ADOLPHE THIERS

 

CHAPITRE V. — LE DÉPUTÉ DE L'OPPOSITION LIBÉRALE. - L'ORATEUR (1863-1870).

 

 

C'est en 1863 que M. Thiers rentra dans la vie politique. Déjà, en 1859, on l'avait pressé d'accepter une candidature législative à Lille, et le gouvernement impérial lui avait fait savoir qu'il ne le combattrait pas. Il avait loyalement répondu qu'il ne pouvait accepter l'appui du gouvernement. Il lui répugnait, il l'a avoué, de prêter serment à l'Empire. Quatre ans après, l'insistance de MM. de Broglie, de Montalembert, Jules Simon, Guizot, Glais-Bizoin, Lanjuinais, triomphait de ses répugnances : il acceptait la candidature, et, malgré la violence avec laquelle il fut, cette fois, combattu, il était élu député de la seconde circonscription de Paris.

Dans quelles dispositions entrait-il au Corps législatif ? Voulait-il faire à l'Empire une opposition irréconciliable ? En aucune manière. Il était bien décidé à réclamer les libertés indispensables, celles qu'il a appelées les libertés nécessaires, et, ces libertés une fois obtenues, à prendre part aux affaires du pays, sans chercher à renverser la dynastie. Jusqu'à la chute de l'Empire, il est resté scrupuleusement fidèle à ce programme. Jamais il n'a consenti à aller étaler aux Tuileries un habit brodé de ministre ; toujours il a prodigué au gouvernement impérial les conseils les plus propres à le sauver et à faire faire au pays « l'économie d'une révolution ». Malheureusement, l'empereur, qui parut toujours peu sincère, parce qu'il était hésitant et peu convaincu, perdit, par ses hésitations et ses doutes, tout le bénéfice des concessions qu'il faisait. La catastrophe de 1870 interrompit d'ailleurs brusquement l'expérience de l'Empire libéral.

Le 24 décembre 1863, M. Thiers prit la parole dans cette enceinte législative, où il s'était fait entendre pour la dernière fois, le 17 novembre 1851, quand il avait soutenu, avec si peu de succès, la proposition des trois questeurs : MM. Baze, de Panat et Le Flô. M. Thiers définit le mandat moral qu'il avait reçu de ses électeurs. Ceux-ci lui avaient recommandé :

1° De contribuer au développement progressif des libertés publiques ;

2° De tâcher de procurer au pays le grand bienfait de l'économie ;

3° De contribuer au maintien de la paix.

Développement des libertés publiques, rétablissement de l'économie, non pas par des réductions qui n'aboutissent qu'à désorganiser tous les services, mais par l'ordre dans les finances et la clarté dans les comptes ; maintien de la paix : tels étaient, en 1863, les vœux de l'immense majorité de la France, telle était la seule politique possible. Nous suivrons M. Thiers dans ses efforts pour faire triompher ces trois points de son programme.

C'est le 24 janvier, dans la discussion de l'Adresse, que fut prononcé le Discours sur les libertés nécessaires. Le décret du 24 novembre 1860, modifiant la Constitution du 24 janvier 1852, avait autorisé le Sénat et le Corps législatif à voter chaque année, en réponse au discours du trône, une Adresse discutée en présence de commissaires du gouvernement. C'est en vertu de ce décret que M. Thiers prit la parole pour discuter l'Adresse, rédigée par M. de Morny, et qui approuvait, sans réserve, le discours que l'empereur avait prononcé à l'ouverture de la session, le 5 novembre 1863. Il n'y était pas dit un mot des réformes libérales à introduire dans la Constitution. Ni la liberté individuelle, ni la liberté de la presse, ni la liberté électorale, ni la liberté parlementaire, ni la responsabilité ministérielle n'étaient garanties. Ces libertés et cette responsabilité, M. Thiers les réclama en ces termes :

MESSIEURS,

Je vous disais, il y a quelques jours, que bientôt je vous demanderais la permission de vous entretenir de la politique intérieure du pays, et que je saisirais cette occasion de vous donner quelques explications personnelles sur les motifs de ma présence dans cette assemblée, et sur les sentiments qui m'ont animé en y entrant.

Je sais bien que les grandes assemblées ont tout autre chose à faire que de s'occuper des individus ; mais, lorsque je vous demande la permission de vous entretenir de moi un instant, un instant seulement, c'est un devoir que je crois remplir envers le pays, qui m'a élu sans exiger de profession de foi, et envers vous, mes collègues, dont je serais heureux de posséder la confiance. (Très bien !)

Messieurs, il y a trente-quatre ans que je suis entré pour la première fois dans cette enceinte. J'y ai pris place dans la dernière Chambre élue sous la Restauration. Depuis, j'ai fait partie de toutes les Chambres qui se sont succédé de 1830 à 1848 ; puis, sous la République, j'ai siégé sur les bancs de la Constituante et de la Législative ; et enfin me voici, au milieu de vous, sur les bancs du Corps législatif de l'Empire.

Dans ce long espace de temps, j'ai vu se succéder les choses, les hommes, les opinions, les affections même, et, au milieu de ce torrent qui semblait devoir tout emporter, les principes seuls ont survécu, les principes sociaux et politiques sur lesquels repose la société moderne. Ce n'est pas que, dans certains jours, ils n'aient paru singulièrement menacés. Nous avons vu des moments où l'ordre semblait tellement ébranlé qu'on se demandait comment la société pourrait se rasseoir. Plus tard, c'était l'idée de la liberté qui semblait effacée de l'esprit humain, et cependant l'ordre s'est rétabli, et la liberté est prête à renaître ! (Mouvement.) Tant il est vrai de dire que ces grands principes sont comme ces astres, destinés à nous éclairer, qui s'enveloppent quelquefois de nuages, pour paraître bientôt plus radieux.

Une circonstance vous aura sans doute frappés : c'est que les hommes eux-mêmes, si petits au milieu de la grandeur des événements, les hommes n'ont quelque valeur que par l'intelligence qu'ils ont eue de ces grands principes, et par la fidélité qu'ils leur ont conservée.

Quant à moi, il y a trois principes que j'ai toujours considérés comme devant faire la règle d'une vie honnête et bien ordonnée : le principe de la souveraineté nationale, le principe d'ordre, le principe de liberté. (Très bien ! Très bien !)

Je suis né, j'ai vécu dans cette école, dite de 1789, qui croit que la France adroit de disposer de ses destinées et de choisir le gouvernement qui lui convient. Je pense qu'elle ne doit user de sa souveraineté que très rarement, et même que mieux vaudrait qu'elle n'en usât jamais, s'il était possible ; mais, quand elle a prononcé, à mes yeux, le droit y est. (Très bien ! - Bravo !) Je pense que c'est manquer et à la loi et au bon sens, que de chercher à substituer des vues particulières à sa volonté clairement exprimée. (Très bien ! Très bien !)

Mais, quand on s'est soumis au gouvernement légal de son pays, il y a deux choses qu'on est toujours en droit de lui demander : l'ordre et la liberté. (Très bien !)

Quand la société est privée de l'ordre, elle vit dans les angoisses : inquiète, agitée, elle ne travaille pas, ou elle travaille peu. Or, le riche peut quelquefois ne pas travailler ; mais la société est un ouvrier condamné à gagner, du lever au coucher du soleil, le pain de ses enfants. (Très bien !) Si elle s'arrête un jour, elle s'appauvrit, et, - tandis que, privée d'ordre, elle s'appauvrit au dedans, au dehors elle se déconsidère. Et ce qu'il y a déplus triste, c'est qu'elle tend de tous ses vœux au despotisme.

Si c'est la liberté qui manque, la société n'est pas plus heureuse : elle souffre différemment, mais elle ne souffre pas moins. Elle s'inquiète, elle s'agite sourdement, elle se sent humiliée ; et si, faute d'être assez consultée, elle aperçoit que ses destinées sont dirigées dans d'autres vues que les siennes, elle s'irrite : elle voudrait le dire, elle ne le peut pas, elle est toujours prête à éclater ; et, tandis que, privée d'ordre, elle tend au despotisme, privée de liberté elle tend aux révolutions. (Très bien ! Très bien !)

M. LE PRÉSIDENT. — Monsieur Thiers, on ne vous entend pas assez de ce côté (M. le Président désigne le côté droit de l’assemblée), et les sténographes se plaignent de ne pas vous entendre. Parlez à la Chambre tout entière.

M. THIERS. — Les principes que je viens d'énoncer, Messieurs, sont ceux d'après lesquels j'ai essayé de diriger ma vie, au milieu de la confusion des événements.

Lorsque la République fut proclamée en France, je me soumis, bien que ce gouvernement ne fût pas celui auquel me rattachaient mes antécédents ; et je me joignis aux hommes courageux qui, ici même, défendaient l'ordre au milieu d'une assemblée nombreuse, passionnée, mais honnête et courageuse, et sachant écouler les vérités qui lui déplaisaient. (Sur plusieurs bancs, Très bien ! Très bien !)

L'ordre, Messieurs, a été sauvé, et bientôt la France est revenue au principe monarchique. Je me suis soumis également, par suite de ce même sentiment de respect pour la volonté nationale ; mais alors, je suis entré dans la retraite, par un motif bien simple : c'est qu'il n'y avait rien à faire pour le principe d'ordre, qui était sauvé, et rien encore pour le principe de liberté, qui était ajourné. Dans cette retraite, permettez-moi de le dire, tout le monde sait ce que j'ai fait ; j'ai écrit avec sincérité l'histoire de mon pays. (Très bien ! Très bien !) J'y aurais passé, sans regret, le reste de ma vie, lorsque les décrets du 24 novembre 1860, de février et de décembre 1861, ont été promulgués.

Vous savez quels changements ces décrets ont introduits dans nos institutions. Vous ne pouviez vous réunir qu'en silence pour recevoir les projets de lois que vous apportaient MM. les conseillers d'Etat, et que vous deviez discuter avec eux, presque sans pouvoir les amender. (Réclamations sur planeurs bancs.) Puis venait le budget, que vous deviez voter par ministère ; et, quant aux crédits supplémentaires, plus importants que le budget, vous n'en pouviez connaître qu'à la loi des comptes, c'est-à-dire quand il n'était plus possible d'exercer un contrôle utile. (Nouvelles réclamations.)

L'empereur a changé cet état de choses : il vous a rouvert le champ de la politique, en vous accordant la discussion de l'Adresse. Il a fait davantage : il vous a mis face à face avec son gouvernement, en introduisant ici les ministres sans portefeuille, et même un ministre à portefeuille, le ministre d'Etat ; il vous a rendu la publicité de vos séances ; il vous a donné le moyen de voter le budget, non plus par ministère, mais par section ; et, quant aux crédits supplémentaires, s'il ne les a pas supprimés, comme il en avait d'abord exprimé l'espérance, il a rapproché l'époque de leur discussion de l'époque de leur ouverture, et il vous a donné ainsi sur ces crédits une incontestable influence.

Messieurs, vous ne me trouverez jamais ni dénigrant ni flatteur. Je ne dirai pas que ces décrets contiennent toutes les libertés désirables, mais ils en contiennent une partie considérable, et ils sont le gage du reste. Quant à moi, j'en remercie l'empereur (Très bien ! Très bien !), car l'ingratitude est un mauvais sentiment et un mauvais calcul. (Nouvelle approbation.)

A partir de ces décrets, j'ai pensé, j'ai dit à tous les hommes qui partageaient mes convictions, que, dès qu'ils pouvaient venir discuter ici librement les affaires du pays, et qu'il leur était possible de concourir au rétablissement des libertés publiques, l'abstention ne serait plus, de leur part, ni sage, ni digne, ni patriotique. (Très bien ! Très bien !) Je leur ai conseillé de prêter serment à l'empereur, et de se rendre dans leurs collèges électoraux, soit comme électeurs, soit comme éligibles.

Je vous l'avouerai, Messieurs, après avoir donné ce conseil, j'aurais voulu être dispensé de le suivre (on rit) ; après avoir trouvé, dans la retraite, l'étude, la paix avec les partis, un peu de justice, il m'en coûtait de me rejeter au milieu des orages de la vie publique ; mais l'inconséquence eut été trop grande de donner des conseils et de ne pas les suivre soi-même.

D'ailleurs, une dernière considération m'a décidé : c'est qu'en venant au milieu de vous, personne ne pourrait m'accuser d'ambition. A mon âge, après les postes que j'ai occupés dans l’Etat, je ne peux plus avoir qu'une seule ambition : c'est, en vous apportant le modeste tribut d'une expérience bien chèrement acquise, en discutant avec vous les affaires de l'Etat, au point de vue de l'Etat, et jamais au point de vue des partis (Très bien ! Très bien !), de pouvoir quelquefois être d'un léger secours à vos délibérations, et de pas laisser tout à fait inutiles à mon pays les dernières années de ma vie (Très bien ! Très bien ! — Applaudissements sur plusieurs bancs.)

M. LE PRÉSIDENT. — M. Thiers, si vous vouliez vous tourner un peu de mon côté. Les sténographes se plaignent de ne pas vous entendre.

QUELQUES VOIX. — La tribune !

M. THIERS. — Monsieur le Président, par une vieille habitude de la tribune, je suis toujours tenté de me présenter en face à l'assemblée dans laquelle je parle. (On rit.)

M. GLAIS-BIZOIN. — Un de MM. les commissaires du gouvernement pourrait vous céder la place.

M. LE PRÉSIDENT. — Ce que je dis est dans l'intérêt de ceux qui n'entendent pas.

M. THIERS. — Messieurs, après ces explications que j'aurais voulu rendre plus courtes, j'arrive tout de suite au grand objet pour lequel nous sommes ici réunis. Il ne saurait être question, en suivant l'ordre que nous ont tracé le discours du Trône et le projet d'Adresse, ni de finances, ni d'affaires extérieures. Il s'agit uniquement de notre politique intérieure, et, dans cette politique, quel est l'objet principal, l'objet essentiel qui occupe tous les esprits ? C'est le développement de nos institutions dans le sens d'une liberté modérée et régulière ; et, à cet égard, permettez-moi de préciser sur-le-champ notre situation constitutionnelle. Nous avons vécu longtemps sous le régime des constitutions fixes, qui, une fois faites, étaient déclarées invariables ; mais, aujourd'hui, nous sommes placés sous le régime des constitutions modifiables, perfectibles, comme on dit, qui se font peu à peu, par la main du temps, plus sage et plus habile que les hommes. Et, en effet, le principe suivant a été posé dans la Constitution : Quand un changement sera reconnu convenable, utile, l'empereur en prendra l'initiative, le Sénat donnera sa sanction.

On ne s'est pas borné à poser le principe, on a modifié la Constitution plusieurs fois.

Ainsi notre situation est celle-ci : tant que le texte de la Constitution n'est pas modifié, il a droit à tous nos respects, à notre obéissance absolue ; mais il peut être modifié, par l'initiative de l'empereur et la sanction du Sénat.

Mais vous, Messieurs, dans cette œuvre, n'avez-vous rien à faire ? Oui, vous avez quelque chose à faire, et l’empereur vous a ménagé votre part, en vous donnant la discussion de l'Adresse, et en vous fournissant ainsi le moyen de lui apporter les vœux du pays.

On vous a dit bien des fois, on vous a répété, notamment à l'ouverture des débats de la législature, que, depuis quelque temps, on parlait beaucoup de liberté et qu'on en parlerait beaucoup encore. Eh bien, je me pose tout de suite cette question : Ce vœu de liberté est-il sérieux, ou bien est-ce un de ces besoins capricieux, qu'un jour voit naitre et qu'un jour voit disparaître ? S'il est sérieux, dans quelle mesure est-il sage d'y satisfaire, et, avec nos institutions actuelles, est-il possible de lui donner satisfaction ?

Voilà les questions que je vous demande la permission de traiter aujourd'hui devant vous.

Je puis dire, comme le poète : Incedo per ignes. Mais, Messieurs, fiez-vous à moi du soin de respecter tout ce qui doit être respecté, et, par votre confiance, vous faciliterez ma tâche, vous la rendrez à la fois moins périlleuse et plus fructueuse.

Messieurs, quand on considère l'histoire des trois quarts du siècle écoulés, on est frappé de l'observation que voici : c'est que la France peut quelquefois se passer de la liberté, s'en passer au point de paraître l'avoir oubliée ; puis, quand les temps et les esprits sont plus calmes, elle y revient avec une persévérance singulière et une force presque irrésistible.

Trois grands faits prouvent la vérité de cette observation, et je vous demande la permission de les tracer.

S'il y une époque où il fut naturel que la France oubliât cette idée de la liberté, ce fut en 1800, après les terribles épreuves de notre première Révolution. Elle avait devant elle un homme merveilleux, qui portait sur toutes choses sa main réparatrice ; elle se donna à lui, elle s'absorba en lui, et, un moment, elle sembla ne plus penser : elle regardait, et certes, le spectacle en valait la peine. (Vive approbation.)

Mais bientôt, Messieurs, la France commença de nouveau à penser ; elle commença à penser, quand elle vit une partie de nos armées précipitée dans le gouffre brûlant de l'Espagne, une autre dans le gouffre glacé de la Russie, et ni les unes ni les autres n'en revenir. Alors elle pensa tristement, profondément ; elle regretta ces libertés dont elle avait fait le trop facile abandon, et, le 31 décembre 1813, elle éleva sa voix pour demander la paix.

Sa voix ne fut pas écoutée, et, quelques mois après, l'ennemi victorieux était dans Paris. La France tomba sanglante aux pieds des Bourbons, et leur demanda cette paix dont elle avait tant besoin, et cette liberté dont elle avait recommencé à sentir le prix.

Les Bourbons ne régnèrent que quelques jours. Napoléon revint. Que lui demanda la France ? Elle lui demanda, comme aux Bourbons, la paix et la liberté. La paix, Napoléon en avait longtemps disposé ; il n'en disposait plus, hélas ! il ne pouvait la donner ; mais il donna la liberté, et il la donna tout entière.

On a prétendu qu'il n'avait pas été de bonne foi. Permettez-moi de vous le dire, c'est là un singulier hommage que rendent à sa mémoire les soutiens de sa famille. Mais, quoi qu'on en ait dit, il était de bonne foi. Dans ses entretiens les plus intimes, il répétait que la dictature pouvait être une concession de quelques années faite à un homme de génie, tel que lui, mais une concession de quelques années seulement ; et, quand il donna la liberté, c'est très sincèrement qu'il la donna tout entière.

Messieurs, on aime souvent à emprunter des exemples à Napoléon victorieux, ébloui par le succès ; je supplie qu'on en emprunte quelques-uns à Napoléon agrandi et mûri par le malheur. (Très bien ! Très bien !)

La liberté tout entière, donnée à une nation qui n'en avait encore pratiqué aucune partie, et lorsqu'un million de soldats marchaient sur la France, ne pouvait pas être un essai heureux. Waterloo, nom sinistre 1 Waterloo fit disparaître une seconde fois l'idée de liberté, et une immense réaction commença en Europe, non pas seulement contre l'idée de liberté, mais contre toutes les idées de la Révolution française.

Nous étions bien jeunes alors, Messieurs, et quelquefois nous essayions de murmurer le nom de liberté ; mais on nous faisait taire, en nous montrant l'échafaud sanglant de Louis XVI. A ce souvenir navrant, nos jeunes cœurs étaient contristés, mais nos raisons n'étaient pas confondues. Nous persistâmes, et dix ans ne s'étaient pas écoulés, que l'idée de la liberté occupait tous les esprits, que son nom remplissait toutes les bouches.

En 1825, 1826, 1827, nous allions atteindre ce but, si longtemps, si vainement poursuivi, lorsqu'en approchant de ces limites obscures et périlleuses, où les pouvoirs sont exposés à se rencontrer, où la prérogative du souverain, la prérogative du pays, mises en présence, sont exposées à se heurter si une sagesse supérieure ne préside à leurs relations, nous avons vu deux fois, sous des formes différentes, surgir cette redoutable question de la prédominance d'un pouvoir sur l'autre, et deux trônes sont tombés !...

Cette question fatale a été pour nous, permettez-moi cette comparaison, ce qu'était pour les navigateurs du quinzième siècle ce fameux cap dit des Tempêtes. Les navigateurs n'en approchaient qu'en tremblant ; ils n'osaient pas le doubler ! Vous savez ce qui arriva. Un prince heureusement inspiré, Jean de Portugal, voulut dissiper de vaines terreurs : ce cap des Tempêtes, il l'appela le cap de Bonne-Espérance, et, quelques années après, le cap était franchi !... (Applaudissements.)

Eh bien, Messieurs, n'aurons-nous pas, nous aussi, une heureuse inspiration de confiance ? Ne verrons-nous pas de vaines terreurs se dissiper ? Ne verrons-nous pas ce cap, devant lequel nous avons tant de fois échoué, changer de nom et être heureusement franchi ? Dieu le veuille !

Je ne vous raconterai pas — vous y avez assisté — l’histoire de nos agitations, à partir de 1848. Nous avons traversé la République, nous avons abouti à l'Empire, et, pour la troisième fois, la liberté a disparu. Une vaste réaction militaire a dominé l'Europe. Cependant l'esprit vivifiant du siècle agissait sur les peuples, il agissait même sur les souverains, auteurs et chefs de cette réaction militaire. Et voyez, Messieurs, combien sont mystérieuses et profondes les voies de la Providence ! Les princes de l'Europe étaient assemblés à Paris, dans la personne de leurs représentants, pour régler les conséquences de la glorieuse guerre de Crimée, et, ce que jamais on n'avait vu, la liberté eut pour tribune un congrès, pour orateur un diplomate ! L'illustre comte de Cavour fut autorisé à dénoncer à l'Europe les princes italiens, les uns pour n'avoir pas donné la liberté à leurs peuples, les autres parce qu'ils étaient fils de princes qui l'avaient refusée.

Vous vous en souvenez, Messieurs, l'émotion fut immense. Les Italiens s'armèrent, les Autrichiens s'armèrent aussi ; ils furent bientôt aux prises les uns et les autres ; nous accourûmes. Il nous en coûtaSO.000 hommes et 500 millions, et l'Italie fut affranchie. Mais le mouvement imprimé devint si rapide, que, malgré nos engagements de Villafranca, tous les princes italiens furent renversés, et, sans la foi universelle des peuples et une sage politique, le pape lui-même aurait succombé. (C'est vrai ! C'est vrai !)

Ce n'est pas seulement en Italie que le mouvement se propagea, il s'étendit à l'Europe entière. Bientôt l'Autriche demanda à la liberté le dédommagement des défaites qu'elle avait éprouvées, et elle le trouva. Celte idée de liberté nous revint par tous les échos, et la France, Messieurs, ne pouvait pas y être sourde. C'est alors que le décret du 24 novembre, tour à tour effet et cause, a été rendu ; il a continué le mouvement, et vous avez vu ce mouvement se continuer encore, et se produire avec éclat jusqu'au moment des élections.

L'histoire de la liberté, la voilà. Je demande à tous les hommes de sens, à tous les hommes d'expérience, si un besoin qui, trois fois étouffé depuis le commencement du siècle, trois fois reparaît avec une force irrésistible, je demande si c'est là un besoin faux et factice, dont il soit permis de ne pas tenir compte ? Non, Messieurs, c'est évidemment un besoin de la raison humaine, qui devait être profondément senti chez une nation comme la nôtre, l'une des plus intelligentes et des plus fières de la terre. (Approbation.)

Eh bien, Messieurs, si c'est là un besoin sérieux, arrive la seconde question : Dans quelle mesure faut-il y satisfaire ?... Ah ! ici, j'en conviens, la question devient grave, immensément grave ; cependant, si l'on y pense bien sérieusement, toute grave qu'elle est, elle n'est pas insoluble.

Je sais très bien que ce mot de liberté ne laisse personne de sang-froid. Chez les uns il excite des désirs illimités, chez les autres des craintes chimériques. Mais, Messieurs, en ne consultant que l'expérience, en s'arrêtant à ce qui est incontestable, indiscutable, n'est-il pas possible de trouver, de déterminer, ce que j'appellerai, en fait de liberté, le nécessaire ?

Oui, Messieurs, le nécessaire : vous pouvez aller à Vienne, à Berlin, à La Haye, à Madrid, à Turin, et vous verrez que, sur ce point, personne ne dispute plus aujourd'hui. Oui, il y aie nécessaire en fait de liberté, et il est hors de question, désormais, pour tous les hommes éclairés. C'est ce nécessaire que je vous demande la permission de vous exposer aussi brièvement que possible. Et je me hâte de vous dire tout de suite que ce nécessaire est parfaitement conciliable avec nos institutions actuelles, pourvu, bien entendu, que ne tarisse pas tout à coup la source heureuse de laquelle est émané le décret du 24 novembre ! (Mouvements divers.)

Pour moi, Messieurs, il y a cinq conditions qui constituent ce que j'appelle le nécessaire, en fait de liberté. La première est celle qui est destinée à assurer la sécurité du citoyen. Il faut que le citoyen repose tranquillement dans sa demeure, et parcoure toutes les parties du territoire sans être exposé à aucun acte arbitraire. Pourquoi les hommes se mettent-ils ainsi en société ? Pour assurer leur sécurité. Mais, quand ils se sont mis à l'abri de la violence individuelle, s'ils restaient exposés à la violence du pouvoir destiné à les protéger, ils auraient manqué leur but. Il faut que le citoyen soit garanti contre la violence individuelle, et contre tout acte arbitraire du pouvoir. Ainsi, quant à cette liberté qu'on appelle la liberté individuelle, je n'insisterai pas, et c'est bien celle-là qui mérite le titre d'incontestable et d'indispensable.

Mais, quand le citoyen a obtenu cette sécurité, il n'a presque rien fait encore. S'il s'endormait dans une tranquille indolence, cette sécurité, il ne la conserverait pas longtemps. Il faut, en effet, que le citoyen veille sur la chose publique. Pour cela, il faut qu'il y pense, et il ne faut pas qu'il y pense seul, car il n'arriverait ainsi qu'à une opinion individuelle ; il faut que ses concitoyens y pensent comme lui ; il faut que tous ensemble échangent leurs idées, et arrivent ainsi à produire cette pensée commune qu'on appelle l'opinion publique. Or cela n'est possible que par la presse. Il faut donc qu'elle soit libre ; mais, lorsque je dis liberté, je ne dis pas impunité. De même que la liberté individuelle du citoyen existe, à la condition qu'il n'aura pas provoqué la vindicte des lois, la liberté de la presse est, à cette condition, que l'écrivain n'aura ni outragé l'honneur des citoyens, ni troublé le repos du pays. (Marques d'approbation.)

Ainsi, selon moi, la seconde liberté nécessaire, c'est, pour les citoyens, cette liberté d'échanger leurs idées, liberté qui enfante l'opinion publique. Mais, lorsque cette opinion se produit, elle ne doit pas demeurer un vain bruit, et il faut qu'elle ait un résultat. Pour cela, il faut que des hommes choisis viennent l'apporter ici, au centre de l'Etat, (ce qui suppose la liberté des élections,) et, par la liberté des élections, je n'entends pas que le gouvernement, qui est chargé de veiller aux lois, n'ait pas un rôle ; que le gouvernement, qui est composé de citoyens, n'ait pas une opinion : je me borne à dire qu'il ne faut pas qu'il puisse dicter les choix et imposer sa volonté dans les élections. Voilà ce que j'appelle la liberté électorale.

Mais ce n'est pas tout, Messieurs. Quand ces élus, mandataires de l'opinion publique, chargés de l'exprimer, sont réunis ici, il faut qu'ils jouissent d'une liberté complète ; il faut qu'ils puissent à temps. — veuillez bien, Messieurs, apprécier la portée de ce que je dis en ce moment —, il faut qu'ils puissent, à temps, opposer un utile contrôle à tous les actes du pouvoir. Il ne faut pas que ce contrôle arrive trop tard, et qu'on n'ait que des fautes irréparables à déplorer. C'est là la liberté de la représentation nationale, sur laquelle je m'expliquerai tout à l'heure, et cette liberté est, selon moi, la quatrième des libertés indispensables.

Enfin vient la dernière — je ne dirai pas la plus importante, elles sont toutes également importantes —, mais la dernière, dont le but est celui-ci : c'est de faire que l'opinion publique, bien constatée ici, à la majorité, devienne la directrice de la marche du gouvernement. (Bruit.)

Messieurs, les hommes, pour arriver à cette liberté qui est, on peut le dire, la liberté tout entière, ont imaginé deux moyens : la république et la monarchie.

Dans la république, le moyen est bien simple : on change le chef de l'Etat tous les quatre, six ou huit ans, suivant le texte de la Constitution.

De leur côté, les partisans de la monarchie ont voulu, eux aussi, n'être pas moins libres que les citoyens de la république, et quel moyen ont-ils imaginé ? C'est, au lieu de faire porter l'effort de l'opinion publique sur le chef de l'Etat, de le faire porter sur les dépositaires de son autorité, d'établir le débat, non pas avec le souverain, mais avec des ministres, de manière que, le souverain ne changeant pas, la permanence du pouvoir étant assurée, quelque chose changeât, la politique, et qu'ainsi s'accomplit ce beau phénomène du pays, placé sous un monarque étranger à toutes les vicissitudes, du pays, se gouvernant lui-même par sa propre pensée et par sa propre opinion. (Mouvement prolongé en sens divers.)

Eh bien, de ces cinq conditions de la liberté que j'appelle nécessaires, incontestables, indispensables, de ces cinq conditions, lesquelles avons-nous ? Lesquelles nous restent à acquérir ? Lesquelles pouvons-nous avoir, sans bouleverser notre Constitution ? Toutes, je le répète. (Bruit.)

Je commence cet examen, Messieurs, et je tâcherai d'être le plus bref possible.

Quant à la liberté individuelle, il existe aujourd'hui une exception fâcheuse : c'est la loi de sûreté générale. Elle supplique à un certain nombre de citoyens. Mais, Messieurs, vous le savez, qu'importent les citoyens auxquels elle s'applique ? La qualité de citoyen est une qualité absolue ; il n'y a que la justice qui puisse y porter atteinte, et, quand la justice n'y a pas porté atteinte, tous les citoyens sont égaux. (Sur plusieurs bancs : Très bien ! Très bien !)

Eh bien, quant à cette loi de sûreté générale, elle a appartenu à des circonstances qui, heureusement, ne sont plus. (Interruption et rumeurs dubitatives.)

M. ERNEST PICARD. — Très bien !

M. THIERS. — Messieurs, j'ai trop de respect envers vous tous, pour vouloir discuter le passé d'une manière qui pourrait vous blesser. Mais, j'imagine qu'aucun de vous ne me désavouera, quand je dirai que personne, dans cette enceinte, ne songe à renouveler cette loi, que le gouvernement lui-même n'y songe pas, et, qu'à ce sujet, il n'y a qu'une question, c'est de savoir si on la laissera expirer naturellement en 1865, ou si on la rapportera plus tôt. C'est une détermination dont il faut laisser le mérite au gouvernement, et sur laquelle je n'insisterai pas.

Je passe à la seconde des libertés que j'ai qualifiées de nécessaires, à la liberté de la presse.

Ici, j'en conviens, la question est singulièrement difficile. La presse est, de toutes les libertés, la plus contestée ; elle est, si je puis dire, la partie aiguë de la liberté, et je comprends les appréhensions dont elle est l'objet.

Mais, veuillez m'en croire, s'il y a un homme en France qui ait éprouvé les inconvénients de la liberté de la presse, c'est assurément celui qui vous parle. (Rire d'adhésion.) Il y a un homme illustre, avec lequel j'ai fait longtemps les affaires de l'Etat, et avec lequel, plus tard, je les ai discutées ; cet homme, je puis le nommer, c'est l'illustre M. Guizot. Il a éprouvé les inconvénients de la liberté de la presse autant que moi.

Eh bien, écoutez une déclaration qu'il confirmerait, s'il était ici : après avoir éprouvé l'un et l'autre les effets extrêmes de la liberté de la presse, nous sommes, en hommes politiques, en hommes d'expérience, convaincus qu'elle est nécessaire. (Mouvements divers.)

Je comprends, Messieurs, qu'on ne donne pas la liberté à une nation. Quand je dis que je le comprends, je ne dis pas que je l'approuve, mais que je le comprends. Il y a vingt et quelques années, j'ai vu, pour la première fois, un grand pays, l'Autriche. C'est un bon peuple, bon et brave, que le peuple autrichien. Je l'ai vu, dis-je, il y a vingt et quelques années : sa sérénité était parfaite. Les uns cultivaient leurs champs, les autres se livraient à leur négoce, et le gouvernement gouvernait ; c'était sa profession, à lui. (On rit.)

C'était, je le répète, un peuple bon et tranquille. Savez-vous quelle singulière liberté il avait ? Lorsque je l'ai vu pour la première fois, il avait un vieux souverain que le peuple de Vienne appelait le vieux François. Ce prince, qui avait partagé les bonnes et mauvaises fortunes de son pays, était très populaire. Il se promenait tous les jours dans les rues de Vienne, avec des vêtements usés, tout seul, sans aide de camp, et entretenait tout le monde. Il allait même dans certains quartiers obscurs de Vienne, voir des amis, avec lesquels il avait de fréquents entretiens, et, quand il rentrait tout seul dans son palais, objet de l'affection universelle, il savait la vérité. Voilà la liberté qui régnait sur les bords du Danube, il y a vingt-cinq ans. Eh bien, je m'adresse à tous, les hommes de bon sens : y a-t-il aujourd'hui un peuple qui s'accommoderait de cette liberté ? C'est là une question de fait. M'entretenant, à ce sujet, avec un des grands esprits du siècle, le défunt prince de Metternich, je lui disais que les peuples, aujourd'hui, aimeraient bien mieux gâter leurs affaires de leurs propres mains que de les laisser bien faire à d'autres (rires et bruit), et j'ajoutais qu'ils auraient raison, parce que c'est le seul moyen d'apprendre à les faire.

Messieurs, je vous le demande, est-il possible aujourd'hui, en quelque partie du monde que ce soit, de refuser à un pays la connaissance de ses affaires ? Lorsqu'ici, à la tribune, nous pouvons parler en toute liberté des affaires du pays, quand nous pouvons même (et jusqu'à présent vous avez vu avec quelle réserve nous avons essayé de le faire), mais enfin, quand nous pouvons déverser le blâme le plus sévère, nos discours arriveront dans les journaux, et, tandis que les journaux reproduiront les vérités que nous croirons avoir dites, eux-mêmes ne pourront pas ajouter un mot à la suite des discours dont ils auront été les reproducteurs. Dites-le-moi, n'est-ce pas là un non-sens ? (Mouvements divers.)

Messieurs, j'invoque la tolérance et le silence de ceux qui ne pensent pas comme moi. Je suis bien sincère, j'ai quelque expérience des choses, et peut-être pourrez-vous, je ne dis pas avec beaucoup de fruit, mais au moins avec quelque utilité, me continuer votre attention. (Parlez ! Parlez !)

Quant à moi, je ne comprends pas que, lorsqu'on permet de dire la vérité ici, là, tout près, on le défende. Cela ressemble à un homme qui confie son secret à dix personnes, et qui recommande bien à une onzième de n'en rien dire. (Hilarité et approbation sur plusieurs bancs.)

Messieurs, quand on s'y prend de la sorte, à mon avis, on détruit l'ordre naturel des choses, et l'on fausse tous les ressorts.

Dans un Etat dont l'éducation est faite, je dis : dans un Etat dont l'éducation est faite, vous m'accorderez que les choses se passent comme je vais l'exposer.

La presse ne fait pas l'opinion publique, heureusement !... Je parle, encore une fois, d'un Etat dont l'éducation est faite. (Interruption). Je ne puis pas entrer en dialogue avec mes interrupteurs.

M. LE PRÉSIDENT. — Je prie la Chambre de ne pas interrompre.

M. THIERS. — Je dis que, dans un Etat où l'éducation est achevée, la presse ne fait pas l'opinion, elle fait qu'il y en a une.

PLUSIEURS VOIX. — C'est cela.

M. THIERS. — En plaçant tous les jours sous les yeux du pays ses propres affaires, elle l'oblige à y penser. Elle exagère, c'est sa nature ; mais, en exagérant, elle est cause que le pays se rejette en arrière, et son exagération fait la modération du pays.

Et puis cette opinion, qui n'est, permettez-moi de le dire, qu'un préavis, la représentation nationale la discute, choisit le vrai, écarte le faux, et la majorité, qui est la loi de tout pays libre, déclare la véritable opinion publique, celle qui doit passer pour l'opinion vraie, et vient la déposer au pied du trône Eh bien, dans cette manière de concevoir les choses, la presse prépare l'opinion ; la représentation nationale l'achève ; la presse pousse la représentation nationale ; la représentation nationale contient la presse.

Maintenant, il est vrai que cela se passe ainsi dans les pays dont l'éducation est faite. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? C'est qu'il faut faire cette éducation, et la faire le plus tôt possible. Or, je vous le demande, lequel de nous déclarera que la France doit rester dans une enfance perpétuelle ? Lequel déclarera qu'il ne faut pas enfin commencer son éducation ? (Rumeurs.)

PLUSIEURS MEMBRES. — Très bien !

M. THIERS. — On nous dit, et je suis heureux de l'apprendre, que le gouvernement est très fort ; je le crois très fort, en effet ; je crois qu'il a une force matérielle telle, qu'aucun parti n'oserait l'attaquer.

Dès lors, je vous le demande, si vous ne profitez pas d'un temps où la force du gouvernement est tellement supérieure à tous les obstacles qu'il n'a rien à craindre, quand commencerez-vous cette éducation indispensable, qui permettra enfin de dire que la France est un pays dont l'éducation est achevée ? Et voulez-vous donc, en présence de l'Europe entière, de l'Europe où la presse est libre partout, que la France seule demeure dans cet état d'enfance, dans cet état de tutelle, où elle se trouve aujourd’hui ? (Mouvements divers.)

On me répond, Messieurs, que cette éducation est commencée. M. le Ministre d'Etat disait, en effet, il y a quelques jours, qu'il y avait, à Paris, quinze ou dix-huit journaux, je ne me rappelle plus le nombre, et qu'il n'y en a que deux qui soutiennent la politique du gouvernement.

Mais quel est l'état des autres ? Vous le savez, le gouvernement a la faculté de les avertir ; un premier, un second avertissement ne suffisant pas, on les suspend, on les supprime. Quel est ce système, réduit à ses termes les plus simples ? le voici : la presse a la mission de critiquer le gouvernement, et elle ne peut en avoir une autre. (Légères rumeurs.) Et c'est ce même gouvernement qu'elle doit critiquer, qui est chargé de déclarer dans quelle mesure il sera critiqué ! Je vous demande si c'est là, même le commencement de la liberté de la presse ? Non, c'est un régime, permettez-moi de vous le dire, étrange, dont nous n'avons jamais vu le semblable, un régime en vertu duquel celui même qu'on a mission- de critiquer est chargé de vous dire : Jusque-là je veux bien, soit ; mais c'est assez, n'allez pas plus loin. Ah ! maintenant, c'est trop. Arrêtez-vous, ou je vous supprime !...

C'est la liberté en tutelle, et ce n'est pas même le commencement de l'éducation que j'invoque pour la France.

On me parle de licence : je le sais bien, il y a quelque chose qu'on appelle licence et avec beaucoup de raison ; mais, je vous le demanderai, la licence, l'avez-vous supprimée ? Ah ! je serais très sensible à cet argument ; je ne dis pas qu'il changerait complètement mes convictions ; mais j'y serais sensible, dans une certaine mesure. Eh bien, je m'adresse à votre mémoire, cherchez, avez-vous supprimé la licence ? Ou plutôt ne l'avez-vous pas mise en dépôt, dans les mains du gouvernement, pour s'en servir quelquefois, lorsqu'un citoyen a eu le malheur de lui déplaire ? (Approbation sur quelques bancs.)

M. EUGÈNE PELLETAN. — Oui, les journaux du gouvernement sont des calomniateurs ! (Réclamations.)

M. THIERS. — Et ne croyez pas que je veuille ici rappeler des souvenirs personnels ; non : vous verrez, à ma conduite, à mon langage, que je n'ai aucun souvenir de ce qui a pu se passer il y a quelques mois ; non : mais vous me permettrez cependant de me servir de tous les faits qui ont' quelque signification. Eh bien, la vérité, c'est que notre régime actuel est celui-ci, sous le rapport de la presse : le gouvernement, que la presse doit critiquer, est chargé de déclarer dans quelle mesure on le critiquera ; et, quant à la licence, elle est dans ses mains ; il peut s'en servir quand il lui convient. (Interruption.)

Messieurs, permettez. Je vois parfaitement qu'on a très peu de mémoire pour ce qui concerne les autres. Je veux bien ne pas en avoir beaucoup, mais je voudrais bien que vous en eussiez un peu. (Rires approbatifs sur plusieurs bancs.)

Je n'insisterai pas sur ce sujet.

Je passe à cette autre liberté qu'on appelle la liberté électorale. Ce n'est pas aujourd'hui que je traiterai la question des candidatures officielles, cela nous mènerait trop loin ; je ne peux pas abuser de votre attention, et, comme le sujet que j'ai à traiter est fort vaste, je ne dirai que très peu de mots de ce point particulier.

Je dirai qu'à l'égard de la liberté électorale, nous procédons un peu comme à l'égard de la liberté de la presse.

Oh ! oui, on a donné le suffrage universel, on a donné à la nation tout entière le droit d'avoir un avis ; mais, à une condition, c'est de lui dicter cet avis ; et, quand je dis : « de lui dicter cet avis, » vous conviendrez que je suis modéré dans mon langage. (Plusieurs voix : très bien.)

Le suffrage universel !... on lui rend de grands hommages ; on en a fait le droit divin de notre temps. Veut-on un souverain ? on s'adresse au suffrage universel. Vous lui avez demandé un souverain pour l'Italie, vous lui en avez demandé un pour la Grèce, vous lui en avez demandé un pour le Mexique ! On s'agenouille ainsi, devant cette autorité vénérable ; et puis, quand il s'agit de députés, on se redresse, et on dit : Oh 1 suffrage universel, vous êtes bien respectable, mais le plus souvent vous ne savez ni lire ni écrire ; il y a mieux, vous êtes singulièrement crédule, vous êtes capable de croire tout ce que vous disent les candidats de l'opposition ; vous êtes même bien timide, car, avec toute la force publique, nous pouvons à peine vous rassurer, et un député de l'opposition en habit noir vous fait peur !

Ainsi cette autorité si grande, si respectable, à laquelle on demande des souverains, quand il faut lui demander des députés, tout à coup, on la déclare infirme, sourde, aveugle et incapable, et on veut lui dicter ses choix. (Plusieurs voix : Très bien f — Bruit.)

M. THIERS. — C'est là, en mettant de côté tous les artifices de langage, ce que signifient les candidatures officielles. Pour moi, si vous voulez accepter les conditions que, dans tous les pays libres, le gouvernement accepte, je vous accorderai ces candidatures officielles ; sinon, non ! Pour ma part, je ne le pourrais point.

Mais je me borne là quant à présent. Nous discuterons plus tard cette question, avec toute la profondeur qu'elle mérite. Pour aujourd'hui, je vous prie de bien remarquer qu'en fait de liberté électorale, c'est le même système qu'en fait de liberté de la presse : vous critiquerez, dit le gouvernement, dans telle mesure ; vous aurez la liberté de vos choix dans telle mesure ; mais cette mesure, c'est moi qui la déterminerai.

J'arrive à cette autre liberté que j'ai appelée liberté de la représentation nationale. Je ne parle pas de cette liberté que nous sommes toujours assurés d'obtenir ici, grâce à l'impartialité du président qui dirige nos débats ; je parle d'une autre liberté.

J'accorde — car vous ne me verrez jamais déserter les solides maximes du gouvernement —, j'accorde que l'initiative doit en tout appartenir au pouvoir. Le pouvoir, c'est l'action même, l'action incessante. Il faut que le pouvoir veille sur tous nos intérêts, qu'il veille sur tous ces grands Etats qui nous entourent, pour sauvegarder notre grandeur et notre sécurité. Ce n'est pas seulement autour de nous, c'est sur la surface entière du globe qu'il faut qu'il étende sa vigilance. Au dedans, il faut qu'il veille à l'organisation de nos forces, qu'il perçoive l'impôt, qu'il en distribue le produit ; il faut qu'il veille sur l'administration de la justice ; il faut même qu'il veille à la législation, car la législation ne peut être immuable, éternelle : il est nécessaire qu'elle change. En tout cela, il lui faut l'initiative. Pourquoi ? Parce que nous, représentants de la France, nous sommes habituellement dispersés ; nous ne sommes réunis que quelques instants de l'année, et le gouvernement ne peut pas nous attendre pour agir, parce que l'action ne peut s'arrêter une minute, une seule.

J'accorde donc l'initiative au gouvernement, je la lui accorde complète ; je la lui accorde même (et peut-être beaucoup de mes amis politiques me blâmeront ici, mais c'est ma conviction), je lui accorde même l'initiative en matière de législation, et voici pourquoi.

Qu'est-ce que peut être l'initiative en matière de législation ? Ce n'est jamais autre chose qu'un vœu, car, même quand une Assemblée a la faculté de l'initiative, jusqu'à pouvoir rédiger une loi tout entière, il faut encore que cette loi soit accueillie par une autre Chambre et par le souverain lui-même. Cette initiative n'a donc jamais que la valeur d'un vœu, et, quand vous avez la faculté de présenter une Adresse, avec une phrase, dans cette Adresse, conçue dans le sens de la loi que vous désireriez, que la majorité accueille cette phrase, vous aurez la loi. Par conséquent, je ne regrette pas même l'initiative en matière de législation.

Mais, Messieurs, si j'accorde au gouvernement l'initiative en toutes choses, il faut bien qu'on nous accorde le contrôle en toutes choses. Or le contrôle, pour que nous puissions l'exercer toujours à temps et utilement, il faut que nous puissions, comme cela se pratique dans toutes les Assemblées de l'Europe, il faut que nous puissions introduire ici une question, lorsqu'elle nous paraît nécessaire, urgente à examiner. Et, en effet, dans toutes les Assemblées de l'Europe, comment cela se passe-t-il ? Cette faculté, que je réclame, s'exerce sous deux garanties qui me semblent bien rassurantes : il faut d'abord que la majorité veuille qu'une question soit soulevée, et ensuite que le gouvernement y. consente ; car, si le gouvernement déclare qu'il ne peut pas s'expliquer sur la question qu'on a soulevée, les questionneurs sont obligés de se taire.

Il me semble qu'avec cette double garantie, cet usage qui a existé dans toutes nos Assemblées, et qui existe aujourd'hui dans toute l'Europe, cet usage n'a aucun inconvénient, et voici ses avantages : c'est que, dans l'état actuel, si vous voulez vous saisir de toutes les questions qui méritent votre attention, vous êtes obligés ou de faire de l'Adresse une véritable encyclopédie politique, administrative et financière, ou de faire du budget une chose qu'il ne doit pas être : au lieu d'une matière de finances, une matière de politique universelle.

Je déclare donc que la représentation nationale n'a pas sa vraie liberté, quand le gouvernement seul peut lui tracer son ordre de travail, et qu'elle ne peut se saisir que des questions que le gouvernement lui a volontairement soumises.

Quant à moi, je crois que nous n'aurons notre véritable liberté, que nous n'aurons nos mouvements aisés, que nous ne ferons les choses naturellement et à propos, que lorsque nous aurons cette faculté, établie jadis par l'usage, d'introduire ici telle question que la majorité aura considérée comme méritant la peine d’être traitée, et que le gouvernement n'aura pas déclarée dangereuse.

Autrement, savez-vous ce qui arrive ? C'est que certaines affaires qu'on n'a pas saisies à temps, qu'on n'a pas arrêtées dans leur développement, se traduisent par des chiffres de 300, de 400, de 500 millions, par des développements exagérés de la dette flottante, par des emprunts, en un mot, et qu'on est réduit, comme la prière au pied boiteux, d'Homère, à déplorer le mal qui a été fait, mais à venir toujours trop tard pour le réparer.

PLUSIEURS VOIX. — Très bien !

J'arrive à la dernière de ces conditions, à celle qui a pour but d'établir le débat des affaires publiques, non pas avec le souverain lui-même, mais avec les dépositaires de son autorité.

Ici, Messieurs, je me hâte de rendre-hommage à ce que l'empereur a déjà fait. En introduisant dans cette enceinte les ministres sans portefeuille, le ministre d'Etat, il nous a déjà fait faire un pas considérable vers cette dernière de nos libertés, qui est, à mon avis, l'une des plus importantes.

Il est vrai qu'en introduisant ici M. le ministre d'Etat, on a pris un soin : c'est de vider son portefeuille. (On rit.)

Il y avait, dans ce portefeuille, les sociétés savantes, les beaux-arts, les théâtres, même les haras, toutes attributions qui ont leur valeur administrative, mais qui n'ont aucune valeur politique. Il y avait cependant une attribution que, pour ma part, je regrette, et qui n'aurait pas été mal placée dans les mains du ministre d'Etat : c'est la direction du Moniteur, car nous avons pu éprouver assez récemment combien le Moniteur a d'importance. Eh bien, cette attribution elle-même a été mise à l'écart, et M. le ministre d'Etat conviendra que, lorsqu'il entre ici, son portefeuille ne doit pas peser beaucoup à son bras. (Nouveaux rires).

Messieurs, le portefeuille a été vidé ; mais il suffit d'un décret pour le remplir. Le portefeuille pourra être rempli plus tard. (Dénégation de M. Rouher.) Oh ! monsieur le ministre, ne m'ôtez pas l'espérance. (On rit.)

Il y a mieux : non seulement on pourra remettre quelque chose dans le portefeuille de M le Ministre d'Etat, mais enfin il dépend de la souveraineté impériale de faire arriver ici les autres ministres à portefeuille. Et, quant à moi, j'exposerai tout à l'heure mes raisons de le désirer. Mais, auparavant, je voudrais répondre à une objection qu'on me fera peut-être. On me dira — on l'a dit d'ailleurs — que j'oublie l'article 5 de notre Constitution.

Je ne l'oublie pas, Messieurs. Vous savez que l'article 5 déclare le souverain de la France responsable. Cet article se trouvait dans la Constitution républicaine : il y était bien à sa place ; mais la Constitution républicaine, de janvier en novembre, est devenue monarchique, et, pour ma part, j'ai été étonné de retrouver cet article dans une Constitution monarchique. Mais peu importe !

On pourrait dire, par exemple, que c'est violer la Constitution que de vouloir se servir d'un droit qu'elle ne contient pas. Mais, quand vous consentez à ne pas vous servir d'un droit quelle contient, on ne peut pas prétendre que vous la violez. Pour moi, Messieurs, je suis bien décidé, en ce qui me concerne, à faire comme vous, et à ne pas me servir de l'article 5. Je ne ferai, en cela, que suivre votre exemple, et si, par hasard, je ne voulais pas le suivre, vous me feriez taire, et vous auriez raison. Du reste, vous n'aurez jamais, à cet égard, à me rappeler aux convenances. Or je ne fais pas ici une vaine supposition, car, bien que je vécusse dans la retraite, je suivais vos travaux avec J'attention que méritent toujours les travaux des représentants de la France. Eh bien, je me rappelle que, dans la séance du 8 mars 1862, l'un de nos collègues, non pas qu'il voulût se servir de l'article 5, mais parce qu'il voulait constater qu'il pourrait s'en servir au besoin, fut interrompu par M. le Président, qui lui dit : Gardez-vous-en bien, car je vous arrêterais ! Et M. le Président avait raison.

Or, comme il y a deux manières d'abroger un article de loi, ou l'abrogation ou la désuétude, je conclus que vous regardez l'article 5 comme tombé en désuétude.

On me dira peut-être : Ayez du courage ; et, puisque le souverain a inscrit cet article dans la Constitution, ayez donc autant de courage que lui, et servez-vous-en !

Messieurs, si vous y consentez, pour bien rendre ma pensée, qui est difficile à rendre, j'aurai recours à une anecdote qui s'est passée à Berlin, il y a environ cent ans, anecdote qui rend ma pensée si bien, que je vous demande la-permission de vous la raconter brièvement.

D'abord il s'agit du grand Frédéric, et vous conviendrez que personne ne peut se plaindre du voisinage de ce grand nom.

Frédéric, vous le savez tous, était un grand homme de guerre, un grand politique, un grand administrateur. Toutefois il avait des travers : comme son ami, ou, si vous voulez, son ennemi Voltaire, il avait une fort mauvaise langue. (On rit.) Mais les libertés qu'il prenait avec les autres, il les leur accordait. Un jour, de la fenêtre de son palais, il aperçut des curieux qui lisaient un placard. Ce placard était placé très haut, et les curieux étaient obligés de se dresser sur la pointe des pieds, afin de pouvoir le lire. Le grand Frédéric demanda à un de ses serviteurs ce que c'était. On lui répondit que c'était un placard, dans lequel on disait beaucoup de mal de lui. Il en rit de grand cœur, et dit à l'un de ses serviteurs : Allez donc baisser ce placard, pour que ces bonnes gens puissent le lire plus commodément !

Savez-vous ce qui arriva ? Lorsque le serviteur du roi se présenta pour baisser le placard, tous les curieux s'enfuirent, et aucun d'eux ne profita de la commodité qu'on voulait leur ménager.

Eh bien, moi, je suis comme les curieux de Berlin : si l'on veut baisser le placard, je m'enfuirai. (Rire général.)

Maintenant, donnons la forme sérieuse à un fond très sérieux : l'irresponsabilité du souverain, Messieurs, est la liberté du pays !... (Mouvement.)

Je ne m'inquiète donc pas de l'objection qu'on pourrait tirer de l'article 5, et je demande, en renonçant à en user, à pouvoir me servir le plus possible de l'article 13. Tel qu'il est fait, cet article constitue une certaine responsabilité ministérielle.

Quoi qu'il en soit, je demande à débattre les affaires publiques avec MM. les ministres, et à les débattre très vivement. Or j'avouerai à l'honorable M. Rouher, qui connaît le cas que je fais et de sa personne et de son mérite, que, quand il voudra parler des affaires étrangères (et je suis convaincu qu'il en parlera avec beaucoup de sens et d'habitude de la-parole), je lui avouerai mon faible : c'est que, si j'étais au Sénat, et que je visse auprès de lui M. le Ministre des affaires étrangères, je ne pourrais résister au désir de piquer ce dernier, pour qu'il parlât lui-même. (On rit.)

Pourquoi ? Parce qu'il y a toujours grand bénéfice et grande instruction à discuter les affaires avec ceux qui les font. S'il s'agissait des affaires du Mexique, par exemple, j'aimerais à mettre en scène M. le Ministre de la marine et M. le ministre de la guerre.

On me dira que les grands administrateurs, quelquefois, ne savent point parler. C'est une erreur. Je vous entretenais tout à l'heure des pays dont il faut faire l'éducation. Eh bien, dans les pays dont l'éducation est achevée, les grands administrateurs ne deviennent pas toujours précisément des orateurs, mais ils savent toujours expliquer d'une manière suffisamment claire les affaires qu'ils ont dirigées, et j'ai constamment remarqué que, lorsqu'un homme vient, la poitrine découverte, dire devant son pays : J'ai fait telle chose, : par tels et tels motifs, qu'il soit orateur ou non, il est écouté avec' confiance, parce qu'il a deux grands mérites aux yeux de ceux qui l'écoutent : la compétence et la franchise.

PLUSIEURS VOIX. — Très bien ! Très bien !

Oh ! il y a une autre raison qui me fait désirer que ce que l'empereur a déjà fait se renouvelle — c'est-à-dire que nous voyions ici plusieurs collègues du ministre d'Etat —, et cette raison, c'est que la plus grande sagesse, chez le souverain, ne rend pas moins nécessaire le courage, chez ses ministres.

Messieurs, le souverain le plus élevé et le plus éminent a besoin du courage de ses ministres, et ce courage, où peuvent-ils le puiser plus sûrement qu'ici ? Ils le trouveront sans doute dans leur conscience, mais ici plus certainement encore ; et c'est, quand ils auront entendu la voix du pays par ses représentants, quand leur conscience aura été fortement impressionnée, qu'ils porteront cette conscience ainsi impressionnée auprès du souverain, et qu'ils lui feront entendre des vérités que le souverain le plus éclairé a toujours besoin d'entendre.

Messieurs, j'ai parcouru le plus rapidement que j'ai pu ces cinq conditions de liberté que j'appelle nécessaires, et vous voyez qu'il n'est pas besoin de bouleverser nos institutions pour vous les procurer. Vous voyez que, pour la liberté individuelle, il suffit de laisser tomber la loi de sûreté générale ; que, pour la liberté de la presse, il ne serait pas nécessaire de toucher à la Constitution, il faudrait seulement changer un ou deux articles du décret sur la presse ; que, pour la liberté électorale, il y aurait quelques pratiques à changer ; que, pour la liberté que j'appelle la liberté de la représentation nationale, il faudrait introduire un usage ici, celui d'interpeller les ministres, usage qui a existé dans tous les temps et qui existe partout aujourd'hui. Et quant à la principale des libertés, celle qui consiste à établir le débat des affaires publiques avec les ministres, en laissant le souverain toujours au-dessus de nous, toujours étranger à nos discussions, pour celle-là il ne faudrait qu'un ou deux décrets, comme l'empereur-en a déjà rendu plusieurs.

Ainsi, vous le voyez, il ne s'agit pas de bouleverser nos institutions ; il s'agit seulement de les développer dans le sens où elles l'ont déjà été. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, Messieurs, il y a une chose que je constate, et c'est par là que je finis cette harangue, déjà trop longue.

Ah ! oui ! si l'on prétend qu'il y a certaines difficultés dans notre caractère, qu'il y en a aussi dans ce que je me permettrai d'appeler notre état révolutionnaire, je vous accorderai qu'il y a des difficultés ; mais, heureusement, je ne les crois pas insurmontables. Oui, il y a des difficultés dans notre caractère ; mais je n'admets pas que la France soit plus passionnée que l'Angleterre, par exemple. Quiconque a observé le peuple anglais de près sait qu'il est le peuple le plus profondément passionné de la terre ; et cependant il n'en est pas moins libre, malgré cela.

Quand j'entends parler d'aristocratie et de démocratie, pour expliquer la différence qu'il y a entre le peuple anglais et le peuple français, je dis qu'elle n'est pas là. J'ai vu et observé de près le caractère anglais, et, pour moi, la véritable différence qui existe entre ce caractère et le nôtre, la voici : le type de notre caractère est tout militaire ; le type du caractère anglais est tout municipal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette difficulté résultant du caractère français, est-elle insoluble ? Non, Messieurs, et, je n'hésite pas à le dire : en France, le fondateur de nos libertés, le fondateur d'une dynastie, sera le souverain qui saura céder.

Maintenant j'arrive à la dernière difficulté. On nous dit que nous sommes encore dans un état révolutionnaire, et l'on a raison.

La Révolution française a renversé plus de gouvernements que la révolution anglaise, et c'est naturel : la révolution anglaise ne portait dans ses flancs que la liberté de l'Angleterre ; la Révolution française portait dans les siens la liberté du monde, et les convulsions de l'enfantement ont été proportionnées à la grandeur de l'enfant qu'elle portait dans son sein. (Mouvement)

Le sol français est couvert des débris de ces gouvernements. Il y a ce qu'on appelle les représentants des anciens partis ; je suis un de ces représentants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'ai servi une auguste famille, aujourd'hui dans le malheur. Je lui dois le respect qu'on ne saurait refuser à de grandes infortunes noblement supportées ; je lui dois l'affection qu'on ne peut pas manquer de ressentir pour ceux avec qui l'on a passé la meilleure partie de sa vie. Il y a quelque chose que je ne lui dois pas, et qu'elle ne me demande pas, mais que la fierté de mon âme lui donne volontiers : c'est de vivre dans la retraite, et de ne pas lui montrer ses anciens serviteurs recherchant l'éclat du pouvoir, quand elle est dans la tristesse de l'exil. Mais il y a quelque chose que, j'en atteste le Ciel, elle ne me demande pas, qu'elle ne me demandera jamais, et que je ne lui donnerai point : c'est de lui sacrifier les intérêts de mon pays. Je le déclare donc ici, en honnête homme, si l'on nous donne cette liberté nécessaire, quant à moi, je l'accepterai, et l'on pourra me compter au nombre des citoyens soumis et reconnaissants de l'Empire.

PLUSIEURS VOIX. — Très bien !

M. GLAIS-BIZOIN. — Qu'on la donne donc ! (Exclamations.)

M. THIERS. — Mais, si notre devoir est d'accepter, permettez-moi de vous le dire, le devoir du gouvernement est de donner. Et qu'on n'imagine pas que je veuille ici tenir le langage d'une exigence arrogante ; non, je sais que, pour obtenir, il faut demander avec respect. C'est donc avec respect que je demande. Pour moi, je ne demanderai jamais rien ; pour mon pays, je n'hésiterai jamais à demander, et à demander avec le ton de déférence qui convient. Mais, qu'on y prenne garde, ce pays, aujourd'hui à peine éveillé, ce pays si bouillant, chez lequel l'exagération des désirs est si près de leur réveil, ce pays, qui permet aujourd'hui qu'on demande pour lui du ton le plus déférent, un jour peut-être il exigera.

Exclamations sur un grand nombre de bancs. — Applaudissements sur plusieurs autres (1)[1].

 

Nous avons tenu à reproduire presque intégralement ce discours ; d'abord, à cause de son intérêt et de son importance ; ensuite, afin de bien faire comprendre la manière oratoire de M. Thiers. Ce qui frappe le plus dans son éloquence, c'est l'absence même de ce que l'on appelle ordinairement l'éloquence. Dans le discours sur les libertés nécessaires, comme dans tous les autres, il serait difficile de surprendre, non pas seulement une phrase qui ne soit qu'une phrase, mais aussi un appel au sentiment, à l'émotion. L'orateur ne s'interdit ni les réminiscences historiques, ni les digressions, ni les anecdotes. Réminiscences, digressions et anecdotes concourent au but qu'il s'est assigné, achèvent la démonstration commencée ou, par leur imprévu, frappent vivement l'esprit de l'auditeur. Rares sont les images, dans cette langue pratique, qui est la vraie langue des affaires ; rares aussi les axiomes à la Royer-Collard ; pourtant des pensées fortes, exprimées avec concision, échappent parfois à cette imagination abondante, facile, riche en ressources de toute nature, mais qui ne s'adresse qu'à la raison. La liberté, dit M. Thiers, n'est pas l'impunité de la presse. Et, dans le même ordre d'idées : « l'exagération de la presse fait la modération du pays. » Rappelons encore une belle comparaison : « la Révolution française portait dans ses flancs la liberté du monde, et les convulsions de l'enfantement ont été proportionnées a la grandeur de l'enfant qu'elle portait dans son sein. » On trouve même parfois un tableau sobre de touche, mais frappant, et qui se grave dans la mémoire, comme celui de la France en 1800. « Elle avait devant elle un homme merveilleux qui portait sur toutes choses sa main réparatrice ; elle se donna à lui, elle s'absorba en lui, et un moment elle sembla ne plus penser : elle regardait, et certes le spectacle en valait la peine. » De pareils mouvements devaient faire d'autant plus d'effet qu'ils étaient plus rares, plus inattendus, et produire, dans l'assemblée, l'impression que les sténographes désignent par le mot « sensation ».

Un autre trait de l'éloquence de M. Thiers, c'est son caractère didactique. Il veut faire l'éducation de tout son auditoire ; non seulement son éducation libérale, mais son éducation historique ; il fait tout un cours d'histoire de l'Europe depuis les origines jusqu'à nos jours ; il s'étend sur les différences du génie anglais qui est tout municipal et du génie français qui est tout militaire. Ni ce cours n'est bien profond, ni cette distinction n'est bien fondamentale. Aussi n'est-ce pas à la petite minorité très instruite et très intelligente de l'assemblée que s'adresse l'orateur, mais à ces auditeurs, beaucoup plus nombreux dans le Corps législatif de l'Empire, comme dans toutes les Chambres de tous les pays, au niveau desquels il convient de s'abaisser, si l'on veut exercer sur eux une action sérieuse. En toute matière, politique générale, guerre, finances, administration, M. Thiers reprend les choses ab ovo, multiplie les détails, prolonge la démonstration, jusqu'à ce qu'il ait porté la lumière dans les esprits les plus inattentifs ou les plus réfractaires. Il veut éclairer et instruire, autant que convaincre.

Le discours sur les libertés nécessaires résume admirablement toutes les harangues de M. Thiers sur la politique intérieure du gouvernement impérial : il nous suffira de citer la date des autres allocutions portant sur le même sujet. Le 14 janvier, trois jours après son grand succès du 11, l'infatigable vieillard, aussi jeune, aussi alerte qu'aux premiers pas de son étonnante carrière, reprenait la parole et faisait le procès de la candidature officielle. Avec son habituelle indépendance d'esprit, il admettait que le gouvernement eût un rôle et une opinion dans les élections ; il concédait donc aux ministres de l'Empire la candidature officielle ; mais il leur demandait de respecter les convenances, de s'abstenir des moyens d'influence que le pouvoir mettait entre leurs mains et d'observer exactement les lois.

Peut-être allait-il un peu loin, en faisant tant de concessions à des ministres non responsables ; mais il espérait, on vient de le voir, que la responsabilité serait déplacée et passerait du souverain aux ministres.

Dans le discours du Trône, qu'il prononça le 16 février 1865, l'empereur Napoléon inséra cette phrase malheureuse : « Tout, en nous faisant les promoteurs ardents des réformes utiles, maintenons avec fermeté les bases de la Constitution, opposons-nous aux tendances exagérées de ceux qui proposent des changements, dans le seul but de saper ce que nous avons fondé. » Parler ainsi, c'était opposer une fin de non-recevoir aux revendications de M. Thiers ; c'était, en même temps, suspecter la loyauté de l'orateur qui avait déclaré maintes fois qu'il n'était pas l'ennemi de la dynastie. Mis en cause, M. Thiers riposta, le 28 mars 1865, dans la discussion de l'Adresse. Son discours fut une réponse décisive au discours du trône. Il rappela qu'il avait eu pour complice l'empereur lui-même, l'empereur qui déclarait, en ouvrant la session de 1853, que si la liberté n'était pas la base de l'édifice, elle en serait le couronnement ; et il affirma que, sous aucun gouvernement, il n'avait été un destructeur, un révolutionnaire ; que, même sous la République, il n'avait pas voulu détruire. Il opposa, avec une grande force, les prétendues libertés de la boucherie, de la boulangerie, des théâtres, dont l'Empire se montrait prodigue, aux seules libertés qui méritaient ce noble nom, aux libertés politiques. Il termina enfin par cette mise en demeure adressée à l'empereur, avec autant de fermeté que de courtoisie : « S'il était possible, triste augure que je repousse, s'il était possible que l'édifice de nos institutions ne s'achetât pas, non ! ce ne seraient pas les matériaux qui auraient manqué, ce serait l'architecte ! »

L'architecte, en ouvrant la session de 1866, se montra plus opposé encore qu'en 1865 au couronnement de l'édifice ; et M. Thiers dut revenir a la charge, le 26 février 1866, pour réclamer, une fois de plus, les libertés nécessaires, au nom même de l'article 1er de la Constitution de 1852, lequel reconnaissait, confirmait et garantissait les grands principes proclamés en 1789.

Deux ans après ce discours, M. Thiers obtenait un commencement de satisfaction. En effet, le 19janvier 1867, paraissait au Moniteur une lettre adressée par l'empereur à M. Rouher. Le Souverain déclarait à son ministre d'État que le moment lui semblait venu de développer les institutions de l'Empire et d'étendre les libertés publiques. Il annonçait le dépôt d'un projet de loi supprimant le pouvoir discrétionnaire du gouvernement à l'égard de la presse et attribuant aux tribunaux correctionnels l'appréciation des délits de presse. M. Thiers prit une part importante à la discussion d'un projet de loi, qui faisait des concessions dont il reconnut toute la valeur.

Le 30 janvier 1868, dans la discussion générale, il traça l'historique de la question ; le 7 février, en réponse à M. Nogent-Saint-Laurens, rapporteur du projet de loi, il expliqua son rôle dans la discussion de la loi du 9 janvier 1835 ; le 8 février, en réponse à M. Baroche, il rétablit, pour la seconde fois, les paroles qu'il avait prononcées en 1835 ; le 15 février, c'est à M. Rouher qu'il dut répondre, pour prouver que les citoyens étaient sans garanties contre les fonctionnaires couverts par l'article 75 ; le 21 et le 22 février, il soutint l'amendement de M. de Janzé, qui autorisait les journaux à rendre compte des débats législatifs, à la seule condition de reproduire le com pte rendu officiel. L'amendement de Janzé fut rejeté par i 55 voix contre 66, et la loi votée telle que l'avait présentée le gouvernement.

M. Thiers ne reprit plus la parole, sur la question des libertés nécessaires, que le 27 janvier 1869, pour solliciter la Chambre d'autoriser une interpellation sur la politique intérieure du gouvernement. Les interpellations qui avaient été substituées à la discussion de l'Adresse devaient être autorisées par la majorité des bureaux de la Chambre. M. Rouher fit rejeter celle de M. Thiers et de ses amis, parce qu'elle était, disait-il, trop vague, parce qu'elle embrassait trop de questions et que les ministres ne savaient sur quels points ils avaient à s'expliquer.

Deux mois plus tard, le 2 avril 1869, la Chambre entendit, à propos de la discussion générale du budget, un magistral discours qui fut, à la veille des élections, le vrai programme du parti libéral. Ces élections eurent lieu le 23 mai : elles portèrent de 40 à 120 le chiffre des députés qui réclamaient une loi sur la presse plus libérale, un système électoral moins vicié par l'intervention du gouvernement, de sérieuses garanties parlementaires et la responsabilité ministérielle.

C'est le 23 décembre 1869, que M. Thiers prit pour la première fois la parole, devant la nouvelle Chambre, à propos d'une vérification de pouvoirs. L'invalidation, proposée par lui, obtint 91 voix contre 120 ; jamais, dans l'ancien Corps législatif, la minorité n'avait réuni un pareil nombre de suffrages. Le 13 janvier 1870, il réclama de nouveau le rétablissement du droit d'Adresse, que le sénatus-consulte du 8 septembre 1869 avait intentionnellement passé sous silence. Enfin, quelques jours après, le 27 janvier 1870, dans la discussion sur les traités de commerce, il fut amené, par une interruption, à faire une incursion sur le terrain politique, et put déclarer, sans provoquer un seul démenti, que ses opinions étaient assises sur les bancs du ministère. Ce ministère, depuis le 2 janvier, était celui que présidait M. Emile Ollivier. Parlementaire, il l'était, en ce sens qu'il se considérait comme responsable devant la Chambre ; mais cette Chambre, élue sous le régime de la candidature officielle, ne représentait pas réellement le pays, et M. Thiers ne se fit pas faute de le lui rappeler.

M. Thiers ne devait plus prononcer, avant la guerre, que deux discours : celui du 30 juin et celui du 15 juillet dont nous parlerons un peu plus loin.

Avant de quitter cet ordre d'idées, nous devons faire remarquer quels progrès s'étaient accomplis, grâce à son intervention, et combien la Constitution de 1852 avait été heureusement modifiée. Un pas de plus restait à accomplir, dans la voie des libertés nécessaires, et ce pas on l'eût fait, assez rapidement, sans doute, si la funeste guerre de 1870 n'avait pas éclaté. Aussi ennemi du despotisme que de l'anarchie, M. Thiers avait réussi, par une opposition aussi ferme que modérée, par le constant respect du pouvoir établi, à démontrer sa sincérité et à entraîner, d'abord le souverain, ensuite la Chambre elle-même. Quant au pays, qui donnait, le 23 mai 1869,3. 500.000 voix aux candidats de l'opposition, il ne demandait, au gouvernement de 1870, comme à bien d'autres, que les libertés nécessaires, l'économie et la paix.

Trois volumes et demi de l'édition publiée par M. Calmon contiennent les discours prononcés par M. Thiers, de 1863 à 1870. Nous avons rappelé tous ceux de ces discours qui réclamaient les libertés nécessaires ; nous indiquerons seulement, sans les analyser, les discours sur les finances, sur la marine marchande, sur l'état de l'agriculture, sur le régime économique, sur les traités de commerce. Il nous suffira de rappeler quelle clarté suprême M. Thiers savait introduire dans ces matières, où la compétence est si rare ; de redire, qu'en fait d'économies, il recommandait seulement celles qui n'ont pas pour résultat de désorganiser les services ; et d'indiquer l'étonnante liberté d'esprit qu'il apportait, même dans les questions où son opinion était le plus arrêtée, comme celle du libre-échange et des tarifs. Nous en citerons un seul exemple.

« Entendons-nous bien, disait-il, le 28 mars 1865, dans un discours sur les libertés politiques. Jamais je n'ai été partisan du libre-échange ; mais, expliquons-nous. Je n'ai jamais pensé que les tarifs dussent être immobiles ; je n'ai jamais pensé que les prohibitions dussent être éternelles ; j'ai moi-même modifié les tarifs, j'ai supprimé beaucoup de prohibitions ; mais j'ai toujours redouté cette théorie, comme théorie absolue et appliquée invariablement à toutes nos industries. »

 

Plus tard, M. Thiers, devenu Président de la République, risquera de perdre la magistrature suprême, pour vouloir imposer ses doctrines économiques à l'Assemblée nationale. Ces doctrines étaient-elles absolues, comme on le prétendait alors ? Non pas : sous la République comme sous 1 Empire, il pensait que les tarifs devaient être mobiles.

Nous avons hâte d'arriver au rôle de M. Thiers dans la politique extérieure. C'est là surtout qu'il s'est montré le plus clairvoyant des observateurs, et qu'il eût été, si l'Empire eût suivi ses conseils, le sauveur de la dynastie et de la France.

Quand M. Thiers entra au Corps législatif, en 1863, on était au lendemain de la guerre d'Italie et presque à la fin de la guerre du Mexique. C'est à l'expédition du Mexique que fut consacré, le 26 janvier 1864, son premier discours sur la politique extérieure. L'Angleterre réclamait 85 millions au Mexique, l'Espagne 40, la France 125 ; et les trois puissances avaient envoyé des forces armées, pour se faire rembourser leurs créances ; mais, tandis que l'Angleterre et l'Espagne se bornaient à occuper Tampico et la Vera Cruz pour percevoir des droits de douane, la France intervenait dans les affaires intérieures du Mexique, y soutenait le parti aristocratique et offrait la couronne mexicaine à l'archiduc Maximilien qui l'acceptait. L'Adresse de la Chambre des députés, en réponse au discours du Trône, constata les inquiétudes que l'expédition du Mexique, succédant à celle de Chine et de Cochinchine, avait inspirées à beaucoup d'esprits. Douze membres de l'opposition, parmi lesquels MM. Guéroult, Magnin, Jules Simon, Jules Favre et Emile Ollivier, proposèrent de substituer à ces regrets platoniques un vœu tendant à l'évacuation immédiate. Leur amendement était ainsi conçu : « Nous ne pouvons nous associer à cette ruineuse entreprise, et nous sommes les interprètes de l'opinion publique en demandant qu'il y soit mis un terme immédiat. » M. Thiers soutint cet amendement, le 26 janvier, et, le lendemain, après le rejet, un second amendement de MM. de Grammont, Martel et Lambrech ainsi conçu : « En applaudissant au courage et à l'héroïque persévérance de ses soldats, la France se préoccupe des proportions et.de ladurée de l'expédition du Mexique ; elle désire vivement qu'une conclusion prochaine fasse cesser les sacrifices que cette expédition nous coûte, et prévienne les complications dont elle pourrait devenir l'occasion. « Ce second amendement fut rejeté, par 201 voix contre 47. Vainement M. Thiers avait démontré qu'en envoyant Maximilien au Mexique on s'engageait à le soutenir et, par suite, à continuer ces sacrifices d'hommes et d'argent que la grande majorité de la Chambre eût voulu voir cesser. M. Thiers ne pouvait prévoir la sombre tragédie qui mit fin à l'Empire mexicain ; il prévit merveilleusement que Napoléon III trouverait son Espagne au Mexique. Le discours du 26 janvier est, en même temps qu'une œuvre oratoire remarquable, une page d'histoire qui rappelle celles du Consulat et de l'Empire.

Le 13 et le 15 avril 1865, M. Thiers prononçait deux discours sur les affaires romaines, dans les circonstances suivantes. Le royaume d'Italie s'était constitué, après Magenta et Solférino, par l'annexion au-Piémont de la Toscane, de Parme, de Modène, des Etats de Naples, de la Lombardie et des Romagnes. La Vénétie et Rome lui manquaient encore. La guerre entre l'Autriche et la Prusse devait lui donner la Vénétie ; la guerre entre la France et la Prusse devait lui donner Rome. En 1865, M. Thiers, hostile à l'unité de l'Italie, parce qu'il était convaincu que celle-ci amènerait l'unité allemande, s'éleva vivement contre la convention du 15 septembre 1864, qui confirmait les annexions déjà accomplies et qui laissait prévoir l'abandon de Rome par la France. En dehors du grand intérêt politique qu'offrit le discours du 13 avril 1865, rappelons qu'il contenait une belle comparaison, au point de vue artistique et littéraire, entre Venise et Florence., écho des études préférées de M. Thiers, depuis l'achèvement de l'Histoire du Consulat et de l'Empire.

Dans le discours que M. Thiers prononça le surlendemain, sur le même sujet, nous relevons une vue prophétique, à propos du principe des nationalités et du principe de la conformité de langue,

« Au nom de la langue, que n'adviendrait-il pas ? que n'irions-nous pas réclamer et que ne viendrait-on pas nous demander ? »

 

Il dira, sur la même question, après Mentana, le 4 décembre 1867 :

« On ne crée pas soi-même, volontairement et à sa porte, un Etat de 23 millions d'hommes Nous sommes entre deux unités, l'une que nous avons faite et l'autre que nous avons laissé faire, lesquelles se donnent la main par-dessus les Alpes. »

 

Les deux questions d'Italie et d'Allemagne étaient en effet intimement liées, comme l'étaient les deux puissances elles-mêmes, et le moment est venu d'étudier, avec le détail qu'elle mérite, l'intervention de M. Thiers dans la politique extérieure de la France, de 1863 à 1870, en considérant cette politique dans ses rapports avec l'Allemagne. Il est peu de discours où le clairvoyant homme d'Etat ne soit revenu sur cette question palpitante : nous retiendrons seulement ceux où il l'a traitée isolément.

Le 2 mars 1866, dans la discussion de l'Adresse, il prononçait son discours sur les affaires allemandes.

La convention de Londres, signée en 1852, avait reconnu les deux duchés de Sleswig et de Holstein comme dépendants du Danemark. Cette convention n'avait pas empêché la Prusse et l'Autriche de conquérir les duchés à main armée, puis la Prusse avait gardé le Sleswig, et l'Autriche le Holstein. Dans le discours du Trône de 1866, l'empereur s'était exprimé ainsi : « A l'égard de l'Allemagne, notre intention est de continuer à observer une politique de neutralité. » L'opposition voulait que l'Adresse contînt une phrase en réponse à ce passage du discours du Trône. MM. Jules Favre et Thiers le demandèrent successivement, et obtinrent de la commission de l'Adresse, puis de la Chambre, une rédaction ainsi conçue :

« Nous donnons notre adhésion à la politique suivie par Votre Majesté, à l'égard de l'Allemagne. Cette politique de neutralité, qui ne laisse pas la France indifférente aux événements, est conforme à nos intérêts. »

 

Une pareille formule, beaucoup trop vague, laissait le champ libre à la Prusse et à l'Autriche. On ne tarda pas à le reconnaître. Les relations entre la Prusse et l'Autriche s'envenimèrent à tel point que la guerre devint imminente, et, le 3 mai 1866, à l'occasion du projet de loi autorisant une levée annuelle de 100.000 hommes, M. Thiers démontra, avec la dernière évidence, qu'il dépendait exclusivement du gouvernement français d'empêcher les affaires d'Allemagne de devenir périlleuses pour la France. Il est à remarquer que, durant tout son discours, l'un des plus habiles qu'il ait prononcés, il fut soutenu et applaudi par la presque totalité de la Chambre. Cette Chambre de 1863, bien qu'élue sous le régime de la candidature officielle, voyait les fautes commises : seule, la crainte d'ébranler la dynastie impériale, l'empêchait de réprimer ces fautes ou d'en prévenir le retour. Hors séance, nombre de députés prodiguaient à M. Thiers leurs encouragements, applaudissaient à ses paroles et déploraient la politique suivie par l'empereur. Revenus à leur banc, ils tremblaient sous l'œil des ministres. Video meliora proboque... Il faut ajouter que la Constitution de 1852, en déclarant l'empereur seul responsable, avait condamné les Chambres à l'approbation quand même et le pays à toutes les surprises du pouvoir personnel.

La Prusse, victorieuse à Sadowa, portait de 19 à 30 millions le nombre de ses sujets et organisait la Confédération de l'Allemagne du Sud. Comme M. Thiers l'avait prévu, la politique de Napoléon III, après avoir constitué au sud-est de la France un État unifié de 25 millions d'habitants, avait constitué à l'est un État unifié de 40 millions.

L'empereur Napoléon III, en ouvrant la session de 1867, s'était félicité de ces résultats ; mais, par une singulière inconséquence, il laissait voir la portée de son optimisme de commande en annonçant un projet de loi destiné à augmenter notre puissance militaire. Ce projet de loi fut présenté le 7 mars. L'Adresse ayant été supprimée, M. Thiers demanda à interpeller le gouvernement sur sa politique extérieure : l'interpellation eut lieu le 15 mars. M. Thiers, après avoir défendu l'ancienne politique de l'équilibre européen et combattu la politique des nationalités, termina son discours par la phrase si souvent citée : « Il n'y a plus une seule faute à commettre. » Sur ce point, il se trompait : il en restait une, et la plus lourde de toutes.

Mais quelle lucidité, quelle hauteur de vues, quelle sincérité à l'égard de ses collègues de l'opposition qui avaient applaudi à la formation de l'unité italienne, et surtout quelle vision prophétique de l'avenir !

« Voilà donc l'Europe que vous feriez, s'écriait M. Thiers avec douleur : çà et là quelques lambeaux de peuples : puis sur le continent trois grands Etats : la France comptant 40 millions de sujets ; l'Allemagne, 60 millions ; la Russie, 100 ou 120. Qu'est-ce donc que cette politique ? Voulez-vous que je la définisse en deux mots ? Pour l'Europe, c'est le chaos ; pour la France, c'est le troisième rang ! » (Mouvement prolongé.)

Et à chaque instant des réflexions profondes comme celle-ci, vraie en 1867, plus vraie, hélas ! en 1891 :

« Avant la dernière guerre, de qui dépendaient les événements ? Ils dépendaient de la France. Aujourd'hui ils sont entre les mains de la Prusse et de la Russie. Cela peint toute la situation. »

 

Le discours de M. Thiers ne mit pas tin à la discussion : elle continua par des discours de MM. Garnier-Pagès et Émile Ollivier, qui défendirent, avec une lamentable imprévoyance, la politique des nationalités. M. Émile Ollivier affirma que l'œuvre de M. de Bismarck était surtout, dirigée contre la Russie, et que l'intérêt de la France était d'affaiblir l'Empire russe.

M. Rouher essaya de justifier la conduite du gouvernement, en rappelant, non sans raison, que l'empereur, lorsqu'il avait favorisé l'unité de l'Italie, avait eu pour complice tout le parti libéral français. Quant à l'Allemagne, l'orateur officiel affirma que, coupée désormais en trois tronçons, la Prusse, l'Allemagne du sud et l'Autriche, elle était devenue beaucoup moins inquiétante pour la France. C'est cet audacieux paradoxe que M. Thiers combattit, dans la séance du 18 mars 1867, en même temps qu'il réfutait les théories de MM. E. Ollivier et Garnier-Pagès. C'est dans ce discours qu'il résuma en ces termes la seule politique possible, après Sadowa : « Ne rien prendre pour soi et ne rien laisser prendre aux autres. »

Par 219 voix contre 45, la Chambre se rallia à la politique, béatement confiante, que M. Rouher avait exposée.

L'Empire persista dans son optimisme, encouragé du reste par la fraction de l'opposition qui se rattachait à M. Ollivier ; et c'est vainement que M. Thiers, à propos d'une interpellation de M. Garnier-Pagès, fit entendre de nouveaux et inutiles conseils au gouvernement. Le discours du 9 décembre n'eut pas plus d'effet que les précédents. Un court dialogue entre MM. Thiers et Ollivier donnera une idée des illusions que celui-ci apportait dans cette grave question.

M. THIERS. — Savez-vous ce que je blâme ? C'est la sottise, la duperie des nations qui se prêtent à tout ce que méditent leurs ennemis. (Très bien ! très bien !).

M. EMILE OLLIVIER. — Dites la générosité ! (Exclamations diverses.)

M. THIERS. — Je ne fais pas fi des sentiments de générosité ; mais ce que je veux prouver, c'est que ce ne sont laque des mots et non pas des choses.

 

Et le grand homme d'État, brisé par l'émotion, navré de voir les destinées de la France compromises par les plus incapables ou les plus aveugles des gouvernants, ajoutait avec un accent de profonde tristesse :

Je vous demande pardon de mon émotion ; mais quand je vois la politique de mon pays bouleversée, quand je la vois s'égarer dans des erreurs, permettez-moi le mot, dans des erreurs puériles quant aux principes, désastreuses quant aux conséquences, j'en suis à la fois indigné et désolé. (Très bien ! très bien ! Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

 

Après cette séance du 9 décembre, dans laquelle il avait exprimé si vivement sa douleur patriotique, M. Thiers s'abstint, pendant deux ans et demi, d'intervenir dans la discussion des affaires étrangères : il n'en parla plus qu'incidemment, à propos de la discussion des budgets de 1869 et 1870.

Le 1er juillet 1868, il disait :

On a commis, en 1868, une faute, peut-être irréparable... Mais on en commettrait une aussi grande aujourd'hui, en se jetant témérairement dans la guerre.

Et le 2 avril 1869 :

Oui, il faut la paix ; oui, il faut que la France n'y renonce que si des entreprises intolérables l'obligent à tirer l'épée.

 

Le 30 juin 1870, enfin, dans le discours sur la discussion du projet relatif à un appel de 90.000 hommes, M. Thiers prodigua les suprêmes conseils. La Commission proposait d'adopter le projet de loi, tout en regrettant que le contingent fût réduit de 100.000 hommes à 90.000. Le maréchal Lebœuf ayant déclaré qu'il avait accepté la réduction par esprit de solidarité avec ses collègues, et protesté contre les modifications à la loi militaire que proposaient MM. Garnier-Pagès et Ernest Picard, M. Thiers soutint le maréchal Lebœuf, par un discours d'approbation sans réserve, et, le même jour, répondit à M. Jules Favre, partisan de la réduction du contingent, par ces paroles, qui furent prononcées, il ne faut pas l'oublier, quinze jours avant la guerre.

« La France n'est pas prête à passer le Rhin et à se a jeter sur l'Allemagne. »

« Je vous conseille la paix, et je vous conseille d'yperce sévérer résolument. »

« Je refuserais même les fonds de la guerre, si je « croyais qu'on voulût les employer à la guerre. »

« Votre politique serait incomplète si, tout en -étant « résolument pacifique, elle n'était pas appuyée sur des « armements suffisants. »

« Ce qu'il y a de plus cruel pour une nation, c'est de « n'avoir pas, quand le moment est venu, une armée « parfaitement organisée. »

« La guerre mal faite est celle qui coûte le plus. »

« Quand j'entends dire que nous sommes sur le pied de guerre, je déplore l'ignorance dans laquelle on entretient le pays. »

 

C'est dans le discours du 30 juin que M. Thiers fixait à 400.000 hommes le chiffre de notre pied de paix, en ajoutant (et le maréchal Lebœuf, ministre de la guerre, confirmait ces paroles) qu'en cas de guerre, 200.000 hommes seulement seraient disponibles. La France allait donc se lancer dans la plus épouvantable des aventures, avec 200.000 unités de combat contre 800.000. Cet acte de folie dépassait, et de beaucoup, tous ceux que M.- Thiers avait pu reprocher à Napoléon Ier.

Dans la nuit du 14 au 15 juillet, la guerre fut brusquement décidée aux Tuileries, par l'influence du parti de la cour, c'est-à-dire de l'impératrice Eugénie et des bonapartistes purs. La veille, l'empereur avait dit aux ambassadeurs de deux grandes puissances :

« C'est la paix ; je le regrette, car l'occasion était bonne ; mais, à tout prendre, la paix est un parti plus sûr. Vous pouvez regarder l'incident comme terminé. »

 

Le 15 juillet, eut lieu la fameuse séance, dans laquelle M. Thiers essaya de prévenir une faute irréparable. Il ne s'attira que des insultes. Cinquante patriotes abusés lui montrèrent le poing, l'injurièrent, l'accusèrent de souiller ses cheveux blancs, d'être l'allié de la Prusse, etc. Il demandait pourtant une chose toute naturelle : la simple production des pièces sur lesquelles s'appuyait le gouvernement français pour se dire outragé. La Commission, qui reçut communication de ces pièces, déclara que l'outrage était, en effet, intolérable, et la guerre fut votée. En sortant de la séance de nuit où cette déplorable résolution avait été prise, M. Thiers rentrait chez lui avec quelques amis : il fut reconnu et insulté rue Lafayette, par des soldats ivres, qui, du haut d'une voiture découverte, interpellaient grossièrement les passants ; sa maison, qui devait disparaître pendant la Commune, fut même menacée par les fameuses « blouses blanches », stipendiées par le gouvernement, qui parcouraient les rues de Paris en hurlant : « A Berlin ! »

Cette guerre, déclarée par des fous, conduite par des incapables, avait amené les premiers revers et entraîné la chute du ministère Ollivier.

Le comte de Palikao, plus fait pour être chef d'armée que chef de Cabinet, remplaça M. Emile Ollivier. Le Corps législatif, autrefois si souple et si docile, était devenu intraitable ; l'Assemblée, autrefois si crédule, ne croyait plus rien, pas même la vérité. Les députés qui avaient insulté M. Thiers, dans la déplorable séance du 15 juillet, furent les premiers à le faire entrer dans le Conseil de défense que l'on organisa à Paris. M. Thiers prit son rôle très au sérieux : chaque matin, en compagnie du général Chasseloup-Laubat, il allait visiter les travaux des fortifications, et, chaque fois, il en revenait plus attristé.

Le Conseil tenait séance tous les soirs et ses discussions portaient même sur les opérations militaires de Metz et de Sedan. M. Thiers et le général Trochu ne cessaient de signaler les dangers de la marche sur Sedan. Ils ne furent pas plus écoutés que ne l'avait été M. Thiers le 15 juillet. Le 2 septembre au soir, M. Thiers apprenait de l'un des membres du Conseil de défense, M. Jérôme David, la nouvelle du désastre de Sedan, de la captivité de l'empereur et de la blessure du maréchal de Mac-Mahon. Le 3 septembre au matin, une lettre de M. Mérimée, son confrère à l'Académie française, le sollicitait d'apporter ses conseils à l'impératrice. M. Mérimée vint lui-même chercher la réponse de M. Thiers : cette réponse fut négative.

A midi, M. Thiers était au Corps législatif, où MM. Jules Favre, Simon, Ferry, 'Picard et Gambetta le sollicitèrent de se mettre à leur tête pour sauver le pays. Il refusa, en prétextant qu'il n'y avait, pour le moment, qu'une chose à faire : laisser le pouvoir dans les mains où il se trouvait, sauf à le concentrer dans le Corps législatif repentant. Le Corps législatif déclarerait le trône vacant, formerait une commission de gouvernement, essaierait de négocier un armistice, et convoquerait une Assemblée pour signer la paix et décider de la forme du gouvernement.

Ces projets, que la gauche incertaine hésitait à accueillir, effrayaient la majorité du Corps législatif, qui n'osait prendre parti ni pour ni contre la dynastie. La révolution du 4 septembre trancha la question.

Dès que M. Thiers arriva au Palais-Bourbon, les membres du centre, c'est-à-dire les hommes qui avaient soutenu le Cabinet Ollivier et voté la guerre, l'entourèrent et lai firent entendre qu'ils reconnaissaient la nécessité de faire vaquer le trône. Mais, en même temps, ils se refusaient à prononcer le mot de déchéance. De leur côté, les députés de la gauche, tenant à la chose et non au mot, chargèrent M. Thiers d'une rédaction qui conciliait tout. Cette rédaction qui laissait le pouvoir au Corps législatif, lui eût-elle permis d'obtenir un armistice et de convoquer une Assemblée qui eût signé la paix ? Il est impossible de répondre affirmativement à cette question. La proposition de M. Thiers avait, en tout cas, l'avantage de maintenir aux mains du pouvoir légal le gouvernement qui allait passer, par le fait de la révolution, aux mains d'un pouvoir insurrectionnel.

Quand M. Thiers apprit, au Corps législatif, la constitution du gouvernement de la Défense nationale, il se retira chez lui, bien résolu, comme il le disait lui-même, à se séparer de tout, hommes et choses, en souhaitant qu'une conduite sage et prudente du pouvoir diminuât, en les abrégeant, les malheurs du pays.

Ajoutons ce que M. Thiers a dit plus tard : le pouvoir eût passé le 4 septembre à la Commune, si la gauche ne s'était pas portée à l'Hôtel de Ville, et les résultats auraient été plus affreux encore, car l'ennemi victorieux, provoqué par des violences inouïes, se serait porté peut-être aux dernières extrémités de la guerre.

L'Empire, qu'acclamaient trois mois auparavant plusieurs millions d'électeurs, n'avait pas rencontré un défenseur au 4 Septembre. L'empereur, « ce visionnaire sans scrupules, capricieux et téméraire », s'éveilla de son rêve des nationalités dans le château de Wilhelmshöhe. En remettant son épée au roi de Prusse, il lui avait affirmé que la France « avait voulu la guerre » j le jour où la France put prendre la parole, à Bordeaux, elle déclara l'Empire et l'empereur responsables de l'invasion, de la ruine, du démembrement de la patrie, et chargea M. Thiers de réparer les désastres qu'il n'avait pas pu prévenir.

 

 

 



[1] Discours d'A. Thiers, recueillis par M. Calmon, 15 vol. in-8°, chez Calmann-Lévy, Paris.