Jamais
homme politique ne fut plus respectueux que M. Thiers de la légalité, de ce
qu'il appelait le gouvernement de fait, plus éloigné de toute participation à
l'émeute ou aux mouvements populaires. Sous la Restauration, son opposition
est exclusivement constitutionnelle. En 1830, il met sa signature au bas de
la protestation des journalistes contre les ordonnances rendues en violation
de la Charte ; mais il ne prend aucune part au renversement de Charles X. En
1848, appelé par Louis-Philippe, le 23 février au soir, et chargé de
constituer un ministère, il tente vainement, dans la nuit du 23 au 24,
d'accomplir sa mission ; il est submergé, aussi bien que ses adversaires du
29 octobre 1840, par « la marée qui monte ». Dans la nuit du 2 décembre 1851,
arrêté chez lui, il est enfermé à Mazas avec ses collègues de l'Assemblée, et
proscrit. Enfin, le 4 septembre 1870, il fait cause commune avec cette
majorité du Corps législatif qui l'avait accablé d'outrages le 15 juillet ;
il proteste avec elle contre l'invasion du Palais-Bourbon par la foule, et il
reste en dehors du gouvernement que l'insurrection installe à l'Hôtel de
Ville. Ses adversaires, pour expliquer cette condamnation de tous les
mouvements populaires, ce respect quand même des pouvoirs établis, n'ont
trouvé qu'une explication : la peur. Ils ont prétendu que M. Thiers,
courageux devant les assemblées, était faible devant les foules. Nous avons
d'avance répondu à ce reproche quand nous avons montré M. Thiers payant de sa
personne, s'exposant aux balles dans les batailles des rues, sous le règne de
Louis-Philippe, durant cette période de près de dix ans, qui fut une lutte
chaque jour renaissante contre l'émeute en armes. Le soir
du 4 Septembre, M. Thiers rentrait chez lui, fort attristé, et reprenait, dès
le lendemain, ses études interrompues. Huit ou dix jours après, il recevait
la visite de M. Jules Favre, vice-président du gouvernement de la Défense
nationale et ministre des affaires étrangères. « — Je
viens, en ami, vous demander de nous rendre un service important. « —
Lequel ? « — Le
voici : nous avons la plus grande peine à nous faire écouter, notamment à
Londres ; mais, si vous consentiez à vous y rendre, vous parviendriez
peut-être à nous faire ouvrir des voies aujourd'hui fermées. » M.
Thiers eut quelque peine à renoncer à « l'étude des vérités éternelles »,
dans laquelle il s'était replongé depuis le 4 Septembre. Il s'y résigna
pourtant. Ce n'est pas une ambassade qu'il accepta, mais une course rapide,
en Angleterre ou ailleurs, partout où il pourrait se faire écouter ; où il
dirait que le gouvernement était tombé aux mains d'honnêtes gens, souhaitant
l'ordre et la paix ; où il dirait qu'il serait barbare et souverainement
imprudent aux Cabinets européens de refuser de tendre la main à la France,
uniquement parce qu'elle avait changé de gouvernement, à la suite d'une
révolution qui n'était malheureusement que trop expliquée par ce qui s'était
passé à Metz et à Sedan. Dans
cette mission, M. Thiers devait s'occuper, non pas de préparer la signature
de la paix, mais de faire naître l'occasion d'un armistice et surtout de
chercher des amis à la France. Sa
mission fut inutile. A Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence, il
trouva des sympathies, mais point de concours. Inutile aussi sa tentative
auprès du gouvernement de la Défense nationale. Après un pénible voyage, à
Versailles et à Paris, qu'il a raconté avec une émotion contenue, devant la
Commission d'enquête sur les actes du gouvernement du 4 Septembre, M. Thiers
revint à Tours, puis à Bordeaux, où il attendit, a silencieux et profondément
triste, la fin de nos « perplexités ». Le 8 février 1871, il fut élu député
par 26 départements ; le 18 février il fut nommé, par la quasi-unanimité de
l'Assemblée nationale, chef du pouvoir exécutif de la République française. Le
30 août suivant (loi Rivet),
ce titre fut changé pour celui de Président de la République. A peine
nommé, M. Thiers quittait Bordeaux, avec son ministre des affaires
étrangères, M. Jules Favre, et se rendait à Versailles, où il entamait avec
M. de Bismarck la douloureuse négociation qui aboutissait à la paix de
Francfort. Cession de l'Alsace, d'une partie de la Lorraine avec Metz, rançon
de cinq milliards garantie par une occupation graduée, telles étaient pour la
France les conditions de cette paix, déplorable mais nécessaire. Notre pays,
épuisé, était incapable d'un nouvel effort. La résistance désolée de M.
Thiers, qui s'était prolongée jusqu'aux limites extrêmes de l'armistice, ne
réussit qu'à sauver Belfort. M.
Jules Favre, qui assista à toutes les entrevues avec le chancelier de fer, a
rappelé, en ces termes, l'attitude de M. Thiers : « Je le
vois encore pâle, agité, s'asseyant et se levant tour à tour ; j'entends sa
voix brisée par le chagrin, ses accents suppliants et fiers, et je ne sais
rien de plus grand que la passion de ce noble cœur, éclatant en plaintes, en
menaces, en prières, s'irritant par degrés en face d'une injuste résistance.
» La paix
conclue, il fallait la faire ratifier par l'Assemblée nationale. Le 1 er
mars, M. Thiers, de retour à Bordeaux, réfuta en quelques paroles pleines
d'une patriotique tristesse les admirables mais impolitiques discours de MM.
Edgar Quinet, Louis Blanc, Victor Hugo ; montra que s'il y avait eu une seule
chance de soutenir heureusement la lutte, il se serait épargné une des plus
cruelles douleurs de sa vie, et obtint la ratification, à la majorité de 548
voix contre 107. C'est à
M. Jules Simon, qui fut son collaborateur pendant ces deux années si remplies
(17
février 1871, 24 mai 1873),
qui resta son ami et son admirateur, qu'il faut demander le récit de la
Présidence de M. Thiers. M. Jules Simon a raconté, dans ses deux volumes sur
le Gouvernement de M. Thiers et dans l'Eloge prononcé devant l'Académie des
sciences morales, l'histoire de ce que l'on peut appeler la restauration,
disons plus, la reconstruction de la France. Tout était à refaire, et tout
fut refait en vingt-sept mois : la Commune fut vaincue, l'emprunt destiné à
payer la guerre et l'indemnité de guerre fut contracté, le territoire fut
délivré, l'armée fut reconstituée, toutes les administrations furent
réorganisées ; pour tout dire, CI la noble blessée » fut remise sur pied. Des
luttes que le grand homme eut à soutenir contre l'Assemblée nationale,
pendant ces deux années d'un labeur écrasant, nous ne dirons rien. Nous ne
rappellerons pas non plus, en dehors de l'admirable déclaration qui constitua
ce que l'on appelle le Pacte de Bordeaux, les discours de M. Thiers pendant
cette période ; c'est de son cabinet de Versailles, de son « palais de la
pénitence », bien plus que de la tribune de l'Assemblée nationale, qu'il a
gouverné, réprimé l'émeute, calmé pour un temps, sinon désarmé, les partis et
ressuscité la France. On a
parlé souvent de l'ingratitude des républiques. La grande majorité de
l'assemblée était monarchiste : le 24 mai 1873, cette majorité mit M. Thiers
en minorité ; l'illustre vieillard que l'on accusait d'ambition sénile et que
la loi autorisait à rester à son poste, remit immédiatement sa démission et
fut remplacé par le maréchal de Mac-Mahon. Le libérateur du territoire, le
restaurateur de la France avait fait les affaires du pays au lieu de faire
celles de l'un des trois partis qui se disputaient la couronne : la coalition
de ces trois partis lui fit perdre un pouvoir dont il avait usé avec un
patriotisme, une impartialité, une dignité qui mirent le sceau à sa glorieuse
carrière. L'Assemblée,
par son vote, assura au vaincu du 24 mai une popularité qu'il n'avait jamais
connue. Une fois, au bout de trois ans, un ministre s'étant permis, en pleine
Assemblée, d'appliquer à un autre le titre de libérateur du territoire : « Le
voilà, le libérateur ! » s'écria Gambetta, en montrant M. Thiers ;
ce cri souleva un enthousiasme qui de l'Assemblée se répandit à Paris et de
là dans toute la France. Est-il
vrai qu'en déclarant que la forme républicaine était celle qui nous divisait
le moins et en favorisant l'établissement de la république en France, M.
Thiers se soit montré infidèle aux opinions de toute sa vie ? Lui-même a
répondu à ce reproche, quand il a démontré qu'une république conservatrice
dont le président est élu, n'offre pas beaucoup de différence avec une
monarchie libérale dont le roi, régnant sans gouverner, n'est qu'un président
de république héréditaire. Est-ce l'ambition qui a poussé M. Thiers à
traverser l'Océan, au lieu de traverser seulement le Détroit, et à chercher à
Washington cet idéal d'un bon gouvernement qu'il n'avait, pendant si
longtemps, voulu reconnaître qu'à Londres ? Il serait vain de défendre M.
Thiers de ce reproche d'ambition. Quand nous voyons ceux que l'on a
considérés de tout temps comme les adversaires nés de l'institution
républicaine, déclarer, dans des documents solennels, adressés à toute la
catholicité, que la république est un régime aussi légitime que tous les
autres, pourquoi veut-on que M. Thiers n'ait pas reconnu cette légitimité,
fondée sur le consentement national ? Sous
l'Empire, il s'inclinait devant la volonté presque unanime de la France,
exprimée par le suffrage universel ; pourquoi ne se serait-il pas incliné
devant la même volonté, exprimée avec la même unanimité, sous la République ? N'a-t-il
pas démontré dix fois, et chaque fois avec une force nouvelle, avec une
logique irréfragable, que la République était le gouvernement qui nous
divisait le moins, le gouvernement impersonnel qui empêchait les partis de
s'entre-déchirer, le gouvernement de fait qu'il avait trouvé, seul debout,
sur les ruines de la France et qu'il remettait intact aux mains de
l'Assemblée ? Cette Assemblée, après avoir renversé M. Thiers, n'at-elle pas
démontré elle-même que le rétablissement de la Monarchie était impossible,
puisqu'elle a été obligée de constituer, d'organiser la République qu'elle
détestait ? Homme
de la tradition et de la conservation pour tout le reste, M. Thiers, en
politique, a été l'homme de l'évolution et du progrès. La Présidence de la
République et les prétendues jouissances du pouvoir, il les avait risquées
sur la question des maires, sur la question des matières premières ; il
faillit les risquer aussi dans la discussion de la loi militaire : c'est
qu'en économie politique, comme en administration municipale, comme en
organisation militaire, il était resté l'homme du passé, l'admirateur de
Louis, de Gouvion Saint-Cyr, surtout de Bonaparte, du Bonaparte du Consulat.
En politique, au contraire, il avait marché avec son siècle. La République
violente de 1848 ne l'avait pas converti ; la République assagie de 1870
emporta ses derniers préjugés monarchiques, préjugés de surface, du reste,
car il n'a jamais cru qu'il y ait des talismans en politique, ni qu'il
suffise d'une Constitution pour assurer le bonheur d'un peuple. M.
Thiers, après l'élection du maréchal de Mac-Mahon, quitta la préfecture de
Versailles, où il avait fait de si grandes choses ; et, ne pouvant rentrer
dans son hôtel de la place Saint-Georges, que la Commune avait rasé, il se
retira chez un parent, le général Charlemagne, où il attendit que sa maison
fût relevée de ses ruines. Les travaux achevés, il y rentra, non pas comme il
y était entré, quarante ans auparavant, en 1834, après son mariage avec Mlle
Dosne, dans toute la joie de l'homme auquel l'avenir sourit, mais avec la
mélancolie résignée du grand citoyen, qui a trouvé, dans les plus hautes
fonctions publiques, avec l'exercice de ses grandes facultés, moins de
bonheur que de gloire. M.
Thiers, qui était resté membre de l'Assemblée nationale, ne prit la parole
qu'une fois, après le 24 mai 1873, le 27 mars 1874, pour combattre le projet
de création des nouveaux forts autour de Paris. M. Thiers trouvait ce projet
trop cher au point de vue financier, trop étendu au point de vue militaire.
Le discours, ou plutôt les deux discours qu'il prononça le 27 mars, sont les
derniers de lui qu'ait entendus la tribune française. Hors de l'Assemblée, il
avait reçu, l'avant-veille, les délégués républicains de la Gironde, qui
venaient lui apporter un objet d'art et l'encourager à persévérer dans la
politique qu'il n'avait cessé de soutenir, après comme avant le 24 Mai. Dix
mois s'étaient écoulés depuis cette date ; la tentative de restauration de la
Monarchie, faite dans l'été de 1873, avait échoué ; toutes les prévisions de
M. Thiers s'étaient réalisées. Il engagea pourtant les délégués de la Gironde
à ne pas désespérer de l'Assemblée, leur affirmant que la force des choses
triompherait de ses résistances, et qu'elle serait forcé d'organiser un
gouvernement, de donner une Constitution à la France. Et, en
effet, onze mois après, le 25 février 1875, l'Assemblée, qui avait renversé
M. Thiers parce qu'il ne favorisait pas le rétablissement de l'une des trois
monarchies, les condamnait elle-même toutes les trois, en votant la
Constitution républicaine qui nous régit. Le 17
octobre 1875, à la veille des élections sénatoriales et législatives, M.
Thiers, recevant encore, à Arcachon, des républicains venus de toutes les
parties du département de la Gironde, s'élevait contre la prétention des
monarchistes de rester les maîtres de toutes les fonctions, dans un
gouvernement qu'ils combattaient après l'avoir organisé, et exprimait sa
confiance dans les électeurs, pour remettre toutes choses dans l'ordre. Les
électeurs de Belfort nommèrent M. Thiers sénateur le 30 janvier 1876 ; les
électeurs du IX' arrondissement de Paris le nommèrent député le 20 février.
Le 11 mars, il optait pour Paris, qu'il représentait depuis quarante ans, et
allait siéger sur les bancs de la majorité républicaine de la Chambre. C'est
surtout dans le pays que s'exerça son action, du mois de mars 1876 au mois de
mai 1877 ; c'est dans ses fréquentes excursions en Normandie, en Provence, où
il alla visiter son cher lycée de Marseille, qu'il recueillit les marques les
plus touchantes de la reconnaissance publique, qu'il fut salué comme le futur
et nécessaire président de la République. Le coup d'Etat parlementaire du 16
mai venait d'avoir lieu, et, pour tous les hommes clairvoyants, la défaite du
maréchal Mac-Mahon et de ses ministres était certaine. M.
Thiers ne devait pas voir cette défaite, à laquelle il avait contribué plus
que personne, en rassurant la bourgeoisie, en lui démontrant que la
République pouvait maintenir l'ordre, sans sacrifier la liberté. Depuis le
commencement d'août, il habitait Saint-Germain, d'où il faisait de fréquents
voyages à Paris, pour s'entendre avec les chefs les plus en vue de la gauche
et en particulier avec M. Gambetta. Le 3 septembre toujours vif et alerte, il
avait fait sa promenade matinale. Au déjeuner, il fut frappé d'une congestion
cérébrale, et le soir, entre six et sept heures, il expirait sans avoir
repris connaissance. Sa mort plongea dans la stupeur la France libérale ;
elle remplit de joie les auteurs du coup d'Etat du 16 Mai, tous ceux
auxquels, dans le secret de leur cœur, il est certainement arrivé, depuis, de
dire bien souvent : « S'il était là ! » Le gouvernement du 16 Mai décida que
les funérailles auraient lieu aux frais de l'Etat. Madame Thiers refusa cette
tardive générosité, et les funérailles eurent lieu aux frais de la noble
veuve. Le
corps, transporté à Paris, resta exposé jusqu'au 8 septembre, dans la maison
de la place Saint-Georges. Après un service à l'Église Notre-Dame-de-Lorette,
un cortège d'un million d'hommes accompagna jusqu'à sa dernière demeure l'un
des plus grands serviteurs de la France. Jamais Paris n'avait vu pareil
concours derrière un cercueil, ni pareille émotion dans une foule aussi
nombreuse. Seules, les funérailles de Gambetta devaient, à quelques années de
là, égaler, non surpasser celles de Thiers. Le 27
septembre, dix-sept jours avant les élections générales, paraissait le
manifeste de M. Thiers aux électeurs du IXe arrondissement, manifeste dont
les épreuves furent relues et corrigées par M. Mignet. L'homme d'Etat se
survivait, dans cet admirable testament politique, qui résume les
enseignements de toute sa vie, et qui ne fut pas sans influence sur le
résultat de la bataille électorale. Après
cette bataille, la République était définitivement fondée : la République
conservatrice, habitable, telle que l'avait voulue M. Thiers. De la
chute de M Thiers à sa mort, quatre ans et quatre mois s'étaient écoulés :
ces quatre ans n'avaient pas été absorbés par les seules occupations de la
politique. A un esprit d'une aussi infatigable activité il fallait d'autres
aliments. De 1873 à 1877, les visites de M. Thiers furent fréquentes à
l'Ecole normale, au Muséum, à l'Observatoire. De même qu'autrefois il avait demandé
à Jomini, à Louis, à Talleyrand, des renseignements pour son histoire, sur le
soir de sa vie il demandait à Pasteur, à Frémy, à Leverrier des enseignements
pour le grand ouvrage de philosophie, par lequel il voulait couronner ses
immenses labeurs. Toutes ses recherches en chimie, en histoire naturelle, en
astronomie, devaient aboutir à ce livre, qu'il n'a malheureusement pas pu
achever. On
connaît son goût pour les arts, développé par ses voyages en Italie, à
Florence, à Rome, à Venise" à Milan, d'où il rapporta comme un
éblouissement. Depuis que la politique et l'histoire l'avaient pris tout
entier, il avait cessé d'en écrire ; il ne cessa jamais d'en jouir et d'en
disserter, avec les guides les plus sûrs : MM. Guillaume, le grand statuaire,
et Charles Blanc, le membre de l'Académie Française, l'auteur de la Grammaire
des arts du dessin. Charles Blanc a consacré une brochure à la description
du cabinet de M. Thiers, que la Commune avait dispersé, mais qui fut
reconstitué, de 1873 à 1877, et qui figure aujourd'hui dans deux salles du
musée du Louvre. On peut y constater quel vif sentiment du beau avait M.
Thiers, et qu'il fut plus qu'un élève pour ses deux maîtres d'esthétique :
MM. Charles Blanc et Guillaume. C'est
de lui surtout que l'on pourrait dire ce qu'il disait de Napoléon Ier : « sa
sensibilité pour le beau, devenue exquise par l'âge et la souffrance,
savourait avec délices les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. » C'est
au milieu de ces hautes distractions, en pleine santé de l'esprit, en pleine
activité intellectuelle, qu'il s'était éteint. « C'est ainsi qu'il
mourut, si c'était là mourir. » « Je
l'aurai », avait dit Mgr Dupanloup, en parlant de M. Thiers. Mgr
Dupanloup, on le sait, avait dû sa première notoriété à l'appel que lui avait
adressé in extremis le prince de Talleyrand, et il espérait qu'il
aurait M. Thiers comme il avait eu Talleyrand. La campagne faite en commun,
en 1849-1850, contre l'Université, des relations renouées en 1870-1871, et,
depuis, quelques conversations spiritualistes autorisaient-elles l'évêque à
compter sur la conversion finale de M. Thiers ? Non certes. Quand bien même
M. Thiers se serait vu mourir et aurait pu préparer sa fin, il est douteux
qu'il eût voulu donner un démenti à toute sa vie, foncièrement indifférente
en matière de culte. Pour le catholicisme, en particulier, il n'avait que des
sympathies politiques. Quant à sa philosophie religieuse, elle se résume dans
cette phrase d'une lettre, qu'il adressait à un ami, le 3 mars 1848 : « Bien
certainement, il doit y avoir quelque chose derrière la toile sur laquelle
sont peints les événements d'ici-bas, sans quoi la dérision serait trop
grande. » Croyance
à la Providence et à l'immortalité, telle fut toute sa métaphysique : elle
n'est ni très originale, ni très profonde. Grand
journaliste, grand orateur, grand historien, homme d'Etat de premier ordre et
grand patriote, M. Thiers a rempli ce siècle de son nom et de ses œuvres.
Journaliste, il a contribué plus que personne au changement d'un régime qui
n'avait rien appris ni rien oublié ; orateur, il a illustré pendant
trente-cinq ans, et sous trois gouvernements différents, la tribune française
; historien, il a consacré un beau livre à cette Révolution dont il s'est
toujours réclamé ;il en a consacré un autre plus considérable au plus grand
des hommes, au plus prodigieux génie des temps modernes ; homme d'Etat, après
avoir gouverné son pays, non sans honneur, sous un roi constitutionnel, il a
su le gouverner encore, non sans gloire, avec une Constitution rudimentaire
et en présence d'une Assemblée unique ; patriote, il a réparé tous les maux
de la guerre étrangère, tous les maux de la guerre civile, et s'est effacé
modestement, après avoir rendu la tâche facile à ses successeurs. C'est
surtout comme homme d'Etat, comme conducteur de peuples que M. Thiers est
remarquable. Il était de ces esprits dans lesquels l'art de gouverner est une
capacité innée, et cette capacité avait été accrue par deux qualités qui chez
lui furent en constant progrès : l'universalité et la clarté. L'universalité
est une force en un siècle de spécialistes ; la clarté dans la conception,
aussi bien que dans l'exécution ou dans l'élocution, en est une en tout
temps. Universalité et clarté lui ont donné ce don de seconde vue qui a tant
frappé le public, dont nous avons fourni mainte preuve, dont il convient de
reproduire ici quelques témoignages décisifs. On n'a
pas oublié la campagne du National, et la substitution des d'Orléans aux
Bourbons de la branche aînée. Dès le mois de janvier 1830, M. Thiers avait
tracé le programme et fixé les limites de la révolution de Juillet. Dans les
articles du National, les prophéties sont constantes. Admettons qu'elles
fussent faciles. En est-il de même des suivantes ? A la
veille de 1848, M. Thiers écrivait ! « Le
pays marche, à pas de géants, à une catastrophe qui éclatera, ou avant la
mort du roi, si le prince a une vieillesse longue, ou peu après. » Sous le
second Empire, à l'époque la plus brillante du règne : « Le
pouvoir de Napoléon III ne durera pas autant que sa vie... Je ne me risquerai
pas à prédire la voie que suivra un être si étrange. Je ne peux voir la route
qui le mènera à sa ruine. Je sais seulement qu'il se ruinera. Fata viam invenient.
» Et au
Corps législatif, en 1866, un an avant Sadowa, quatre ans avant la
proclamation de l'Empire d'Allemagne à Versailles : « On
verra refaire un nouvel Empire germanique, cet Empire de Charles Quint, qui
résidait autrefois à Vienne, qui résiderait maintenant à Berlin. Cet empire
de Charles Quint, au lieu de s'appuyer, comme aux XVe et XVIe siècles, sur
l'Espagne, s'appuierait sur l'Italie. » Après
avoir raconté cette longue et belle existence, il nous resterait peut-être à
donner les raisons qui ont fait admettre M. Thiers dans cette collection de
Classiques populaires. Son éloquence comme son style n'ont rien de classique,
dans le sens qui est d'ordinaire attaché à ce mot. Cette langue des affaires,
si abondante et si claire, cette causerie à bâtons rompus, avec ses
négligences préméditées, ses familiarités heureuses, n'est certainement pas
classique. Il ne
l'est pas davantage, ce style, qu'il a comparé lui-même à une glace sans
tain, dans la Préface du tome XII du Consulat et de l'Empire, ce style
auquel il ne voulait ni relief ni coloris, mais qui devait s'adapter à la
pensée, de manière à la laisser transparaître, comme un vêtement léger
s'adapte au corps, en le laissant deviner. Est-ce à dire que cette langue des
affaires et que ce style, adéquat aux choses qu'il veut exprimer, ne puissent
pas être proposés comme des modèles, aux lecteurs qui sont encore sur les
bancs, même à ceux qui ont depuis longtemps fini leurs classes ? Comme homme
et comme politique, Thiers avait quelques vilains travers : il était
personnel, vaniteux, sceptique, indiscret, habile à se glisser partout ; nous
ne les avons pas indiqués, parce qu'il se trouvera toujours assez de gens
pour les redire, et parce que nous faisons un portrait et non une
photographie. Comme orateur et comme écrivain, il n'avait que des qualités,
et sur ces qualités on ne saurait trop insister. Elles
apparaîtront à nouveau et elles frapperont les plus prévenus contre lui, le
jour où l'on publiera sa correspondance. Dans la préface du livre qui
contient les éloges de MM. Thiers, Guizot et Rémusat, M. Jules Simon a donné
au public quelques-unes des lettres qui lui ont été adressées par son
illustre ami. Un recueil de lettres de cette valeur aurait, au point de vue
politique, l'importance qu'a la correspondance de Voltaire au point de vue
littéraire et ne serait pas indigne de l'attention des purs lettrés. Cette
publication serait peut-être l'occasion d'un retour de justice nationale. La
chute du libérateur du territoire a causé dans toute la France, en 1873, une
véritable consternation. Sa mort, en 1877, a été un deuil public. L'oubli,
depuis quinze ans, semble presque s'être fait sur son nom et sur sa mémoire ;
ses discours, dont M. Calmon a rendu la lecture si facile, par les
ingénieuses notices qui les réunissent, ne sont plus consultés ; ses œuvres
ne sont pas réimprimées. Qui sait ? Le moment approche peut-être où il ne
sera même plus attaqué, où on ne le citera plus, où le silence sera complet
sur son nom et sur ses œuvres. Ce silence n'aura qu'un temps. Thiers vivant,
a connu toutes les vicissitudes de la popularité ; Thiers mort, connaîtra ces
retours de faveur, ces repentirs de l'opinion ; il aura son regain de succès,
comme Lamartine. Dans un jour solennel il a fait appel au tribunal de
l'histoire : le jugement de ce tribunal n'est pas douteux. Celui du tribunal
des lettrés ne l'est pas davantage. Dans cinquante ans, quand on relira les
œuvres de M. Thiers, histoires, discours ou lettres, quand on remarquera
qu'elles ont conservé toute leur saveur, que le même parfum s'en dégage,
chacun voudra les relire ; chacun voudra étudier et connaître à fond cette
langue unique, écrite et parlée par un Provençal naturalisé Parisien, qui,
tout en étant par excellence la langue des affaires, s'est trouvée, par
surcroît, la plus littéraire, la plus française, et par conséquent la plus
classique qui fut jamais. FIN DE L'OUVRAGE
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