De 1830
à 1840, pendant les dix années qui s'écoulent entre la révolution de Juillet
et la constitution du Cabinet du 29 octobre, M. Thiers n'a, pour ainsi dire,
pas cessé d'appartenir au gouvernement. Conseiller d'Etat, sous-secrétaire
d'État, ministre aux trois départements de l'intérieur, des travaux publics,
des affaires étrangères, président du Conseil, il a défendu, par la parole et
par les actes, l'ordre de choses qu'il avait contribué à fonder. Rejeté,
pendant de courts intervalles, sur les bancs du centre gauche dynastique,
parles vicissitudes parlementaires, il a aidé encore la monarchie de Juillet
de ses conseils, de sa parole, de son influence sur les représentants de
cette bourgeoisie libérale qu'il avait portée au pouvoir en 1830. Rappeler
ses actes pendant cette période de sa vie, ce serait refaire l'histoire de la
première et de la meilleure partie du règne de Louis-Philippe. Dans une
biographie rapide, comme celle-ci, il convient plutôt de passer en revue ses
principaux discours et de montrer surtout l'orateur, à travers lequel l'homme
d'Etat apparaîtra suffisamment. Journaliste
brillant et particulièrement redoutable dans l'opposition, écrivain plein de
ressources, d'une imagination vive, réglée par des connaissances étendues,
apologiste plutôt qu'historien impartial de la Révolution française : tel
était M. Thiers avant les journées de Juillet. Ces
journées avaient montré que l'homme d'étude pouvait être au besoin un homme
d'action ; mais rien encore, sauf peut-être ses conversations avec les hommes
politiques les plus réputés d'alors, n'indiquait qu'il dût se lancer dans la
politique militante, et prétendre légitimement à la direction des affaires de
son pays. Était-il orateur ? Avait-il ce don de la parole, indispensable pour
grouper une majorité ? Nul encore ne le savait. Était-il un caractère ?
avait-il la fermeté voulue pour discipliner une ou deux centaines d'hommes,
considérables par l'intelligence ou par la fortune, pour les faire concourir
à une œuvre commune ? Tout le monde l'ignorait. Avait-il des convictions
assez arrêtées, des principes assez fixes pour n'être pas le jouet des partis
et des ambitions opposées ? On pouvait se le demander. Causeur aimable,
charmeur, moins puissant pourtant par la parole que par la plume avant la
révolution ; habile homme et homme de décision prompte pendant les « trois
glorieuses » : tel avait été M. Thiers. Nul n'eût pu prévoir, à cette époque,
l'avenir de ce jeune homme de 32 ans ; lui-même ne le soupçonnait
certainement pas. On n'allait pas tarder à être fixé. M.
Guizot, ministre de l'intérieur dans le Cabinet du 9 août 1830, nomma M.
Thiers membre d'une commission chargée d'étudier les réformes à introduire
dans la loi électorale. Ce fut sa première fonction quasi-officielle. Peu
après, il fut attaché, avec le titre de conseiller d'Etat et de commissaire
du gouvernement, à son premier maître, à l'un des hommes qu'il admirait le
plus, au baron Louis, ministre des finances. Quand
M. Louis se retira, il désigna au roi M. Thiers, comme le plus capable de lui
succéder. Le roi fit appeler le jeune conseiller d'Etat et l'accueillit par
ces mots : « Etes-vous ambitieux, M. Thiers ? » Certes il l'était et il
ne le cacha pas à Louis-Philippe, mais d'une ambition légitime et peu pressée
d'arriver, parce qu'elle était sûre de l'avenir. M. Thiers refusa le
portefeuille des finances, qui fut donné à M. Lafitte. Elu
député par le collège électoral de la ville d'Aix, et nommé sous-secrétaire
d'Etat des finances, dans le ministère du 2 novembre, auquel M. Lafitte donna
son nom, M. Thiers prit pour la première fois la parole, devant la Chambre
des 221, le 23 novembre 1830, sur le règlement du budget de 1828. Son
discours, portant sur une question d'ordre secondaire, ne fut pas remarqué. Celui
du 11 mars 1831, sur la création de 200.000.000 d'obligations du trésor et
l'aliénation de 300.000 hectares de bois, n'eut pas beaucoup plus de succès.
La taille exiguë de l'orateur, son accent provençal, l'aisance même de ses
manières, si complète qu'elle semblait affectée, étaient loin de lui attirer
les sympathies de tous ses auditeurs. D'ailleurs sa situation officielle, à
côté et au-dessous de M. Laffitte, dont la direction était flottante et
inactive, gênait peut-être sa personnalité. Son premier succès date du jour où
il parla comme simple député : il avait donné sa démission, avec M. Laffitte,
le 13 mars 1831 ; il monta pourtant à la tribune, le 5 avril suivant, pour
défendre le projet de budget que M. Laffitte avait préparé. Il fut clair,
pressant, compétent, et surtout il sut relever la discussion, en quittant le
terrain des finances pour celui de la politique, en montrant, comme il devait
le faire si souvent dans la suite, qu'une bonne politique est la condition
indispensable d'une bonne gestion financière. L'improvisation du 5 avril
classait M. Thiers, non pas peut-être parmi les orateurs, tout au moins parmi
les hommes de gouvernement sachant manier, avec une singulière dextérité, la
langue des affaires. L'orateur ne se révéla que cinq mois plus tard, le 20
septembre 1831, dans un discours sur la politique extérieure, que M. Thiers
prononça comme député, en réponse à une interpellation de la gauche. Ce fut
un véritable discours ministre, par lequel M. Thiers vint au secours du
ministre des affaires étrangères, qui était alors le général Sébastiani, et
du président du Conseil, Casimir Périer, dont le jeune député du centre soutint
énergiquement la politique, avant d'être appelé à la continuer lui-même. Il
combattit, avec un bon sens souverain, les idées chimériques de la gauche
républicaine, démontrant, avec la dernière évidence, que la France ne pouvait
ni venir en aide à la Pologne insurgée contre la Russie, ni inaugurer en
Europe une politique révolutionnaire qui aurait réveillé contre elle toutes
les haines monarchiques. Notre armée portée à 400.000 hommes, l'indépendance
assurée à la Belgique, les Autrichiens écartés de l'Italie : ces résultats
obtenus, sans que le sang eût coulé, répondaient assez aux critiques de
l'opposition. Trois
jours après, le 23 septembre 1831, M. Thiers, répondant à une nouvelle
interpellation, prouva que les reproches adressés au gouvernement pour sa
politique intérieure n'étaient pas mieux fondés que ceux qui avaient été
dirigés contre sa politique extérieure. En terminant ce second discours,
accueilli avec les mêmes applaudissements que celui du 20 septembre, M.
Thiers expliqua en peu de mots le caractère de son intervention dans les deux
interpellations. S'il soutenait les collègues de Casimir Périer, c'est parce
qu'il s'était rencontré avec eux dans un même amour de l'ordre ; s'il restait
dans la majorité, c'est parce qu'il souhaitait que cette majorité aidât le
gouvernement de Juillet à faire entrer la France dans la voie tranquille des
perfectionnements et du progrès. Son adhésion à la politique générale du
Cabinet ne l'empêchait pas, du reste, de conserver des opinions particulières
sur des points de haute importance, comme la constitution de la pairie, et de
se prononcer, contre Casimir Périer, pour l'hérédité. Le sentiment de M.
Thiers sur cette question, exprimé par lui dans la séance du 3 octobre 1831,
non sans quelque courage, ne fut pas partagé par la majorité de la Chambre.
M. Thiers, dans cette circonstance, pensait trop à l'Angleterre, pas assez à
la France, où le sentiment de l'égalité est trop vif et trop jaloux pour
admettre l'hérédité d'un privilège politique. M.
Thiers se retrouva dans le camp de la majorité et du gouvernement pour
repousser (le 23 octobre), comme impolitique et inutile, la proposition du
général Lamarque sur la mobilisation de la garde nationale. C'était la
première fois qu'il prenait la parole sur une question d'organisation
militaire : il la traita avec une hauteur singulière ; il osa déclarer que la
monarchie de Juillet offrait à la France d'autres perspectives et une autre
gloire que celle des armes : la gloire des institutions libres et de la paix. Cette
année 1831, si féconde pour M. Thiers, fut couronnée, le 31 octobre, par un
discours sur le budget des dépenses de 1832. Ce discours, ou plutôt ce
rapport verbal, est un modèle du genre, un chef-d'œuvre de clarté et de bon
sens : jamais la langue financière n'a été parlée par un homme plus
compétent, ni mieux mise à la portée des mains doctes en matière de budget ;
jamais les chiffres n'ont eu plus de cette éloquence qu'on leur a souvent
attribuée. Il
faudrait citer non seulement ce rapport, mais les discours qui le suivent et
le complètent : du 23 janvier 1832, en réponse aux orateurs qui avaient
critiqué les propositions de la Commission et de son rapporteur ; du 26
janvier sur l'amortissement ; du 2 février sur la révision des pensions à la
charge du trésor, pour avoir toute la doctrine financière de M. Thiers. Ne
pouvant entrer dans ce détail, nous puiserons dans le rapport du 31 décembre
un certain nombre de vues sur toutes les parties de l'administration de la
France, marquées au coin du bon sens et qui ont, presque toutes, le mérite
d'être restées vraies, à soixante ans de distance. Une
commission du budget, d'après M. Thiers, doit éviter deux écueils : elle ne
doit être ni timide, ni désorganisatrice. Si elle veut améliorer sans
bouleverser, elle doit procéder avec une grande mesure. Erudimini.
Opérer toutes les réductions qui semblent praticables, mais s'arrêter dès que
l'on risque de compromettre le service : telle doit être la règle invariable. M.
Thiers estimait que la magistrature ayant besoin, par-dessus tout,
d'indépendance, il n'était pas nécessaire que les traitements des magistrats
fussent très élevés. Par la modicité des appointements, on éloigne les jeunes
gens non pourvus d'un certain patrimoine ; les autres, riches et
propriétaires, sont les meilleurs juges de la richesse et de la propriété
d'autrui. C'est, on le voit, le contraire de la thèse démocratique. Dès 1832,
le rapporteur et la commission du budget proposaient la diminution du nombre
des cours royales et recommandaient cette réforme parce qu'elle tendait, non
à rabaisser les emplois, mais à supprimer ceux qui étaient inutiles : nous
l'attendons encore. Sur les
rapports de l'Etat et du clergé, M. Thiers s'exprimait ainsi : « Le
clergé, tant qu'il sera fidèle aux lois, devra trouver appui et protection.
Il devra de plus conserver l'existence que les convenances et les habitudes
prises lui ont jusqu'ici assurée. On ne lui demande pour cela que de rester
étranger aux opinions politiques qui divisent si tristement le monde et de
n'intervenir que pour prêcher à tous une morale pure et des doctrines
consolantes et pacifiques ; ces conditions sont celles que tout gouvernement
doit faire avec lui ; tant qu'il les acceptera, le gouvernement doit aussi
remplir ses engagements ». M.
Thiers, était un partisan résolu de la politique dite concordataire, bien
avant d'avoir raconté l'histoire et exposé les avantages du Concordat.
Ajoutons que, dans son rapport, il exprimait le vœu que le nombre des sièges
épiscopaux fût maintenu dans les limites fixées en 1802. Au
budget de l'Instruction publique les réductions opérées portèrent sur le
Conseil de l'Instruction publique, sur les inspecteurs généraux et sur les
bourses. M. Thiers justifia la réduction opérée sur les bourses en déclarant
que l'Etat devait à tout le monde l'instruction primaire et à bien peu de
monde l'instruction élevée des collèges. Il ne doit celle-ci, ajoutait-il,
qu'aux fils de quelques militaires et employés qui sont restés pauvres en le
servant. N'est-il pas piquant de rapprocher cette opinion de M. Thiers de
celle qu'exprimait l'empereur Frédéric III, le surlendemain de son avènement,
dans le rescrit qu'il adressait (12 mars 1888) à M. de Bismarck ? « Une
éducation plus haute doit être rendue accessible à des couches de plus en
plus étendues ; mais on devra éviter qu'une demi-instruction ne vienne à
créer de graves dangers, qu’elle ne fasse naître des prétentions d'existence
que les forces économiques de la nation ne sauraient satisfaire. » La
Commission de 1832 et son rapporteur s'élevaient contre le système de travaux
publics qui consiste à entreprendre une foule de monuments à la fois, à ne
faire que des efforts insuffisants pour leur achèvement, et à accroître les
dépenses de construction de toutes les dépenses de détérioration ou de
changement de plans. Dans
l'administration préfectorale, M. Thiers pensait que l'on pouvait supprimer
la dépense - des secrétaires généraux, la garde des archives et la signature
des expéditions pouvant être confiées à l'un des conseillers de préfecture.
Il estimait également que l'on pouvait réduire le nombre des conseillers de
préfecture. On
affirmait il y a 60 ans, on répète tous les jours que l'administration
française fourmille d'abus, que les sinécures y sont nombreuses, que le
gouvernement n'y est pas à bon marché. M. Thiers faisait bonne justice de ces
exagérations. Il prétendait qu'après une Révolution comme celle de 1789,
après un administrateur comme Napoléon, qui a manié le pays pendant quinze
ans, après quinze autres années de parlementarisme et de contrôle, il n'y a
plus de ces gros abus, de ces évidentes sinécures qu'on détruit en une
session. Et il ajoutait : « Il reste non plus à détruire, il reste à
simplifier » ; œuvre savante et lente, qu'un gouvernement non contesté
dans son principe et sûr de l'avenir peut entreprendre, que des Chambres sont
incapables d'exécuter. A
chaque instant, d'un mot, d'une phrase précise et nette, M. Thiers réfute une
erreur économique ou financière. Il répond à ceux qui réclament la gratuité
des fonctions publiques : « Il n'y a que l'aristocratie qui fasse
gratuitement les choses ; quand on ne veut pas être dans ses mains, il faut
consentira payer les services. » Il dit à ceux qui exagèrent les avantages de
l'amortissement : « Il ne faut pas qu'un Etat paye toute sa dette, mais il
faut qu'il la maintienne dans de justes limites et ne la laisse pas parvenir
à des proportions embarrassantes et qui gênent ses mouvements... Il faut
payer pendant la paix, pour pouvoir dépenser pendant la guerre. » M. Thiers
résume ainsi les causes de ruine pour un peuple : le défaut d'ordre dans les
finances et les entreprises folles. Il ne dira pas autre chose en 1870. Dans
les deux discours qu'il prononça, le 6 et le 9 mars 1832, M. Thiers soutint
encore le Cabinet : le 6 mars, il défendit sa politique extérieure ; le 9
mars, il s'unit à lui pour empêcher la Chambre de réduire les appointements
de nos représentants à l'étranger. De
graves événements s'accomplirent durant les sept mois qui s'écoulèrent de
mars à octobre 1832. La mort de Casimir Périer (26 mai) n'avait entraîné
qu'un remaniement peu important dans le Cabinet ; l'insurrection républicaine
des 5 et 6 juin à Paris, la prise d'armes des légitimistes en Vendée avaient
amené, sous la présidence du maréchal Soult, la constitution du Cabinet du Il
octobre, dans lequel M. Guizot prit l'instruction publique et M. Thiers
l'intérieur. C'est le ministre de l'intérieur qui, le 29 novembre, dans la
discussion de l'adresse, exposa la politique du nouveau Cabinet, politique
libérale mais ferme, qui devait s'efforcer, en combattant avec la même
impartialité les violences de droite et celles de gauche, d'assurer à la
France les bienfaits de la révolution de Juillet, c'est-à-dire la paix,
l'ordre et la liberté, par la pratique loyale du régime parlementaire. Le
ministère du 11 octobre 1832, qui ne fut que le ministère du 13 mars
continué, a été le vrai fondateur de la monarchie de Juillet. Le 1er
janvier 1833, M. Thiers avait abandonné le portefeuille de l'intérieur, cédé
à M. d'Argout, pour celui du commerce. La direction des ponts et chaussées et
celle de l'administration communale et départementale restaient rattachées au
commerce. Quant à M. Thiers, qu'il fut à la tête du commerce ou de
l'intérieur, il n'en restait pas moins l'orateur du Cabinet, son vrai porte-parole
: c'est à ce titre qu'il dut, le 5 janvier, justifier l'arrestation et la
captivité de la duchesse de Berry. Mais c'est moins dans le discours du 5
janvier que dans une lettre adressée par lui au préfet de Nantes, et dans un
entretien particulier avec M. Berryer, qu'il faut chercher la vraie pensée de
M. Thiers sur ce gros incident et son opinion sur la duchesse de Berry. Il
écrivait au préfet de Nantes : « Nous
voulons prendre le duc d'Enghien, mais nous ne voulons pas le fusiller ; nous
n'avons pas assez de gloire pour cela et, si nous l'avions, nous ne la
souillerions pas. » Il
disait à M. Berryer en lui montrant son portefeuille : « Mon
cher collègue, voici un portefeuille où il y a de quoi faire condamner à mort
tous les légitimistes insurgés en Vendée. Frapper les chefs, je le pouvais :
leur condamnation est là, signée de leur main. Il s'est trouvé un autre
moyen, moins tragique, moins cruel : prendre une femme plutôt que d'envoyer à
la mort 30 ou 40 personnes peut-être. Je n'ai pas hésité : pour sauver les
hommes j'ai pris la femme. L'histoire m'en tiendra compte, et j'espère que
vous-même, oui, vous, vous ne me blâmerez pas. » Comme
ministre du commerce et des travaux publics, chargé de la direction communale
et départementale, M. Thiers fit voter la loi sur l'organisation des Conseils
généraux et des Conseils d'arrondissement (16 janvier 1833), la loi sur les
attributions municipales (6 et 7 mai), et surtout le projet de loi affectant
une somme de 100 millions à l'achèvement des travaux de Paris. A l'appui de
cette dernière loi, M. Thiers prononça, en réponse à M. Arago, les deux
discours du 30 et du 31 mai, qui firent une vive impression sur la Chambre et
qui entraînèrent l'adoption du projet. Le crédit de 100 millions servit à
achever ou à restaurer l'Arc, de Triomphe, la Madeleine, le palais du quai
d'Orsay, le Panthéon, la basilique de Saint-Denis, l'Ecole des Beaux-Arts, le
Collège de France, le Muséum ; à mener à bonne fin la construction de
nombreux canaux ; à compléter le système des routes royales, celui des
phares, et à faire les études nécessaires à l'établissement des premiers
chemins de fer. Sans négliger aucun de ces grands travaux, M. Thiers se
préoccupa surtout de ceux qui devaient transformer Paris ; il les suivit de
près, se faisant conduire sur les chantiers, surveillant ouvriers,
contre-maîtres et architectes, et témoignant, par des observations pleines de
justesse, par des rectifications fréquentes, de sa compétence universelle, du
souci constant d'employer utilement les ressources de l'Etat, et du vif
intérêt, à la fois patriotique et artistique, qu'il portait aux
embellissements de la capitale. Ces
soins remplirent la fin de l'année 1833. Dès le début de l'année suivante, le
4 janvier, M. Thiers remontait sur la brèche pour répondre, dans la
discussion de l'Adresse, à Odilon Barrot, qui avait reproché au Cabinet de
n'être pas homogène et de ne pas provoquer des mesures largement libérales,
comme l'extension du droit électoral en faveur des capacités. Sur ce dernier
point M. Thiers répondit, assez faiblement, il faut l'avouer, d'une part, que
le nombre des électeurs semblait suffisant, puisque tout le monde ne se
rendait pas au scrutin ; d'autre part, que l'on pourrait étendre ce nombre,
quand l'éducation politique du pays aurait fait plus de progrès. Quant au
système du gouvernement, il le qualifia d'un mot : « le système de la
modération en toute chose ». Enfin, en réponse à ceux qui prétendaient qu'il
avait oublié les principes défendus par lui dans l'histoire de la Révolution,
et atténué les passages où il célébrait la démocratie, il dit avec une
légitime fierté : « Je
suis peut-être le seul écrivain, arrivé au gouvernement, qui ait consenti à
laisser imprimer quatre fois un livre qu'il avait écrit lorsqu'il était dans
l'opposition et qui n'a pas voulu qu'une seule ligne fût changée. Il est
publié tel qu'il a été écrit, et je demande à être jugé sur ce texte
inaltérable, que je ne changerai jamais, parce qu'il est l'expression de ma
conviction profonde, » Du 4
janvier au 5 avril, M. Thiers intervint activement dans les discussions sur
les attributions des maires, sur les attributions des conseils municipaux et
sur le droit d'association, et se montra, comme toujours, le ferme défenseur
des droits de l'Etat ; il prit aussi la parole sur les affaires étrangères,
bien que le portefeuille de ce département fût aux mains du duc de Broglie. Après
le 5 avril 1834, quand le Cabinet eut été modifié par la nomination de
l'amiral de Rigny aux affaires étrangères, M. Thiers, redevenu ministre de
l'intérieur, avec les travaux publics et l'administration communale et
départementale, dut suppléer à l'inexpérience de l'amiral et répondre à une
interpellation de MM. Mauguin et Demarçay sur les affaires étrangères, le 9
avril. Un mois après, le 6 mai, c'était à propos d'une subvention aux
théâtres qu'il répondait à M. Charlemagne, pour défendre le décret de 1806 et
la censure, dont le maintien pouvait seul, à son avis, empêcher la
représentation de pièces licencieuses ou dangereuses pour la tranquillité
publique. Dans la
demande de supplément de crédit formée par le ministre de la guerre, le 12
mai, pour maintenir l'effectif de l'armée au chiffre de 360.000 hommes, c'est
toujours M. Thiers qui supporte le poids de la discussion et qui justifie la
vigueur avec laquelle les troubles de Lyon et de Paris (avril) ont été
réprimés. C'est dans le discours du 12 mai que M. Thiers prononça ces belles
paroles, qu'il aurait pu redire en 1871 : « Il
est des vérités qu'il faut courageusement établir : la patrie n'est pas
seulement dans ce qu'on appelle le territoire en deçà du Rhin et des Alpes ;
la patrie est dans l'ordre public, dans les lois, dans les institutions, dans
le maintien de la tranquillité publique ; on défend sa patrie en défendant
les lois, tout aussi bien et avec autant d'honneur qu'en défendant le sol,
sur le Rhin ou aux Pyrénées. » On sait
que pendant les journées d'avril, à Paris, il avait payé de sa personne, avec
un rare courage : un jeune auditeur au Conseil d'Etat était tombé à ses
côtés, percé de balles. C'est
au lendemain de scènes comme celles de Lyon et de Paris, que M. Thiers,
malgré ses affinités avec les libéraux de gauche, leur arrachait brusquement
leurs illusions et leur montrait, par des exemples empruntés au passé, que la
république, au nom de laquelle eurent lieu toutes les insurrections des dix
premières années, sous le règne de Louis-Philippe, était condamnée à rester
clémente et méprisée, ou à devenir violente et sanguinaire. Cette réponse,
toujours applaudie, ne dissipait malheureusement pas le grave malentendu de
1830, malentendu qui subsista pendant tout le règne de Louis-Philippe. La
révolution de 1830, à laquelle tout le pays avait adhéré, sinon contribué, ne
profita qu'au pays légal. Gouvernement d'opinion, la monarchie de Juillet
reposait, comme la Restauration, sur une base électorale trop étroite : elle
fut renversée tout aussi facilement. Les
crises et les changements ministériels se succèdent, pendant l'année 1834. La
présidence du Conseil passe, tour à tour, des mains du maréchal Soult à
celles du maréchal Clausel et du maréchal Mortier ; mais M. Thiers conserve
son poste, et, dans le Cabinet du 10 novembre, il est à peu près le seul
orateur du gouvernement. Le 5 et le 6 septembre, en réponse à un ami du
ministère, il explique la nature de la crise ministérielle de novembre et,
s'élevant plus haut, affirmant une fois de plus ses sympathies pour la
Révolution de 1789, dont la Révolution de 1830 n'est que la conséquence et le
développement, il donne toute la théorie du gouvernement de résistance dont
il se proclame énergiquement le champion. La Chambre, qui venait d'être
renouvelée, approuva sa politique par 184 voix contre 117. C'est
surtout quand il improvisait ses discours, pour répondre aux attaques des
légitimistes ou des républicains contre le principe de la monarchie de
Juillet, que M. Thiers atteignait la haute éloquence. Il parlait alors avec
une fougue, une chaleur, un éclat qui ravissaient même les applaudissements
de ses adversaires politiques. Le 31 septembre 1834, il releva une attaque de
Berryer contre le gouvernement établi avec une vigueur qui lui valut l'un de
ses plus beaux succès oratoires. L'année
1834 nous semble être le point culminant dans la carrière de M. Thiers. Aucun
succès, aucune gloire ne lui ont manqué. A 37 ans, il est le conseiller le
plus influent de la Couronne, le guide respecté de la Chambre ; son ascendant
comme chef de la majorité, son prestige comme orateur ont été sans cesse
grandissant. L'Académie française a reçu dans son sein, durant ce mois de
décembre 1834, l'historien de la Révolution, le publiciste du National,
qu'elle avait élu dès l'année 1833. Qu'il vienne à disparaître en ce moment,
et il laissera le souvenir de l'un des Français qui ont exercé sur leur
siècle la plus profonde influence. Heureusement,
il n'est encore qu'au début de sa carrière ; l'avenir lui réserve, avec bien
des déboires et des douleurs, une gloire plus grande encore. Le
maréchal Mortier avait donné sa démission de président du Conseil ; le
maréchal Maison l'avait remplacé à la guerre, et le duc de Broglie à la tête
du Cabinet du 12 mars, dans lequel furent maintenus M. Guizot à l'instruction
publique et M. Thiers à l'intérieur. Celui-ci, dès le 14 mars, en réponse à
une question de M. Sauzet, définissait la politique du Cabinet, cette
politique ennemie de tous les excès, la politique du juste milieu, en
ajoutant que la France était juste milieu, comme on a dit, à une autre
époque, qu'elle était centre gauche. Le 6
avril, en réponse a une demande d'indemnité pour les victimes de
l'insurrection lyonnaise, M. Thiers fut forcé de revenir sur les faits
douloureux de l'année précédente : il le fit avec la même tristesse, avec la
même dignité qu'en 1834 ; et il présenta cette noble apologie des soldats qui
avaient participé à la répression de l'émeute : « Qu'on
lance des soldats en masse, avec des généraux à leur tête et les enseignes
déployées, contre des Autrichiens ou des Russes : leur courage ne peut être
douteux ; mais dans les rues, où vous n'avez pas votre ennemi en face, où la
victoire même ne sauve pas de la mort, où l'on sait que la gloire du triomphe
sera ternie par les calomnies des partis, je dis qu'il y a dans ce genre de
combats un courage héroïque, et qu'il faut d'autant plus le louer, qu'il y a
un devoir pénible à remplir. » Trois
jours après, le 9 avril, M. Thiers lançait cette apostrophe indignée à un
revenant de la Restauration, au duc de Fitz-James, ardent légitimiste : « Vous
avez eu quinze ans de paix, le plus grand bienfait que la Providence puisse
dispenser à une nation, et vous les avez consacrés à satisfaire des passions
individuelles. Et je vous dirai, quoiqu'il m'en coûte de rappeler de pareils
souvenirs, je vous dirai que vous avez peut-être le droit de nous donner des
conseils, car tout député a ce droit ; mais faites-le comme député, ne le
faites pas au nom du passé ; car, je le répète, un gouvernement qui a, sur sa
tête, le sang de nos plus illustres généraux et, dans sa poche, le milliard
de l'indemnité, n'a de leçons et de reproches à adresser à personne. » La fin
de l'année 1835 fut signalée par la présentation d'une loi concernant le
jury, les poursuites devant les cours d'assises et les délits de presse. Le
criminel attentat de Fieschi (28 juillet), qui coûta la vie à quatorze
personnes, qui en blessa grièvement plus de trente, avait obligé le gouvernement
à présenter ces lois. M. Thiers les défendit vigoureusement. Elles lui ont
été souvent reprochées il n'a jamais regretté d'avoir atteint par elles la
milice obscure d'hommes pervers et fanatiques, toujours prêts à la révolte ou
au parricide politique ; d'avoir imposé à tous le respect de la Charte et de
la royauté. Le 4
février 1836, le Cabinet ayant succombé, sur une question financière, M.
Thiers fut chargé de constituer un ministère. Le 22 février, il prenait la
présidence du Conseil avec le portefeuille des affaires étrangères et
s'adjoignait, comme collègues, MM. d'Argout, Maison, Duperré, Sauzet,
Montalivet, Passy et Pelet de la Lozère. M. Thiers, à la Chambre des députés
et à la Chambre des pairs, résuma ainsi le programme de la nouvelle
administration et le sien : « Je
suis ce que j’étais, ami fidèle et dévoué de la révolution de Juillet, mais
convaincu aussi de cette vieille vérité que, pour sauver une révolution, il
faut la préserver de ses excès. » Le
Cabinet présidé par M. Thiers, Cabinet d'apaisement et de conciliation, dura
un peu plus de six mois, du 22 février au 6 septembre 1836. Durant cette
période, M. Thiers prononça seize grands discours, sur tous les sujets de
politique intérieure et extérieure. Nous
indiquerons seulement les titres de ces discours, pour montrer quelle
activité déployait le nouveau président du Conseil : conversion de rentes,
loi de douanes, responsabilité des ministres et agents du pouvoir, achèvement
des monuments de la capitale, subvention aux théâtres, alliance anglaise,
affaires étrangères, budget de l'Algérie, budget du ministère des finances,
etc. Dans
cette longue suite de harangues, il faut citer un passage extrait du discours
du 15 avril 1836 (loi de douanes), où M. Thiers Se justifie, en ces termes, du reproche de
timidité : « Sauf
à être accusé d'être un esprit timide — j’ai déjà bravé le reproche bien des
fois, j'aurai, je l'espère, à le braver encore dans ma vie —, je dirai que ce
qui s'est fait partout et toujours n'est assurément ni une erreur de savants,
ni une chose qu'il faille modifier, mais une chose réelle. Ce qui s'est
toujours fait a toujours pour soi une suffisante vérité. » Sans
doute ; mais cette théorie n'est-elle pas la négation du progrès ? Et ceux
que l'on a appelés les conservateurs-bornes, ne pouvaient-ils s'abriter
derrière elle, pour se refuser à tout pas en avant, pour s'immobiliser dans
la routine ? Poussant
jusqu'au bout sa théorie, M. Thiers aurait pu se refuser à l'établissement
des chemins de fer ; et ses adversaires n'ont pas manqué de dire qu'il s'y
était toujours montré hostile. M. Thiers était un esprit trop avisé pour
commettre cette erreur. Dans son discours du 21 avril, sur l'introduction des
rails étrangers, il a justement professé l'opinion contraire à celle qu'on
lui a prêtée. « Nier,
disait-il, que, pour l'avenir de l'humanité, ce soit une découverte immense
et à placer à côté des plus grandes découvertes, serait nier l'évidence. IL
est incontestable que, dans l'avenir, les chemins de fer sont appelés à un
développement immense. » Six ans
plus tard, le 10 mai 1842, M. Thiers, redevenu membre de l'opposition, se
montrait un peu moins affirmatif ; il se défendait d'avoir partagé
l'engouement général pour les chemins de fer, se demandait s'ils rendraient
de grands services en temps de guerre, et exprimait la crainte que les
paysans s'en servissent moins que les ouvriers. Ces paroles, que les
adversaires de M. Thiers ont seules reproduites, quand ils ont reproché à M.
Thiers d'avoir méconnu tous les faits civilisateurs de notre temps, n'infirmaient
pourtant pas celles de 1836. En
prédisant le développement des voies ferrées, Thiers était prophète ; il
l'était encore quand il annonçait, le 9 juin 1836, le développement colonial
de l'Algérie ; il était, en outre, le plus sage des hommes politiques, quand
il affirmait que jamais, ni directement, ni indirectement, le gouvernement
français n'abandonnerait Alger ; et un député, M. Clogenson, pouvait
l'interrompre, en s'écriant aux applaudissements de la Chambre : « Voilà ce
qui s'appelle parler français ! » La
session de 1836 fut close le 12 juillet, et, le 6 septembre suivant, M.
Thiers et ses collègues donnaient leur démission, à propos d'un dissentiment
avec le roi sur la politique étrangère. En vertu du traité de la quadruple
alliance, conclu le 22 avril 1834, entre l'Espagne, le Portugal, la France et
l'Angleterre, ces deux dernières puissances devaient favoriser les deux
jeunes reines de Portugal et d'Espagne, Dona Maria et Isabelle, dans leur
lutte contre les prétendants don Miguel et don Carlos. L'Angleterre avait
rempli ses obligations ; la France s'était contentée d'empêcher les partisans
de don Carlos de s'organiser dans les Pyrénées. Sollicité d'intervenir plus
activement, M. Thiers y aurait consenti ; Louis-Philippe s'y refusa, et le
Cabinet dut se retirer. Le roi,
on le voit, ne se contentait pas de régner : il gouvernait, au mépris de la
fameuse théorie, que M. Thiers avait formulée dans le National. Ce
gouvernement personnel de Louis-Philippe dura près de trois ans, autant que
le ministère présidé par M. Molé (septembre 1837 - mai 1839). Pendant cette période, M.
Thiers s'efface un peu. Après avoir combattu énergiquement la politique de M.
Molé en Espagne (janvier 1837),
renouvelé l'attaque en janvier 1838, il reste plus d'une année, du 10 janvier
1838 au 12 janvier 1839, sans intervenir dans les débats parlementaires ;
puis, au mois de janvier 1839, il prononce, en quelques jours, six discours
qui affaiblissent M. Molé sans le renverser. Le 13 janvier 1840, il porte le
dernier coup à la combinaison qui avait remplacé le Cabinet Molé. Dans
aucun de ces discours nous ne retrouvons la sérénité, l'élévation habituelle
de M. Thiers ; il règne dans ses harangues nous ne savons quelle acrimonie.
La blessure reçue le 6 septembre i836 semble saigner encore. M. Thiers est toujours
habile, souvent éloquent ; ses idées sont aussi justes, aussi pratiques que
par le passé ; on sent trop, malgré tout, l'avocat qui plaide un& cause,
et cette cause est la sienne. A
partir de la formation du ministère du 1er mars, dont il est le chef, et
jusqu'au 29 octobre 1840, M. Thiers se retrouve, avec toutes ses grandes
qualités. M.
Thiers avait amené avec lui au pouvoir ses amis du centre gauche MM. Pelet de
la Lozère, Gouin, Jaubert, Cousin, l'amiral Roussin, le général Despans
Cubières, en excluant de la combinaison les membres du centre droit. Aussi,
dès le 24 mars, dans la discussion d'un crédit d'un million pour dépenses
secrètes, demandé par le gouvernement, le centre droit exprima-t-il la
crainte que le Cabinet ne fût amené à faire à la gauche de dangereuses
concessions. M. Thiers dissipa ces défiances, dans un discours-programme, où
il exposa la politique du Cabinet du 1er mars. Cette politique était, à
l'intérieur, une politique de détente et de transaction ; à l'extérieur, une
politique soucieuse des aspirations nationales. Sur le seul point délicat, la
réforme électorale, M. - Thiers, aussi peu clairvoyant en 1840 qu'en 1834,
déclarait, avec l'approbation du chef de la gauche dynastique, M. Odilon Barrot,
que la question appartenait à l'avenir, non au présent. M. Guizot ne parlera
pas autrement. Pendant
la durée de son dernier ministère, M. Thiers intervint deux fois dans la
discussion des affaires algériennes, pour affirmer avec plus de vigueur que
jamais la double nécessité de la conquête et de la colonisation de l'Algérie.
Son discours du 18 mai est un véritable programme de conquête et de
colonisation : s'il avait été suivi avec plus de vigueur, l'Algérie eut été
plus vite pacifiée, à meilleur compte et avec moins de sang répandu. Indiquons
encore les discours de M. Thiers sur toutes les questions d'affaires : Banque
de France, conversion des rentes, garantie d'intérêt pour le chemin de fer
d'Orléans, navigation intérieure, paquebots transatlantiques. On sera
étonné de ne voir figurer dans cette énumération aucun discours sur la
question d'Orient, qui fut la pierre d'achoppement de ce ministère, comme la
question d'Espagne avait été la pierre d'achoppement du premier Cabinet
présidé par M. Thiers. Il n'avait été question, incidemment, des affaires
d'Orient, que le 24 mars, dans la séance que nous avons rappelée. M. Thiers,
d'accord avec la majorité de la Chambre, d'accord aussi, sans aucun doute,
avec la Couronne, avait déclaré que la France devait à la fois maintenir
l'Empire ottoman et témoigner un intérêt efficace au pacha d'Egypte, Méhémet-Ali,
dont il s'exagérait, comme le roi et comme toute la France, le génie et les
ressources militaires. La
session des Chambres françaises avait été close le 15 juillet 1840, le jour
même où l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse signaient à Londres,
à l'exclusion de la France et à l'insu de notre ambassadeur en Angleterre, M.
Guizot, une convention par laquelle elles s'unissaient, dans le but d'amener
la solution des affaires d'Orient et d'assurer le maintien de la paix. M.
Thiers demanda au roi de porter l'effectif de l'armée à 639.000 hommes, et de
mobiliser 300.000 gardes nationaux : le roi s'y refusa. Quand les Anglais
eurent bombardé Beyrouth et déclaré Méhémet-Ali déchu de la possession de la
Syrie, M. Thiers renouvela sa proposition au roi : refuser de reconnaître le
traité du 15 juillet et négocier avec les quatre puissances signataires, à la
tête de 939.000 hommes. Le roi s'y refusa encore, et le Cabinet se retira,
sans avoir été mis en minorité par la Chambre. De ce jour, M. Thiers rentre
dans les rangs de l'opposition. Louis-Philippe, en se séparant de lui, avait
voulu se dégager d'une politique qui risquait de compromettre la paix,
d'entraîner la France dans une guerre contre l'Europe coalisée : il fit
preuve, le 29 octobre 1840, de plus de clairvoyance et surtout de plus de
prudence que son ministre. Mais, en 1840 comme en 1836, c'est la vivacité du
sentiment patriotique, c'est le désir, commun alors à toute la France, d'effacer
les traités de 1815, qui avaient entraîné M. Thiers au-delà des limites qu'il
était, dès cette époque, dangereux de franchir. De 1830
à 1840, pendant ces dix années, aussi pleines d'actes et d'œuvres que de
discours, M. Thiers avait su rétablir les finances, ébranlées par la
révolution de 1830 et les agitations qui l'avaient suivie ; terminer la
guerre de Vendée, par la capture de la duchesse de Berry ; écraser les
émeutes de Lyon et de Paris, qui avaient compromis l'ordre social ; rendre au
commerce la sécurité et l'activité ; embellir Paris. En même temps, il avait
voulu prouver à l'étranger que la France, tout en désirant la paix, saurait
imposer à tous le respect de sa dignité. Dans sa politique intérieure comme
dans sa politique extérieure, quoique moins heureux dans celle-ci, il avait
été un grand serviteur de la monarchie et un homme d'Etat hors de pair. Nous
avons dit que M. Thiers avait remplacé Andrieux à l'Académie française, en
1833, et qu'il était venu y prendre séance, le 12 décembre 1834[1]. Il avait déclaré, dans son
discours, avec une certaine coquetterie, qu'il n'était qu'un « disciple
des lettres » passagèrement enlevé à leur culte. M. Viennet lui
répondit, avec raison, qu'il était, avant tout, un homme d'Etat et un
orateur. Le « disciple des lettres », depuis 1830, n'avait attaché son
nom qu'à une courte brochure : La Monarchie de Juillet, qui parut en 1831, et
qui n'offrait qu'un intérêt politique. C'était une réponse aux légitimistes
et aux républicains, adversaires, à des points de vue différents, de la révolution
de Juillet ; et cette réponse M. Thiers devait la reproduire souvent à la
tribune, avec plus d'éloquence et d'autorité. La
réception de M. Thiers à l'Académie française fit une vive impression sur les
contemporains. L'un d'eux, M. Doudan, la raconte ainsi, dans une de ses
lettres à la baronne Auguste de Staël : « J'ai
regret que vous n'ayez pas vu celte séance, que vous n'ayez pas vu M. de
Talleyrand, arrivant sur les bancs de l'Académie, en costume d'académicien.
Il a produit un, effet singulier de curiosité, comme une vieille page toute
mutilée d'une grande histoire, une vieille page que le vent va emporter bientôt.
A côté de cette destinée presque accomplie, M. Thiers arrivait avec toutes les
espérances, tout l'orgueil du présent et de l'avenir. Il racontait, d'un air
hardi, ces agitations qui ont passé sur l'Europe depuis trente ans. Son
discours était vivant ; on entendait presque rouler les canons de vendémiaire
; on voyait Marengo et les aides de camp courir à travers la fumée du champ
de bataille ; tout cela raconté devant des hommes qui avaient vu César, et le
Consulat, et l'Empire, et par un jeune homme qui avait concouru à une grande
révolution, après avoir écrit l'histoire d'une autre révolution ; tout cela
avec le sentiment que lui aussi serait un jour dans l'histoire. En sortant de
l'Institut, je n'ai plus vu sur la place Vendôme qu'une grande statue de
cuivre immobile et les nuages qui couraient au-dessus, comme les agitations
du jour au-dessus des souvenirs du passé. Cette séance d'Académie a défrayé
la conversation pour huit jours. » Cette
séance ne méritait pas tant d'honneur : elle ne fut intéressante que par la
personnalité du récipiendaire. Quant aux discours, celui du fabuliste et
député ministériel, Viennet, est d'une honnête médiocrité ; celui de M.
Thiers est peut-être le plus faible qu'il ait prononcé : les lieux communs,
l'emphase, la rhétorique y abondent. « Je suis un fanatique de
simplicité, » a dit un jour M. Thiers : il oublia, le 12 décembre 1834,
de mettre ce précepte en pratique. Il ne
l'avait jamais oublié dans ses discours politiques ; et, à les lire, on
souscrit au jugement porté par Timon (de Cormenin), si dur pour le politique et
pour l'homme, mais si juste appréciateur du ministre éloquent.
Incontestablement M. Thiers n'avait pas les qualités extérieures de l'orateur
; sa petite taille, sa voix perçante mais grêle, le plaçaient dans les
conditions les plus désavantageuses ; et les contemporains devaient être
frappés de ces défauts, plus encore que nous, qui l'avons vu entouré du
prestige que lui donnaient son âge et ses services. Mais combien il rachète
cette infériorité, par la vivacité de son imagination, la multiplicité de ses
ressources, le charme de sa causerie ; car, où les autres déclament ou
pérorent, lui se contente de causer, « mieux que vous, que moi, que personne,
» dit Cormenin. Son esprit, et il en a autant que Voltaire, son esprit, qui
lui a peut-être fait commettre quelques indiscrétions au pouvoir, et qui lui
a suscité bien des inimitiés personnelles, le sert merveilleusement à la
tribune, lui permet de relever les interruptions, avec un à-propos qui n'a
pas été égalé, de désarçonner ses contradicteurs par une attaque imprévue, de
réveiller le zèle de ses partisans par l'évocation des gloires militaires de
l'âge héroïque, de changer le terrain de la discussion, s'il s'aperçoit que
celui sur lequel il se meut manque de solidité, de séduire., de captiver,
même ses adversaires, par une simplicité et surtout par un naturel
inimitables. Il est presque impossible de trouver des morceaux à effet, des
airs de bravoure, dans ces vives allocutions. C'est à peine si l'on
rencontre, dans les quinze volumes où M. Calmon a réuni la collection des
discours de M. Thiers, une douzaine de passages qui aient fait « sensation »
et que l'on puisse reproduire. Nous nous réservons de citer en entier l'un de
ces discours, prononcé dans la période qui s'étend de 1863 à 1870 : on y
surprendra les secrets de cette éloquence, familière comme une conversation
entre amis, prompte comme la pensée, vive et limpide comme la source la plus
pure. Jamais la langue française, qui est la vraie langue des affaires et de
la diplomatie, n'a été maniée avec plus de dextérité et plus de charme, et,
en même temps, plus de puissance et d'action persuasive, que par ce
Marseillais, devenu le plus Parisien des Français, il n'est pas jusqu'aux
lieux-communs qu'il affectionne, jusqu'aux banalités et aux truismes qu'il
recherche presque, qu'il ne fasse accepter comme des nouveautés, ou prendre
pour des perles, par la façon dont il les enchâsse. Et que
l'on ne croit pas que ces discours si aisés, si naturels, fussent improvisés.
Bien rarement M. Thiers a renouvelé le tour de force de ses premières années,
et exposé, sans préparation, toute l'économie d'un budget. Il faisait
difficilement des discours faciles : nous voulons dire que ces discours
étaient longuement médités et, une fois les grandes lignes arrêtées,
fragments par fragments, essayés sur les habitués de son salon. Que si une
objection était formulée, séance tenante il y répondait, la réfutait si elle
était réfutable, ou changeait d'argument, si celui qui s'était d'abord
présenté à son esprit lui apparaissait décidément comme insoutenable. Cette
sorte de répétition avant la représentation, ce n'est pas seulement pour ses
discours de début qu'il la crut nécessaire : même rompu au métier, il y avait
encore recours, et ceux qui ignoraient cette habitude s'étonnaient parfois de
l'impossibilité où ils se trouvaient de placer un mot, en sa présence. « Les
paroles de M. Thiers coulent sans cesse, a dit Henri Heine, comme le vin d'un
tonneau dont l'on aurait ouvert le robinet ; mais le vin qu'il donne est
toujours exquis. Quand M. Thiers parle, aucun homme ne peut placer un mot. » Nous
quittons à regret M. Thiers dans cette brillante période de sa vie (1830-1840). On aimerait à s'attarder avec
lui dans ces belles années ; on aimerait à demander à ses contemporains
d'autres renseignements sur lui-même ; sur l'homme public qui fut si attaqué,
sur l'homme privé qui fournit assez ample matière à la médisance. Attaques,
médisances, voire calomnies, le laissaient, du reste, fort indifférent. Qui ne
regretterait de ne pas l'avoir vu, à ce moment unique, « l'œil
pétillant, d'une vivacité lumineuse, la lèvre ferme et malicieuse, la
physionomie toute parlante, et d'où sortaient sans cesse comme des étincelles
d'esprit ? » Arrivé
très jeune à la plus haute situation que pût ambitionner un petit bourgeois —
il aimait à se désigner ainsi —, sentant bien, pour emprunter le mot de
Doudan, qu'il était entré dans l'histoire, il lui arriva parfois de se
considérer et de se conduire un peu comme étant au-dessus de la commune
humanité, de dissimuler trop peu des appétits et un sensualisme ; qui n'étaient
pas seulement les appétits et le sensualisme du pouvoir. Une grande image,
celle de Napoléon, semble l'obséder, bien avant qu'il ait commencé à écrire l’Histoire
du Consulat et de l’Empire (le premier volume est de 1845). « Ce petit homme me
rappelle la manière et le geste et la vivacité de parole de l'empereur, les
jours où il n'était pas très raisonnable. » — Mot de M. de Canouville,
cité par Doudan. — Trois ou quatre ans avant l'époque où l'on appréciait
ainsi M. Thiers dans les salons du duc de Broglie, Chateaubriand disait
l'impression que le jeune ministre avait faite sur lui, et cette impression,
on le devine, était déplorable. L'auteur des Mémoires d'outre-tombe, excessif
en tout, était moins fait que personne pour comprendre M. Thiers. Celui-ci
n'est pour lui (vers 1832)
qu'un turlupin à la suite, faute d'aplomb, de gravité et de silence. Il est
agité par sa nature de vif-argent, etc. En 1847, dans la révision de ses Mémoires,
Chateaubriand, moins partial, reconnaîtra que M. Thiers mêle à des mœurs
inférieures un instinct élevé, qu'il a un esprit souple, prompt, lin,
malléable, et il l'appellera même Y héritier de l'avenir. Rencontre curieuse
: le légitimiste, sur un point, est d'accord avec l'orléaniste. M. Thiers,
dit-il, « peut se supposer un Bonaparte, il peut croire que son
taille-plume n'est qu'un allongement de l'épée napoléonienne. » Figure singulièrement attachante que celle de M. Thiers, à ce moment ; esprit bien ondoyante bien divers ! Henri Heine l'a pris au mot ; à force de l'entendre se réclamer de la Révolution, il nous affirme qu'il « dispose de tout le ban et l'arrière-ban de la Révolution, de tout le feu et de toute la démence de notre temps. » Mais ce révolutionnaire — c'est lui-même qui l'avoue et il le répétera souvent — est aristocrate par ses goûts, par ses habitudes, par ses relations, peut-être par ses aspirations, s'il est vrai qu'il ait dit un jour : « A Guizot et à moi, le roi ne peut donner que le titre de duc. » Et il a dû le dire. M. Thiers est, en effet, pour emprunter un autre mot de Chateaubriand, « un grand seigneur de renaissance. » Par ses prodigalités, par sa passion pour les œuvres d'art, il rappelle aussi l'aristocratie de la fin du dernier siècle ; il la rappelle surtout en oubliant parfois que « la considération est un des ingrédients de la personne publique. » |
[1]
M. Thiers fut élu, en 1840, membre de l'Académie des sciences morales et
politiques, en remplacement de M. de Pastoret.