ADOLPHE THIERS

 

CHAPITRE VI. — LE CHEF DU POUVOIR EXÉCUTIF. — LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE. — CONCLUSION. (1870-1877).

 

 

Jamais homme politique ne fut plus respectueux que M. Thiers de la légalité, de ce qu'il appelait le gouvernement de fait, plus éloigné de toute participation à l'émeute ou aux mouvements populaires. Sous la Restauration, son opposition est exclusivement constitutionnelle. En 1830, il met sa signature au bas de la protestation des journalistes contre les ordonnances rendues en violation de la Charte ; mais il ne prend aucune part au renversement de Charles X. En 1848, appelé par Louis-Philippe, le 23 février au soir, et chargé de constituer un ministère, il tente vainement, dans la nuit du 23 au 24, d'accomplir sa mission ; il est submergé, aussi bien que ses adversaires du 29 octobre 1840, par « la marée qui monte ». Dans la nuit du 2 décembre 1851, arrêté chez lui, il est enfermé à Mazas avec ses collègues de l'Assemblée, et proscrit. Enfin, le 4 septembre 1870, il fait cause commune avec cette majorité du Corps législatif qui l'avait accablé d'outrages le 15 juillet ; il proteste avec elle contre l'invasion du Palais-Bourbon par la foule, et il reste en dehors du gouvernement que l'insurrection installe à l'Hôtel de Ville. Ses adversaires, pour expliquer cette condamnation de tous les mouvements populaires, ce respect quand même des pouvoirs établis, n'ont trouvé qu'une explication : la peur. Ils ont prétendu que M. Thiers, courageux devant les assemblées, était faible devant les foules. Nous avons d'avance répondu à ce reproche quand nous avons montré M. Thiers payant de sa personne, s'exposant aux balles dans les batailles des rues, sous le règne de Louis-Philippe, durant cette période de près de dix ans, qui fut une lutte chaque jour renaissante contre l'émeute en armes.

Le soir du 4 Septembre, M. Thiers rentrait chez lui, fort attristé, et reprenait, dès le lendemain, ses études interrompues. Huit ou dix jours après, il recevait la visite de M. Jules Favre, vice-président du gouvernement de la Défense nationale et ministre des affaires étrangères.

« — Je viens, en ami, vous demander de nous rendre un service important.

« — Lequel ?

« — Le voici : nous avons la plus grande peine à nous faire écouter, notamment à Londres ; mais, si vous consentiez à vous y rendre, vous parviendriez peut-être à nous faire ouvrir des voies aujourd'hui fermées. »

M. Thiers eut quelque peine à renoncer à « l'étude des vérités éternelles », dans laquelle il s'était replongé depuis le 4 Septembre. Il s'y résigna pourtant. Ce n'est pas une ambassade qu'il accepta, mais une course rapide, en Angleterre ou ailleurs, partout où il pourrait se faire écouter ; où il dirait que le gouvernement était tombé aux mains d'honnêtes gens, souhaitant l'ordre et la paix ; où il dirait qu'il serait barbare et souverainement imprudent aux Cabinets européens de refuser de tendre la main à la France, uniquement parce qu'elle avait changé de gouvernement, à la suite d'une révolution qui n'était malheureusement que trop expliquée par ce qui s'était passé à Metz et à Sedan.

Dans cette mission, M. Thiers devait s'occuper, non pas de préparer la signature de la paix, mais de faire naître l'occasion d'un armistice et surtout de chercher des amis à la France.

Sa mission fut inutile. A Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence, il trouva des sympathies, mais point de concours. Inutile aussi sa tentative auprès du gouvernement de la Défense nationale. Après un pénible voyage, à Versailles et à Paris, qu'il a raconté avec une émotion contenue, devant la Commission d'enquête sur les actes du gouvernement du 4 Septembre, M. Thiers revint à Tours, puis à Bordeaux, où il attendit, a silencieux et profondément triste, la fin de nos « perplexités ». Le 8 février 1871, il fut élu député par 26 départements ; le 18 février il fut nommé, par la quasi-unanimité de l'Assemblée nationale, chef du pouvoir exécutif de la République française. Le 30 août suivant (loi Rivet), ce titre fut changé pour celui de Président de la République.

A peine nommé, M. Thiers quittait Bordeaux, avec son ministre des affaires étrangères, M. Jules Favre, et se rendait à Versailles, où il entamait avec M. de Bismarck la douloureuse négociation qui aboutissait à la paix de Francfort. Cession de l'Alsace, d'une partie de la Lorraine avec Metz, rançon de cinq milliards garantie par une occupation graduée, telles étaient pour la France les conditions de cette paix, déplorable mais nécessaire. Notre pays, épuisé, était incapable d'un nouvel effort. La résistance désolée de M. Thiers, qui s'était prolongée jusqu'aux limites extrêmes de l'armistice, ne réussit qu'à sauver Belfort.

M. Jules Favre, qui assista à toutes les entrevues avec le chancelier de fer, a rappelé, en ces termes, l'attitude de M. Thiers :

« Je le vois encore pâle, agité, s'asseyant et se levant tour à tour ; j'entends sa voix brisée par le chagrin, ses accents suppliants et fiers, et je ne sais rien de plus grand que la passion de ce noble cœur, éclatant en plaintes, en menaces, en prières, s'irritant par degrés en face d'une injuste résistance. »

La paix conclue, il fallait la faire ratifier par l'Assemblée nationale. Le 1 er mars, M. Thiers, de retour à Bordeaux, réfuta en quelques paroles pleines d'une patriotique tristesse les admirables mais impolitiques discours de MM. Edgar Quinet, Louis Blanc, Victor Hugo ; montra que s'il y avait eu une seule chance de soutenir heureusement la lutte, il se serait épargné une des plus cruelles douleurs de sa vie, et obtint la ratification, à la majorité de 548 voix contre 107.

C'est à M. Jules Simon, qui fut son collaborateur pendant ces deux années si remplies (17 février 1871, 24 mai 1873), qui resta son ami et son admirateur, qu'il faut demander le récit de la Présidence de M. Thiers. M. Jules Simon a raconté, dans ses deux volumes sur le Gouvernement de M. Thiers et dans l'Eloge prononcé devant l'Académie des sciences morales, l'histoire de ce que l'on peut appeler la restauration, disons plus, la reconstruction de la France. Tout était à refaire, et tout fut refait en vingt-sept mois : la Commune fut vaincue, l'emprunt destiné à payer la guerre et l'indemnité de guerre fut contracté, le territoire fut délivré, l'armée fut reconstituée, toutes les administrations furent réorganisées ; pour tout dire, CI la noble blessée » fut remise sur pied.

Des luttes que le grand homme eut à soutenir contre l'Assemblée nationale, pendant ces deux années d'un labeur écrasant, nous ne dirons rien.

Nous ne rappellerons pas non plus, en dehors de l'admirable déclaration qui constitua ce que l'on appelle le Pacte de Bordeaux, les discours de M. Thiers pendant cette période ; c'est de son cabinet de Versailles, de son « palais de la pénitence », bien plus que de la tribune de l'Assemblée nationale, qu'il a gouverné, réprimé l'émeute, calmé pour un temps, sinon désarmé, les partis et ressuscité la France.

On a parlé souvent de l'ingratitude des républiques. La grande majorité de l'assemblée était monarchiste : le 24 mai 1873, cette majorité mit M. Thiers en minorité ; l'illustre vieillard que l'on accusait d'ambition sénile et que la loi autorisait à rester à son poste, remit immédiatement sa démission et fut remplacé par le maréchal de Mac-Mahon. Le libérateur du territoire, le restaurateur de la France avait fait les affaires du pays au lieu de faire celles de l'un des trois partis qui se disputaient la couronne : la coalition de ces trois partis lui fit perdre un pouvoir dont il avait usé avec un patriotisme, une impartialité, une dignité qui mirent le sceau à sa glorieuse carrière.

L'Assemblée, par son vote, assura au vaincu du 24 mai une popularité qu'il n'avait jamais connue. Une fois, au bout de trois ans, un ministre s'étant permis, en pleine Assemblée, d'appliquer à un autre le titre de libérateur du territoire : « Le voilà, le libérateur ! » s'écria Gambetta, en montrant M. Thiers ; ce cri souleva un enthousiasme qui de l'Assemblée se répandit à Paris et de là dans toute la France.

Est-il vrai qu'en déclarant que la forme républicaine était celle qui nous divisait le moins et en favorisant l'établissement de la république en France, M. Thiers se soit montré infidèle aux opinions de toute sa vie ? Lui-même a répondu à ce reproche, quand il a démontré qu'une république conservatrice dont le président est élu, n'offre pas beaucoup de différence avec une monarchie libérale dont le roi, régnant sans gouverner, n'est qu'un président de république héréditaire. Est-ce l'ambition qui a poussé M. Thiers à traverser l'Océan, au lieu de traverser seulement le Détroit, et à chercher à Washington cet idéal d'un bon gouvernement qu'il n'avait, pendant si longtemps, voulu reconnaître qu'à Londres ? Il serait vain de défendre M. Thiers de ce reproche d'ambition. Quand nous voyons ceux que l'on a considérés de tout temps comme les adversaires nés de l'institution républicaine, déclarer, dans des documents solennels, adressés à toute la catholicité, que la république est un régime aussi légitime que tous les autres, pourquoi veut-on que M. Thiers n'ait pas reconnu cette légitimité, fondée sur le consentement national ?

Sous l'Empire, il s'inclinait devant la volonté presque unanime de la France, exprimée par le suffrage universel ; pourquoi ne se serait-il pas incliné devant la même volonté, exprimée avec la même unanimité, sous la République ?

N'a-t-il pas démontré dix fois, et chaque fois avec une force nouvelle, avec une logique irréfragable, que la République était le gouvernement qui nous divisait le moins, le gouvernement impersonnel qui empêchait les partis de s'entre-déchirer, le gouvernement de fait qu'il avait trouvé, seul debout, sur les ruines de la France et qu'il remettait intact aux mains de l'Assemblée ? Cette Assemblée, après avoir renversé M. Thiers, n'at-elle pas démontré elle-même que le rétablissement de la Monarchie était impossible, puisqu'elle a été obligée de constituer, d'organiser la République qu'elle détestait ?

Homme de la tradition et de la conservation pour tout le reste, M. Thiers, en politique, a été l'homme de l'évolution et du progrès. La Présidence de la République et les prétendues jouissances du pouvoir, il les avait risquées sur la question des maires, sur la question des matières premières ; il faillit les risquer aussi dans la discussion de la loi militaire : c'est qu'en économie politique, comme en administration municipale, comme en organisation militaire, il était resté l'homme du passé, l'admirateur de Louis, de Gouvion Saint-Cyr, surtout de Bonaparte, du Bonaparte du Consulat. En politique, au contraire, il avait marché avec son siècle. La République violente de 1848 ne l'avait pas converti ; la République assagie de 1870 emporta ses derniers préjugés monarchiques, préjugés de surface, du reste, car il n'a jamais cru qu'il y ait des talismans en politique, ni qu'il suffise d'une Constitution pour assurer le bonheur d'un peuple.

M. Thiers, après l'élection du maréchal de Mac-Mahon, quitta la préfecture de Versailles, où il avait fait de si grandes choses ; et, ne pouvant rentrer dans son hôtel de la place Saint-Georges, que la Commune avait rasé, il se retira chez un parent, le général Charlemagne, où il attendit que sa maison fût relevée de ses ruines. Les travaux achevés, il y rentra, non pas comme il y était entré, quarante ans auparavant, en 1834, après son mariage avec Mlle Dosne, dans toute la joie de l'homme auquel l'avenir sourit, mais avec la mélancolie résignée du grand citoyen, qui a trouvé, dans les plus hautes fonctions publiques, avec l'exercice de ses grandes facultés, moins de bonheur que de gloire.

M. Thiers, qui était resté membre de l'Assemblée nationale, ne prit la parole qu'une fois, après le 24 mai 1873, le 27 mars 1874, pour combattre le projet de création des nouveaux forts autour de Paris. M. Thiers trouvait ce projet trop cher au point de vue financier, trop étendu au point de vue militaire. Le discours, ou plutôt les deux discours qu'il prononça le 27 mars, sont les derniers de lui qu'ait entendus la tribune française. Hors de l'Assemblée, il avait reçu, l'avant-veille, les délégués républicains de la Gironde, qui venaient lui apporter un objet d'art et l'encourager à persévérer dans la politique qu'il n'avait cessé de soutenir, après comme avant le 24 Mai. Dix mois s'étaient écoulés depuis cette date ; la tentative de restauration de la Monarchie, faite dans l'été de 1873, avait échoué ; toutes les prévisions de M. Thiers s'étaient réalisées. Il engagea pourtant les délégués de la Gironde à ne pas désespérer de l'Assemblée, leur affirmant que la force des choses triompherait de ses résistances, et qu'elle serait forcé d'organiser un gouvernement, de donner une Constitution à la France.

Et, en effet, onze mois après, le 25 février 1875, l'Assemblée, qui avait renversé M. Thiers parce qu'il ne favorisait pas le rétablissement de l'une des trois monarchies, les condamnait elle-même toutes les trois, en votant la Constitution républicaine qui nous régit.

Le 17 octobre 1875, à la veille des élections sénatoriales et législatives, M. Thiers, recevant encore, à Arcachon, des républicains venus de toutes les parties du département de la Gironde, s'élevait contre la prétention des monarchistes de rester les maîtres de toutes les fonctions, dans un gouvernement qu'ils combattaient après l'avoir organisé, et exprimait sa confiance dans les électeurs, pour remettre toutes choses dans l'ordre. Les électeurs de Belfort nommèrent M. Thiers sénateur le 30 janvier 1876 ; les électeurs du IX' arrondissement de Paris le nommèrent député le 20 février. Le 11 mars, il optait pour Paris, qu'il représentait depuis quarante ans, et allait siéger sur les bancs de la majorité républicaine de la Chambre.

C'est surtout dans le pays que s'exerça son action, du mois de mars 1876 au mois de mai 1877 ; c'est dans ses fréquentes excursions en Normandie, en Provence, où il alla visiter son cher lycée de Marseille, qu'il recueillit les marques les plus touchantes de la reconnaissance publique, qu'il fut salué comme le futur et nécessaire président de la République. Le coup d'Etat parlementaire du 16 mai venait d'avoir lieu, et, pour tous les hommes clairvoyants, la défaite du maréchal Mac-Mahon et de ses ministres était certaine.

M. Thiers ne devait pas voir cette défaite, à laquelle il avait contribué plus que personne, en rassurant la bourgeoisie, en lui démontrant que la République pouvait maintenir l'ordre, sans sacrifier la liberté. Depuis le commencement d'août, il habitait Saint-Germain, d'où il faisait de fréquents voyages à Paris, pour s'entendre avec les chefs les plus en vue de la gauche et en particulier avec M. Gambetta. Le 3 septembre toujours vif et alerte, il avait fait sa promenade matinale. Au déjeuner, il fut frappé d'une congestion cérébrale, et le soir, entre six et sept heures, il expirait sans avoir repris connaissance. Sa mort plongea dans la stupeur la France libérale ; elle remplit de joie les auteurs du coup d'Etat du 16 Mai, tous ceux auxquels, dans le secret de leur cœur, il est certainement arrivé, depuis, de dire bien souvent : « S'il était là ! » Le gouvernement du 16 Mai décida que les funérailles auraient lieu aux frais de l'Etat. Madame Thiers refusa cette tardive générosité, et les funérailles eurent lieu aux frais de la noble veuve.

Le corps, transporté à Paris, resta exposé jusqu'au 8 septembre, dans la maison de la place Saint-Georges. Après un service à l'Église Notre-Dame-de-Lorette, un cortège d'un million d'hommes accompagna jusqu'à sa dernière demeure l'un des plus grands serviteurs de la France. Jamais Paris n'avait vu pareil concours derrière un cercueil, ni pareille émotion dans une foule aussi nombreuse. Seules, les funérailles de Gambetta devaient, à quelques années de là, égaler, non surpasser celles de Thiers.

Le 27 septembre, dix-sept jours avant les élections générales, paraissait le manifeste de M. Thiers aux électeurs du IXe arrondissement, manifeste dont les épreuves furent relues et corrigées par M. Mignet. L'homme d'Etat se survivait, dans cet admirable testament politique, qui résume les enseignements de toute sa vie, et qui ne fut pas sans influence sur le résultat de la bataille électorale.

Après cette bataille, la République était définitivement fondée : la République conservatrice, habitable, telle que l'avait voulue M. Thiers.

De la chute de M Thiers à sa mort, quatre ans et quatre mois s'étaient écoulés : ces quatre ans n'avaient pas été absorbés par les seules occupations de la politique. A un esprit d'une aussi infatigable activité il fallait d'autres aliments. De 1873 à 1877, les visites de M. Thiers furent fréquentes à l'Ecole normale, au Muséum, à l'Observatoire. De même qu'autrefois il avait demandé à Jomini, à Louis, à Talleyrand, des renseignements pour son histoire, sur le soir de sa vie il demandait à Pasteur, à Frémy, à Leverrier des enseignements pour le grand ouvrage de philosophie, par lequel il voulait couronner ses immenses labeurs. Toutes ses recherches en chimie, en histoire naturelle, en astronomie, devaient aboutir à ce livre, qu'il n'a malheureusement pas pu achever.

On connaît son goût pour les arts, développé par ses voyages en Italie, à Florence, à Rome, à Venise" à Milan, d'où il rapporta comme un éblouissement. Depuis que la politique et l'histoire l'avaient pris tout entier, il avait cessé d'en écrire ; il ne cessa jamais d'en jouir et d'en disserter, avec les guides les plus sûrs : MM. Guillaume, le grand statuaire, et Charles Blanc, le membre de l'Académie Française, l'auteur de la Grammaire des arts du dessin. Charles Blanc a consacré une brochure à la description du cabinet de M. Thiers, que la Commune avait dispersé, mais qui fut reconstitué, de 1873 à 1877, et qui figure aujourd'hui dans deux salles du musée du Louvre. On peut y constater quel vif sentiment du beau avait M. Thiers, et qu'il fut plus qu'un élève pour ses deux maîtres d'esthétique : MM. Charles Blanc et Guillaume.

C'est de lui surtout que l'on pourrait dire ce qu'il disait de Napoléon Ier : « sa sensibilité pour le beau, devenue exquise par l'âge et la souffrance, savourait avec délices les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. »

C'est au milieu de ces hautes distractions, en pleine santé de l'esprit, en pleine activité intellectuelle, qu'il s'était éteint. « C'est ainsi qu'il mourut, si c'était là mourir. »

« Je l'aurai », avait dit Mgr Dupanloup, en parlant de M. Thiers. Mgr Dupanloup, on le sait, avait dû sa première notoriété à l'appel que lui avait adressé in extremis le prince de Talleyrand, et il espérait qu'il aurait M. Thiers comme il avait eu Talleyrand. La campagne faite en commun, en 1849-1850, contre l'Université, des relations renouées en 1870-1871, et, depuis, quelques conversations spiritualistes autorisaient-elles l'évêque à compter sur la conversion finale de M. Thiers ? Non certes. Quand bien même M. Thiers se serait vu mourir et aurait pu préparer sa fin, il est douteux qu'il eût voulu donner un démenti à toute sa vie, foncièrement indifférente en matière de culte. Pour le catholicisme, en particulier, il n'avait que des sympathies politiques. Quant à sa philosophie religieuse, elle se résume dans cette phrase d'une lettre, qu'il adressait à un ami, le 3 mars 1848 :

« Bien certainement, il doit y avoir quelque chose derrière la toile sur laquelle sont peints les événements d'ici-bas, sans quoi la dérision serait trop grande. »

 

Croyance à la Providence et à l'immortalité, telle fut toute sa métaphysique : elle n'est ni très originale, ni très profonde.

Grand journaliste, grand orateur, grand historien, homme d'Etat de premier ordre et grand patriote, M. Thiers a rempli ce siècle de son nom et de ses œuvres. Journaliste, il a contribué plus que personne au changement d'un régime qui n'avait rien appris ni rien oublié ; orateur, il a illustré pendant trente-cinq ans, et sous trois gouvernements différents, la tribune française ; historien, il a consacré un beau livre à cette Révolution dont il s'est toujours réclamé ;il en a consacré un autre plus considérable au plus grand des hommes, au plus prodigieux génie des temps modernes ; homme d'Etat, après avoir gouverné son pays, non sans honneur, sous un roi constitutionnel, il a su le gouverner encore, non sans gloire, avec une Constitution rudimentaire et en présence d'une Assemblée unique ; patriote, il a réparé tous les maux de la guerre étrangère, tous les maux de la guerre civile, et s'est effacé modestement, après avoir rendu la tâche facile à ses successeurs.

C'est surtout comme homme d'Etat, comme conducteur de peuples que M. Thiers est remarquable. Il était de ces esprits dans lesquels l'art de gouverner est une capacité innée, et cette capacité avait été accrue par deux qualités qui chez lui furent en constant progrès : l'universalité et la clarté. L'universalité est une force en un siècle de spécialistes ; la clarté dans la conception, aussi bien que dans l'exécution ou dans l'élocution, en est une en tout temps. Universalité et clarté lui ont donné ce don de seconde vue qui a tant frappé le public, dont nous avons fourni mainte preuve, dont il convient de reproduire ici quelques témoignages décisifs.

On n'a pas oublié la campagne du National, et la substitution des d'Orléans aux Bourbons de la branche aînée. Dès le mois de janvier 1830, M. Thiers avait tracé le programme et fixé les limites de la révolution de Juillet. Dans les articles du National, les prophéties sont constantes. Admettons qu'elles fussent faciles. En est-il de même des suivantes ?

 

A la veille de 1848, M. Thiers écrivait !

« Le pays marche, à pas de géants, à une catastrophe qui éclatera, ou avant la mort du roi, si le prince a une vieillesse longue, ou peu après. »

 

Sous le second Empire, à l'époque la plus brillante du règne :

« Le pouvoir de Napoléon III ne durera pas autant que sa vie... Je ne me risquerai pas à prédire la voie que suivra un être si étrange. Je ne peux voir la route qui le mènera à sa ruine. Je sais seulement qu'il se ruinera. Fata viam invenient. »

 

Et au Corps législatif, en 1866, un an avant Sadowa, quatre ans avant la proclamation de l'Empire d'Allemagne à Versailles :

« On verra refaire un nouvel Empire germanique, cet Empire de Charles Quint, qui résidait autrefois à Vienne, qui résiderait maintenant à Berlin. Cet empire de Charles Quint, au lieu de s'appuyer, comme aux XVe et XVIe siècles, sur l'Espagne, s'appuierait sur l'Italie. »

 

Après avoir raconté cette longue et belle existence, il nous resterait peut-être à donner les raisons qui ont fait admettre M. Thiers dans cette collection de Classiques populaires. Son éloquence comme son style n'ont rien de classique, dans le sens qui est d'ordinaire attaché à ce mot. Cette langue des affaires, si abondante et si claire, cette causerie à bâtons rompus, avec ses négligences préméditées, ses familiarités heureuses, n'est certainement pas classique.

Il ne l'est pas davantage, ce style, qu'il a comparé lui-même à une glace sans tain, dans la Préface du tome XII du Consulat et de l'Empire, ce style auquel il ne voulait ni relief ni coloris, mais qui devait s'adapter à la pensée, de manière à la laisser transparaître, comme un vêtement léger s'adapte au corps, en le laissant deviner. Est-ce à dire que cette langue des affaires et que ce style, adéquat aux choses qu'il veut exprimer, ne puissent pas être proposés comme des modèles, aux lecteurs qui sont encore sur les bancs, même à ceux qui ont depuis longtemps fini leurs classes ? Comme homme et comme politique, Thiers avait quelques vilains travers : il était personnel, vaniteux, sceptique, indiscret, habile à se glisser partout ; nous ne les avons pas indiqués, parce qu'il se trouvera toujours assez de gens pour les redire, et parce que nous faisons un portrait et non une photographie. Comme orateur et comme écrivain, il n'avait que des qualités, et sur ces qualités on ne saurait trop insister.

Elles apparaîtront à nouveau et elles frapperont les plus prévenus contre lui, le jour où l'on publiera sa correspondance. Dans la préface du livre qui contient les éloges de MM. Thiers, Guizot et Rémusat, M. Jules Simon a donné au public quelques-unes des lettres qui lui ont été adressées par son illustre ami. Un recueil de lettres de cette valeur aurait, au point de vue politique, l'importance qu'a la correspondance de Voltaire au point de vue littéraire et ne serait pas indigne de l'attention des purs lettrés.

Cette publication serait peut-être l'occasion d'un retour de justice nationale. La chute du libérateur du territoire a causé dans toute la France, en 1873, une véritable consternation. Sa mort, en 1877, a été un deuil public. L'oubli, depuis quinze ans, semble presque s'être fait sur son nom et sur sa mémoire ; ses discours, dont M. Calmon a rendu la lecture si facile, par les ingénieuses notices qui les réunissent, ne sont plus consultés ; ses œuvres ne sont pas réimprimées. Qui sait ? Le moment approche peut-être où il ne sera même plus attaqué, où on ne le citera plus, où le silence sera complet sur son nom et sur ses œuvres. Ce silence n'aura qu'un temps. Thiers vivant, a connu toutes les vicissitudes de la popularité ; Thiers mort, connaîtra ces retours de faveur, ces repentirs de l'opinion ; il aura son regain de succès, comme Lamartine. Dans un jour solennel il a fait appel au tribunal de l'histoire : le jugement de ce tribunal n'est pas douteux. Celui du tribunal des lettrés ne l'est pas davantage. Dans cinquante ans, quand on relira les œuvres de M. Thiers, histoires, discours ou lettres, quand on remarquera qu'elles ont conservé toute leur saveur, que le même parfum s'en dégage, chacun voudra les relire ; chacun voudra étudier et connaître à fond cette langue unique, écrite et parlée par un Provençal naturalisé Parisien, qui, tout en étant par excellence la langue des affaires, s'est trouvée, par surcroît, la plus littéraire, la plus française, et par conséquent la plus classique qui fut jamais.

 

FIN DE L'OUVRAGE