De 1840
à 1863, l'œuvre maîtresse de M. Thiers c'est Y Histoire du Consulat et de
l'Empire, c'est l'imposante publication qui a valu à son auteur le titre à
l’historien du siècle ; aussi convient-il de passer rapidement sur les
incidents de la carrière politique de M. Thiers, pendant la dernière partie
du règne de Louis-Philippe et pendant la seconde république, pour arriver à
l'ouvrage qui lui a pris vingt années de sa vie. Déjà
riche en 1830, plus riche après son mariage, en 1834, pouvant rassembler à
grands frais livres, cartes, plans, manuscrits, il fait encore de la
politique, mais de la politique rétrospective : celle qui remplit les quinze
premières années du siècle. Quant à la politique contemporaine, il n'y
intervient, avant 1848, que dans les grandes circonstances, pour défendre ou
pour expliquer les actes de son dernier ministère et, après 1848, pour
rallier contre la République toute l'opposition monarchique et venir au
secours de l'ordre social menacé. Président
de la commission et rapporteur de la loi sur les fortifications de Paris, M.
Thiers défendit cette loi, sa loi, avec sa supériorité habituelle, dans les
séances du 26 et du 29 janvier, et la fit passer à une forte majorité (237 voix
contre 162). Les
fortifications de Paris ne devaient servir que trente ans plus tard : elles
prolongèrent de cinq mois la résistance à l'invasion. Le 25
février 1841, M. Thiers, dans une discussion sur les dépenses secrètes,
déclara que le Cabinet du 1er mars avait voulu, dans la politique extérieure,
se montrer plus énergique et plus ferme, dans la politique intérieure, se
porter en avant, au lieu de rester immobile ou de se porter en arrière. C'est
ce qu'il demandera pendant huit ans, toujours avec une nouvelle force et
toujours sans succès, au Cabinet du 29 octobre. M. Guizot et ses collègues se
refuseront à toute concession, même à la plus minime ; et Louis-Philippe
continuera à régner et à gouverner, avec le concours, un peu hautain, de
l'homme qui, dans la coalition, avait blâmé le plus énergiquement cette
intervention du roi dans le gouvernement, cette dérogation aux règles
parlementaires, telles que M. Thiers les avait formulées et pratiquées. On est
frappé, en parcourant les discours prononcés par M. Thiers durant cette
période, de la façon dont les critiques de l'illustre homme d'Etat sont
accueillies par la majorité. Cette majorité est plus royaliste que le roi,
plus ministérielle que le ministre. Elle oublie constamment que M. Thiers est
l'auteur principal de la révolution de Juillet ; qu'il a, comme membre du
cabinet du 11 octobre, comme président du Conseil dans les Cabinets du 22
février et du 1er mars, contribué plus que personne à asseoir solidement le
régime nouveau, qu'il est intéressé plus que personne à la durée et à la
prospérité de ce régime. M. Guizot ministre partageait les préventions et les
défiances de cette majorité. M. Guizot historien a été plus juste pour son
illustre adversaire. (Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps.) Le 20 août 1842, M. Thiers,
dans un remarquable discours, avait appuyé le projet de loi sur la régence,
présenté par le gouvernement, après la mort du duc d'Orléans. « M.
Thiers, a dit plus tard M. Guizot, soutint la loi avec cette abondance de
vues à la fois ingénieuses et pratiques, cette verve naturelle et imprévue,
facile, lucide, rapide, même quand elle se répand en longs développements,
qui est le propre et original caractère de son talent. Il agit puissamment
sur les esprits, persuade les incertains, raffermit les chancelants et donne
à ceux qui étaient déjà décidés le plaisir d'avoir confiance dans leur
opinion et dans son succès. » Pourquoi
M. Guizot a-t-il si obstinément repoussé les conseils de l'homme dont il
appréciait si justement le merveilleux talent ? Pourquoi a-t-il gouverné,
pendant plus de sept ans, avec une majorité composée pour les trois quarts de
fonctionnaires ? Pourquoi a-t-il humilié la France devant les puissances ?
Pourquoi, avec les intentions les plus droites et l'intégrité personnelle a
plus incontestable, a-t-il escompté les intérêts les moins nobles, et fait du
régime de la libre discussion le régime de la libre corruption ? Le 12
février 1848, un député de la majorité, M. Sallandrouze avait proposé
d'ajouter au projet d'Adresse un paragraphe ainsi conçu : « Au milieu de
manifestations diverses, votre gouvernement saura reconnaître les vœux réels
et légitimes du pays. Il prendra, nous l'espérons, l'initiative des réformes
sages et modérées que réclame l'opinion publique et parmi lesquelles il faut
placer d'abord la réforme parlementaire. » Dans le
développement de son amendement, M. Sallandrouze fit observer que la réforme
parlementaire fortifierait le gouvernement et la Chambre ; qu'il était sage
et politique de prendre l'initiative d'un progrès réclamé par le pays. L'amendement
Sallandrouze, appuyé par M. Thiers et combattu par M. Guizot^ fut rejeté par
222 voix contre 180. Ce fut le dernier succès parlementaire de M. Guizot et
aussi le dernier acte de sa carrière politique. Dix jours après, le Cabinet
qui avait vu croître sa majorité à chaque élection, en 1841 et en 1846, qui
semblait et qui se croyait plus puissant que jamais, était vaincu sans combat
et il entraînait dans sa chute la monarchie de Juillet. Appelé
aux Tuileries, M. Thiers a raconté dans une conversation avec M.
Nassau-William Senior, son entrevue avec Louis-Philippe. « Le
roi me reçut froidement. Ah ! s'écria-t-il, vous ne voulez pas servir dans le
règne ? Ceci était une allusion à un ancien discours. Je me fâchai et dis : — Non,
Sire, je ne veux pas servir dans le règne. — Ma mauvaise humeur calma la
sienne. —
Allons, reprit-il, il faut causer raisonnablement. Qui allez-vous prendre
comme collègues ? —
Odilon Barrot, répondis-je. — Bien
! repartit le roi, il est bon homme. — M. de
Rémusat. — Passe
pour lui. —
Duvergier de Hauranne. — Je ne
veux pas en entendre parler. —
Lamoricière. — A la
bonne heure ! Maintenant allons aux choses. — Il
nous faut la réforme parlementaire. — C'est
insensé, répondit-il, vous aurez une Chambre qui vous donnera de mauvaises
lois et peut-être la guerre. — Puis
il faudra dissoudre la Chambre actuelle. —
Impossible, s'écria le roi ; je ne puis me séparer de la majorité. — Mais,
dis-je, si vous refusez toutes mes propositions, comment puis-je vous servir
? » Les
illusions du roi persistaient en pleine révolution : quelques heures après
cette conversation, il partait pour l'exil éternel, et M. Thiers était rendu
à ses études historiques. « Ecrire
est une pauvre chose après avoir agi. » M. Thiers le disait et le
pensait ; il dut le penser, avec une amertume particulière, en voyant les
premiers actes du Gouvernement Provisoire, qui adorait tout ce qu'il avait
brûlé, qui établissait le suffrage universel, qui relâchait tous les ressorts
de l'autorité, qui se livrait à une propagande intérieure et extérieure d'où
devait sortir la guerre civile et d'où pouvait sortir la guerre étrangère. Deux
mois après la chute de Louis-Philippe, des élections générales avaient eu
lieu, le 27 avril 1848, pour Information d'une Assemblée nationale
constituante. M. Thiers fut battu dans les Bouches-du-Rhône, sans avoir posé
sa candidature. Mais, aux élections partielles du 8 juin, il se laissa porter
et fut élu dans la Seine, la Seine-Inférieure, la Gironde, l'Orne et la
Mayenne. Il opta pour la Seine-Inférieure. Celte multiple élection désignait
M. Thiers comme le chef incontesté du parti monarchique. Il accepta ce rôle,
avec sa décision habituelle, et aussi celui de défenseur de tous les
principes sociaux, menacés par la démagogie ou par les théoriciens de
l'anarchie et du vol, comme Proudhon. Quant à la forme du gouvernement, quant
à la République, il la subit plutôt qu'il ne l'accepta, et, dans les plus
graves occasions, il contribua au succès des propositions ou des lois qui,
sous une apparence libérale, étaient la négation des principes proclamés par
la nouvelle Constitution. Personnellement
responsable, il ne l'a pas caché, de l'élection du Prince-Président, au mois
de décembre 1848, M. Thiers qui croyait Louis Bonaparte, « comme
individu, égal au moins au général Cavaignac », fut d'abord le
conseiller le plus écouté du Prince. Celui-ci accepta de sa main les membres
de son premier ministère ; il fit, à son instigation, l'expédition de Rome.
Mais le rêveur, que le suffrage populaire et la légende impériale venaient de
porter au pouvoir, n'était pas homme à subir longtemps une direction et des
conseils : il remercia ses ministres, en choisit de plus dociles, et n'obéit
plus qu'à ses inspirations personnelles. M.
Thiers était joué. Le président de 1848, ne consentant pas plus que le roi de
1840 à régner sans gouverner, M. Thiers abandonnait son rôle de conseiller
officieux, reprenait sa place à la tête de l'opposition monarchique et
entamait une double lutte : contre le Président qui échappait à sa domination
et contre la Montagne qui menaçait l'ordre social. Dans la
première, il fut vaincu, malgré ses succès de tribune, parce qu'il avait
affaire à un adversaire qui n'hésita pas à recourir à la force pour opprimer
le droit ; dans la seconde il réussit, avec la complicité hypocrite du
Prince-Président, à discréditer la Montagne et à sauver les principes qu'il
croyait en danger, mais du même coup il tua la République et prépara le
second Empire. Les
illusions de M. Thiers durèrent deux ans, du mois de décembre 1848 au mois de
janvier 1851 ; il mit deux ans à s'apercevoir que, dans un État où le pouvoir
exécutif et une Assemblée unique sont en présence, celui des deux pouvoirs
qui cède, après que l'on a entrepris sur ses droits, s'expose, par sa
faiblesse, à toutes les chutes et à tous les mépris. Lorsqu'il prononça, le
17 janvier 1851, son mémorable discours contre le Président de la République,
qui venait de destituer le général Changarnier, considéré par l'Assemblée
comme sa meilleure sauvegarde, « l'Empire était fait », et les
repentirs de M. Thiers et de ses collègues étaient impuissants à empêcher les
événements de s'accomplir. Il n'y avait plus, en janvier 1851, qu'un pouvoir
dans l'État : le pouvoir exécutif. L'Assemblée législative, à la veille du 2
décembre, repoussa même la proposition des questeurs, qu'appuyait M. Thiers,
le 17 novembre 1851, et qui était peut-être un moyen de salut. Si les
républicains, ce jour-là, firent cause commune avec les fauteurs du coup
d'Etat et les artisans inconscients de la dictature, la faute n'en était-elle
pas à la politique de M. Thiers, qui leur inspirait une défiance, aussi
invincible que justifiée, depuis le 10 décembre 1848, le 15 mars et le 31 mai
1850 ? On a
beaucoup loué le courage, le sang-froid dont M. Thiers fit preuve, à mainte
reprise, dans les orageuses discussions de la Constituante ou la Législative.
Comme homme et comme orateur, il fut, en effet, remarquable ; comme
politique, il fut aussi peu clairvoyant que possible ; il méconnut à la fois
les aspirations de l'immense majorité du pays, qu'il crut favorable au
rétablissement de la monarchie parlementaire, et les aspirations de la
coalition dont il était l'éloquent porte-parole. Les passions religieuses,
bien plus que les passions politiques, réunissaient les hommes qui
s'assemblaient rue de Poitiers. Ce fut une bonne fortune pour eux que de
trouver en M. Thiers, que son passé rendait peu suspect, le meilleur
instrument de la réaction cléricale, le collaborateur inespéré de MM. de
Falloux et Dupanloup. L'attitude
de M. Thiers, dans la discussion de la loi du 15 mars 1850, contraste
absolument avec celle qu'il avait eue en 1844 et en 1845. « Je n'ai
plus, disait-il en décembre 1848, à l'égard du clergé, les jalousies et les
ombrages que j'avais il y a dix ans fil se trompe, il fallait dire : il y a
trois ans). J'ai tendu la main à M. de Montalembert, je la lui tends encore.
» L'article
69 de la Charte de 1830 avait promis l'élaboration de lois concernant
l'instruction publique et la liberté de l'enseignement. Conformément à cette
promesse, une première loi avait été présentée, le 23 juin 1833, celle de
l'instruction primaire, œuvre et honneur de M. Guizot, qui établissait le
principe de la libre concurrence entre les écoles communales et les écoles
privées, en exigeant seulement des maîtres des garanties d'aptitude et de
moralité. Quant à l'instruction secondaire, elle était toujours soumise au
régime de la loi du 1er mai 1802, qui subordonnait l'ouverture des écoles
secondaires à l'autorisation gouvernementale. Le parti libéral, sous la
Restauration, le parti religieux, sous la monarchie, n'avaient cessé de
demander que l'autorisation gouvernementale fût abolie et que les écoles
secondaires fussent mises, quant aux conditions d'ouverture et de libre
concurrence, sur le même pied que les écoles primaires. Deux projets de loi,
présentés aux Chambres, en 1836 et en 1841, n'étaient pas venus en
discussion. En 1844, M. Villemain déposa à la Chambre des Pairs un nouveau
projet qui fut vivement appuyé par M. Cousin et adopté, sur le rapport de M.
de Broglie, malgré l'énergique et éloquente résistance de M. de Montalembert. Quelle
était l'économie de ce projet, dont l'idée mère, la suppression du monopole,
devait se retrouver dans le projet de 1850 ? M. de Broglie, après avoir
affirmé les droits des pères de famille de faire élever leurs enfants à leur
guise, proclamait la nécessité d'apporter certaines restrictions à la liberté
de l'instruction secondaire. « Il
faut des établissements particuliers, et, dans un pays libre, ces
établissements doivent être libres. Plus de tutelle obligée, plus
d'autorisation discrétionnaire et révocable. Plus de nécessité, pour les
enfants élevés dans les institutions privées, de fréquenter les cours
professés dans les institutions de l'Etat : ce sont choses qui ont fait leur
temps. Toutefois, le droit d'enseigner ne saurait être abandonné au premier
venu, sans qu'il y ait lieu de lui demander ni qui il est, ni d'où il vient, ni
quels sont ses titres à la confiance des familles. Des garanties sont donc
indispensables, et tout homme qui se destine à la noble et délicate
profession d'instituteur de la jeunesse doit être tenu de prouver qu'il est
digne de l'exercer. » M. de
Broglie, non content d'insister sur les garanties que l'Etat avait le droit
de prendre, exigeait, en outre, l'affirmation par écrit et signée que celui
qui voulait ouvrir un établissement d'instruction secondaire n'appartenait à
aucune des congrégations religieuses prohibées par l'article 1er de la loi du
19 février 1790 ou par le décret du 3 messidor an XII. « Cette
obligation, disait M. de Broglie, n'a rien de nouveau ; elle se trouvait
formulée dans l'article 2 de l'ordonnance du 16 juin 1828, ordonnance rendue
sous l'autorité d'un prince dont le zèle pour les intérêts de la religion
n'était pas douteux, de l'avis d'un ministre pieux, éclairé et qui comptait
dans son sein un membre du corps épiscopal. Fallait-il ne plus en tenir
compte ? En d'autres termes, fallait-il considérer comme nulles et comme non
avenues les lois générales qui prohibent en France les congrégations non
autorisées, les lois spéciales qui y prohibent l'existence de congrégations
d'hommes, les lois plus spéciales encore qui prohibent certaines
congrégations dont les membres, relevant d'un supérieur étranger, ne sont, en
tant que tels, citoyens d'aucun pays ? » Ni la
commission ni son rapporteur ne l'avaient pensé. « Le
moment, ajoutait celui-ci, serait-il bien choisi pour permettre à des
corporations dont le gouvernement ne connaît, officiellement du moins, ni
l'existence, ni le caractère, ni la règle, ni les statuts, ni les
engagements, ni les desseins, de s'établir en France publiquement et à
couvert, d'y exercer le droit de cité, d'y former plusieurs Etats dans
l'Etat, de s'associer à la lutte des partis, d'y revendiquer, de droit divin,
l'éducation de la jeunesse ?Ce que la Restauration n'avait pas toléré, le gouvernement
le souffrirait-il ? Le pourrait-il sans manquer aux règles de la prudence la
plus vulgaire ? » Les
considérations développées par le duc de Broglie avaient paru si décisives
que la Chambre des Pairs avait adopté, à la presque unanimité, le projet de
M. Villemain, la prohibition proposée, et des dispositions relatives aux
écoles secondaires ecclésiastiques, c'est-à-dire aux petits séminaires. En
vertu de l'ordonnance de 1828, les directeurs et professeurs des petits
séminaires, nommés par les archevêques et évêques, n'étaient assujettis à
aucune condition de grade ni au paiement de la taxe exigée des chefs
d'institution ; les élèves étaient exempts, comme les professeurs, de toute
rétribution universitaire ; exempts également des droits d'examen et de
diplôme, s'ils se présentaient au baccalauréat. En échange de ces avantages,
ils devaient se vouer au sacerdoce et passer du petit au grand séminaire.
Aussi, le nombre total des dispensés devait-il être de 40.000, chiffre
nécessaire au recrutement du clergé paroissial. Ces conditions n'étant pas
remplies, les élèves des petits sommaires jouissaient d'un véritable
privilège. La loi de M. Villemain ramenait, très équitablement, le nombre des
dispensés au chiffre exigé par le recrutement du clergé paroissial et
imposait à ces dispensés, s'ils voulaient se présenter au baccalauréat, la
justification de deux années d'assiduité dans les écoles secondaires ecclésiastiques,
aux cours de rhétorique et de philosophie professés par des maîtres pourvus,
au moins, du diplôme de licencié ès lettres. Telle
est la loi qui fut présentée à la Chambre des députés. La commission qui fut
chargée de l'examiner comprenait parmi ses membres MM. Thiers. Saint-Marc
Girardin, Odilon Barrot, de Rémusat, Dupin, de Salvandy, de Tocqueville. M.
Thiers, choisi comme rapporteur, déposa un contre-projet qui changeait
complètement le caractère de la loi, et dont le gouvernement, prévoyant un
échec, fit ajourner la discussion. M. Thiers, dans ce contre-projet, comme
dans son interpellation du 2 mai 1845, sur l'existence illégale des Jésuites,
proclamait, avec une rare énergie, la légitimité des droits de l'Etat
enseignant, de ces droits qu'il devait si complètement sacrifier, dans les
commissions extra-parlementaires que M. de Falloux avait chargées de préparer
la loi du 15 mars 1850. Ce n'est pas seulement la crainte du socialisme «
menaçant de détruire la société », qui poussa M. Thiers dans cette voie :
c'est surtout la conviction que le sentiment religieux, entretenu par le
clergé catholique, pouvait être un frein aux progrès des utopies, une digue
aux doctrines antisociales, un consolateur pour les maux de l'âme que l'Etat
est impuissant à guérir. Cette idée, qui est exprimée dans son livre sur la
Propriété, l'aurait même conduit à faire bon marché de l'enseignement primaire
et à le livrer tout entier au clergé, si MM. Dupanloup et de Falloux, plus
prudents, n'avaient refusé ce présent dont ils n'auraient su que faire, faute
d'un personnel suffisant. Ils
n'élevaient non plus aucune prétention sur l'enseignement supérieur et ne
demandaient pas même à partager avec l'Etat la collation des grades. Il leur
suffisait de mettre la main sur la portion de la jeunesse française qui
appartient aux classes aisées et, pour cette œuvre, ils rencontrèrent en M.
Thiers un instrument docile autant qu'efficace : son influence, son autorité
décidèrent le vote, à une grande majorité, de la funeste loi du 15 mars 1850,
qui supprimait le monopole universitaire, et accordait au clergé, en matière
d'enseignement secondaire, une situation privilégiée, que Napoléon Ier, Louis
XVIII, Charles X, Louis-Philippe lui avaient refusée et qu'il possède encore. Tous
ceux des articles de la loi du 15 mars qui intéressent l'enseignement
secondaire sont restés en vigueur, et la France, au point de vue de
l'éducation et de l'instruction delà jeunesse, est partagée en deux camps
ennemis. Le camp de l'Etat est moins puissamment armé que le camp adverse. Non
moins regrettable par ses conséquences fut l'intervention de M. Thiers dans
la discussion qui aboutit au vote de la loi du 31 mai 1850. La majorité
monarchique, inspirée et dirigée par lui, prit sa revanche de l'établissement
du suffrage universel et supprima quelques millions d'électeurs, en rendant
plus rigoureuses les conditions de domicile. « La vile multitude, la
misérable multitude », la foule sans famille, sans domicile, que M.
Thiers flétrit, avec une éloquence si imprudente, fut ainsi écartée du
scrutin. Le jour où elle y sera rappelée, elle votera tout entière pour celui
qui lui restituera ce qu'elle considère comme un droit. La loi du 31 mai a
tué la monarchie constitutionnelle, plus sûrement que ne l'avait fait la
révolution du 24 février. M. Thiers oublia, ce jour-là, les leçons de
l'histoire ; il perdit de vue que les électorats restreints ne sont pas ceux
qui produisent les assemblées les plus conservatrices. Politiquement
M. Thiers fut encore trompé par le prince Louis-Napoléon, par le «
visionnaire sans scrupule » qui avait tout intérêt à compromettre
l'Assemblée, à l'attirer jusqu'aux bords de l'abîme, liée à lui, sauf à «
couper la corde », au bon moment. Le 2 décembre la corde fut coupée. Le coup
d'Etat emprisonna M. Thiers et, quelques jours après, l'éloigna de la France.
C'était l'exil. C'est
pendant la période si agitée, que nous venons de raconter, que M. Thiers, par
son livre sur la Propriété, se classa parmi les économistes. On connaît sa
célèbre boutade sur l'économie politique, qu'il appelait « la
littérature ennuyeuse ». Son livre, qui s'adresse à la fois aux plus
savants et aux plus ignorants, ne répond pas à la formule. Tel chapitre
intitulé « de l'influence de l'hérédité sur le travail » est un
chef-d'œuvre d'exposition ; tel autre, sur l'iniquité de l'impôt progressif,
est plein d'idées très sages, exprimées avec la clarté qu'apporte toujours M.
Thiers dans les questions qui touchent aux finances. Le livre n'est pas
ennuyeux, mais il se ressent de l'époque à laquelle il a paru et de la
rapidité avec laquelle il a été écrit : sa valeur scientifique est mince.
Optimiste toujours et quand même, M. Thiers estime que toutes les classes de
la société sont en pleine voie de prospérité. Il était de ceux pour qui la
question sociale n'existait pas en 1848 ; il serait téméraire d'affirmer que
les progrès de l'Internationale et l'insurrection communaliste de 1871
l'eussent tiré d'erreur. Pour un économiste aussi savant, pour un écrivain
aussi réservé dans son langage que M. de Molinari, le représentant le plus
complet des conservateurs-bornes, en économie politique, c'est M.
Thiers. On le
voit, les années 1848-1851 auraient pu être effacées de la vie politique de
M. Thiers, sans détriment pour sa mémoire, et le volume sur la Propriété
disparaître de son œuvre, sans dommage pour sa gloire littéraire. Les
portes de la France se rouvrirent pour lui, au bout de quelques mois. C'est
au retour de l'exil, en 1852, et pendant les dix années suivantes, qu'il mit
le sceau à sa gloire d'historien, en achevant la publication du Consulat et
de l'Empire. Commencée après 1840 et continuée au milieu des luttes
parlementaires, Y Histoire du Consulat rt de l'Empire fut portée à son terme
et à sa perfection, pendant les studieux loisirs que le second Empire fit à
l'historien du premier. On
ferait presque une bibliothèque, avec les livres qui ont été écrits sur l’Histoire
du Consulat et de l'Empire. Lanfrey, Barni, le comte de Martel, vingt
autres, sans parler du dernier venu, l'auteur anonyme des Notes critiques sur
l'histoire militaire, qui est certainement un officier de haute valeur, ont
publié des critiques, des réfutations totales ou partielles de l'œuvre de M.
Thiers. Après avoir lu toutes ces critiques, on peut dire du Consulat et de
l'Empire, et avec plus d'assurance encore, ce que nous avons dit de la
Révolution : malgré tout en dépit des inexactitudes, des erreurs ou des
partis pris, cette histoire est plus vraie, plus ressemblante que les autres.
C'est elle qui a ouvert la voie où se sont précipités les chercheurs ; c'est
elle qui a rendu possibles les rectifications ; c'est elle qui a permis
d'élucider un certain nombre de points d'un haut intérêt ; enfin, cette histoire
est un monument, on peut dire un monument national, quand les autres ne sont
que de modestes édifices, ou de simples habitations particulières. A une
époque de production hâtive, il faut se féliciter qu'un homme de loisir et
d'expérience se soit rencontré, pour consacrer vingt-trois ans de sa vie à un
seul ouvrage, en y apportant tous ses soins, toute sa puissance de travail,
en y concentrant toute l'activité qu'il aurait pu disperser sur une foule
d'œuvres moins austères, mais aussi moins durables. Il faut se féliciter
encore plus, qu'en un temps où les plus sérieux travailleurs ne sont guère
que des amasseurs de matériaux pour écrire l'histoire, et semblent reculer
devant un ouvrage de longue haleine, un homme se soit trouvé pour tenter
cette lourde tâche et la mener à bout sans défaillance. Il faut enfin se
féliciter que l'homme qui a eu ce courage, et un talent à la hauteur de ce
courage, ait choisi pour objet de ses études un génie et un temps
extraordinaires. L'Histoire
de la Révolution, en 10 volumes, parut en 5 ans, de 1823 à 1827 ; l’Histoire
du Consulat et de l'Empire, qui compta 20 volumes, en 18 ans, de 1845 (les 5 premiers
volumes) à 1862 (le 20e). Les 7 volumes qui parurent
sous la monarchie de Juillet vont jusqu'à la paix de Tilsitt : l'admiration
de M. Thiers y est sans bornes ; les premières réserves se font jour dans les
volumes 8, 9, 10 et 11, écrits de 1848 à 1851 ; M. Thiers devient presque
impartial dans les derniers volumes, qui furent publiés sous le second
empire. Ceux qui ont fait cette maligne remarque, n'ont pas manqué de
reprocher à M. Thiers d'être - un adorateur du succès, dans l'œuvre de l'âge
mûr, comme il l'avait été dans celle de la jeunesse. Si cette analogie
existe, que de différences à tous les autres points de vue ! De l'Histoire
de la Révolution à celle du Consulat et de l'Empire, il y a tout le
progrès de la jeunesse à l'âge mûr, il y a toute l'expérience acquise dans la
pratique des plus grandes affaires, dans le commerce des hommes les plus
considérables de l'Europe ; il y a un sens historique que les études les plus
sérieuses, que la consultation des archives publiques et privées ont
singulièrement affiné. Nous ne dirons pas qu'il y a une philosophie de
l'histoire qui manquait à l'œuvre des jeunes années. Les vues théoriques font
défaut à l'une comme à l'autre ; mais le sentiment patriotique est aussi
vivace en 1850 qu'en 1825 ; l'intelligence des besoins matériels ou des
besoins esthétiques et moraux d'un grand peuple, est aussi nette, aussi vive,
aux deux époques et dans les deux livres. L'exil
même n'a pas été inutile au pénétrant observateur des hommes et des
institutions : les dix mois qu'il a passés hors de France, en Belgique, en
Suisse, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, l'ont mis en relations avec
des chefs d'Etats et des ministres qui jugent autrement que des Français les
événements qui viennent de s'accomplir en France ; avec des peuples qui ont
conservé vivant et cuisant le souvenir de l'écrasante domination de Napoléon
Ier. Pour le
style, dont M. Thiers donne la théorie en tête de son douzième volume, le
progrès est loin d'être aussi marqué. La forme n'est pas ramassée, condensée,
à la Tacite. C'est une conversation écrite, conversation claire, abondante,
qui ne sent pas l'effort, mais qui n'attire pas invinciblement l'attention.
Cette narration se lit sans fatigue, mais sans l'intérêt passionné qui
s'attacherait à de grandes choses, dites dans une langue ferme et imagée. La
pensée est trop vagabonde pour se résumer, se cristalliser dans un style
plein et vigoureux. Cette prose n'est plus le « mâle outil, bon aux
fortes mains, » mais le pinceau léger que manie un artiste délicat,
jetant sur toutes choses les nuances grisâtres d'un fin coloris. Infiniment
rares sont les pages qui arrêtent le lecteur au passage, qui lui arrachent un
cri d'admiration et qui se font relire, comme cette belle comparaison de
Napoléon à Fontainebleau, avec un chêne dépouillé une à une de toutes ses
feuilles : « Qui
n'a vu souvent, à l'entrée de l'hiver, au milieu des campagnes déjà ravagées,
un chêne puissant, étalant au loin ses rameaux sans verdure, et ayant à ses
pieds les débris desséchés de sa riche végétation ? Tout autour règnent le
froid et le silence et, par intervalles, on entend à peine le bruit léger
d'une feuille qui tombe. L'arbre immobile et fier n'a plus que quelques
feuilles jaunies, prêtes à se détacher comme les autres ; mais il n'en domine
pas moins la plaine de sa tête sublime et dépouillée. Ainsi Napoléon voyait
disparaître une à une les fidélités qui l'avaient suivi à travers les
innombrables vicissitudes de sa vie. » L'Histoire
du Consulat est divisée en 18 chapitres qui portent les titres suivants :
Constitution de l'an VIII ; Administration intérieure ; Ulm
et Gênes ; Marengo ; Héliopolis ; Armistice ; Hohenlinden
; Machine infernale ; les Neutres ; Evacuation de l'Egypte
; Paix générale ; Concordat ; le Tribunat ; Consulat
à vie ; les Sécularisations ; Rupture de la paix d'Amiens
; Camp de Boulogne et Conspiration de Georges. Onze de ces chapitres
sont consacrés à l'histoire extérieure, qui a une importance capitale, de
1800 à 1804 ; six à l'histoire intérieure ; le dix-huitième et dernier, la
Conspiration de Georges, raconte à la fois les intrigues de l'Angleterre et
la conspiration royaliste qui doivent avoir pour conséquence la rupture de la
paix d'Amiens et la proclamation de l'Empire. Cette
division montre la supériorité de l'œuvre nouvelle sur l'histoire de la Révolution,
qui avait paru, sous sa première forme, en un bloc un peu massif, où la
Constituante emplissait tout un volume, la Législative un volume et demi ; où
la Convention et le Directoire n'avaient, l'une et l'autre, que deux ou trois
coupures, purement chronologiques. « Il
est difficile, a dit Sainte-Beuve, dans une œuvre qui ne vise pas aux
tableaux et qui forme un tout vivant, de trouver de ces morceaux à citer si
fréquents en d'autres histoires. » Nous
n'essaierons pas de lutter contre cette difficulté qui est presque une
impossibilité. Il nous suffira de donner une idée générale de l'œuvre.de
reconstruction au dedans, d'expansion au dehors, que Bonaparte a entreprise
et que M. Thiers a racontée dans l'Histoire du Consulat. La
Constitution de l'an VIII, avec ses trois Consuls et ses trois assemblées :
Sénat conservateur, Corps législatif et Tribunat, n'a qu'un intérêt de
circonstance ; elle devait d'ailleurs être profondément modifiée en 1802, en
1804 et en 1807 ; elle devait disparaître en 1814. Beaucoup plus dignes de
remarque sont les grandes institutions qui subsistent encore, qui ont été
jetées par Bonaparte, comme des rocs au milieu des sables mouvants, et qui
sont devenues les solides assises de la société moderne. De cette époque
datent la création de l'agence des contributions directes ; la création des
obligations des receveurs généraux ; l'institution des préfectures,
dessous-préfectures, des tribunaux de première instance et d'appel ; la
création de la Banque de France ; l'établissement de nos grandes routes
nationales ; le canal de Saint-Quentin ; les ponts sur la Seine ; le
rétablissement du culte ; la signature du Concordat et la loi réglementaire
des cultes, ajoutée au Concordat, sous le titre d'Articles organiques] les
projets de loi sur l'Instruction publique et sur la Légion d'honneur ; la
discussion et la promulgation du Code civil, préparé par les discussions des
grandes assemblées révolutionnaires, mais auquel Bonaparte imprima
certainement sa marque. M.
Thiers, après avoir montré le temple de Janus fermé — on était au lendemain
de la paix d'Amiens —, le Premier Consul réconciliant Rome et la Révolution,
relevant les autels, rendant à la France tout ce qui est nécessaire aux
sociétés civilisées, apportant un code de lois superbes, un système puissant
d'éducation publique, un système glorieux de distinctions sociales, se
représente, par l'imagination, le dictateur restant aussi sage qu'il a été
grand et « unissant ces contraires que Dieu n'a jamais réunis dans aucun
homme ». Vains souhaits ! Bonaparte, au mois d'août 1802, pouvait faire
illusion à la France et au monde ; les esprits réfléchis, les observateurs
calmes et froid s, dans son entourage même, tremblaient à lui voir faire le
bien, comme il le faisait, tant il était pressé de le faire vite et de le
faire immense. « Ce jeune homme commence comme César, disait Tronchet ;
j'ai peur qu'il ne finisse de même. » Les
fautes commencent, en effet, dès le lendemain de ce brillant et éphémère
moment : la scène publique faite par le Premier Consul à lord Wilworth,
ambassadeur d'Angleterre ; l'arrestation, après le refus de l'Angleterre de
rendre Malte, de tous les sujets britanniques voyageant en France, ne sont
que des fautes politiques ; l'exécution du duc d'Enghien est une faute
morale, que M. Thiers ne flétrit qu'avec une indignation un peu molle. Le
livre quatrième, consacré à la campagne d'Italie et à la campagne
d'Allemagne, campagnes terminées par les victoires de Marengo et d'Hochstedt,
est le plus intéressant, au point de vue militaire ; mais, de même que la
campagne que termine la victoire de Marengo est inférieure, comme conception
stratégique, à la campagne de 1796, le récit de M. Thiers est inférieur à
celui qu'il traçait quinze années auparavant. Les inexactitudes sont
nombreuses ; les informations approfondies ont fait défaut au narrateur. Dans
les récits de campagnes, pour les hommes du métier, son erreur principale
consiste à commencer sa narration par l'exposé d'un plan -complet ; à prêter
au général en chef de vastes projets, conçus longtemps avant l'événement
décisif. Or, à la guerre, l'événement décisif est presque toujours fortuit.
La bataille de Marengo, pour ne citer qu'un exemple, fut due à un hasard
heureux, bien plus qu'à de laborieuses combinaisons. C'est
dans le récit des savantes négociations qui ont précédé Lunéville et Amiens ;
c'est dans le chapitre intitulé Paix générale, que nous retrouvons M. Thiers,
avec ses qualités habituelles d'ampleur et de clarté ; c'est dans le récit
très détaillé des négociations diplomatiques qu'il peut utiliser, outre ses
longues conversations avec le prince de Talleyrand, le trésor, si abondant,
des archives des affaires étrangères et les papiers qu'il va chercher, comme
il le dit, jusqu'au sein des familles. Des documents officiels, empruntés à
l'Office des affaires étrangères, sont plus dignes de foi que les Bulletins
de l'armée, les Mémoires de Sainte-Hélène ou les Victoires et Conquêtes ; ils
permettent de donner à l'histoire diplomatique une exactitude, une valeur
scientifique que ne peut pas avoir l'histoire militaire, même racontée par
les acteurs et les témoins. Il n'y
a pas de saut entre l'histoire du Consulat et celle de l'Empire. Le livre
premier sur l'Etablissement de l'Empire, qui commence par indiquer l'effet
produit en Europe par la mort du duc d'Enghien, continue, sans interruption,
le dix-huitième livre du Consulat, la Conspiration de Georges. L'œuvre est
une ; et l'avertissement de l'auteur, écrit le 10 octobre 1855, s'applique à l'ouvrage
entier. Cet avertissement nous donne l'impression finale de M. Thiers sur
Napoléon. C'est
cette impression que nous essaierons de dégager. Il importe d'avoir l'opinion
définitive de l'un de nos premiers hommes d'Etat, sur le héros, immense par
ses vices comme par ses qualités, qui a exercé une si profonde influence sur
notre pays, qui a peut-être fixé pour jamais ses destinées. Pour M.
Thiers, Napoléon est un être démesuré, une façon de Titan qui veut escalader
le ciel ; il a reçu de la nature un génie militaire et administratif de
premier ordre ; des hommes, une armée incomparable, qui peut devenir entre
ses mains un redoutable instrument, ou d'oppression ou de liberté. Vainqueur
et glorieux, il arrive au suprême pouvoir en foulant au pied les lois de son
pays, et il fait d'abord oublier son usurpation, à force de sagesse, de
prudence et de bienfaits ; mais bientôt, enivré de ses succès, il veut
dominer et opprimer l'Europe, comme il a dominé et opprimé son pays ; il la
réunit tout entière contre lui et tombe dans l'abîme, où la France est
précipitée avec lui. M.
Thiers se demande si la faute initiale de Napoléon est dans son usurpation ou
dans l'usage qu'il fit du pouvoir usurpé ; s'il n'a pas eu des complices pour
l'une comme pour l'autre ; si les implacables ressentiments des vaincus n'ont
pas plus contribué à sa chute que son insatiable orgueil. Il plaide les
circonstances atténuantes en faveur de celui des mortels qui lui semble avoir
réuni les facultés les plus puissantes et les plus diverses ; et, s'il
n'était qu'historien, il conclurait sans doute par une absolution finale.
Mais il est homme politique : il a été ministre ; il peut le redevenir. Aussi
déplore-t-il plus encore que l'abus de prodigieuses facultés, plus encore que
l'aveuglement du succès, poussé jusqu'au délire, cette liberté de tout dire
et de tout faire, si contraire aux règles parlementaires, dont Napoléon fit
un si fréquent et si lamentable abus. Ce dernier reproche, le plus grave aux
yeux de M. Thiers, est pourtant celui qui nous touche le moins ; parce qu'un
Napoléon, subissant les entraves du régime parlementaire, devient
inintelligible pour nous ; un Napoléon, constitutionnel et juste milieu,
régnant sans gouverner, selon la formule de M. Thiers, est un véritable
non-sens, un être abstrait qui n'a jamais existé, qui ne pouvait pas exister. Pouvoir
tout ce qu'on est capable de vouloir est, à mon avis, le plus grand des
malheurs, dit M. Thiers ; et il en donne pour preuve la perversion que
l'usage du pouvoir absolu fit subir au bon sens de Napoléon. L'historien
veut, en effet, que Napoléon soit un des esprits les plus sensés qui aient
jamais existé. Si le bon sens est la raison calme, froide, qui voit et qui
prévoit, Napoléon, avec sa merveilleuse intelligence, n'était pas un esprit
sensé. Avec du bon sens, il aurait vu, dès le début, que sa politique ne
pouvait aboutir qu'aux catastrophes. Ce sens du réel et du possible, qui lui
a manqué, cette imagination toujours en quête du grandiose et du gigantesque,
c'est son génie même, c'est sa marque, et il y a une certaine naïveté à
vouloir enfermer ce géant, ce Titan, dans les toiles d'araignée du
parlementarisme, ces toiles que le Napoléon de la paix, que Louis-Philippe
lui-même, a réussi à crever. Sans doute, la liberté peut contenir le pouvoir
d'un seul ; mais à la condition que le contenu ne fasse pas éclater le
contenant, par ses bonds désordonnés, ou, simplement, par sa masse. Croit-on
que si la Constitution de l'an VIII, au lieu d'être aggravée dans le sens du
despotisme, avait été modifiée dans un sens libéral et respectée par
Napoléon, les destinées du monde eussent été changées ? D'ailleurs, cette
hypothèse de Napoléon acceptant, au lendemain du 18 brumaire, dans une
Constitution quelconque, un rôle qui n'aurait pas été le premier et le seul,
n'est-elle pas toute gratuite ? L'Acte
additionnel aux Constitutions de l'Empire, voté in extremis, à la veille de
la chute, eût reçu force de loi et sanction plébiscitaire, dès 1800, que le
caractère de Napoléon se fût développé suivant les mêmes règles, et, en dépit
du contrôle des Assemblées, contrôle illusoire, avec un contrôlé de cette
envergure, eût abouti à la même politique insensée, aux mêmes résultats
désastreux. Quand
un homme de la taille de Napoléon s'élève dans une nation, il faut l'accepter
tel qu'il est ; il faut le suivre jusqu'au bout, sans lui marchander ni
l'argent ni le sang : il entraînera peut-être la nation dans la tombe, mais
lui et elle y seront ensevelis dans un linceul de gloire. Les
grandes institutions civiles du Consulat : le Code civil, l'Université, la
Légion d'honneur, tout cela est compatible avec un régime de liberté sagement
limitée, tel que M. Thiers le concevait en 1855, tel qu'il avait cherché à le
faire vivre dans ses différents passages au pouvoir, de 1830 à 1840. Mais la
guerre sans fin, les vastes conquêtes, les annexions forcées, le partage des
trônes, la lutte engagée contre les intérêts vitaux de 150 millions d'hommes,
la fièvre imposée comme état normal à tout un continent, pendant près de
quinze années, tout ce drame magnifique et sanglant, ne peut être machiné que
par un acteur tout-puissant, qu'aucun frein n'arrête, qu'aucune règle ne
contient. Ces hauts génies, comme l'humanité en compte si peu, sont des forces
aveugles qui, heureusement, se détruisent elles-mêmes. M.
Thiers est donc fasciné par son héros, disons plus, il est partial pour
Napoléon, et nous le disons sans aucune idée de blâme : la sympathie est, en
histoire, une condition indispensable pour voir juste, et ce parti-pris là
nous semble préférable au parti-pris opposé. Ils n'ont pas manqué les
historiens qui, se plaçant à un point de vue tout contraire à celui de M.
Thiers, ont réduit Napoléon à sa vraie mesure, qui est encore immense, qui
est supérieure à toutes les autres, comme homme d'État, comme organisateur,
comme général, comme écrivain. Mais, tel historien que nous pourrions citer,
a présenté de l'Empereur une véritable caricature ; tel autre a fait de
Napoléon un monstre, un être surhumain ou plutôt anti-humain. Le Napoléon de
M. Thiers avec ses emportements, ses passions, son orgueil, ses haines, est
bien vivant, plus réel et plus vrai qu'aucun de ceux qui nous ont été
représentés par des apologistes ou par des détracteurs. Toutes les fautes
d'ailleurs sont relevées et condamnées, avec cette nuance d'émotion, si rare
chez M. Thiers, qui montre bien que c'est un ami qui parle. Toutes les fois
que le héros arrive à un moment important de sa prestigieuse carrière, après
une grande victoire, un glorieux traité, ou une féconde création, M. Thiers
s'arrête avec lui, et se demande avec inquiétude, avec anxiété parfois, s'il
saura profiter de l'expérience acquise et tirer tout le fruit possible de ce
qu'il doit à la fortune et h son génie. Toutes les fois qu'il est possible de
choisir entre deux routes et que Napoléon s'élance impétueusement dans la
mauvaise, M. Thiers le constate avec tristesse. On sent, à le lire, qu'il
aurait voulu être, là, auprès du grand homme, pendant les heures de doute et
de réflexion, confident écouté, usant de toutes les ressources de son bon
sens et de sa merveilleuse éloquence, pour prévenir les fautes irréparables. L'Histoire
du Consulat et de l'Empire a pour conclusion une comparaison, trop
vantée, entre Napoléon, le plus grand des hommes, et les quatre grands hommes
de l'antiquité que M. Thiers appelle les hommes prodiges : Alexandre,
Annibal, César et Charlemagne. Ce n'est là qu'une amplification de
rhétorique, un hors-d'œuvre qui n'a ni le mérite de mieux faire ressortir la
figure de Napoléon, ni le mérite de peindre en traits vigoureux, ou seulement
exacts, aucun de ceux qui sont ainsi rapprochés de lui. Le portrait
d'Alexandre, en particulier, fait regretter celui qu'a tracé Montesquieu,
avec une intelligence pénétrante du sujet et dans une langue aussi ferme que
colorée. Le portrait de Frédéric II, qui est lui aussi rapproché de Napoléon,
manque également de relief et de vie. Enfin les dernières lignes portent leur
date ; écrites au plus beau moment du second Empire, elles semblent à la fois
un acte de contrition et un timide essai de justification. Il ne faut jamais
livrer la patrie à un homme, dit M. Thiers ; et il ajoute que, pour n'être
pas exposé à aliéner jamais sa liberté, il n'en faut jamais abuser. On
voudrait, pour un ouvrage de cette importance, une fin plus impersonnelle,
qui laissât la pensée du lecteur en contact direct avec Napoléon Ier, au lieu
de la ramener sur M. Thiers, sur les républicains de 1848 et sur Napoléon III. Nous
aurions négligé de dire que l'Institut décerna le prix biennal de 20.000 fr.
à l'auteur du Consulat et de l'Empire, si M. Thiers n'avait fait un généreux
abandon de ce prix, pour l'encouragement de la littérature et des travaux
historiques. Le
jugement définitif sur Thiers historien a été porté par M. Emile Ollivier,
dont le témoignage, peu suspect, doit être retenu : « L'art
de raconter, au degré où il le possède, est plus que du talent, c'est du
génie, et son nom restera entre ceux de Thucydide, de Tite-Live, de Tacite,
de Guicciardini, inséparable de la notion même de l'histoire. » L'illustre historien avait plus de 60 ans, quand il mettait la dernière main à son livre, pendant les derniers mois de l'année 1862. Sa vie avait été bien remplie ; il semblait qu'il n'eût plus qu'à jouir de sa gloire, au milieu des amis de sa jeunesse, restés fidèles à travers tant de révolutions, au milieu de la société choisie qui se réunissait, presque chaque soir, dans le salon de la place Saint-Georges, où toutes les illustrations de la France, où toutes les célébrités de l'Europe faisaient comme un cercle d'admirateurs au maître de la maison. Bien que l'âge n'eût pas eu de prise sur sa robuste nature, il avait bien gagné le repos des dernières années, après tant de labeur et de productions. Étrange caprice de la destinée ! ces dernières années allaient être les plus actives, les plus fécondes et aussi les plus dramatiques de cette infatigable existence. |