un contemporain de Marc-Aurèle, l'évêque phrygien Abercius, qui, dans l'épitaphe dictée pour sa tombe, appelant Rome la ville royale, donnant à sa patrie Hiéropolis l'épithète d'excellente, à lui-même le titre de citoyen, condamne les. violateurs de sa sépulture à payer mille pièces d'or au trésor romain et deux mille à la caisse municipale[26] ? Ces expressions et ce legs patriotiques sont un frappant commentaire des déclarations d'Athénagore, de Théophile, d'Apollinaire et de Méliton.

Malgré l'excellence des raisons, la campagne des apologistes ne devait pas réussir. Elle avait contre elle ce qui, dans tous les temps, rend si difficile le succès des mouvements de défense religieuse : l'inattention, l'indifférence, l'empire des habitudes prises et des jugements tout faits. Elle rencontrait de plus des obstacles tenant aux dispositions des contemporains et à l'esprit particulier de l'époque.

Sans doute, devant les empereurs elle avait sur certains points cause gagnée : leurs rescrits, la pratique même des tribunaux, montrent que ni les chefs de l'État ni, avec eux, les plus éclairés des magistrats ne croyaient aux crimes dont l'imagination populaire chargeait les chrétiens. Mais chez Hadrien la légèreté, chez Antonin une certaine nonchalance d'idées, chez Marc-Aurèle un profond et amer dédain, les empêchaient d'attacher le prix qu'elle méritait à l'adhésion sincère et réfléchie donnée par les chrétiens au régime impérial. Ou les princes n'y croyaient point, ou ils n'en prenaient pas souci : en tout cas, ils la traitaient en chose négligeable, et, personnellement libres de préjugés à l'égard des chrétiens, ne continuaient pas moins à les laisser exposés à l'action intermittente des lois qui les frappaient comme ennemis publics, toutes les fois que se levait contre eux un accusateur. Quant à la partie dogmatique des plaidoyers présentés en leur nom, Hadrien était sans doute trop sceptique, Antonin trop dévoué à la religion nationale, Marc-Aurèle trop attaché à son propre sens, pour y prêter quelque attention.

Si les raisons données en faveur des chrétiens glissaient ainsi sur l'âme de princes supérieurs en intelligence et en moralité à la masse de leurs contemporains, on ne s'étonne pas que la grande majorité du peuple, et même des gens éclairés, y soit demeurée insensible. Le second siècle est à la fois l'ère de la philosophie et de la superstition. Par jalousie d'idées ou par orgueil professionnel, les rhéteurs et les philosophes, alors au plus haut point de la faveur, se montrent les ennemis déclarés d'une religion qui leur dispute la direction des esprits : de Crescens, l'adversaire personnel de saint Justin, à Celse, le redoutable polémiste, en passant par le satirique Lucien, tous parlent, écrivent, déclament contre le christianisme. De vulgaires charlatans, comme Alexandre d'Abonotique, se font en ceci leurs auxiliaires. Docile à tant de suggestions, le peuple se trouve naturellement porté à rendre les adorateurs du Christ responsables de toutes les calamités qui, à cette époque, sous mille formes, invasions, révoltes, pestes, famines, commencent à ravager l'Empire. Il continue en même temps à prêter foi aux bruits odieux, souvent démentis, toujours renaissants, qui depuis Néron n'ont cessé de poursuivre les chrétiens. On s'étonne de voir des lettrés, occupant des positions officielles, partager sur ce point les préventions du vulgaire. Celse a l'esprit trop pénétrant pour y croire, et il ne paraît pas les avoir rappelées dans son livre ; mais Fronton, l'ami d'Antonin, le précepteur de Marc-Aurèle, ne craindra point de parler, dans un discours public où il est question des chrétiens, d'incestes accomplis dans l'ombre à la suite de leurs festins rituels[27]. Contre un courant aussi fort, et grossi d'affluents aussi inattendus, que peuvent les dénégations d'un Athénagore ou d'un Justin ?

 

§ 4. — La persécution sous Marc-Aurèle.

Après un demi-siècle d'efforts apologétiques, les chrétiens n'avaient obtenu aucun adoucissement à leur état légal, et bien qu'ils n'eussent cessé de grandir par le nombre comme par la position sociale des convertis, l'opinion publique, prise dans son ensemble, refusait de les réhabiliter. Sous Marc-Aurèle plus encore que sous ses prédécesseurs, ils souffrirent de la dureté de la loi et de l'injustice du peuple. Dans les provinces, plusieurs gouverneurs publièrent à leur sujet des ordonnances de police, dont nous ignorons les termes, mais qui aggravèrent certainement leur situation[28]. Les écrits du temps, païens aussi bien que chrétiens, les représentent comme haïs de la foule et cruellement traités par les magistrats. On semble même, en quelques endroits, contrevenir par animosité contre eux au rescrit de Trajan, car celui-ci défendait de les rechercher, et Celse parle de chrétiens errants, que l'on poursuit pour les amener devant les tribunaux et les faire condamner à mort[29]. Mais, en règle générale, les procès de religion dont le récit nous est parvenu montrent la jurisprudence de Trajan et d'Hadrien toujours en vigueur. Marc-Aurèle ne l'a modifiée, ni en bien ni en mal, par aucune disposition nouvelle[30] : on la trouve exactement appliquée à Rome dans le procès de saint Justin et de ses compagnons, et l'on voit, dans celui des chrétiens de Lyon, l'empereur philosophe rappeler à son observation un gouverneur qui s'en écartait.

L'affaire de saint Justin est de 163, seconde année du règne de Marc-Aurèle. Le docteur chrétien avait été accusé dans les formes par son ennemi, le philosophe Crescens[31]. Le premier mot du préfet Junius Rusticus, en l'interrogeant, n'est point pour lui reprocher quelque délit de droit commun ni même pour l'inculper d'association illicite, quoiqu'il réunît des disciples dans sa maison et que plusieurs fussent poursuivis en même temps que lui. Soumets-toi aux dieux et obéis aux empereurs, lui dit simplement le magistrat. C'est lui rappeler que, de droit, l'apostasie entraîne l'acquittement. L'interrogatoire se poursuit, Rusticus posant diverses questions, dont aucune n'a trait à quelque inculpation particulière, et Justin répondant par l'énoncé de ses croyances et la défense de sa foi. Il se termine par la question décisive : Donc tu es chrétien ?Oui, je suis chrétien. Le préfet s'adresse successivement à chacun des autres accusés, l'interrogeant de même et recevant la même réponse. Une fois encore il tenta d'ébranler la résolution de Justin, puis de ses compagnons : c'est seulement quand tous ont répondu, d'une commune voix : Fais vite ce que tu veux, nous sommes chrétiens et ne sacrifions pas aux idoles, qu'il se décide à prononcer la sentence. Celle-ci est ainsi rédigée : Que ceux qui n'ont pas voulu sacrifier aux dieux et obéir à l'ordre de l'empereur soient fouettés et emmenés pour subir la peine capitale, conformément aux lois[32].

A la fin du règne de Marc-Aurèle, le procès des martyrs de Lyon montre la même jurisprudence non seulement appliquée en vertu des rescrits antérieurs, mais confirmée par un nouvel acte de la puissance impériale.

En 177, aux approches de la fête annuelle qui réunissait, le ter août, autour de l'autel de Rome et d'Auguste les délégués des trois Gaules, la population lyonnaise avait poursuivi et maltraité les chrétiens. Beaucoup d'entre eux furent arrêtés par des soldats, interrogés par les magistrats municipaux et déférés au tribunal du légat. La plupart y confessèrent courageusement leur foi : quelques-uns cependant apostasièrent. C'était probablement le premier procès de religion instruit en Gaule : le gouverneur montra autant d'inexpérience que naguère Pline en Bithynie. Il ordonna ou permit la recherche d'autres chrétiens, ce qui était contraire au rescrit de Trajan. Puis il fit dévier l'instruction de l'affaire, et au lieu de se borner à constater l'obstination religieuse des accusés, il essaya de les convaincre de crimes de droit commun. Des esclaves mis à la torture chargèrent, sous la dictée des soldats et des bourreaux, leurs maîtres des plus horribles forfaits : les repas de Thyeste, les incestes d'Œdipe et d'autres énormités qu'il ne nous est permis ni de dire ni de penser, et que nous ne pouvons même croire avoir jamais été commises par des hommes[33]. Cette déclaration, repoussée avec énergie par les chrétiens, compliquait singulièrement l'affaire. Si le procès avait porté seulement sur le crime de religion, la procédure demeurait fort simple : les apostats eussent été renvoyés libres et les confesseurs conduits au supplice. Mais le témoignage arraché aux esclaves faisait peser sur les uns et sur les autres l'inculpation de crimes distincts de celui de christianisme. Les apostats pouvaient-ils être encore considérés comme innocents et devaient-ils être renvoyés absous ? Telle est la question que le légat se posa avec embarras et qu'il soumit à la décision de l'empereur.

Marc-Aurèle remit sans hésiter son représentant dans la droite voie. Il répondit par un rescrit tout semblable à celui de Trajan : Que ceux qui s'avouent chrétiens, lui manda-t-il, soient condamnés à la peine capitale ; mais s'il en est qui renient, ceux-ci doivent être absous. C'était rejeter d'un mot la déposition des témoins à charge, abroger toute la procédure, et ordonner de recommencer le procès. Le légat s'attendait à ce que le nouvel interrogatoire serait de pure forme. Dans sa pensée, il aurait seulement à constater encore une fois l'obstination des uns, la faiblesse des autres. A sa grande surprise, il vit presque tous les renégats s'avouer chrétiens. L'exemple et les exhortations des confesseurs les avaient convertis dans la prison. Il y eut donc plus de condamnés qu'il ne pensait : les uns, citoyens romains, périrent par le glaive ; les autres, livrés aux bêtes, servirent, dans l'amphithéâtre, à l'amusement du peuple. On connaît, grâce à la relation si vivante envoyée par les Églises de Lyon et de Vienne à celles d'Asie et de Phrygie, les épisodes grandioses ou touchants de ces supplices. Mais, comme on le voit, tous, en vertu du rescrit de Marc-Aurèle, confirmatif de ceux de ses prédécesseurs, expièrent ainsi le seul crime de religion, et ne moururent que parce qu'ils avaient refusé la grâce offerte par l'empereur aux apostats.

Si le martyre de sainte Cécile est, comme je le pense, contemporain de Marc-Aurèle, on trouve, dans son interrogatoire, le rescrit de 177 non seulement rappelé, mais cité. Ignores-tu, dit le préfet de Rome à la noble accusée, que nos invincibles maîtres ont ordonné que ceux qui ne nieront pas être chrétiens soient punis, et que ceux qui nieront soient absous ?[34] Les invincibles maîtres sont Marc-Aurèle et son fils Commode, nommé César dès 166, et investi de la puissance tribunicienne en 177 : comme le préfet cite ces deux empereurs, il est visible que ce n'est pas au rescrit de Trajan, mais à une ordonnance récente et tout à fait contemporaine qu'il fait allusion.

La mort de Marc-Aurèle et l'avènement de son indigne successeur ne changèrent rien à la situation des chrétiens. La procédure suivie contre eux demeura la même. On la retrouve en action dans un des plus précieux monuments qui nous soient restés de l'antiquité chrétienne, les Actes des martyrs de Scillium, en Afrique[35]. Le proconsul commence l'interrogatoire par ces mots : Vous pouvez obtenir grâce de l'empereur, si vous revenez à la sagesse et si vous sacrifiez aux dieux tout-puissants. S'adressant ensuite à chaque accusé, il cherche à lui faire abandonner sa foi. Un détail, qui jusque-là ne nous était pas encore apparu, met en lumière le désir du magistrat de les amener à résipiscence. Peut-être, dit-il, avez-vous besoin d'un délai pour délibérer ? Malgré le refus de celui des accusés qui paraît, le plus souvent, parler au nom des autres, le proconsul insiste : Acceptez un délai de trente jours pour réfléchir. C'est seulement quand tous, rejetant la proposition, ont répété d'une seule voix : Je suis chrétien, j'adorerai toujours le Seigneur mon Dieu, qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, qu'il se décide à prononcer la sentence. Celle-ci condamne en eux, comme l'avait fait Pline, l'obstination, qui forme, en vérité, la substance du délit. Le mot même est rappelé dans l'arrêt. Attendu, y est-il dit, que Speratus, Nartallus, Cittinus, Donata, Vestia, Secunda, ont déclaré vivre à la façon des chrétiens et, sur l'offre qui leur était faite de revenir à la manière de vivre des Romains, ont persisté dans leur obstination, nous les condamnons à périr par le glaive.

Ces faits sont de la première année du règne de Commode. De nombreuses condamnations de chrétiens eurent lieu dans les années suivantes : en Asie, sous le cruel proconsulat d'Arrius Antoninus[36], et à Rome même. Le procès d'Apollonius est célèbre[37]. La découverte de ses Actes authentiques[38] permet aujourd'hui de compléter les récits qu'en ont faits Eusèbe et saint Jérôme. Dénoncé comme chrétien, Apollonius fut traduit par le préfet du prétoire Perennis devant le sénat. Dans un éloquent discours, il fit l'apologie de sa religion, donna les raisons de son refus de sacrifier aux dieux et de jurer par la fortune de l'empereur, et protesta des sentiments de loyauté politique dont les fidèles étaient animés. Trois jours après, il fut interrogé par le préfet seul. Il persista dans son refus d'apostasie. Perennis, alors, alléguant l'avis émis par le sénat dans la première audience, le condamna à être décapité. Si Apollonius était lui-même sénateur, comme l'affirme saint Jérôme, et comme on peut le croire si l'on songe aux grands progrès faits à cette époque par le christianisme dans l'aristocratie romaine[39], cette procédure s'explique aisément. Les Actes, il est vrai, ne lui donnent pas ce titre ; mais leur première partie est loin d'être complète. Il semble au moins qu'Apollonius fut un personnage considérable, puisque Perennis, malgré la toute-puissance dont l'avait investi le faible Commode, crut devoir prendre à son sujet l'avis de la haute assemblée. Dans tout l'interrogatoire, il traite l'accusé avec une grande courtoisie, et jusque dans le prononcé de la sentence il lui marque des égards. Les détails maintenant bien connus de ce procès[40] montrent que l'accusation portait sur la religion seule, sans mélange d'aucun fait accessoire, que sur elle seule Apollonius eut à se défendre et qu'il n'y eut pas d'autre motif à sa condamnation[41].

On voit que la situation juridique des chrétiens est encore, à la fin du second siècle, telle que l'avait fixée Trajan, régularisant lui-même un état de choses qui remontait à Néron. Cependant les dernières années du règne de Commode virent cette situation se détendre. Pour la première fois, l'implacable raideur de la justice romaine s'amollit sous un souffle nouveau. On n'en saurait faire honneur aux arguments des apologistes, ni à un sentiment d'équité ou d'humanité subitement éveillé chez les maîtres du monde. L'influence que des serviteurs chrétiens, et surtout une femme aimée[42], exercèrent sur Commode, tourna seule à l'avantage des fidèles. Commode était trop indifférent en politique pour y résister. Il gracia de nombreux chrétiens avec autant de facilité qu'il en avait, auparavant, laissé condamner d'autres. Ainsi furent rappelés les confesseurs qui travaillaient aux mines de Sardaigne, et dont la liste avait été demandée par la favorite Marcia au pape Victor[43]. On doit voir dans cet acte, non le commencement d'une politique meilleure, mais un caprice heureux du pouvoir absolu. Il inaugure cependant une époque nouvelle, en montrant que les lois contraires au christianisme ont cessé d'être inflexibles, et que le pouvoir impérial, si souvent sollicité de traiter avec lui, pourra ne pas rester inexorable.

 

 

 



[1] HÉGÉSIPPE, dans EUSÈBE, Hist. Eccl., III, 20, 5 ; TERTULLIEN, Apologétique, 5.

[2] SAINT PIERRE, I Ep., IV, 16.

[3] La date traditionnelle est 107 (EUSÈBE, Chron. ; RUINART, Acta sincera, 1689, p. 606, 707. Cf. DE ROSSI, Inscr. christ., t. I, p. 6). LIGHTFOOT, S. Ignatius and S. Polycarp, 1889, t. II, p. 472, la laisse flotter entre 100 et 118.

[4] SAINT IGNACE, Rom., 4.

[5] SAINT IGNACE, Ephes., 1, 2, 5, 6, 21 ; Magnes., 15 ; Smyrn., 10, 12, 13 ; Trall., 13 ; Rom., 10 ; Ad Polyc., 4, 7, 8.

[6] SAINT IGNACE, Rom., 4.

[7] PLINE, Ep., X, 97, 98. — L'authenticité de la lettre de Pline et du rescrit de Trajan, contestée naguère par quelques critiques, n'est plus sérieusement mise en doute par personne.

[8] MÉLITON, dans EUSÈBE, Hist. Eccl., IV, 26 ,10 ; TERTULLIEN, Apologétique, 5.

[9] EUSÈBE, Chron., ad olymp., 226.

[10] La critique est unanime aujourd'hui à reconnaître l'authenticité du rescrit à Minicius Fundanus, inséré par saint Justin à la suite de sa première Apologie.

[11] SAINT JUSTIN, Dial. cum Tryph., 110.

[12] Apologie, I, 4, II, 45.

[13] FUNK, Opera patrum aposlolicorum, t. I, p. 282-308 ; LIGHTFOOT, S. Ignatius and S. Polycarp, t. III, p. 363-403.

[14] La date de 155, établie par un calcul de M. Waddington, est à peu près universellement admise aujourd'hui. Voir les arguments nouveaux apportés par LIGHTFOOT, t. I, p. 646-716.

[15] MÉLITON, dans EUSÈBE, Hist. Eccl., IV, 20, 10. — Il ne faut pas confondre ces missives d'Antonin, certainement historiques, avec le rescrit au conseil d'Asie, beaucoup plus favorable aux chrétiens, publié par Eusèbe, IV, 13, et regardé généralement comme apocryphe. — L'authenticité de ce rescrit vient d'être soutenue par HARNACK (Texte und Untersuchungen, XII, 4, 1893) ; mais il n'a pu détruire cette objection considérable, que la jurisprudence nouvelle contenue dans le rescrit au conseil d'Asie n'a laissé de traces ni dans les écrits des chrétiens, qui n'auraient pas manqué de s'en prévaloir, ni dans les procès des martyrs, où les règles contraires sont constamment appliquées, et semble démentie par la pratique constante du second siècle.

[16] EUSÈBE, Hist. Eccl., IV, 10 ; V, 6.

[17] SAINT JUSTIN, Apologie, II, 1.

[18] SAINT JUSTIN, Apologie, II, 12.

[19] Cette Apologie peut être reconstituée au moyen d'un fragment arménien, publié en 1878 par les Pères Mékitaristes de Venise, d'une version syriaque découverte en 4889, dans un couvent du Sinaï, par M. Rendel Harris, et d'un texte grec inséré dans la Vie légendaire de Barlaam et de Josaphat. Voir RENDEL HARRIS et ARMITAGE ROBINSON, The Apology of Aristides, Cambridge, 1891.

[20] D'après Eusèbe, saint Jérôme et le fragment arménien ; à l'empereur Antonin, d'après la version syriaque.

[21] THÉOPHILE D'ANTIOCHE, Ad Autolycum, I, 12.

[22] ATHÉNAGORE, Legat. pro christian., 17.

[23] MÉLITON DE BARDES, cité par EUSÈBE, Hist. Eccl., IV, 26, 7, 8.

[24] MÉLITON, dans EUSÈBE, Hist. Eccl., IV, 26, 9, 10, 11.

[25] A l'exception de Tatien, demeuré intransigeant (Orat. adv. Græcos, 11 ; cf. 29, 30, 31, 35, 42).

[26] Voir la reproduction photographique de la stèle d'Abercius, dans Nuovo Bullettino di archeologia cristiana, 1895, pl. III-VI, VII ; cf. p. 22-25, 30, 36.

[27] MINUTIUS FELIX, Octavius, 9.

[28] MÉLITON, dans EUSÈBE, Hist. Eccl., IV, 26, 5.

[29] ORIGÈNE, Contra Celsum, VIII, 69.

[30] Le rescrit rapporté par MODESTIN, et cité au Digeste, XLVIII, XIX, 30, ne parait pas se rapporter aux chrétiens. Quant à la lettre dont parle TERTULLIEN (Apologétique, 5), et à laquelle font aussi allusion OROSE et XIPHILIN, elle est manifestement apocryphe.

[31] TATIEN, Adv. Græcos.

[32] Acta S. Justini, dans OTTO, Corpus apologetarum christ. sæc. secundi, t. III, 1879, p. 266-278.

[33] Lettre des Églises de Lyon et de Vienne à celles d'Asie et de Phrygie, dans EUSÈBE, Hist. Eccl., V, 1, 14.

[34] DE ROSSI, Roma sotterranea, t. III, p. XXXVII et 150.

[35] RUINART, Acta martyrum sincera, p. 77-81 ; AUBÉ, Étude sur un nouveau texte des Actes des martyrs Scillitains, 1881 ; Analecta Bollandiana, t. VIII, p. 6-8 ; ARMITAGE ROBINSON, The Passion of S. Perpetua with an appendix on the scillitan martyrdom, 1891, p. 106-116.

[36] TERTULLIEN, Ad Scapulam, 5.

[37] EUSÈBE, Hist. Eccl., V, 21, 2-4 ; SAINT JÉRÔME, De viris ill., art. Apollonius.

[38] Version arménienne, publiée par les Peres Mékitaristes de Venise en 1874 ; traduite par CONYBEARF, The Apology and Acis or Apollonius and other monuments of early christianity, 1894. Voir deux mémoires de M. HARNACK et de M. MOMMSEN, dans les comptes rendus de l'Académie des sciences de Berlin, section d'histoire et de philologie, 27 juillet 1893 et 7 juillet 1894 ; et un Appendice de HARDY, dans Christianity and roman Government, 1894, p. 200-208. Version grecque, d'après le ms. grec 1219 de la Bibliothèque nationale, publiée par les Bollandistes (Analecta, t. XIV, 1895, p. 281-291). Cf. HARNACK, Theol. Literaturzeitung, 1893, p. 500.

[39] EUSÈBE, Hist. Eccl., V, 21, 6 ; cf. DE ROSSI, Roma sott., t. I, p. 309, 315 et suiv. ; t. II, p. 366 et suiv. ; BRUZZA, dans Bull. della comm. arch. com., 1883, p. 137-143.

[40] Les Actes ne parlent pas du châtiment qui, d'après Eusèbe, aurait été infligé à l'accusateur. Voir sur ce détail, peut-être suspect, HARNACK, dans le mémoire cité, et le Père SEMERIA, Conf. d'archéologie chrétienne de Rome, 14 janvier 1894, dans Bull. di arch. crist., 1894 p. 113.

[41] La théorie de MOMMEN, d'après laquelle les chrétiens auraient été poursuivis : 1° non pour crime de religion, mais pour crime de lèse-majesté ; 2° non en vertu de lois spéciales, mais en vertu de pouvoir de police, coercitio, appartenant aux magistrats (Historische Zeitschrift, t. LXIV, 1890, p. 339-424 ; the Expositor, juillet 1893), a été réfutée par L. GUÉRIN, Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, 1895, p. 601-646 et 713-737.

[42] Philosophumena, IX, 11 ; DION CASSIUS, LXXII, 4 ; SAINT IRÉNÉE, Hæres., IV, 30. Cf. DE ROSSI, Inscr. christ., t. I, n° 5, p. 9.

[43] Philosophumena, IX, 11.