C'est
en 1863 que M. Thiers rentra dans la vie politique. Déjà, en 1859, on l'avait
pressé d'accepter une candidature législative à Lille, et le gouvernement
impérial lui avait fait savoir qu'il ne le combattrait pas. Il avait
loyalement répondu qu'il ne pouvait accepter l'appui du gouvernement. Il lui
répugnait, il l'a avoué, de prêter serment à l'Empire. Quatre ans après,
l'insistance de MM. de Broglie, de Montalembert, Jules Simon, Guizot,
Glais-Bizoin, Lanjuinais, triomphait de ses répugnances : il acceptait la
candidature, et, malgré la violence avec laquelle il fut, cette fois,
combattu, il était élu député de la seconde circonscription de Paris. Dans
quelles dispositions entrait-il au Corps législatif ? Voulait-il faire à
l'Empire une opposition irréconciliable ? En aucune manière. Il était bien
décidé à réclamer les libertés indispensables, celles qu'il a appelées les
libertés nécessaires, et, ces libertés une fois obtenues, à prendre part aux
affaires du pays, sans chercher à renverser la dynastie. Jusqu'à la chute de
l'Empire, il est resté scrupuleusement fidèle à ce programme. Jamais il n'a
consenti à aller étaler aux Tuileries un habit brodé de ministre ; toujours
il a prodigué au gouvernement impérial les conseils les plus propres à le
sauver et à faire faire au pays « l'économie d'une révolution ».
Malheureusement, l'empereur, qui parut toujours peu sincère, parce qu'il
était hésitant et peu convaincu, perdit, par ses hésitations et ses doutes,
tout le bénéfice des concessions qu'il faisait. La catastrophe de 1870
interrompit d'ailleurs brusquement l'expérience de l'Empire libéral. Le 24
décembre 1863, M. Thiers prit la parole dans cette enceinte législative, où
il s'était fait entendre pour la dernière fois, le 17 novembre 1851, quand il
avait soutenu, avec si peu de succès, la proposition des trois questeurs :
MM. Baze, de Panat et Le Flô. M. Thiers définit le mandat moral qu'il avait
reçu de ses électeurs. Ceux-ci lui avaient recommandé : 1° De
contribuer au développement progressif des libertés publiques ; 2° De
tâcher de procurer au pays le grand bienfait de l'économie ; 3° De
contribuer au maintien de la paix. Développement
des libertés publiques, rétablissement de l'économie, non pas par des
réductions qui n'aboutissent qu'à désorganiser tous les services, mais par
l'ordre dans les finances et la clarté dans les comptes ; maintien de la paix
: tels étaient, en 1863, les vœux de l'immense majorité de la France, telle
était la seule politique possible. Nous suivrons M. Thiers dans ses efforts
pour faire triompher ces trois points de son programme. C'est
le 24 janvier, dans la discussion de l'Adresse, que fut prononcé le Discours
sur les libertés nécessaires. Le décret du 24 novembre 1860, modifiant la
Constitution du 24 janvier 1852, avait autorisé le Sénat et le Corps
législatif à voter chaque année, en réponse au discours du trône, une Adresse
discutée en présence de commissaires du gouvernement. C'est en vertu de ce
décret que M. Thiers prit la parole pour discuter l'Adresse, rédigée par M.
de Morny, et qui approuvait, sans réserve, le discours que l'empereur avait
prononcé à l'ouverture de la session, le 5 novembre 1863. Il n'y était pas
dit un mot des réformes libérales à introduire dans la Constitution. Ni la
liberté individuelle, ni la liberté de la presse, ni la liberté électorale,
ni la liberté parlementaire, ni la responsabilité ministérielle n'étaient
garanties. Ces libertés et cette responsabilité, M. Thiers les réclama en ces
termes : MESSIEURS, Je vous disais, il y a quelques jours, que bientôt
je vous demanderais la permission de vous entretenir de la politique
intérieure du pays, et que je saisirais cette occasion de vous donner
quelques explications personnelles sur les motifs de ma présence dans cette
assemblée, et sur les sentiments qui m'ont animé en y entrant. Je sais bien que les grandes assemblées ont tout
autre chose à faire que de s'occuper des individus ; mais, lorsque je vous
demande la permission de vous entretenir de moi un instant, un instant
seulement, c'est un devoir que je crois remplir envers le pays, qui m'a élu
sans exiger de profession de foi, et envers vous, mes collègues, dont je
serais heureux de posséder la confiance. (Très
bien !) Messieurs, il y a trente-quatre ans que je suis
entré pour la première fois dans cette enceinte. J'y ai pris place dans la
dernière Chambre élue sous la Restauration. Depuis, j'ai fait partie de
toutes les Chambres qui se sont succédé de 1830 à 1848 ; puis, sous la
République, j'ai siégé sur les bancs de la Constituante et de la Législative
; et enfin me voici, au milieu de vous, sur les bancs du Corps législatif de
l'Empire. Dans ce long espace de temps, j'ai vu se succéder
les choses, les hommes, les opinions, les affections même, et, au milieu de
ce torrent qui semblait devoir tout emporter, les principes seuls ont
survécu, les principes sociaux et politiques sur lesquels repose la société
moderne. Ce n'est pas que, dans certains jours, ils n'aient paru
singulièrement menacés. Nous avons vu des moments où l'ordre semblait
tellement ébranlé qu'on se demandait comment la société pourrait se rasseoir.
Plus tard, c'était l'idée de la liberté qui semblait effacée de l'esprit
humain, et cependant l'ordre s'est rétabli, et la liberté est prête à
renaître ! (Mouvement.) Tant il est vrai de dire que ces grands principes
sont comme ces astres, destinés à nous éclairer, qui s'enveloppent
quelquefois de nuages, pour paraître bientôt plus radieux. Une circonstance vous aura sans doute frappés :
c'est que les hommes eux-mêmes, si petits au milieu de la grandeur des
événements, les hommes n'ont quelque valeur que par l'intelligence qu'ils ont
eue de ces grands principes, et par la fidélité qu'ils leur ont conservée. Quant à moi, il y a trois principes que j'ai
toujours considérés comme devant faire la règle d'une vie honnête et bien
ordonnée : le principe de la souveraineté nationale, le principe d'ordre, le
principe de liberté. (Très bien ! Très bien !) Je suis né, j'ai vécu dans cette école, dite de
1789, qui croit que la France adroit de disposer de ses destinées et de
choisir le gouvernement qui lui convient. Je pense qu'elle ne doit user de sa
souveraineté que très rarement, et même que mieux vaudrait qu'elle n'en usât
jamais, s'il était possible ; mais, quand elle a prononcé, à mes yeux, le
droit y est. (Très bien ! - Bravo !) Je pense que c'est manquer et à la loi
et au bon sens, que de chercher à substituer des vues particulières à sa
volonté clairement exprimée. (Très bien ! Très bien !) Mais, quand on s'est soumis au gouvernement légal de
son pays, il y a deux choses qu'on est toujours en droit de lui demander :
l'ordre et la liberté. (Très bien !) Quand la société est privée de l'ordre, elle vit
dans les angoisses : inquiète, agitée, elle ne travaille pas, ou elle
travaille peu. Or, le riche peut quelquefois ne pas travailler ; mais la
société est un ouvrier condamné à gagner, du lever au coucher du soleil, le
pain de ses enfants. (Très bien !) Si elle s'arrête un jour, elle
s'appauvrit, et, - tandis que, privée d'ordre, elle s'appauvrit au dedans, au
dehors elle se déconsidère. Et ce qu'il y a déplus triste, c'est qu'elle tend
de tous ses vœux au despotisme. Si c'est la liberté qui manque, la société n'est
pas plus heureuse : elle souffre différemment, mais elle ne souffre pas
moins. Elle s'inquiète, elle s'agite sourdement, elle se sent humiliée ; et
si, faute d'être assez consultée, elle aperçoit que ses destinées sont
dirigées dans d'autres vues que les siennes, elle s'irrite : elle voudrait le
dire, elle ne le peut pas, elle est toujours prête à éclater ; et, tandis
que, privée d'ordre, elle tend au despotisme, privée de liberté elle tend aux
révolutions. (Très bien ! Très bien !) M. LE PRÉSIDENT.
— Monsieur Thiers, on ne vous entend pas assez de ce côté (M. le
Président désigne le côté droit de l’assemblée), et les sténographes se
plaignent de ne pas vous entendre. Parlez à la Chambre tout entière. M. THIERS. — Les principes que je viens d'énoncer,
Messieurs, sont ceux d'après lesquels j'ai essayé de diriger ma vie, au
milieu de la confusion des événements. Lorsque la République fut proclamée en France, je
me soumis, bien que ce gouvernement ne fût pas celui auquel me rattachaient
mes antécédents ; et je me joignis aux hommes courageux qui, ici même,
défendaient l'ordre au milieu d'une assemblée nombreuse, passionnée, mais
honnête et courageuse, et sachant écouler les vérités qui lui déplaisaient. (Sur plusieurs
bancs, Très bien ! Très bien !) L'ordre, Messieurs, a été sauvé, et bientôt la
France est revenue au principe monarchique. Je me suis soumis également, par
suite de ce même sentiment de respect pour la volonté nationale ; mais alors,
je suis entré dans la retraite, par un motif bien simple : c'est qu'il n'y
avait rien à faire pour le principe d'ordre, qui était sauvé, et rien encore
pour le principe de liberté, qui était ajourné. Dans cette retraite,
permettez-moi de le dire, tout le monde sait ce que j'ai fait ; j'ai écrit
avec sincérité l'histoire de mon pays. (Très bien ! Très bien !) J'y aurais passé, sans regret,
le reste de ma vie, lorsque les décrets du 24 novembre 1860, de février et de
décembre 1861, ont été promulgués. Vous savez quels changements ces décrets ont
introduits dans nos institutions. Vous ne pouviez vous réunir qu'en silence
pour recevoir les projets de lois que vous apportaient MM. les conseillers
d'Etat, et que vous deviez discuter avec eux, presque sans pouvoir les
amender. (Réclamations sur planeurs bancs.) Puis venait le budget, que vous
deviez voter par ministère ; et, quant aux crédits supplémentaires, plus
importants que le budget, vous n'en pouviez connaître qu'à la loi des
comptes, c'est-à-dire quand il n'était plus possible d'exercer un contrôle
utile. (Nouvelles réclamations.) L'empereur a changé cet état de choses : il vous a
rouvert le champ de la politique, en vous accordant la discussion de
l'Adresse. Il a fait davantage : il vous a mis face à face avec son
gouvernement, en introduisant ici les ministres sans portefeuille, et même un
ministre à portefeuille, le ministre d'Etat ; il vous a rendu la publicité de
vos séances ; il vous a donné le moyen de voter le budget, non plus par
ministère, mais par section ; et, quant aux crédits supplémentaires, s'il ne
les a pas supprimés, comme il en avait d'abord exprimé l'espérance, il a
rapproché l'époque de leur discussion de l'époque de leur ouverture, et il
vous a donné ainsi sur ces crédits une incontestable influence. Messieurs, vous ne me trouverez jamais ni dénigrant
ni flatteur. Je ne dirai pas que ces décrets contiennent toutes les libertés
désirables, mais ils en contiennent une partie considérable, et ils sont le
gage du reste. Quant à moi, j'en remercie l'empereur (Très bien !
Très bien !),
car l'ingratitude est un mauvais sentiment et un mauvais calcul. (Nouvelle
approbation.) A partir de ces décrets, j'ai pensé, j'ai dit à
tous les hommes qui partageaient mes convictions, que, dès qu'ils pouvaient
venir discuter ici librement les affaires du pays, et qu'il leur était
possible de concourir au rétablissement des libertés publiques, l'abstention
ne serait plus, de leur part, ni sage, ni digne, ni patriotique. (Très bien !
Très bien !) Je
leur ai conseillé de prêter serment à l'empereur, et de se rendre dans leurs
collèges électoraux, soit comme électeurs, soit comme éligibles. Je vous l'avouerai, Messieurs, après avoir donné ce
conseil, j'aurais voulu être dispensé de le suivre (on rit) ; après avoir trouvé, dans la
retraite, l'étude, la paix avec les partis, un peu de justice, il m'en
coûtait de me rejeter au milieu des orages de la vie publique ; mais
l'inconséquence eut été trop grande de donner des conseils et de ne pas les
suivre soi-même. D'ailleurs, une dernière considération m'a décidé :
c'est qu'en venant au milieu de vous, personne ne pourrait m'accuser
d'ambition. A mon âge, après les postes que j'ai occupés dans l’Etat, je ne
peux plus avoir qu'une seule ambition : c'est, en vous apportant le modeste
tribut d'une expérience bien chèrement acquise, en discutant avec vous les
affaires de l'Etat, au point de vue de l'Etat, et jamais au point de vue des
partis (Très bien ! Très bien !), de pouvoir quelquefois être
d'un léger secours à vos délibérations, et de pas laisser tout à fait
inutiles à mon pays les dernières années de ma vie (Très bien !
Très bien ! — Applaudissements sur plusieurs bancs.) M. LE PRÉSIDENT.
— M. Thiers, si vous vouliez vous tourner un peu de mon côté. Les
sténographes se plaignent de ne pas vous entendre. QUELQUES VOIX. —
La tribune ! M. THIERS. — Monsieur le Président, par une vieille habitude
de la tribune, je suis toujours tenté de me présenter en face à l'assemblée
dans laquelle je parle. (On rit.) M. GLAIS-BIZOIN. — Un de MM. les commissaires du gouvernement pourrait vous
céder la place. M. LE PRÉSIDENT.
— Ce que je dis est dans l'intérêt de ceux qui n'entendent pas. M. THIERS. — Messieurs, après ces explications que j'aurais
voulu rendre plus courtes, j'arrive tout de suite au grand objet pour lequel
nous sommes ici réunis. Il ne saurait être question, en suivant l'ordre que
nous ont tracé le discours du Trône et le projet d'Adresse, ni de finances,
ni d'affaires extérieures. Il s'agit uniquement de notre politique
intérieure, et, dans cette politique, quel est l'objet principal, l'objet
essentiel qui occupe tous les esprits ? C'est le développement de nos
institutions dans le sens d'une liberté modérée et régulière ; et, à cet
égard, permettez-moi de préciser sur-le-champ notre situation
constitutionnelle. Nous avons vécu longtemps sous le régime des constitutions
fixes, qui, une fois faites, étaient déclarées invariables ; mais,
aujourd'hui, nous sommes placés sous le régime des constitutions modifiables,
perfectibles, comme on dit, qui se font peu à peu, par la main du temps, plus
sage et plus habile que les hommes. Et, en effet, le principe suivant a été posé
dans la Constitution : Quand un changement sera reconnu convenable, utile,
l'empereur en prendra l'initiative, le Sénat donnera sa sanction. On ne s'est pas borné à poser le principe, on a
modifié la Constitution plusieurs fois. Ainsi notre situation est celle-ci : tant que le
texte de la Constitution n'est pas modifié, il a droit à tous nos respects, à
notre obéissance absolue ; mais il peut être modifié, par l'initiative de
l'empereur et la sanction du Sénat. Mais vous, Messieurs, dans cette œuvre, n'avez-vous
rien à faire ? Oui, vous avez quelque chose à faire, et l’empereur vous a
ménagé votre part, en vous donnant la discussion de l'Adresse, et en vous
fournissant ainsi le moyen de lui apporter les vœux du pays. On vous a dit bien des fois, on vous a répété,
notamment à l'ouverture des débats de la législature, que, depuis quelque
temps, on parlait beaucoup de liberté et qu'on en parlerait beaucoup encore.
Eh bien, je me pose tout de suite cette question : Ce vœu de liberté est-il
sérieux, ou bien est-ce un de ces besoins capricieux, qu'un jour voit naitre
et qu'un jour voit disparaître ? S'il est sérieux, dans quelle mesure est-il
sage d'y satisfaire, et, avec nos institutions actuelles, est-il possible de
lui donner satisfaction ? Voilà les questions que je vous demande la
permission de traiter aujourd'hui devant vous. Je puis dire, comme le poète : Incedo per ignes.
Mais, Messieurs, fiez-vous à moi du soin de respecter tout ce qui doit être
respecté, et, par votre confiance, vous faciliterez ma tâche, vous la rendrez
à la fois moins périlleuse et plus fructueuse. Messieurs, quand on considère l'histoire des trois
quarts du siècle écoulés, on est frappé de l'observation que voici : c'est
que la France peut quelquefois se passer de la liberté, s'en passer au point
de paraître l'avoir oubliée ; puis, quand les temps et les esprits sont plus
calmes, elle y revient avec une persévérance singulière et une force presque
irrésistible. Trois grands faits prouvent la vérité de cette
observation, et je vous demande la permission de les tracer. S'il y une époque où il fut naturel que la France
oubliât cette idée de la liberté, ce fut en 1800, après les terribles
épreuves de notre première Révolution. Elle avait devant elle un homme
merveilleux, qui portait sur toutes choses sa main réparatrice ; elle se
donna à lui, elle s'absorba en lui, et, un moment, elle sembla ne plus penser
: elle regardait, et certes, le spectacle en valait la peine. (Vive
approbation.) Mais bientôt, Messieurs, la France commença de
nouveau à penser ; elle commença à penser, quand elle vit une partie de nos
armées précipitée dans le gouffre brûlant de l'Espagne, une autre dans le
gouffre glacé de la Russie, et ni les unes ni les autres n'en revenir. Alors
elle pensa tristement, profondément ; elle regretta ces libertés dont elle
avait fait le trop facile abandon, et, le 31 décembre 1813, elle éleva sa
voix pour demander la paix. Sa voix ne fut pas écoutée, et, quelques mois
après, l'ennemi victorieux était dans Paris. La France tomba sanglante aux
pieds des Bourbons, et leur demanda cette paix dont elle avait tant besoin,
et cette liberté dont elle avait recommencé à sentir le prix. Les Bourbons ne régnèrent que quelques jours. Napoléon
revint. Que lui demanda la France ? Elle lui demanda, comme aux Bourbons, la
paix et la liberté. La paix, Napoléon en avait longtemps disposé ; il n'en
disposait plus, hélas ! il ne pouvait la donner ; mais il donna la
liberté, et il la donna tout entière. On a prétendu qu'il n'avait pas été de bonne foi. Permettez-moi
de vous le dire, c'est là un singulier hommage que rendent à sa mémoire les
soutiens de sa famille. Mais, quoi qu'on en ait dit, il était de bonne foi.
Dans ses entretiens les plus intimes, il répétait que la dictature pouvait
être une concession de quelques années faite à un homme de génie, tel que
lui, mais une concession de quelques années seulement ; et, quand il donna la
liberté, c'est très sincèrement qu'il la donna tout entière. Messieurs, on aime souvent à emprunter des exemples
à Napoléon victorieux, ébloui par le succès ; je supplie qu'on en emprunte
quelques-uns à Napoléon agrandi et mûri par le malheur. (Très bien !
Très bien !) La liberté tout entière, donnée à une nation qui
n'en avait encore pratiqué aucune partie, et lorsqu'un million de soldats
marchaient sur la France, ne pouvait pas être un essai heureux. Waterloo, nom
sinistre 1 Waterloo fit disparaître une seconde fois l'idée de liberté, et
une immense réaction commença en Europe, non pas seulement contre l'idée de
liberté, mais contre toutes les idées de la Révolution française. Nous étions bien jeunes alors, Messieurs, et
quelquefois nous essayions de murmurer le nom de liberté ; mais on nous
faisait taire, en nous montrant l'échafaud sanglant de Louis XVI. A ce
souvenir navrant, nos jeunes cœurs étaient contristés, mais nos raisons
n'étaient pas confondues. Nous persistâmes, et dix ans ne s'étaient pas
écoulés, que l'idée de la liberté occupait tous les esprits, que son nom
remplissait toutes les bouches. En 1825, 1826, 1827, nous allions atteindre ce but,
si longtemps, si vainement poursuivi, lorsqu'en approchant de ces limites
obscures et périlleuses, où les pouvoirs sont exposés à se rencontrer, où la
prérogative du souverain, la prérogative du pays, mises en présence, sont
exposées à se heurter si une sagesse supérieure ne préside à leurs relations,
nous avons vu deux fois, sous des formes différentes, surgir cette redoutable
question de la prédominance d'un pouvoir sur l'autre, et deux trônes sont
tombés !... Cette question fatale a été pour nous,
permettez-moi cette comparaison, ce qu'était pour les navigateurs du
quinzième siècle ce fameux cap dit des Tempêtes. Les navigateurs n'en
approchaient qu'en tremblant ; ils n'osaient pas le doubler ! Vous savez ce qui
arriva. Un prince heureusement inspiré, Jean de Portugal, voulut dissiper de
vaines terreurs : ce cap des Tempêtes, il l'appela le cap de Bonne-Espérance,
et, quelques années après, le cap était franchi !... (Applaudissements.) Eh bien, Messieurs, n'aurons-nous pas, nous aussi,
une heureuse inspiration de confiance ? Ne verrons-nous pas de vaines
terreurs se dissiper ? Ne verrons-nous pas ce cap, devant lequel nous avons
tant de fois échoué, changer de nom et être heureusement franchi ? Dieu le
veuille ! Je ne vous raconterai pas — vous y avez assisté — l’histoire
de nos agitations, à partir de 1848. Nous avons traversé la République, nous
avons abouti à l'Empire, et, pour la troisième fois, la liberté a disparu.
Une vaste réaction militaire a dominé l'Europe. Cependant l'esprit vivifiant
du siècle agissait sur les peuples, il agissait même sur les souverains,
auteurs et chefs de cette réaction militaire. Et voyez, Messieurs, combien
sont mystérieuses et profondes les voies de la Providence ! Les princes de
l'Europe étaient assemblés à Paris, dans la personne de leurs représentants,
pour régler les conséquences de la glorieuse guerre de Crimée, et, ce que
jamais on n'avait vu, la liberté eut pour tribune un congrès, pour orateur un
diplomate ! L'illustre comte de Cavour fut autorisé à dénoncer à l'Europe les
princes italiens, les uns pour n'avoir pas donné la liberté à leurs peuples,
les autres parce qu'ils étaient fils de princes qui l'avaient refusée. Vous vous en souvenez, Messieurs, l'émotion fut
immense. Les Italiens s'armèrent, les Autrichiens s'armèrent aussi ; ils
furent bientôt aux prises les uns et les autres ; nous accourûmes. Il nous en
coûtaSO.000 hommes et 500 millions, et l'Italie fut affranchie. Mais le
mouvement imprimé devint si rapide, que, malgré nos engagements de
Villafranca, tous les princes italiens furent renversés, et, sans la foi
universelle des peuples et une sage politique, le pape lui-même aurait
succombé. (C'est vrai ! C'est vrai !) Ce n'est pas seulement en Italie que le mouvement
se propagea, il s'étendit à l'Europe entière. Bientôt l'Autriche demanda à la
liberté le dédommagement des défaites qu'elle avait éprouvées, et elle le
trouva. Celte idée de liberté nous revint par tous les échos, et la France,
Messieurs, ne pouvait pas y être sourde. C'est alors que le décret du 24
novembre, tour à tour effet et cause, a été rendu ; il a continué le
mouvement, et vous avez vu ce mouvement se continuer encore, et se produire
avec éclat jusqu'au moment des élections. L'histoire de la liberté, la voilà. Je demande à
tous les hommes de sens, à tous les hommes d'expérience, si un besoin qui,
trois fois étouffé depuis le commencement du siècle, trois fois reparaît avec
une force irrésistible, je demande si c'est là un besoin faux et factice,
dont il soit permis de ne pas tenir compte ? Non, Messieurs, c'est évidemment
un besoin de la raison humaine, qui devait être profondément senti chez une
nation comme la nôtre, l'une des plus intelligentes et des plus fières de la
terre. (Approbation.) Eh bien, Messieurs, si c'est là un besoin sérieux,
arrive la seconde question : Dans quelle mesure faut-il y satisfaire ?... Ah !
ici, j'en conviens, la question devient grave, immensément grave ; cependant,
si l'on y pense bien sérieusement, toute grave qu'elle est, elle n'est pas
insoluble. Je sais très bien que ce mot de liberté ne laisse
personne de sang-froid. Chez les uns il excite des désirs illimités, chez les
autres des craintes chimériques. Mais, Messieurs, en ne consultant que
l'expérience, en s'arrêtant à ce qui est incontestable, indiscutable,
n'est-il pas possible de trouver, de déterminer, ce que j'appellerai, en fait
de liberté, le nécessaire ? Oui, Messieurs, le nécessaire : vous pouvez aller à
Vienne, à Berlin, à La Haye, à Madrid, à Turin, et vous verrez que, sur ce
point, personne ne dispute plus aujourd'hui. Oui, il y aie nécessaire en fait
de liberté, et il est hors de question, désormais, pour tous les hommes
éclairés. C'est ce nécessaire que je vous demande la permission de vous
exposer aussi brièvement que possible. Et je me hâte de vous dire tout de
suite que ce nécessaire est parfaitement conciliable avec nos institutions
actuelles, pourvu, bien entendu, que ne tarisse pas tout à coup la source
heureuse de laquelle est émané le décret du 24 novembre ! (Mouvements
divers.) Pour moi, Messieurs, il y a cinq conditions qui
constituent ce que j'appelle le nécessaire, en fait de liberté. La première
est celle qui est destinée à assurer la sécurité du citoyen. Il faut que le
citoyen repose tranquillement dans sa demeure, et parcoure toutes les parties
du territoire sans être exposé à aucun acte arbitraire. Pourquoi les hommes
se mettent-ils ainsi en société ? Pour assurer leur sécurité. Mais, quand ils
se sont mis à l'abri de la violence individuelle, s'ils restaient exposés à
la violence du pouvoir destiné à les protéger, ils auraient manqué leur but.
Il faut que le citoyen soit garanti contre la violence individuelle, et
contre tout acte arbitraire du pouvoir. Ainsi, quant à cette liberté qu'on
appelle la liberté individuelle, je n'insisterai pas, et c'est bien celle-là
qui mérite le titre d'incontestable et d'indispensable. Mais, quand le citoyen a obtenu cette sécurité, il
n'a presque rien fait encore. S'il s'endormait dans une tranquille indolence,
cette sécurité, il ne la conserverait pas longtemps. Il faut, en effet, que
le citoyen veille sur la chose publique. Pour cela, il faut qu'il y pense, et
il ne faut pas qu'il y pense seul, car il n'arriverait ainsi qu'à une opinion
individuelle ; il faut que ses concitoyens y pensent comme lui ; il faut que
tous ensemble échangent leurs idées, et arrivent ainsi à produire cette pensée
commune qu'on appelle l'opinion publique. Or cela n'est possible que par la
presse. Il faut donc qu'elle soit libre ; mais, lorsque je dis liberté, je ne
dis pas impunité. De même que la liberté individuelle du citoyen existe, à la
condition qu'il n'aura pas provoqué la vindicte des lois, la liberté de la
presse est, à cette condition, que l'écrivain n'aura ni outragé l'honneur des
citoyens, ni troublé le repos du pays. (Marques d'approbation.) Ainsi, selon moi, la seconde liberté nécessaire,
c'est, pour les citoyens, cette liberté d'échanger leurs idées, liberté qui
enfante l'opinion publique. Mais, lorsque cette opinion se produit, elle ne
doit pas demeurer un vain bruit, et il faut qu'elle ait un résultat. Pour
cela, il faut que des hommes choisis viennent l'apporter ici, au centre de
l'Etat, (ce qui suppose la liberté des élections,) et, par la liberté des
élections, je n'entends pas que le gouvernement, qui est chargé de veiller
aux lois, n'ait pas un rôle ; que le gouvernement, qui est composé de
citoyens, n'ait pas une opinion : je me borne à dire qu'il ne faut pas qu'il
puisse dicter les choix et imposer sa volonté dans les élections. Voilà ce
que j'appelle la liberté électorale. Mais ce n'est pas tout, Messieurs. Quand ces élus,
mandataires de l'opinion publique, chargés de l'exprimer, sont réunis ici, il
faut qu'ils jouissent d'une liberté complète ; il faut qu'ils puissent à
temps. — veuillez bien, Messieurs, apprécier la portée de ce que je dis en ce
moment —, il faut qu'ils puissent, à temps, opposer un utile contrôle à tous
les actes du pouvoir. Il ne faut pas que ce contrôle arrive trop tard, et
qu'on n'ait que des fautes irréparables à déplorer. C'est là la liberté de la
représentation nationale, sur laquelle je m'expliquerai tout à l'heure, et
cette liberté est, selon moi, la quatrième des libertés indispensables. Enfin vient la dernière — je ne dirai pas la plus
importante, elles sont toutes également importantes —, mais la dernière, dont
le but est celui-ci : c'est de faire que l'opinion publique, bien constatée
ici, à la majorité, devienne la directrice de la marche du gouvernement. (Bruit.) Messieurs, les hommes, pour arriver à cette liberté
qui est, on peut le dire, la liberté tout entière, ont imaginé deux moyens :
la république et la monarchie. Dans la république, le moyen est bien simple : on
change le chef de l'Etat tous les quatre, six ou huit ans, suivant le texte
de la Constitution. De leur côté, les partisans de la monarchie ont
voulu, eux aussi, n'être pas moins libres que les citoyens de la république,
et quel moyen ont-ils imaginé ? C'est, au lieu de faire porter l'effort de
l'opinion publique sur le chef de l'Etat, de le faire porter sur les
dépositaires de son autorité, d'établir le débat, non pas avec le souverain,
mais avec des ministres, de manière que, le souverain ne changeant pas, la
permanence du pouvoir étant assurée, quelque chose changeât, la politique, et
qu'ainsi s'accomplit ce beau phénomène du pays, placé sous un monarque
étranger à toutes les vicissitudes, du pays, se gouvernant lui-même par sa
propre pensée et par sa propre opinion. (Mouvement prolongé en sens
divers.) Eh bien, de ces cinq conditions de la liberté que
j'appelle nécessaires, incontestables, indispensables, de ces cinq
conditions, lesquelles avons-nous ? Lesquelles nous restent à acquérir ?
Lesquelles pouvons-nous avoir, sans bouleverser notre Constitution ? Toutes,
je le répète. (Bruit.) Je commence cet examen, Messieurs, et je tâcherai
d'être le plus bref possible. Quant à la liberté individuelle, il existe
aujourd'hui une exception fâcheuse : c'est la loi de sûreté générale. Elle
supplique à un certain nombre de citoyens. Mais, Messieurs, vous le savez,
qu'importent les citoyens auxquels elle s'applique ? La qualité de citoyen
est une qualité absolue ; il n'y a que la justice qui puisse y porter
atteinte, et, quand la justice n'y a pas porté atteinte, tous les citoyens
sont égaux. (Sur plusieurs bancs : Très bien ! Très bien !) Eh bien, quant à cette loi de sûreté générale, elle
a appartenu à des circonstances qui, heureusement, ne sont plus. (Interruption
et rumeurs dubitatives.) M. ERNEST PICARD. — Très bien ! M. THIERS. — Messieurs, j'ai trop de respect envers vous
tous, pour vouloir discuter le passé d'une manière qui pourrait vous blesser.
Mais, j'imagine qu'aucun de vous ne me désavouera, quand je dirai que
personne, dans cette enceinte, ne songe à renouveler cette loi, que le
gouvernement lui-même n'y songe pas, et, qu'à ce sujet, il n'y a qu'une
question, c'est de savoir si on la laissera expirer naturellement en 1865, ou
si on la rapportera plus tôt. C'est une détermination dont il faut laisser le
mérite au gouvernement, et sur laquelle je n'insisterai pas. Je passe à la seconde des libertés que j'ai
qualifiées de nécessaires, à la liberté de la presse. Ici, j'en conviens, la question est singulièrement
difficile. La presse est, de toutes les libertés, la plus contestée ; elle
est, si je puis dire, la partie aiguë de la liberté, et je comprends les
appréhensions dont elle est l'objet. Mais, veuillez m'en croire, s'il y a un homme en
France qui ait éprouvé les inconvénients de la liberté de la presse, c'est
assurément celui qui vous parle. (Rire d'adhésion.) Il y a un homme illustre, avec
lequel j'ai fait longtemps les affaires de l'Etat, et avec lequel, plus tard,
je les ai discutées ; cet homme, je puis le nommer, c'est l'illustre M.
Guizot. Il a éprouvé les inconvénients de la liberté de la presse autant que
moi. Eh bien, écoutez une déclaration qu'il
confirmerait, s'il était ici : après avoir éprouvé l'un et l'autre les effets
extrêmes de la liberté de la presse, nous sommes, en hommes politiques, en
hommes d'expérience, convaincus qu'elle est nécessaire. (Mouvements
divers.) Je comprends, Messieurs, qu'on ne donne pas la
liberté à une nation. Quand je dis que je le comprends, je ne dis pas que je
l'approuve, mais que je le comprends. Il y a vingt et quelques années, j'ai
vu, pour la première fois, un grand pays, l'Autriche. C'est un bon peuple,
bon et brave, que le peuple autrichien. Je l'ai vu, dis-je, il y a vingt et
quelques années : sa sérénité était parfaite. Les uns cultivaient leurs
champs, les autres se livraient à leur négoce, et le gouvernement gouvernait
; c'était sa profession, à lui. (On rit.) C'était, je le répète, un peuple bon et tranquille.
Savez-vous quelle singulière liberté il avait ? Lorsque je l'ai vu pour la
première fois, il avait un vieux souverain que le peuple de Vienne appelait
le vieux François. Ce prince, qui avait partagé les bonnes et mauvaises
fortunes de son pays, était très populaire. Il se promenait tous les jours
dans les rues de Vienne, avec des vêtements usés, tout seul, sans aide de
camp, et entretenait tout le monde. Il allait même dans certains quartiers
obscurs de Vienne, voir des amis, avec lesquels il avait de fréquents
entretiens, et, quand il rentrait tout seul dans son palais, objet de
l'affection universelle, il savait la vérité. Voilà la liberté qui régnait
sur les bords du Danube, il y a vingt-cinq ans. Eh bien, je m'adresse à tous,
les hommes de bon sens : y a-t-il aujourd'hui un peuple qui s'accommoderait
de cette liberté ? C'est là une question de fait. M'entretenant, à ce sujet,
avec un des grands esprits du siècle, le défunt prince de Metternich, je lui
disais que les peuples, aujourd'hui, aimeraient bien mieux gâter leurs
affaires de leurs propres mains que de les laisser bien faire à d'autres (rires et
bruit), et
j'ajoutais qu'ils auraient raison, parce que c'est le seul moyen d'apprendre
à les faire. Messieurs, je vous le demande, est-il possible
aujourd'hui, en quelque partie du monde que ce soit, de refuser à un pays la
connaissance de ses affaires ? Lorsqu'ici, à la tribune, nous pouvons parler
en toute liberté des affaires du pays, quand nous pouvons même (et jusqu'à
présent vous avez vu avec quelle réserve nous avons essayé de le faire), mais
enfin, quand nous pouvons déverser le blâme le plus sévère, nos discours
arriveront dans les journaux, et, tandis que les journaux reproduiront les
vérités que nous croirons avoir dites, eux-mêmes ne pourront pas ajouter un
mot à la suite des discours dont ils auront été les reproducteurs.
Dites-le-moi, n'est-ce pas là un non-sens ? (Mouvements
divers.) Messieurs, j'invoque la tolérance et le silence de
ceux qui ne pensent pas comme moi. Je suis bien sincère, j'ai quelque
expérience des choses, et peut-être pourrez-vous, je ne dis pas avec beaucoup
de fruit, mais au moins avec quelque utilité, me continuer votre attention. (Parlez ! Parlez !) Quant à moi, je ne comprends pas que, lorsqu'on
permet de dire la vérité ici, là, tout près, on le défende. Cela ressemble à
un homme qui confie son secret à dix personnes, et qui recommande bien à une
onzième de n'en rien dire. (Hilarité et approbation sur plusieurs
bancs.) Messieurs, quand on s'y prend de la sorte, à mon
avis, on détruit l'ordre naturel des choses, et l'on fausse tous les
ressorts. Dans un Etat dont l'éducation est faite, je dis : dans
un Etat dont l'éducation est faite, vous m'accorderez que les choses se
passent comme je vais l'exposer. La presse ne fait pas l'opinion publique,
heureusement !... Je parle, encore une fois, d'un Etat dont l'éducation
est faite. (Interruption). Je ne puis pas entrer en dialogue avec mes interrupteurs. M. LE PRÉSIDENT.
— Je prie la Chambre de ne pas interrompre. M. THIERS. — Je dis que, dans un Etat où l'éducation est
achevée, la presse ne fait pas l'opinion, elle fait qu'il y en a une. PLUSIEURS VOIX. —
C'est cela. M. THIERS. — En plaçant tous les jours sous les yeux du pays
ses propres affaires, elle l'oblige à y penser. Elle exagère, c'est sa nature
; mais, en exagérant, elle est cause que le pays se rejette en arrière, et
son exagération fait la modération du pays. Et puis cette opinion, qui n'est, permettez-moi de
le dire, qu'un préavis, la représentation nationale la discute, choisit le
vrai, écarte le faux, et la majorité, qui est la loi de tout pays libre,
déclare la véritable opinion publique, celle qui doit passer pour l'opinion
vraie, et vient la déposer au pied du trône Eh bien, dans cette manière de
concevoir les choses, la presse prépare l'opinion ; la représentation
nationale l'achève ; la presse pousse la représentation nationale ; la
représentation nationale contient la presse. Maintenant, il est vrai que cela se passe ainsi
dans les pays dont l'éducation est faite. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?
C'est qu'il faut faire cette éducation, et la faire le plus tôt possible. Or,
je vous le demande, lequel de nous déclarera que la France doit rester dans
une enfance perpétuelle ? Lequel déclarera qu'il ne faut pas enfin commencer
son éducation ? (Rumeurs.) PLUSIEURS MEMBRES.
— Très bien ! M. THIERS. — On nous dit, et je suis heureux de l'apprendre,
que le gouvernement est très fort ; je le crois très fort, en effet ; je
crois qu'il a une force matérielle telle, qu'aucun parti n'oserait
l'attaquer. Dès lors, je vous le demande, si vous ne profitez
pas d'un temps où la force du gouvernement est tellement supérieure à tous
les obstacles qu'il n'a rien à craindre, quand commencerez-vous cette
éducation indispensable, qui permettra enfin de dire que la France est un
pays dont l'éducation est achevée ? Et voulez-vous donc, en présence de
l'Europe entière, de l'Europe où la presse est libre partout, que la France
seule demeure dans cet état d'enfance, dans cet état de tutelle, où elle se
trouve aujourd’hui ? (Mouvements divers.) On me répond, Messieurs, que cette éducation est
commencée. M. le Ministre d'Etat disait, en effet, il y a quelques jours,
qu'il y avait, à Paris, quinze ou dix-huit journaux, je ne me rappelle plus
le nombre, et qu'il n'y en a que deux qui soutiennent la politique du
gouvernement. Mais quel est l'état des autres ? Vous le savez, le
gouvernement a la faculté de les avertir ; un premier, un second
avertissement ne suffisant pas, on les suspend, on les supprime. Quel est ce
système, réduit à ses termes les plus simples ? le voici : la presse a la
mission de critiquer le gouvernement, et elle ne peut en avoir une autre. (Légères
rumeurs.) Et
c'est ce même gouvernement qu'elle doit critiquer, qui est chargé de déclarer
dans quelle mesure il sera critiqué ! Je vous demande si c'est là, même le commencement
de la liberté de la presse ? Non, c'est un régime, permettez-moi de vous le
dire, étrange, dont nous n'avons jamais vu le semblable, un régime en vertu
duquel celui même qu'on a mission- de critiquer est chargé de vous dire :
Jusque-là je veux bien, soit ; mais c'est assez, n'allez pas plus loin. Ah !
maintenant, c'est trop. Arrêtez-vous, ou je vous supprime !... C'est la liberté en tutelle, et ce n'est pas même
le commencement de l'éducation que j'invoque pour la France. On me parle de licence : je le sais bien, il y a
quelque chose qu'on appelle licence et avec beaucoup de raison ; mais, je
vous le demanderai, la licence, l'avez-vous supprimée ? Ah ! je serais très
sensible à cet argument ; je ne dis pas qu'il changerait complètement mes
convictions ; mais j'y serais sensible, dans une certaine mesure. Eh bien, je
m'adresse à votre mémoire, cherchez, avez-vous supprimé la licence ? Ou
plutôt ne l'avez-vous pas mise en dépôt, dans les mains du gouvernement, pour
s'en servir quelquefois, lorsqu'un citoyen a eu le malheur de lui déplaire ? (Approbation
sur quelques bancs.) M. EUGÈNE PELLETAN. — Oui, les journaux du gouvernement sont des calomniateurs ! (Réclamations.) M. THIERS. — Et ne croyez pas que je veuille ici rappeler
des souvenirs personnels ; non : vous verrez, à ma conduite, à mon langage,
que je n'ai aucun souvenir de ce qui a pu se passer il y a quelques mois ;
non : mais vous me permettrez cependant de me servir de tous les faits qui
ont' quelque signification. Eh bien, la vérité, c'est que notre régime actuel
est celui-ci, sous le rapport de la presse : le gouvernement, que la presse
doit critiquer, est chargé de déclarer dans quelle mesure on le critiquera ;
et, quant à la licence, elle est dans ses mains ; il peut s'en servir quand
il lui convient. (Interruption.) Messieurs, permettez. Je vois parfaitement qu'on a
très peu de mémoire pour ce qui concerne les autres. Je veux bien ne pas en
avoir beaucoup, mais je voudrais bien que vous en eussiez un peu. (Rires
approbatifs sur plusieurs bancs.) Je n'insisterai pas sur ce sujet. Je passe à cette autre liberté qu'on appelle la
liberté électorale. Ce n'est pas aujourd'hui que je traiterai la question des
candidatures officielles, cela nous mènerait trop loin ; je ne peux pas
abuser de votre attention, et, comme le sujet que j'ai à traiter est fort
vaste, je ne dirai que très peu de mots de ce point particulier. Je dirai qu'à l'égard de la liberté électorale,
nous procédons un peu comme à l'égard de la liberté de la presse. Oh ! oui, on a donné le suffrage universel, on a
donné à la nation tout entière le droit d'avoir un avis ; mais, à une
condition, c'est de lui dicter cet avis ; et, quand je dis : « de lui dicter
cet avis, » vous conviendrez que je suis modéré dans mon langage. (Plusieurs voix
: très
bien.) Le suffrage universel !... on lui rend de grands
hommages ; on en a fait le droit divin de notre temps. Veut-on un souverain ?
on s'adresse au suffrage universel. Vous lui avez demandé un souverain pour
l'Italie, vous lui en avez demandé un pour la Grèce, vous lui en avez demandé
un pour le Mexique ! On s'agenouille ainsi, devant cette autorité vénérable ;
et puis, quand il s'agit de députés, on se redresse, et on dit : Oh 1
suffrage universel, vous êtes bien respectable, mais le plus souvent vous ne
savez ni lire ni écrire ; il y a mieux, vous êtes singulièrement crédule,
vous êtes capable de croire tout ce que vous disent les candidats de
l'opposition ; vous êtes même bien timide, car, avec toute la force publique,
nous pouvons à peine vous rassurer, et un député de l'opposition en habit
noir vous fait peur ! Ainsi cette autorité si grande, si respectable, à
laquelle on demande des souverains, quand il faut lui demander des députés,
tout à coup, on la déclare infirme, sourde, aveugle et incapable, et on veut
lui dicter ses choix. (Plusieurs voix : Très bien f —
Bruit.) M. THIERS. — C'est là, en mettant de côté tous les artifices
de langage, ce que signifient les candidatures officielles. Pour moi, si vous
voulez accepter les conditions que, dans tous les pays libres, le
gouvernement accepte, je vous accorderai ces candidatures officielles ;
sinon, non ! Pour ma part, je ne le pourrais point. Mais je me borne là quant à présent. Nous
discuterons plus tard cette question, avec toute la profondeur qu'elle
mérite. Pour aujourd'hui, je vous prie de bien remarquer qu'en fait de
liberté électorale, c'est le même système qu'en fait de liberté de la presse
: vous critiquerez, dit le gouvernement, dans telle mesure ; vous aurez la
liberté de vos choix dans telle mesure ; mais cette mesure, c'est moi qui la
déterminerai. J'arrive à cette autre liberté que j'ai appelée
liberté de la représentation nationale. Je ne parle pas de cette liberté que
nous sommes toujours assurés d'obtenir ici, grâce à l'impartialité du
président qui dirige nos débats ; je parle d'une autre liberté. J'accorde — car vous ne me verrez jamais déserter
les solides maximes du gouvernement —, j'accorde que l'initiative doit en
tout appartenir au pouvoir. Le pouvoir, c'est l'action même, l'action
incessante. Il faut que le pouvoir veille sur tous nos intérêts, qu'il veille
sur tous ces grands Etats qui nous entourent, pour sauvegarder notre grandeur
et notre sécurité. Ce n'est pas seulement autour de nous, c'est sur la
surface entière du globe qu'il faut qu'il étende sa vigilance. Au dedans, il
faut qu'il veille à l'organisation de nos forces, qu'il perçoive l'impôt,
qu'il en distribue le produit ; il faut qu'il veille sur l'administration de
la justice ; il faut même qu'il veille à la législation, car la législation
ne peut être immuable, éternelle : il est nécessaire qu'elle change. En tout
cela, il lui faut l'initiative. Pourquoi ? Parce que nous, représentants de
la France, nous sommes habituellement dispersés ; nous ne sommes réunis que
quelques instants de l'année, et le gouvernement ne peut pas nous attendre
pour agir, parce que l'action ne peut s'arrêter une minute, une seule. J'accorde donc l'initiative au gouvernement, je la
lui accorde complète ; je la lui accorde même (et peut-être beaucoup de mes
amis politiques me blâmeront ici, mais c'est ma conviction), je lui accorde
même l'initiative en matière de législation, et voici pourquoi. Qu'est-ce que peut être l'initiative en matière de
législation ? Ce n'est jamais autre chose qu'un vœu, car, même quand une
Assemblée a la faculté de l'initiative, jusqu'à pouvoir rédiger une loi tout
entière, il faut encore que cette loi soit accueillie par une autre Chambre
et par le souverain lui-même. Cette initiative n'a donc jamais que la valeur
d'un vœu, et, quand vous avez la faculté de présenter une Adresse, avec une
phrase, dans cette Adresse, conçue dans le sens de la loi que vous
désireriez, que la majorité accueille cette phrase, vous aurez la loi. Par
conséquent, je ne regrette pas même l'initiative en matière de législation. Mais, Messieurs, si j'accorde au gouvernement
l'initiative en toutes choses, il faut bien qu'on nous accorde le contrôle en
toutes choses. Or le contrôle, pour que nous puissions l'exercer toujours à
temps et utilement, il faut que nous puissions, comme cela se pratique dans
toutes les Assemblées de l'Europe, il faut que nous puissions introduire ici
une question, lorsqu'elle nous paraît nécessaire, urgente à examiner. Et, en
effet, dans toutes les Assemblées de l'Europe, comment cela se passe-t-il ? Cette
faculté, que je réclame, s'exerce sous deux garanties qui me semblent bien
rassurantes : il faut d'abord que la majorité veuille qu'une question soit
soulevée, et ensuite que le gouvernement y. consente ; car, si le
gouvernement déclare qu'il ne peut pas s'expliquer sur la question qu'on a
soulevée, les questionneurs sont obligés de se taire. Il me semble qu'avec cette double garantie, cet
usage qui a existé dans toutes nos Assemblées, et qui existe aujourd'hui dans
toute l'Europe, cet usage n'a aucun inconvénient, et voici ses avantages :
c'est que, dans l'état actuel, si vous voulez vous saisir de toutes les
questions qui méritent votre attention, vous êtes obligés ou de faire de
l'Adresse une véritable encyclopédie politique, administrative et financière,
ou de faire du budget une chose qu'il ne doit pas être : au lieu d'une
matière de finances, une matière de politique universelle. Je déclare donc que la représentation nationale n'a
pas sa vraie liberté, quand le gouvernement seul peut lui tracer son ordre de
travail, et qu'elle ne peut se saisir que des questions que le gouvernement
lui a volontairement soumises. Quant à moi, je crois que nous n'aurons notre
véritable liberté, que nous n'aurons nos mouvements aisés, que nous ne ferons
les choses naturellement et à propos, que lorsque nous aurons cette faculté,
établie jadis par l'usage, d'introduire ici telle question que la majorité
aura considérée comme méritant la peine d’être traitée, et que le
gouvernement n'aura pas déclarée dangereuse. Autrement, savez-vous ce qui arrive ? C'est que
certaines affaires qu'on n'a pas saisies à temps, qu'on n'a pas arrêtées dans
leur développement, se traduisent par des chiffres de 300, de 400, de 500
millions, par des développements exagérés de la dette flottante, par des
emprunts, en un mot, et qu'on est réduit, comme la prière au pied boiteux,
d'Homère, à déplorer le mal qui a été fait, mais à venir toujours trop tard
pour le réparer. PLUSIEURS VOIX. — Très bien ! J'arrive à la dernière de ces conditions, à celle
qui a pour but d'établir le débat des affaires publiques, non pas avec le
souverain lui-même, mais avec les dépositaires de son autorité. Ici, Messieurs, je me hâte de rendre-hommage à ce
que l'empereur a déjà fait. En introduisant dans cette enceinte les ministres
sans portefeuille, le ministre d'Etat, il nous a déjà fait faire un pas
considérable vers cette dernière de nos libertés, qui est, à mon avis, l'une
des plus importantes. Il est vrai qu'en introduisant ici M. le ministre
d'Etat, on a pris un soin : c'est de vider son portefeuille. (On rit.) Il y avait, dans ce portefeuille, les sociétés
savantes, les beaux-arts, les théâtres, même les haras, toutes attributions
qui ont leur valeur administrative, mais qui n'ont aucune valeur politique.
Il y avait cependant une attribution que, pour ma part, je regrette, et qui
n'aurait pas été mal placée dans les mains du ministre d'Etat : c'est la
direction du Moniteur, car nous avons pu éprouver assez récemment combien le
Moniteur a d'importance. Eh bien, cette attribution elle-même a été mise à
l'écart, et M. le ministre d'Etat conviendra que, lorsqu'il entre ici, son
portefeuille ne doit pas peser beaucoup à son bras. (Nouveaux rires). Messieurs, le portefeuille a été vidé ; mais il
suffit d'un décret pour le remplir. Le portefeuille pourra être rempli plus
tard. (Dénégation
de M. Rouher.)
Oh ! monsieur le ministre, ne m'ôtez pas l'espérance. (On rit.) Il y a mieux : non seulement on pourra remettre
quelque chose dans le portefeuille de M le Ministre d'Etat, mais enfin il
dépend de la souveraineté impériale de faire arriver ici les autres ministres
à portefeuille. Et, quant à moi, j'exposerai tout à l'heure mes raisons de le
désirer. Mais, auparavant, je voudrais répondre à une objection qu'on me fera
peut-être. On me dira — on l'a dit d'ailleurs — que j'oublie l'article 5 de
notre Constitution. Je ne l'oublie pas, Messieurs. Vous savez que
l'article 5 déclare le souverain de la France responsable. Cet article se
trouvait dans la Constitution républicaine : il y était bien à sa place ;
mais la Constitution républicaine, de janvier en novembre, est devenue
monarchique, et, pour ma part, j'ai été étonné de retrouver cet article dans
une Constitution monarchique. Mais peu importe ! On pourrait dire, par exemple, que c'est violer la
Constitution que de vouloir se servir d'un droit qu'elle ne contient pas.
Mais, quand vous consentez à ne pas vous servir d'un droit quelle contient,
on ne peut pas prétendre que vous la violez. Pour moi, Messieurs, je suis
bien décidé, en ce qui me concerne, à faire comme vous, et à ne pas me servir
de l'article 5. Je ne ferai, en cela, que suivre votre exemple, et si, par
hasard, je ne voulais pas le suivre, vous me feriez taire, et vous auriez
raison. Du reste, vous n'aurez jamais, à cet égard, à me rappeler aux
convenances. Or je ne fais pas ici une vaine supposition, car, bien que je
vécusse dans la retraite, je suivais vos travaux avec J'attention que
méritent toujours les travaux des représentants de la France. Eh bien, je me
rappelle que, dans la séance du 8 mars 1862, l'un de nos collègues, non pas
qu'il voulût se servir de l'article 5, mais parce qu'il voulait constater
qu'il pourrait s'en servir au besoin, fut interrompu par M. le Président, qui
lui dit : Gardez-vous-en bien, car je vous arrêterais ! Et M. le Président
avait raison. Or, comme il y a deux manières d'abroger un article
de loi, ou l'abrogation ou la désuétude, je conclus que vous regardez
l'article 5 comme tombé en désuétude. On me dira peut-être : Ayez du courage ; et,
puisque le souverain a inscrit cet article dans la Constitution, ayez donc
autant de courage que lui, et servez-vous-en ! Messieurs, si vous y consentez, pour bien rendre ma
pensée, qui est difficile à rendre, j'aurai recours à une anecdote qui s'est
passée à Berlin, il y a environ cent ans, anecdote qui rend ma pensée si
bien, que je vous demande la-permission de vous la raconter brièvement. D'abord il s'agit du grand Frédéric, et vous
conviendrez que personne ne peut se plaindre du voisinage de ce grand nom. Frédéric, vous le savez tous, était un grand homme
de guerre, un grand politique, un grand administrateur. Toutefois il avait
des travers : comme son ami, ou, si vous voulez, son ennemi Voltaire, il
avait une fort mauvaise langue. (On rit.) Mais les libertés qu'il prenait
avec les autres, il les leur accordait. Un jour, de la fenêtre de son palais,
il aperçut des curieux qui lisaient un placard. Ce placard était placé très
haut, et les curieux étaient obligés de se dresser sur la pointe des pieds,
afin de pouvoir le lire. Le grand Frédéric demanda à un de ses serviteurs ce
que c'était. On lui répondit que c'était un placard, dans lequel on disait
beaucoup de mal de lui. Il en rit de grand cœur, et dit à l'un de ses
serviteurs : Allez donc baisser ce placard, pour que ces bonnes gens puissent
le lire plus commodément ! Savez-vous ce qui arriva ? Lorsque le serviteur du
roi se présenta pour baisser le placard, tous les curieux s'enfuirent, et
aucun d'eux ne profita de la commodité qu'on voulait leur ménager. Eh bien, moi, je suis comme les curieux de Berlin :
si l'on veut baisser le placard, je m'enfuirai. (Rire général.) Maintenant, donnons la forme sérieuse à un fond
très sérieux : l'irresponsabilité du souverain, Messieurs, est la liberté du
pays !... (Mouvement.) Je ne m'inquiète donc pas de l'objection qu'on
pourrait tirer de l'article 5, et je demande, en renonçant à en user, à
pouvoir me servir le plus possible de l'article 13. Tel qu'il est fait, cet
article constitue une certaine responsabilité ministérielle. Quoi qu'il en soit, je demande à débattre les
affaires publiques avec MM. les ministres, et à les débattre très vivement.
Or j'avouerai à l'honorable M. Rouher, qui connaît le cas que je fais et de
sa personne et de son mérite, que, quand il voudra parler des affaires
étrangères (et je suis convaincu qu'il en parlera avec beaucoup de sens et
d'habitude de la-parole), je lui avouerai mon faible : c'est que, si j'étais
au Sénat, et que je visse auprès de lui M. le Ministre des affaires
étrangères, je ne pourrais résister au désir de piquer ce dernier, pour qu'il
parlât lui-même. (On rit.) Pourquoi ? Parce qu'il y a toujours grand bénéfice
et grande instruction à discuter les affaires avec ceux qui les font. S'il
s'agissait des affaires du Mexique, par exemple, j'aimerais à mettre en scène
M. le Ministre de la marine et M. le ministre de la guerre. On me dira que les grands administrateurs,
quelquefois, ne savent point parler. C'est une erreur. Je vous entretenais
tout à l'heure des pays dont il faut faire l'éducation. Eh bien, dans les
pays dont l'éducation est achevée, les grands administrateurs ne deviennent
pas toujours précisément des orateurs, mais ils savent toujours expliquer
d'une manière suffisamment claire les affaires qu'ils ont dirigées, et j'ai
constamment remarqué que, lorsqu'un homme vient, la poitrine découverte, dire
devant son pays : J'ai fait telle chose, : par tels et tels motifs, qu'il
soit orateur ou non, il est écouté avec' confiance, parce qu'il a deux grands
mérites aux yeux de ceux qui l'écoutent : la compétence et la franchise. PLUSIEURS VOIX. — Très bien ! Très bien ! Oh ! il y a une autre raison qui me fait désirer
que ce que l'empereur a déjà fait se renouvelle — c'est-à-dire que nous
voyions ici plusieurs collègues du ministre d'Etat —, et cette raison, c'est
que la plus grande sagesse, chez le souverain, ne rend pas moins nécessaire
le courage, chez ses ministres. Messieurs, le souverain le plus élevé et le plus
éminent a besoin du courage de ses ministres, et ce courage, où peuvent-ils
le puiser plus sûrement qu'ici ? Ils le trouveront sans doute dans leur
conscience, mais ici plus certainement encore ; et c'est, quand ils auront
entendu la voix du pays par ses représentants, quand leur conscience aura été
fortement impressionnée, qu'ils porteront cette conscience ainsi
impressionnée auprès du souverain, et qu'ils lui feront entendre des vérités
que le souverain le plus éclairé a toujours besoin d'entendre. Messieurs, j'ai parcouru le plus rapidement que
j'ai pu ces cinq conditions de liberté que j'appelle nécessaires, et vous
voyez qu'il n'est pas besoin de bouleverser nos institutions pour vous les
procurer. Vous voyez que, pour la liberté individuelle, il suffit de laisser
tomber la loi de sûreté générale ; que, pour la liberté de la presse, il ne
serait pas nécessaire de toucher à la Constitution, il faudrait seulement
changer un ou deux articles du décret sur la presse ; que, pour la liberté
électorale, il y aurait quelques pratiques à changer ; que, pour la liberté
que j'appelle la liberté de la représentation nationale, il faudrait
introduire un usage ici, celui d'interpeller les ministres, usage qui a
existé dans tous les temps et qui existe partout aujourd'hui. Et quant à la
principale des libertés, celle qui consiste à établir le débat des affaires
publiques avec les ministres, en laissant le souverain toujours au-dessus de
nous, toujours étranger à nos discussions, pour celle-là il ne faudrait qu'un
ou deux décrets, comme l'empereur-en a déjà rendu plusieurs. Ainsi, vous le voyez, il ne s'agit pas de
bouleverser nos institutions ; il s'agit seulement de les développer dans le
sens où elles l'ont déjà été. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maintenant, Messieurs, il y a une chose que je
constate, et c'est par là que je finis cette harangue, déjà trop longue. Ah ! oui ! si l'on prétend qu'il y a certaines
difficultés dans notre caractère, qu'il y en a aussi dans ce que je me
permettrai d'appeler notre état révolutionnaire, je vous accorderai qu'il y a
des difficultés ; mais, heureusement, je ne les crois pas insurmontables.
Oui, il y a des difficultés dans notre caractère ; mais je n'admets pas que
la France soit plus passionnée que l'Angleterre, par exemple. Quiconque a
observé le peuple anglais de près sait qu'il est le peuple le plus
profondément passionné de la terre ; et cependant il n'en est pas moins
libre, malgré cela. Quand j'entends parler d'aristocratie et de
démocratie, pour expliquer la différence qu'il y a entre le peuple anglais et
le peuple français, je dis qu'elle n'est pas là. J'ai vu et observé de près
le caractère anglais, et, pour moi, la véritable différence qui existe entre
ce caractère et le nôtre, la voici : le type de notre caractère est tout
militaire ; le type du caractère anglais est tout municipal. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . Cette difficulté résultant du caractère français,
est-elle insoluble ? Non, Messieurs, et, je n'hésite pas à le dire : en
France, le fondateur de nos libertés, le fondateur d'une dynastie, sera le
souverain qui saura céder. Maintenant j'arrive à la dernière difficulté. On
nous dit que nous sommes encore dans un état révolutionnaire, et l'on a raison. La Révolution française a renversé plus de
gouvernements que la révolution anglaise, et c'est naturel : la révolution
anglaise ne portait dans ses flancs que la liberté de l'Angleterre ; la
Révolution française portait dans les siens la liberté du monde, et les
convulsions de l'enfantement ont été proportionnées à la grandeur de l'enfant
qu'elle portait dans son sein. (Mouvement) Le sol français est couvert des débris de ces
gouvernements. Il y a ce qu'on appelle les représentants des anciens partis ;
je suis un de ces représentants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai servi une auguste famille, aujourd'hui dans le
malheur. Je lui dois le respect qu'on ne saurait refuser à de grandes
infortunes noblement supportées ; je lui dois l'affection qu'on ne peut pas
manquer de ressentir pour ceux avec qui l'on a passé la meilleure partie de
sa vie. Il y a quelque chose que je ne lui dois pas, et qu'elle ne me demande
pas, mais que la fierté de mon âme lui donne volontiers : c'est de vivre dans
la retraite, et de ne pas lui montrer ses anciens serviteurs recherchant
l'éclat du pouvoir, quand elle est dans la tristesse de l'exil. Mais il y a
quelque chose que, j'en atteste le Ciel, elle ne me demande pas, qu'elle ne
me demandera jamais, et que je ne lui donnerai point : c'est de lui sacrifier
les intérêts de mon pays. Je le déclare donc ici, en honnête homme, si l'on
nous donne cette liberté nécessaire, quant à moi, je l'accepterai, et l'on
pourra me compter au nombre des citoyens soumis et reconnaissants de
l'Empire. PLUSIEURS VOIX. — Très bien ! M. GLAIS-BIZOIN. — Qu'on la donne donc ! (Exclamations.) M. THIERS. — Mais, si notre devoir est
d'accepter, permettez-moi de vous le dire, le devoir du gouvernement est de
donner. Et qu'on n'imagine pas que je veuille ici tenir le langage d'une
exigence arrogante ; non, je sais que, pour obtenir, il faut demander avec respect.
C'est donc avec respect que je demande. Pour moi, je ne demanderai jamais
rien ; pour mon pays, je n'hésiterai jamais à demander, et à demander avec le
ton de déférence qui convient. Mais, qu'on y prenne garde, ce pays,
aujourd'hui à peine éveillé, ce pays si bouillant, chez lequel l'exagération
des désirs est si près de leur réveil, ce pays, qui permet aujourd'hui qu'on
demande pour lui du ton le plus déférent, un jour peut-être il exigera. Exclamations
sur un grand nombre de bancs. — Applaudissements sur plusieurs autres (1)[1]. Nous
avons tenu à reproduire presque intégralement ce discours ; d'abord, à cause
de son intérêt et de son importance ; ensuite, afin de bien faire comprendre
la manière oratoire de M. Thiers. Ce qui frappe le plus dans son éloquence,
c'est l'absence même de ce que l'on appelle ordinairement l'éloquence. Dans
le discours sur les libertés nécessaires, comme dans tous les autres, il
serait difficile de surprendre, non pas seulement une phrase qui ne soit
qu'une phrase, mais aussi un appel au sentiment, à l'émotion. L'orateur ne
s'interdit ni les réminiscences historiques, ni les digressions, ni les
anecdotes. Réminiscences, digressions et anecdotes concourent au but qu'il
s'est assigné, achèvent la démonstration commencée ou, par leur imprévu,
frappent vivement l'esprit de l'auditeur. Rares sont les images, dans cette
langue pratique, qui est la vraie langue des affaires ; rares aussi les
axiomes à la Royer-Collard ; pourtant des pensées fortes, exprimées avec
concision, échappent parfois à cette imagination abondante, facile, riche en
ressources de toute nature, mais qui ne s'adresse qu'à la raison. La liberté,
dit M. Thiers, n'est pas l'impunité de la presse. Et, dans le même ordre
d'idées : « l'exagération de la presse fait la modération du pays. » Rappelons
encore une belle comparaison : « la Révolution française portait dans ses
flancs la liberté du monde, et les convulsions de l'enfantement ont été
proportionnées a la grandeur de l'enfant qu'elle portait dans son sein. » On
trouve même parfois un tableau sobre de touche, mais frappant, et qui se
grave dans la mémoire, comme celui de la France en 1800. « Elle avait
devant elle un homme merveilleux qui portait sur toutes choses sa main
réparatrice ; elle se donna à lui, elle s'absorba en lui, et un moment elle
sembla ne plus penser : elle regardait, et certes le spectacle en valait la
peine. » De pareils mouvements devaient faire d'autant plus d'effet qu'ils
étaient plus rares, plus inattendus, et produire, dans l'assemblée,
l'impression que les sténographes désignent par le mot « sensation ». Un
autre trait de l'éloquence de M. Thiers, c'est son caractère didactique. Il
veut faire l'éducation de tout son auditoire ; non seulement son éducation
libérale, mais son éducation historique ; il fait tout un cours d'histoire de
l'Europe depuis les origines jusqu'à nos jours ; il s'étend sur les
différences du génie anglais qui est tout municipal et du génie français qui
est tout militaire. Ni ce cours n'est bien profond, ni cette distinction
n'est bien fondamentale. Aussi n'est-ce pas à la petite minorité très
instruite et très intelligente de l'assemblée que s'adresse l'orateur, mais à
ces auditeurs, beaucoup plus nombreux dans le Corps législatif de l'Empire,
comme dans toutes les Chambres de tous les pays, au niveau desquels il
convient de s'abaisser, si l'on veut exercer sur eux une action sérieuse. En
toute matière, politique générale, guerre, finances, administration, M.
Thiers reprend les choses ab ovo, multiplie les détails, prolonge la
démonstration, jusqu'à ce qu'il ait porté la lumière dans les esprits les plus
inattentifs ou les plus réfractaires. Il veut éclairer et instruire, autant
que convaincre. Le
discours sur les libertés nécessaires résume admirablement toutes les
harangues de M. Thiers sur la politique intérieure du gouvernement impérial :
il nous suffira de citer la date des autres allocutions portant sur le même
sujet. Le 14 janvier, trois jours après son grand succès du 11, l'infatigable
vieillard, aussi jeune, aussi alerte qu'aux premiers pas de son étonnante
carrière, reprenait la parole et faisait le procès de la candidature
officielle. Avec son habituelle indépendance d'esprit, il admettait que le
gouvernement eût un rôle et une opinion dans les élections ; il concédait
donc aux ministres de l'Empire la candidature officielle ; mais il leur
demandait de respecter les convenances, de s'abstenir des moyens d'influence
que le pouvoir mettait entre leurs mains et d'observer exactement les lois. Peut-être
allait-il un peu loin, en faisant tant de concessions à des ministres non
responsables ; mais il espérait, on vient de le voir, que la responsabilité
serait déplacée et passerait du souverain aux ministres. Dans le
discours du Trône, qu'il prononça le 16 février 1865, l'empereur Napoléon
inséra cette phrase malheureuse : « Tout, en nous faisant les promoteurs
ardents des réformes utiles, maintenons avec fermeté les bases de la
Constitution, opposons-nous aux tendances exagérées de ceux qui proposent des
changements, dans le seul but de saper ce que nous avons fondé. » Parler
ainsi, c'était opposer une fin de non-recevoir aux revendications de M.
Thiers ; c'était, en même temps, suspecter la loyauté de l'orateur qui avait
déclaré maintes fois qu'il n'était pas l'ennemi de la dynastie. Mis en cause,
M. Thiers riposta, le 28 mars 1865, dans la discussion de l'Adresse. Son
discours fut une réponse décisive au discours du trône. Il rappela qu'il
avait eu pour complice l'empereur lui-même, l'empereur qui déclarait, en
ouvrant la session de 1853, que si la liberté n'était pas la base de
l'édifice, elle en serait le couronnement ; et il affirma que, sous aucun
gouvernement, il n'avait été un destructeur, un révolutionnaire ; que, même
sous la République, il n'avait pas voulu détruire. Il opposa, avec une grande
force, les prétendues libertés de la boucherie, de la boulangerie, des
théâtres, dont l'Empire se montrait prodigue, aux seules libertés qui
méritaient ce noble nom, aux libertés politiques. Il termina enfin par cette
mise en demeure adressée à l'empereur, avec autant de fermeté que de
courtoisie : « S'il était possible, triste augure que je repousse, s'il était
possible que l'édifice de nos institutions ne s'achetât pas, non ! ce ne
seraient pas les matériaux qui auraient manqué, ce serait l'architecte ! » L'architecte,
en ouvrant la session de 1866, se montra plus opposé encore qu'en 1865 au
couronnement de l'édifice ; et M. Thiers dut revenir a la charge, le 26
février 1866, pour réclamer, une fois de plus, les libertés nécessaires, au
nom même de l'article 1er de la Constitution de 1852, lequel reconnaissait,
confirmait et garantissait les grands principes proclamés en 1789. Deux
ans après ce discours, M. Thiers obtenait un commencement de satisfaction. En
effet, le 19janvier 1867, paraissait au Moniteur une lettre adressée par
l'empereur à M. Rouher. Le Souverain déclarait à son ministre d'État que le
moment lui semblait venu de développer les institutions de l'Empire et
d'étendre les libertés publiques. Il annonçait le dépôt d'un projet de loi
supprimant le pouvoir discrétionnaire du gouvernement à l'égard de la presse
et attribuant aux tribunaux correctionnels l'appréciation des délits de
presse. M. Thiers prit une part importante à la discussion d'un projet de
loi, qui faisait des concessions dont il reconnut toute la valeur. Le 30
janvier 1868, dans la discussion générale, il traça l'historique de la
question ; le 7 février, en réponse à M. Nogent-Saint-Laurens, rapporteur du
projet de loi, il expliqua son rôle dans la discussion de la loi du 9 janvier
1835 ; le 8 février, en réponse à M. Baroche, il rétablit, pour la seconde
fois, les paroles qu'il avait prononcées en 1835 ; le 15 février, c'est à M.
Rouher qu'il dut répondre, pour prouver que les citoyens étaient sans
garanties contre les fonctionnaires couverts par l'article 75 ; le 21 et le
22 février, il soutint l'amendement de M. de Janzé, qui autorisait les
journaux à rendre compte des débats législatifs, à la seule condition de
reproduire le com pte rendu officiel. L'amendement de Janzé fut rejeté par i
55 voix contre 66, et la loi votée telle que l'avait présentée le
gouvernement. M.
Thiers ne reprit plus la parole, sur la question des libertés nécessaires,
que le 27 janvier 1869, pour solliciter la Chambre d'autoriser une
interpellation sur la politique intérieure du gouvernement. Les
interpellations qui avaient été substituées à la discussion de l'Adresse
devaient être autorisées par la majorité des bureaux de la Chambre. M. Rouher
fit rejeter celle de M. Thiers et de ses amis, parce qu'elle était,
disait-il, trop vague, parce qu'elle embrassait trop de questions et que les
ministres ne savaient sur quels points ils avaient à s'expliquer. Deux
mois plus tard, le 2 avril 1869, la Chambre entendit, à propos de la
discussion générale du budget, un magistral discours qui fut, à la veille des
élections, le vrai programme du parti libéral. Ces élections eurent lieu le
23 mai : elles portèrent de 40 à 120 le chiffre des députés qui réclamaient
une loi sur la presse plus libérale, un système électoral moins vicié par
l'intervention du gouvernement, de sérieuses garanties parlementaires et la
responsabilité ministérielle. C'est
le 23 décembre 1869, que M. Thiers prit pour la première fois la parole,
devant la nouvelle Chambre, à propos d'une vérification de pouvoirs. L'invalidation,
proposée par lui, obtint 91 voix contre 120 ; jamais, dans l'ancien Corps
législatif, la minorité n'avait réuni un pareil nombre de suffrages. Le 13
janvier 1870, il réclama de nouveau le rétablissement du droit d'Adresse, que
le sénatus-consulte du 8 septembre 1869 avait intentionnellement passé sous
silence. Enfin, quelques jours après, le 27 janvier 1870, dans la discussion
sur les traités de commerce, il fut amené, par une interruption, à faire une
incursion sur le terrain politique, et put déclarer, sans provoquer un seul
démenti, que ses opinions étaient assises sur les bancs du ministère. Ce
ministère, depuis le 2 janvier, était celui que présidait M. Emile Ollivier.
Parlementaire, il l'était, en ce sens qu'il se considérait comme responsable
devant la Chambre ; mais cette Chambre, élue sous le régime de la candidature
officielle, ne représentait pas réellement le pays, et M. Thiers ne se fit
pas faute de le lui rappeler. M.
Thiers ne devait plus prononcer, avant la guerre, que deux discours : celui
du 30 juin et celui du 15 juillet dont nous parlerons un peu plus loin. Avant
de quitter cet ordre d'idées, nous devons faire remarquer quels progrès
s'étaient accomplis, grâce à son intervention, et combien la Constitution de
1852 avait été heureusement modifiée. Un pas de plus restait à accomplir,
dans la voie des libertés nécessaires, et ce pas on l'eût fait, assez
rapidement, sans doute, si la funeste guerre de 1870 n'avait pas éclaté.
Aussi ennemi du despotisme que de l'anarchie, M. Thiers avait réussi, par une
opposition aussi ferme que modérée, par le constant respect du pouvoir
établi, à démontrer sa sincérité et à entraîner, d'abord le souverain,
ensuite la Chambre elle-même. Quant au pays, qui donnait, le 23 mai 1869,3.
500.000 voix aux candidats de l'opposition, il ne demandait, au gouvernement
de 1870, comme à bien d'autres, que les libertés nécessaires, l'économie et
la paix. Trois
volumes et demi de l'édition publiée par M. Calmon contiennent les discours
prononcés par M. Thiers, de 1863 à 1870. Nous avons rappelé tous ceux de ces
discours qui réclamaient les libertés nécessaires ; nous indiquerons
seulement, sans les analyser, les discours sur les finances, sur la marine
marchande, sur l'état de l'agriculture, sur le régime économique, sur les
traités de commerce. Il nous suffira de rappeler quelle clarté suprême M.
Thiers savait introduire dans ces matières, où la compétence est si rare ; de
redire, qu'en fait d'économies, il recommandait seulement celles qui n'ont
pas pour résultat de désorganiser les services ; et d'indiquer l'étonnante
liberté d'esprit qu'il apportait, même dans les questions où son opinion
était le plus arrêtée, comme celle du libre-échange et des tarifs. Nous en
citerons un seul exemple. « Entendons-nous
bien, disait-il, le 28 mars 1865, dans un discours sur les libertés
politiques. Jamais je n'ai été partisan du libre-échange ; mais,
expliquons-nous. Je n'ai jamais pensé que les tarifs dussent être immobiles ;
je n'ai jamais pensé que les prohibitions dussent être éternelles ; j'ai
moi-même modifié les tarifs, j'ai supprimé beaucoup de prohibitions ; mais
j'ai toujours redouté cette théorie, comme théorie absolue et appliquée
invariablement à toutes nos industries. » Plus
tard, M. Thiers, devenu Président de la République, risquera de perdre la
magistrature suprême, pour vouloir imposer ses doctrines économiques à
l'Assemblée nationale. Ces doctrines étaient-elles absolues, comme on le
prétendait alors ? Non pas : sous la République comme sous 1 Empire, il
pensait que les tarifs devaient être mobiles. Nous
avons hâte d'arriver au rôle de M. Thiers dans la politique extérieure. C'est
là surtout qu'il s'est montré le plus clairvoyant des observateurs, et qu'il
eût été, si l'Empire eût suivi ses conseils, le sauveur de la dynastie et de
la France. Quand
M. Thiers entra au Corps législatif, en 1863, on était au lendemain de la
guerre d'Italie et presque à la fin de la guerre du Mexique. C'est à
l'expédition du Mexique que fut consacré, le 26 janvier 1864, son premier
discours sur la politique extérieure. L'Angleterre réclamait 85 millions au
Mexique, l'Espagne 40, la France 125 ; et les trois puissances avaient envoyé
des forces armées, pour se faire rembourser leurs créances ; mais, tandis que
l'Angleterre et l'Espagne se bornaient à occuper Tampico et la Vera Cruz pour
percevoir des droits de douane, la France intervenait dans les affaires
intérieures du Mexique, y soutenait le parti aristocratique et offrait la
couronne mexicaine à l'archiduc Maximilien qui l'acceptait. L'Adresse de la
Chambre des députés, en réponse au discours du Trône, constata les
inquiétudes que l'expédition du Mexique, succédant à celle de Chine et de
Cochinchine, avait inspirées à beaucoup d'esprits. Douze membres de
l'opposition, parmi lesquels MM. Guéroult, Magnin, Jules Simon, Jules Favre
et Emile Ollivier, proposèrent de substituer à ces regrets platoniques un vœu
tendant à l'évacuation immédiate. Leur amendement était ainsi conçu : « Nous
ne pouvons nous associer à cette ruineuse entreprise, et nous sommes les
interprètes de l'opinion publique en demandant qu'il y soit mis un terme
immédiat. » M. Thiers soutint cet amendement, le 26 janvier, et, le
lendemain, après le rejet, un second amendement de MM. de Grammont, Martel et
Lambrech ainsi conçu : « En applaudissant au courage et à l'héroïque
persévérance de ses soldats, la France se préoccupe des proportions et.de
ladurée de l'expédition du Mexique ; elle désire vivement qu'une conclusion
prochaine fasse cesser les sacrifices que cette expédition nous coûte, et
prévienne les complications dont elle pourrait devenir l'occasion. « Ce
second amendement fut rejeté, par 201 voix contre 47. Vainement M. Thiers
avait démontré qu'en envoyant Maximilien au Mexique on s'engageait à le
soutenir et, par suite, à continuer ces sacrifices d'hommes et d'argent que
la grande majorité de la Chambre eût voulu voir cesser. M. Thiers ne pouvait
prévoir la sombre tragédie qui mit fin à l'Empire mexicain ; il prévit
merveilleusement que Napoléon III trouverait son Espagne au Mexique. Le
discours du 26 janvier est, en même temps qu'une œuvre oratoire remarquable,
une page d'histoire qui rappelle celles du Consulat et de l'Empire. Le 13
et le 15 avril 1865, M. Thiers prononçait deux discours sur les affaires
romaines, dans les circonstances suivantes. Le royaume d'Italie s'était
constitué, après Magenta et Solférino, par l'annexion au-Piémont de la
Toscane, de Parme, de Modène, des Etats de Naples, de la Lombardie et des Romagnes.
La Vénétie et Rome lui manquaient encore. La guerre entre l'Autriche et la
Prusse devait lui donner la Vénétie ; la guerre entre la France et la Prusse
devait lui donner Rome. En 1865, M. Thiers, hostile à l'unité de l'Italie,
parce qu'il était convaincu que celle-ci amènerait l'unité allemande, s'éleva
vivement contre la convention du 15 septembre 1864, qui confirmait les
annexions déjà accomplies et qui laissait prévoir l'abandon de Rome par la
France. En dehors du grand intérêt politique qu'offrit le discours du 13
avril 1865, rappelons qu'il contenait une belle comparaison, au point de vue
artistique et littéraire, entre Venise et Florence., écho des études
préférées de M. Thiers, depuis l'achèvement de l'Histoire du Consulat et
de l'Empire. Dans le
discours que M. Thiers prononça le surlendemain, sur le même sujet, nous
relevons une vue prophétique, à propos du principe des nationalités et du
principe de la conformité de langue, « Au
nom de la langue, que n'adviendrait-il pas ? que n'irions-nous pas réclamer
et que ne viendrait-on pas nous demander ? » Il
dira, sur la même question, après Mentana, le 4 décembre 1867 : « On
ne crée pas soi-même, volontairement et à sa porte, un Etat de 23 millions
d'hommes Nous sommes entre deux unités, l'une que nous avons faite et l'autre
que nous avons laissé faire, lesquelles se donnent la main par-dessus les
Alpes. » Les
deux questions d'Italie et d'Allemagne étaient en effet intimement liées,
comme l'étaient les deux puissances elles-mêmes, et le moment est venu
d'étudier, avec le détail qu'elle mérite, l'intervention de M. Thiers dans la
politique extérieure de la France, de 1863 à 1870, en considérant cette
politique dans ses rapports avec l'Allemagne. Il est peu de discours où le
clairvoyant homme d'Etat ne soit revenu sur cette question palpitante : nous
retiendrons seulement ceux où il l'a traitée isolément. Le 2
mars 1866, dans la discussion de l'Adresse, il prononçait son discours sur
les affaires allemandes. La
convention de Londres, signée en 1852, avait reconnu les deux duchés de
Sleswig et de Holstein comme dépendants du Danemark. Cette convention n'avait
pas empêché la Prusse et l'Autriche de conquérir les duchés à main armée,
puis la Prusse avait gardé le Sleswig, et l'Autriche le Holstein. Dans le
discours du Trône de 1866, l'empereur s'était exprimé ainsi : « A l'égard de
l'Allemagne, notre intention est de continuer à observer une politique de
neutralité. » L'opposition voulait que l'Adresse contînt une phrase en
réponse à ce passage du discours du Trône. MM. Jules Favre et Thiers le
demandèrent successivement, et obtinrent de la commission de l'Adresse, puis
de la Chambre, une rédaction ainsi conçue : « Nous
donnons notre adhésion à la politique suivie par Votre Majesté, à l'égard de
l'Allemagne. Cette politique de neutralité, qui ne laisse pas la France
indifférente aux événements, est conforme à nos intérêts. » Une
pareille formule, beaucoup trop vague, laissait le champ libre à la Prusse et
à l'Autriche. On ne tarda pas à le reconnaître. Les relations entre la Prusse
et l'Autriche s'envenimèrent à tel point que la guerre devint imminente, et,
le 3 mai 1866, à l'occasion du projet de loi autorisant une levée annuelle de
100.000 hommes, M. Thiers démontra, avec la dernière évidence, qu'il
dépendait exclusivement du gouvernement français d'empêcher les affaires
d'Allemagne de devenir périlleuses pour la France. Il est à remarquer que,
durant tout son discours, l'un des plus habiles qu'il ait prononcés, il fut
soutenu et applaudi par la presque totalité de la Chambre. Cette Chambre de
1863, bien qu'élue sous le régime de la candidature officielle, voyait les
fautes commises : seule, la crainte d'ébranler la dynastie impériale,
l'empêchait de réprimer ces fautes ou d'en prévenir le retour. Hors séance,
nombre de députés prodiguaient à M. Thiers leurs encouragements, applaudissaient
à ses paroles et déploraient la politique suivie par l'empereur. Revenus à
leur banc, ils tremblaient sous l'œil des ministres. Video meliora
proboque... Il faut ajouter que la Constitution de 1852, en déclarant
l'empereur seul responsable, avait condamné les Chambres à l'approbation
quand même et le pays à toutes les surprises du pouvoir personnel. La
Prusse, victorieuse à Sadowa, portait de 19 à 30 millions le nombre de ses
sujets et organisait la Confédération de l'Allemagne du Sud. Comme M. Thiers
l'avait prévu, la politique de Napoléon III, après avoir constitué au sud-est
de la France un État unifié de 25 millions d'habitants, avait constitué à
l'est un État unifié de 40 millions. L'empereur
Napoléon III, en ouvrant la session de 1867, s'était félicité de ces
résultats ; mais, par une singulière inconséquence, il laissait voir la
portée de son optimisme de commande en annonçant un projet de loi destiné à
augmenter notre puissance militaire. Ce projet de loi fut présenté le 7 mars.
L'Adresse ayant été supprimée, M. Thiers demanda à interpeller le
gouvernement sur sa politique extérieure : l'interpellation eut lieu le 15
mars. M. Thiers, après avoir défendu l'ancienne politique de l'équilibre
européen et combattu la politique des nationalités, termina son discours par
la phrase si souvent citée : « Il n'y a plus une seule faute à commettre. »
Sur ce point, il se trompait : il en restait une, et la plus lourde de
toutes. Mais
quelle lucidité, quelle hauteur de vues, quelle sincérité à l'égard de ses
collègues de l'opposition qui avaient applaudi à la formation de l'unité
italienne, et surtout quelle vision prophétique de l'avenir ! « Voilà
donc l'Europe que vous feriez, s'écriait M. Thiers avec douleur : çà et là
quelques lambeaux de peuples : puis sur le continent trois grands Etats : la
France comptant 40 millions de sujets ; l'Allemagne, 60 millions ; la Russie,
100 ou 120. Qu'est-ce donc que cette politique ? Voulez-vous que je la
définisse en deux mots ? Pour l'Europe, c'est le chaos ; pour la France,
c'est le troisième rang ! » (Mouvement prolongé.) Et à
chaque instant des réflexions profondes comme celle-ci, vraie en 1867, plus
vraie, hélas ! en 1891 : « Avant
la dernière guerre, de qui dépendaient les événements ? Ils dépendaient de la
France. Aujourd'hui ils sont entre les mains de la Prusse et de la Russie.
Cela peint toute la situation. » Le
discours de M. Thiers ne mit pas tin à la discussion : elle continua par des
discours de MM. Garnier-Pagès et Émile Ollivier, qui défendirent, avec une
lamentable imprévoyance, la politique des nationalités. M. Émile Ollivier
affirma que l'œuvre de M. de Bismarck était surtout, dirigée contre la
Russie, et que l'intérêt de la France était d'affaiblir l'Empire russe. M.
Rouher essaya de justifier la conduite du gouvernement, en rappelant, non
sans raison, que l'empereur, lorsqu'il avait favorisé l'unité de l'Italie,
avait eu pour complice tout le parti libéral français. Quant à l'Allemagne,
l'orateur officiel affirma que, coupée désormais en trois tronçons, la
Prusse, l'Allemagne du sud et l'Autriche, elle était devenue beaucoup moins
inquiétante pour la France. C'est cet audacieux paradoxe que M. Thiers
combattit, dans la séance du 18 mars 1867, en même temps qu'il réfutait les
théories de MM. E. Ollivier et Garnier-Pagès. C'est dans ce discours qu'il
résuma en ces termes la seule politique possible, après Sadowa : « Ne rien
prendre pour soi et ne rien laisser prendre aux autres. » Par 219
voix contre 45, la Chambre se rallia à la politique, béatement confiante, que
M. Rouher avait exposée. L'Empire
persista dans son optimisme, encouragé du reste par la fraction de
l'opposition qui se rattachait à M. Ollivier ; et c'est vainement que M.
Thiers, à propos d'une interpellation de M. Garnier-Pagès, fit entendre de
nouveaux et inutiles conseils au gouvernement. Le discours du 9 décembre
n'eut pas plus d'effet que les précédents. Un court dialogue entre MM. Thiers
et Ollivier donnera une idée des illusions que celui-ci apportait dans cette
grave question. M. THIERS. — Savez-vous ce que je blâme ? C'est la sottise,
la duperie des nations qui se prêtent à tout ce que méditent leurs ennemis. (Très bien !
très bien !). M. EMILE OLLIVIER. — Dites la générosité ! (Exclamations diverses.) M. THIERS. — Je ne fais pas fi des sentiments de générosité
; mais ce que je veux prouver, c'est que ce ne sont laque des mots et non pas
des choses. Et le
grand homme d'État, brisé par l'émotion, navré de voir les destinées de la
France compromises par les plus incapables ou les plus aveugles des
gouvernants, ajoutait avec un accent de profonde tristesse : Je vous demande pardon de mon émotion ; mais quand
je vois la politique de mon pays bouleversée, quand je la vois s'égarer dans
des erreurs, permettez-moi le mot, dans des erreurs puériles quant aux
principes, désastreuses quant aux conséquences, j'en suis à la fois indigné
et désolé. (Très bien ! très bien ! Applaudissements sur un grand nombre
de bancs.) Après
cette séance du 9 décembre, dans laquelle il avait exprimé si vivement sa
douleur patriotique, M. Thiers s'abstint, pendant deux ans et demi,
d'intervenir dans la discussion des affaires étrangères : il n'en parla plus
qu'incidemment, à propos de la discussion des budgets de 1869 et 1870. Le 1er
juillet 1868, il disait : On a commis, en 1868, une faute, peut-être
irréparable... Mais on en commettrait une aussi grande aujourd'hui, en se
jetant témérairement dans la guerre. Et le 2
avril 1869 : Oui, il faut la paix ; oui, il faut que la France
n'y renonce que si des entreprises intolérables l'obligent à tirer l'épée. Le 30
juin 1870, enfin, dans le discours sur la discussion du projet relatif à un
appel de 90.000 hommes, M. Thiers prodigua les suprêmes conseils. La
Commission proposait d'adopter le projet de loi, tout en regrettant que le
contingent fût réduit de 100.000 hommes à 90.000. Le maréchal Lebœuf ayant
déclaré qu'il avait accepté la réduction par esprit de solidarité avec ses
collègues, et protesté contre les modifications à la loi militaire que
proposaient MM. Garnier-Pagès et Ernest Picard, M. Thiers soutint le maréchal
Lebœuf, par un discours d'approbation sans réserve, et, le même jour,
répondit à M. Jules Favre, partisan de la réduction du contingent, par ces
paroles, qui furent prononcées, il ne faut pas l'oublier, quinze jours avant
la guerre. « La France n'est pas prête à passer le Rhin
et à se a jeter sur l'Allemagne. » « Je vous conseille la paix, et je vous
conseille d'yperce sévérer résolument. » « Je refuserais même les fonds de la guerre,
si je « croyais qu'on voulût les employer à la guerre. » « Votre politique serait incomplète si, tout
en -étant « résolument pacifique, elle n'était pas appuyée sur des «
armements suffisants. » « Ce qu'il y a de plus cruel pour une nation,
c'est de « n'avoir pas, quand le moment est venu, une armée « parfaitement
organisée. » « La guerre mal faite est celle qui coûte le
plus. » « Quand j'entends dire que nous sommes sur le
pied de guerre, je déplore l'ignorance dans laquelle on entretient le pays. » C'est
dans le discours du 30 juin que M. Thiers fixait à 400.000 hommes le chiffre
de notre pied de paix, en ajoutant (et le maréchal Lebœuf, ministre de la
guerre, confirmait ces paroles) qu'en cas de guerre, 200.000 hommes seulement
seraient disponibles. La France allait donc se lancer dans la plus
épouvantable des aventures, avec 200.000 unités de combat contre 800.000. Cet
acte de folie dépassait, et de beaucoup, tous ceux que M.- Thiers avait pu
reprocher à Napoléon Ier. Dans la
nuit du 14 au 15 juillet, la guerre fut brusquement décidée aux Tuileries,
par l'influence du parti de la cour, c'est-à-dire de l'impératrice Eugénie et
des bonapartistes purs. La veille, l'empereur avait dit aux ambassadeurs de
deux grandes puissances : « C'est la paix ; je le regrette, car
l'occasion était bonne ; mais, à tout prendre, la paix est un parti plus sûr.
Vous pouvez regarder l'incident comme terminé. » Le 15
juillet, eut lieu la fameuse séance, dans laquelle M. Thiers essaya de
prévenir une faute irréparable. Il ne s'attira que des insultes. Cinquante
patriotes abusés lui montrèrent le poing, l'injurièrent, l'accusèrent de
souiller ses cheveux blancs, d'être l'allié de la Prusse, etc. Il demandait
pourtant une chose toute naturelle : la simple production des pièces sur
lesquelles s'appuyait le gouvernement français pour se dire outragé. La
Commission, qui reçut communication de ces pièces, déclara que l'outrage
était, en effet, intolérable, et la guerre fut votée. En sortant de la séance
de nuit où cette déplorable résolution avait été prise, M. Thiers rentrait
chez lui avec quelques amis : il fut reconnu et insulté rue Lafayette, par
des soldats ivres, qui, du haut d'une voiture découverte, interpellaient
grossièrement les passants ; sa maison, qui devait disparaître pendant la
Commune, fut même menacée par les fameuses « blouses blanches », stipendiées
par le gouvernement, qui parcouraient les rues de Paris en hurlant : « A
Berlin ! » Cette
guerre, déclarée par des fous, conduite par des incapables, avait amené les
premiers revers et entraîné la chute du ministère Ollivier. Le
comte de Palikao, plus fait pour être chef d'armée que chef de Cabinet,
remplaça M. Emile Ollivier. Le Corps législatif, autrefois si souple et si
docile, était devenu intraitable ; l'Assemblée, autrefois si crédule, ne
croyait plus rien, pas même la vérité. Les députés qui avaient insulté M.
Thiers, dans la déplorable séance du 15 juillet, furent les premiers à le
faire entrer dans le Conseil de défense que l'on organisa à Paris. M. Thiers
prit son rôle très au sérieux : chaque matin, en compagnie du général
Chasseloup-Laubat, il allait visiter les travaux des fortifications, et,
chaque fois, il en revenait plus attristé. Le
Conseil tenait séance tous les soirs et ses discussions portaient même sur
les opérations militaires de Metz et de Sedan. M. Thiers et le général Trochu
ne cessaient de signaler les dangers de la marche sur Sedan. Ils ne furent
pas plus écoutés que ne l'avait été M. Thiers le 15 juillet. Le 2 septembre
au soir, M. Thiers apprenait de l'un des membres du Conseil de défense, M.
Jérôme David, la nouvelle du désastre de Sedan, de la captivité de l'empereur
et de la blessure du maréchal de Mac-Mahon. Le 3 septembre au matin, une
lettre de M. Mérimée, son confrère à l'Académie française, le sollicitait
d'apporter ses conseils à l'impératrice. M. Mérimée vint lui-même chercher la
réponse de M. Thiers : cette réponse fut négative. A midi,
M. Thiers était au Corps législatif, où MM. Jules Favre, Simon, Ferry,
'Picard et Gambetta le sollicitèrent de se mettre à leur tête pour sauver le
pays. Il refusa, en prétextant qu'il n'y avait, pour le moment, qu'une chose
à faire : laisser le pouvoir dans les mains où il se trouvait, sauf à le
concentrer dans le Corps législatif repentant. Le Corps législatif
déclarerait le trône vacant, formerait une commission de gouvernement,
essaierait de négocier un armistice, et convoquerait une Assemblée pour
signer la paix et décider de la forme du gouvernement. Ces
projets, que la gauche incertaine hésitait à accueillir, effrayaient la
majorité du Corps législatif, qui n'osait prendre parti ni pour ni contre la
dynastie. La révolution du 4 septembre trancha la question. Dès que
M. Thiers arriva au Palais-Bourbon, les membres du centre, c'est-à-dire les
hommes qui avaient soutenu le Cabinet Ollivier et voté la guerre,
l'entourèrent et lai firent entendre qu'ils reconnaissaient la nécessité de
faire vaquer le trône. Mais, en même temps, ils se refusaient à prononcer le
mot de déchéance. De leur côté, les députés de la gauche, tenant à la chose
et non au mot, chargèrent M. Thiers d'une rédaction qui conciliait tout. Cette
rédaction qui laissait le pouvoir au Corps législatif, lui eût-elle permis
d'obtenir un armistice et de convoquer une Assemblée qui eût signé la paix ?
Il est impossible de répondre affirmativement à cette question. La
proposition de M. Thiers avait, en tout cas, l'avantage de maintenir aux
mains du pouvoir légal le gouvernement qui allait passer, par le fait de la
révolution, aux mains d'un pouvoir insurrectionnel. Quand
M. Thiers apprit, au Corps législatif, la constitution du gouvernement de la
Défense nationale, il se retira chez lui, bien résolu, comme il le disait
lui-même, à se séparer de tout, hommes et choses, en souhaitant qu'une
conduite sage et prudente du pouvoir diminuât, en les abrégeant, les malheurs
du pays. Ajoutons
ce que M. Thiers a dit plus tard : le pouvoir eût passé le 4 septembre à la
Commune, si la gauche ne s'était pas portée à l'Hôtel de Ville, et les
résultats auraient été plus affreux encore, car l'ennemi victorieux, provoqué
par des violences inouïes, se serait porté peut-être aux dernières extrémités
de la guerre. L'Empire, qu'acclamaient trois mois auparavant plusieurs millions d'électeurs, n'avait pas rencontré un défenseur au 4 Septembre. L'empereur, « ce visionnaire sans scrupules, capricieux et téméraire », s'éveilla de son rêve des nationalités dans le château de Wilhelmshöhe. En remettant son épée au roi de Prusse, il lui avait affirmé que la France « avait voulu la guerre » j le jour où la France put prendre la parole, à Bordeaux, elle déclara l'Empire et l'empereur responsables de l'invasion, de la ruine, du démembrement de la patrie, et chargea M. Thiers de réparer les désastres qu'il n'avait pas pu prévenir. |