ADOLPHE THIERS

 

CHAPITRE II. — LE JOURNALISTE. - L'HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. (1821-1830).

 

 

C'est au mois de juillet 1821 que M. Mignet arrivait à Paris. C'est au mois de septembre que M. Thiers l'y rejoignit. Ils occupèrent deux petites chambres contiguës, dans un modeste hôtel du passage Montesquieu. Sur une page d'album, recopiée par Sainte-Beuve et que nous reproduisons, M. Thiers a retracé ses impressions, au premier aspect de la grande ville.

« Bientôt, courant dans les rues, l'impatient étranger ne sait où passer. Il demande sa route et, tandis qu'on lui répond, une voiture fond sur lui ; il fuit, mais une autre le menace. Enfermé entre deux rues, il glisse, et se sauve par miracle. Impatient de tout voir, et avec la meilleure volonté d'admirer, il court çà et là. Chacun le presse, l'excite, en lui recommandant un objet ; il voit pêle-mêle des tableaux noircis, d'autres tout brillants, mais qui offusquent de leur éclat ; des statues antiques, mais dévorées parle temps ; d'autres conservées et peut-être belles, mais point estimées par un public superstitieux ; des palais immenses, mais non achevés ; des tombeaux qu'on dépouille de leur vénérable dépôt, ou dont on efface les inscriptions ; des plantes, des animaux vivants ou empaillés ; des milliers de volumes poudreux et entassés comme le sable ; des tragédiens, des grimaciers, des danseurs. Au milieu de ses courses, il rencontre une colonnade, chef-d'œuvre de grandeur et d'harmonie, c'est celle du Louvre Il recule pour pouvoir la contempler, mais il heurte contre des huttes sales et noires, et ne peut prendre du champ pour jouir de ce magnifique aspect. On déblayera ce terrain, lui dit-on, etc., etc. Quoi ! se dit l'enfant, nourri sous un ciel toujours serein, sur un sol ferme et sec, et au milieu des flots d'une lumière brillante, c'est ici le centre des arts et de la civilisation. Quelle folie aux hommes de se réunir ici, dans un espace trop vaste pour ceux qui ont à le parcourir, trop étroit pour ceux qui doivent l'habiter ; où ils fondent les uns sur les autres, s'étouffent, s'écrasent, avec la boue sous les pieds et l'eau sur la tête ! etc., etc. »

 

C'est là, Sainte-Beuve l'a spirituellement remarqué, sa satire des embarras de Paris ; c'est aussi le premier cri d'effarement du provincial, perdu dans l'immensité d'une ville nouvelle. Patience, le provincial sera vite acclimaté et aussi parisien que pas un.

Du mois de septembre 1821 au mois de juillet 1830, la vie d'Adolphe Thiers fut singulièrement remplie. Recommandé à Manuel, son compatriote, par le docteur Arnaud, et présenté par lui à Laffitte, à Etienne, il entra au Constitutionnel, le plus répandu des journaux hostiles à la monarchie restaurée ; il y traita, en dehors de la politique courante, les sujets les plus variés : beaux-arts (Salon de 1822), littérature, histoire. En même temps, son activité infatigable se dépensait dans un recueil libéral, les Tablettes universelles, où il se chargea du bulletin politique ; dans le Globe, où il fit le Salon, en 1824 ; dans l'Encyclopédie progressive, où il donna sa belle étude sur le système de Law, un chef-d'œuvre de lucidité et de science ; dans la Revue française, où il publia, en 1829, un remarquable article sur les Mémoires de Gouvion Saint-Cyr ; enfin dans le National, son œuvre maîtresse, sa création, dont le premier numéro parut le 3 janvier 1830.

Il faut citer encore, pour montrer l'étonnante diversité d'aptitudes du jeune et brillant polémiste, dans cette période de production ininterrompue, l'article biographique sur Miss Bellamy, du Théâtre de Covent-Garden ; l'article sur la belle publication que Boisserée avait consacrée à la cathédrale de Cologne. Il faut noter aussi, en même temps que la variété d'aptitudes, l'adresse et la prudence qui permettaient à M. Thiers, si engagé dans l'opposition libérale, d'éviter les poursuites pour délits de presse, auxquelles n'échappaient pas les sages comme MM. Mignet et Dubois. Il poussait pourtant la hardiesse, dans le bulletin politique des Tablettes universelles, jusqu'à citer Madame du Cayla, l'Egérie de Louis XVIII, jusqu'à critiquer le royal auteur du Voyage à Bruxelles et à Gand.

M. de Villèle, pour mettre fin à cette opposition, légalement insaisissable, acheta les Tablettes universelles. Il n'y gagna rien : les rédacteurs se dispersèrent, et la Revue perdit toute importance, toute action sur le public.

D'ailleurs, à défaut des journaux et des revues, la « jeune garde » aurait eu les chansons de Béranger, si populaires en ces années, et, à défaut des chansons, le livre. En 1823 paraissaient les deux premiers volumes de l'Histoire de la Révolution française, sous la double signature de Thiers et de Félix Bodin, auteur de résumés historiques qui eurent quelque vogue. Les volumes suivants, très supérieurs aux deux premiers, ne portèrent plus que le nom de leur unique auteur.

Au milieu de ces occupations, qui eussent absorbé l'homme le plus actif, le jeune journaliste trouvait le temps de voyager en Italie, en Suisse, en Provence, en Languedoc, en Espagne, et de donner, en 1823, la relation de son excursion sur la frontière de ce dernier pays, sous le titre : Les Pyrénées et le Midi de la France, pendant les mois de novembre et de décembre 1822.

Entre temps, il fréquentait assidument les salons de M. Laflitte, de M. Ternaux, de M. de Flahaut, où il avait été admis dès son arrivée à Paris ; il y séduisait les hommes politiques les plus graves par la vivacité de sa conversation, les saillies de son esprit sans cesse en éveil, et surtout par sa curiosité de savoir et d'apprendre, « sa fraîcheur de curiosité », a dit Sainte-Beuve. Le vieux Talleyrand disait déjà de lui : « Il n'est pas parvenu, il est arrivé ». Il recherchait avidement toutes les distractions, tous les plaisirs, surtout ceux qui mettent un homme en vue ; il fréquentait les foyers et les coulisses des théâtres ; il montait à cheval ; il apportait à sa toilette une recherche qu'autorisait sa fortune déjà assurée. Il possédait, en effet, une part d'action du journal le Constitutionnel. Cette action avait été acquise par le libraire allemand Cotta, éditeur de la Gazette d'Augsbourg, qui en abandonnait généreusement la moitié au brillant polémiste.

Sommes-nous donc en présence d'une sorte de roi de la mode, d'un mondain préoccupé de ses succès de salon ? Non certes. Embarrassé, gauche, la démarche sautillante, les yeux, ces yeux si pétillants de malice, cachés sous de vastes lunettes, d'une taille fort au-dessous de la moyenne, M. Thiers n'avait rien de ce qui fait l'homme à bonnes fortunes. Ce qu il cherchait dans le monde, comme au théâtre, comme dans les études où il s'absorbait dès l'aube, c'était un libre champ pour l'action, pour le déploiement de toutes ses facultés. Même après la fondation du National, avec Mignet et Armand Carrel, la politique et le monde l'absorbaient si peu, l'étude, le développement de ses connaissances en tout genre le passionnaient si bien qu'il fut sur le point de quitter Paris et la France, pour entreprendre un voyage autour du monde. M. Hyde de Neuville, ministre de la marine, le seul ministre de la Restauration qu'il eût jamais vu, l'avait autorisé à accompagner le capitaine La place, dans son voyage de circumnavigation sur la Favorite. Les préparatifs de M. Thiers étaient terminés : il allait s'embarquer, quand la chute du ministère Martignac changea ses destinées et celles de la France. Quelques années après, le capitaine Laplace, de retour en France, était convié à la table du ministre de l'intérieur : ce ministre s'appelait Adolphe Thiers.

Nous ne retracerons pas, après M. Thureau-Dangin et après Sainte-Beuve, la vie politique et littéraire de M. Thiers de 1821 à 1830 ; nous ne le suivrons pas dans tous les journaux, dans toutes les revues, dans tous les recueils, dans toutes les brochures, dans tous les livres où il a consigné ses vues sur tous les sujets : politique courante, littérature, beaux-arts, voyages, histoire. Nous l'étudierons seulement sous trois formes de son talent multiple : comme journaliste, comme écrivain, comme historien.

« Je n'ai connu dans ma vie, disait M. Thiers. que trois journalistes : Rémusat, Carrel et moi. » On pourrait étendre la liste d'une demi-douzaine de noms ; on ne pourrait guère y ajouter d'homme ayant eu, plus que M. Thiers, les qualités qu'exige le journalisme : les connaissances étendues nécessaires à qui doit aborder tous les sujets, la décision du caractère et la netteté du coup d'œil qui permettent au journaliste, comme au général d'armée, de saisir le point faible de l'ennemi et d'y porter tout son effort ; enfin le style simple, aisé, naturel, coloré par instants pour frapper l'imagination, logique pour frapper la raison, abondant surtout en phrases précises qui résument toute une situation et que l'on n'oublie plus quand on-les a lues.

Ces qualités, M. Thiers ne les révéla pas toutes dans le Constitutionnel, où sa pétulance, ses hardiesses inquiétaient un peu les plus anciens rédacteurs, représentants du vieux libéralisme traditionnel, impérialiste et classique. Elles ne prirent tout leur développement, elles ne brillèrent de tout leur éclat que dans le National. Au Constitutionnel M. Thiers, qui débutait dans la politique, devait passer la main aux vieux lutteurs, aux survivants des assemblées révolutionnaires, et, quand il donnait de sa personne, avec quelque originalité qu'il le fit, il ne pouvait guère que rajeunir les thèses de l'opposition. Il jouait mieux, mais il jouait le même jeu.

Une seule fois la griffe du maître se révèle : c'est dans le long article, article ministre, comme on l'a spirituellement appelé, que M. Thiers consacra à la brochure de M. de Montlosier : De la Monarchie française au 1er mars 1822. Dans « ce long cauchemar de 300 pages, » M. de Montlosier, inaugurant un paradoxe souvent reproduit, prétendait que nous avions déjà, avant 1789, tout ce que nous avons eu depuis.

« Songez, répond M. Thiers, en s'adressant directement à son contradicteur, comme il aimait à le faire, songez qu'avant 89 nous n'avions ni représentation annuelle, ni liberté de la presse, ni liberté individuelle, ni vote de l'impôt, ni égalité devant la lui, ni admissibilité aux charges. Vous prétendez que tout cela était dans les esprits, mais il fallait la Révolution pour le réaliser dans les lois ; vous prétendez que c'était dans les Cahiers, mais il fallait la Révolution pour l'émission des Cahiers. »

 

On sent dans ces lignes, écrites au lendemain de la « Terreur blanche, » le futur apologiste de la Révolution française ; l'admirateur enthousiaste de « ce grand phénomène de passions, de guerre, d'économie publique, d'administration », qui fut la Convention nationale.

Au National, Thiers donna en fin toute sa mesure. Dès le premier jour, il exposait cette idée neuve et hardie, qu'avec la Charte, la France pouvait conquérir toutes ses libertés. Il fallait s'y renfermer, y enfermer avec soi le gouvernement, et ; s'il voulait en sortir, l'obliger « à sauter par la fenêtre. » La Charte, en laissant à la royauté toute l'autorité nécessaire, réservait au pays, en possession du vote des lois et du vote de l'impôt, une influence suffisante. Il fallait donc conserver la Charte, « fruit de cette Révolution aux bienfaits de laquelle nous devons tout ce que nous sommes », et qui liait aussi bien la royauté qui l'avait donnée que le peuple qui l'avait reçue. C'était un contrat bilatéral.

On ne songeait pas, au début, bien que M. de Polignac et ses collègues eussent, comme disait Royer-Collard, les ordonnances écrites sur la figure, à changer la dynastie. Les plus hardis parmi les opposants, les survivants des sociétés secrètes et des conspirateurs le souhaitaient peut-être. M. Thiers et ses amis du National, qui devaient admettre cette idée quelques mois plus tard, croyaient encore qu'avec des élections franches, une majorité sincère, un ministère pris dans cette majorité et une presse libre, on aurait toutes les garanties désirables. Peu lui importait le monarque, pourvu que le roi régnât sans gouverner. « La France, disait-il, veut se gouverner elle-même, parce qu'elle le peut. Appellera-t-on cela un esprit républicain ? Tant pis pour ceux qui aiment à se faire peur avec des mots. Cet esprit républicain, si l'on veut, existe, se manifeste partout et devient impossible à comprimer. »

On le voit, tout en restant, suivant le mot de Talleyrand, un esprit très monarchique, sans penser encore à la possibilité d'un changement de dynastie, M. Thiers, dès 1830, prévoyait que l'on pouvait amener le pays, par une politique inintelligente, à passer l'Atlantique. On ne passera l'Atlantique que dix-huit ans plus tard, en 1848 ; on était à la veille de passer la Manche, et M. Thiers ne fut pas des derniers à faire le voyage. Sa vigoureuse polémique, couronnée par la célèbre protestation des journalistes, au bas de laquelle il mit sa signature, c'est-à-dire sa tête, détermina le mouvement qui emporta le trône de Charles X.

Nous ne reproduirons pas d'extraits du National : M. Thiers a trop bien suivi les conseils de son collaborateur Armand Carrel, qui disait que lorsqu'on fait de la politique dans un journal, c'est comme si l'on criait au milieu d'une foule. M. Thiers a souvent forcé la note et attaqué la branche aînée avec une âpreté que le ministre de l'intérieur de la branche cadette n'eût pas tolérée. Le National fut une machine de guerre. Les actes les plus louables du Cabinet furent critiqués avec la même amertume que les plus condamnables. Il faut regretter que l'expédition d'Alger et la politique du ministère Polignac dans les affaires de Grèce n'aient pas trouvé grâce devant les jeunes et hardis écrivains.

Le talent égalait la hardiesse dans ces articles improvisés, dans ces phrases courtes qui cinglaient comme des balles, et frappaient atout coup, comme des cibles vivantes, les ministres de Charles X.

A ces articles meurtriers nous préférons une autre œuvre de jeunesse, où le brillant polémiste s'est montré doué de toutes les qualités de l'écrivain ; œuvre de plus longue haleine, moins connue et qui mérite mieux que la brève mention que nous lui avons accordée.

C'est un an après son arrivée à Paris, aux mois de novembre et décembre 1822, que M. Thiers faisait dans le Dauphiné, la Provence, le Languedoc et les Pyrénées, le voyage qu'il a raconté sous ce titre ; « les Pyrénées et le midi de la France ». C'était un voyage politique. Les absolutistes de la Régence d'Urgel, révoltés contre le gouvernement constitutionnel de l'Espagne, avaient dû se retirer en France, où le gouvernement de Louis XVIII leur avait fait un accueil empressé, prélude de l'intervention française au sud des Pyrénées : on devine de quel œil les libéraux français devaient voir ces Espagnols faméliques, ces moines mendiants et assassins, les mêmes qui avaient reçu les Français à coups de fusil et à coups de couteau, pendant les guerres de l'Empire. C'est pour étudier sur le vif ces intéressants réfugiés que M. Thiers avait entrepris son voyage. Il vit les divers personnages qui constituaient la Régence ; il traça le portrait le plus piquant du fameux roi Malta Florida et de ses ministres, « chefs de bande sans renom ou célèbres seulement par d'atroces cruautés ; un avocat sur le déclin de l'âge, un moine, deux bourgeois obscurs » que certains journaux de Paris transformaient en hommes puissants et célèbres. M. Thiers ne s'oublie pas, on le pense bien, dans la compagnie de ces prétendus défenseurs de la foi. Il poursuit sa route et, chemin faisant, rencontre de charmants ou de grandioses paysages qu'il a rendus avec la fidélité d'un clairvoyant observateur, la chaleur et le mouvement d'un écrivain de profession, aussi maître de sa langue que de sa pensée. Ce croquis d'auberge pyrénéenne ne rappelle-t-il pas, dans un cadre un peu élargi, quelque tableau de peintre hollandais ?

« J'arrivai, à l'entrée de la nuit, dans ce bourg, que je viens d'appeler la Tour de Carol. Je vis d'abord quelques habitations couvertes de neige, groupées confusément, et offrant un aspect de saleté qui me frappa encore après ce que je venais de voir en ce genre. Mon cheval, vieil habitué du pays, me transporta de lui-même dans une cour où étaient appliqués, sur des murailles, des lambeaux de bœuf et des peaux encore toutes sanglantes. Cette cour servait d'abattoir à l'un des fournisseurs de l'armée, et le fumier qui en recouvrait le sol était formé de sang et de paille. Cet aspect me révolta. Mon guide me prêta de grands sabots, dans lesquels j'enfonçai le pied de mes bottes, et je traversai cette cour puante pour me rendre, par une petite porte, au pied d'une échelle qui conduisait à l'étage supérieur. La société, que j'avais jugée nombreuse, par les mulets qu'on déchargeait dans la cour, l'était, en effet, beaucoup. Dans une grande et vaste salle, se trouvait un feu, où brûlait un arbre presque entier. La flamme montait le long de la muraille et allait sortir par un trou pratiqué au toit. Tout autour de ce feu étaient assis sur des pierres carrées, ou sur des rouleaux de bois, des muletiers, des moines, des contrebandiers, toujours appelés commerçants, des féaux et amés qui prenaient la fuite, et des femmes qui, pressées de se chauffer, n'avaient pas encore quitté leurs mantes noires. Il régnait là une parfaite égalité, et la place appartenait au premier occupant. Plusieurs rangs de voyageurs gelés attendaient leur tour. Dès que l'un de ceux qui étaient en première ligne commençait à sentir sa peau se brûler, il se retirait et son serre-file prenait sa place. Le premier soin était d'ôter les spartilles ou les sabots, et de les pendre aux branches de fascines qui n'étaient pas encore enflammées. Il y avait ainsi une vingtaine de chaussures fumantes, et de pieds montagnards, rangés tout nus, autour de ce foyer. C'est au milieu de cette galerie qu'il me fallut prendre place. Heureusement mon guide s'était fait mon chargé d'i flaires, et il eut soin d'occuper un siège pour me le transmettre ensuite. Je me trouvai bientôt assis auprès d'un chef de bande, dont la face me promettait beaucoup d'histoires curieuses, si je pouvais me faire entendre, et surtout accueillir, de sa fierté castillane. Il avait un grand manteau roulé en bandoulière autour du corps, une ceinture de cuir où ne pendait plus de sabre. Mais, en revanche, je voyais un manche grossier sortir de la poche de son pantalon. Il venait de brûler une pipe, et, portant la main à cette poche, il en sortit un instrument d'une longueur extrême qui, se déployant tout à coup, me laissa voir un poignard déguisé en couteau. Il se servit de la pointe pour nettoyer le fourneau de sa pipe, et, cette opération faite, il regarda son arme un instant et la retourna plusieurs fois avec complaisance, comme un homme qui contemple son dernier écu. Un brigadier de gendarmerie, qui était là, y porta la main aussitôt, en lui disant qu'il n'était pas permis d'entrer en armes sur le territoire français.

— Eh bien ! dit l'autre, n'est-il pas permis de couper son tabac et son pain ?

— Fort bien, reprit le brigadier, mais il y a là plus qu'il ne faut pour couper du tabac et du pain.

— Et les loups et les chiens, ne faut-il pas se défendre contre eux ?

Le guérilla disait cela avec une attitude indolente, mais si fière, que mon gendarme, habitué à demander des passeports, et non des poignards, n'osa pas insister. Il y avait là un vieux sergent, le seul peut-être de son âge et de sa figure que j'aie rencontré dans notre armée, qui se serait, je crois, volontiers chargé de désarmer le guérilla. Il avait l'air de connaître beaucoup ces sortes de couteaux. Je l'entendis murmurer entre les dents et demander avec humeur si on venait en France pour y assassiner. Cependant la p, lice ne le concernait pas ; il s'en alla boire dans un coin, tandis que l'autre continua de fumer dans le sien ; et ils se séparèrent ainsi, comme deux dogues d'égale force, qui s'éloignent en grondant.

Je me rapprochai de la table où buvait le vieux sergent. La face de ce brave homme s'éclaircit tout à coup, il m'offrit franchement à boire, et, de suite, me demanda, avec étonnement, ce que je faisais au milieu de ce monde, Mon pauvre Monsieur, me dit-il, je vous plains ; vous mangerez mal, vous passerez une fort mauvaise nuit, et vous ferez demain un plus mauvais voyage encore. Pour nous, ajouta-t-il, ce n'est rien. Il y a un an que nous gardons ici ces Espagnols, qui font le diable chez eux, et qui viennent ensuite se mettreà l'abri chez nous. Il y en a un là !...

— Eh bien, mon ami, qu'en pensez-vous ?

— Ce que j'en pense, c'est qu'il est aussi vieux au service que moi, et que ce couteau a tué plus de Français qu'il n'a coupé de tabac.

— Et comment devinez-vous cela ?

— Pour Dieu, je les connais bien ! je devine ces visages-là, moi, comme nos pêcheurs, en regardant l'horizon, devinent le mistral[1].

— Vous êtes donc né sur les bords de la mer ?

— Eh oui, bon Dieu ! Ma mère ouvre des huîtres à Cette. Et quoique j'aie toujours couru les montagnes, je vous assure que ce brave homme aurait déjà pris une poignée de neige sur le Canigou, que je n'y aurais pas encore arraché une touffe d'herbe. Tenez, voyez-moi ces pieds ; il n'y a pas une chèvre qui les ait aussi fourchus. Et ce poignard ! je parie* qu'il a bu de notre sang à tous. Est-ce qu'une méchante arme comme celle-là devrait entrer en France ?... Si le brigadier voulait !

— Vous la redoutez donc beaucoup ?

— Oh ! mon bon monsieur, quand je la vois, je ne la crains pas, et, grâce à Dieu, mon briquet ne craint personne. Mais mon briquet ne peut aller que dans une main et ce serpent de couteau passe d'une main dans l'autre ; il vous voit, quand vous ne le voyez pas, et il entre comme dans la mie de ce pain.

— Vous vous êtes longtemps battu contre les guérillas ? c'est une mauvaise guerre.

— Mauvaise ! on ne sait pas où elle est. Le chemin est toujours ouvert, et il n'y a jamais d'ennemis devant ; mais c'est derrière... Quand on veut seulement aller boire à un trou, ou couper du bois, il faut se garder de toutes les pierres. Tout à coup, il en sort un de ces bons gardons que vous voyez là, et vous n'avez pas le temps de crier Vive l'Empereur, que vous êtes mort. — Pardon, ajouta le bon sergent, vous savez que quand nous nous battions contre ces gens-là, c'est vive V Empereur que l'on criait alors. Et lui, savez-vous, n'entendait pas que nous eussions peur. Dans la campagne d'Egypte. Vous vous souvenez, Monsieur, de la campagne d'Egypte ?

— Pas tout à fait, car je n'y étais pas, mais j'en ai ouï parler.

— Eh bien, je vais vous dire... Les sabres de ces Turcs vous coupaient un homme, comme ici nous faisons sauter la tête d'un petit sapin. Ces sabres nous faisaient peur d'abord ; mais le général nous la fit passer bien vile. Il disait que nous étions des enfants. Cependant nous étions plus vieux et plus grands que lui ; j'avais, moi, quatre ans de plus. Eh bien, il nous dit tant de choses, que nous n'eûmes plus peur. Cependant, ces couteaux...

— Ne vous y a-t-il pas habitués ?

— Habitués !... on dit bien plus, c'est que lui ne voulut plus revenir ici à cause de ça, et, je vous demande, quand lui avait peur nous autres !

— Croyez-vous réellement que Bonaparte ait eu peur de retourner en Espagne, à cause des couteaux ?

— Ma foi, on l'a dit. Et puis, voyez-vous, il venait de se marier ; et c'est fâcheux, la première année d'un mariage, de venir faire cette guerre-là. Moi, j'ai cru plus d'une fois ne plus revoir ma vieille mère. Tenez, Monsieur, buvons un coup, ajouta ce brave homme ; tout cela est bon à dire quand on n'y est plus. Et se retournant en même temps vers de jeunes soldats, avec lesquels il choqua, le verre : Mes pauvres enfants, leur dit-il, Dieu vous préserve de l'Espagne !

On nous préparait le souper, pendant cet intervalle. C'étaient des lambeaux de viande qu'on faisait griller à la flamme, et qui succédaient aux spartilles pendues aux branches brûlantes. Je demandai des œufs, il n'y en avait pas ; du beurre, pas davantage. 11 fallut se résigner. Chacun s'empara de l'un de ces lambeaux brûlants, et, avec un petit flacon qui passait à la ronde, fit couler un peu de vin dans son gosier. Pendant le repas, on s'entretenait du voyage et de l'état du port. Chaque muletier donnait son avis.

— Il fait froid.

— Il fait vent.

— Il tombera de la neige.

— On ne pourra pas passer.

— Tenez, entendez-vous le bruit qui se fait dans la montagne ?... Il y a de quoi être emportés tous. Nous ferons encore un déjeuner ici, demain.

— Et un souper, ajoute un autre.

Je m'adresse à l'un d'entre eux. Est-on retenu pour longtemps, lui dis-je, quand il fait mauvais ?

— Oh ! me répondit-il, quelquefois une quinzaine de jours. Et, en disant cela, le plaisant regarde son voisin avec un sourire assez gai. »

 

De cette jolie description, faite comme en badinant et sans que le voyageur insiste trop sur aucun détail, pas même sur les souvenirs du vieux sergent qui devaient pourtant lui aller au cœur, il faut rapprocher une autre description, où l'on retrouvera l'émotion qui a dû remplir l'âme et, qui sait ? peut-être mouiller les yeux de M. Thiers, quand la vallée d'Argelès s'est offerte à ses yeux :

« La vallée d'Argelès est un bassin rond, entouré de hautes montagnes. Mais, quand j'ai dit cela, on ne sait que ce que j'ai déjà répété, à propos de vingt autres sites, et on n'a pas vu, comme je le voudrais, ce fond admirable de bois, de prairies, de torrents, de villages, enfermé par des montagnes ou verdoyantes jusqu'à leur cime, ou blanches et ardues comme des glaciers. Il y a des choses qu'on a le courage de décrire, mais pour celle-ci, on déplore la pauvreté des langues humaines. Le pinceau même ne peut représenter cet effet d'immensité, ni rendre ces bruits confus et délicieux, ni faire respirer cet air si vif, et qui éveille tant les esprits. Il faut envoyer là le lecteur et renoncer à reproduire une nature inimitable.

Je n'avais encore circulé que dans le fond du bassin, et arrivé même à Argelès, je ne m'étais pas assez élevé pour juger de l'ensemble de la vallée ; je n'avais vu pendant la route que la belle découpure des montagnes, lorsque, le lendemain matin, je m'acheminai, dès la pointe du jour, vers l'abbaye de Saint-Savin, qui est de la plus grande antiquité, car on fait remonter ses fondements au fort Emilien bâti par les Romains, et ses murailles à Charlemagne. Ainsi, les quartiers de noblesse ne lui manquent pas, mais elle a mieux que cela : c'est sa forme et sa position que je vais tâcher de faire comprendre, désespérant de la faire voir. La vallée d'Argelès s'ouvre à Lourdes. Un peu après se trouvent des coteaux extrêmement élevés, qui sont comme un mur de clôture, placé à l'entrée de cette grande enceinte. Après ces coteaux chargés des plus beaux bouquets de hêtre, le bassin s'arrondit, et l'on conçoit qu'il doit être vaste, puisqu'entre le fond et les hauteurs on compte trente-trois villages. Mais que ceux qui aiment les lieux recueillis se rassurent, car les montagnes environnantes sont si élevées que la vallée ne présente, pour ainsi dire, qu'une gorge énorme. L'enceinte se referme, et une terrasse adossée au fond, et vis à-vis les coteaux d'entrée, porte comme sur un promontoire les gothiques murailles de Saint-Savin. Des deux côtés de cette terrasse se trouvent deux issues assez étroites, dont l'une forme la vallée d'Ossun, et l'autre celle de Luz, par laquelle on se rend à Gavarnie. Ainsi, comme on le voit, un paysagiste n'eût pas mieux ouvert et fermé cette admirable vallée, Tandis que je gravissais, par une matinée très froide, le sentier escarpé qui conduit à Saint-Savin, un brouillard épais remplissait l'atmosphère. Je voyais à peine les arbres les plus voisins de moi, et leurs troncs se dessinaient comme des ombres, à travers la vapeur. A peine arrivé au sommet, je fus ravi de me trouver au pied d'une gothique chapelle ; et ses ogives, ses arcs si divisés, ses fenêtres en forme de rosaces, ses vitraux de couleur, à moitié brisés, me charmèrent. Enfin, me dis-je, en passant sous l'antique porte, voici une véritable abbaye ; c'était pour mon imagination un ancien vœu réalisé. Des Espagnols travaillaient dans la cour. Ces robustes ouvriers remuaient avec gravité d'énormes pierres ; et j'appris qu'à cause de leur patience et de leur sobriété, on les employait, dans nos Pyrénées françaises, aux travaux les plus difficiles. Mon compagnon de voyage demanda le propriétaire ; et tout à coup un petit homme vif et gai se présenta en disant :

— Voici le prieur ; que lui demande-t-on ?

— Voir la vallée et son prieuré.

— Bien venus, nous dit-il, bien venus, ceux qui veulent voir la vallée et le prieuré. Il nous ouvrit alors une porte qui, de cette cour, nous jeta sur une terrasse. Tenez, ajouta-t-il, vous venez au bon moment ; regardez et taisez-vous. Je regardai, en effet, et de longtemps je n'ouvris la bouche. La terrasse, sur laquelle nous nous trouvions, était justement à mi-côte, c'est-à-dire dans la véritable perspective du tableau, en outre sous son vrai jour, car le soleil, se levant à peine, donnait un relief extraordinaire à tous les objets. Le brouillard, que j'avais un instant auparavant sur la tête, était alors au-dessous de mes pieds, et il s'étendait comme une mer immense, et allait flotter contre les montagnes et jusque dans leurs moindres sinuosités. Je voyais des bouquets d'arbres dont le tronc était plongé dans la vapeur, et dont la tête paraissait à peine ; des châteaux à quatre tours, qui ne montraient que leurs cônes d'ardoise. La moindre brise, qui venait soulever cette masse, l'agitait comme une mer. Auprès de moi, elle venait battre contre les murs de la terrasse, et j'aurais été tenté de me baisser pour y puiser comme dans un liquide. Bientôt, le soleil la pénétrant, l'agita profondément, et y produisit une espèce de tourmente. Soudain elle s'éleva dans l'air comme une pluie d'or, tout disparut à travers cette vapeur de feu, et le disque même du soleil fut entièrement caché. Ce spectacle avait le prestige d'un songe ; mais un instant après, cette pluie retomba, l'air se retrouva aussi pur, le brouillard aussi épais, mais non moins élevé. Grâce à cet abaissement, de nouveaux arbres montraient leurs têtes ; des coteaux, inaperçus tout à l'heure, présentaient leurs cimes grises ou verdoyantes. Ce mouvement d'absorption se renouvela plusieurs fois ; et, à chaque reprise, le brouillard, en retombant, se trouvait abaissé, et une nouvelle zone était découverte. Nous rentrâmes alors chez le possesseur, qui, en vertu des lois de la Constituante, a succédé aux riches oisifs qui s'ennuyaient autrefois de ce beau spectacle, et n'y voyaient que des rochers et d'humides vapeurs. C'est le médecin de Cauterets qui a fait cette acquisition, et qui est le patron naturel de ces montagnards, leur conseil dans toutes leurs affaires, leur organe auprès de l'autorité, leur médecin quand ils sont malades. Il s'est nommé le prieur de Saint-Savin ; les habitants lui en ont donné le titre, et il a obligé révoque même à le lui conserver. Lorsque cet évêque, qui n'aime pas trop les acquéreurs de biens nationaux — on s'en convaincrait si je le nommais —, arriva dans le pays, l'usage voulait qu'il visitât les Quatres Vallées ; on s'impatientait de ne pas l'y voir. Le nouveau possesseur de Saint-Savin se rend chez lui, enveloppé d'un grand manteau. On le prend pour un curé pétitionnaire, et il fait la queue. Son tour arrivé, on lui demande ce qui l'amène. Il jette alors son manteau, et montrant à découvert son habit laïque : Monseigneur, dit-il, je suis prieur de Saint-Savin, et je viens réclamer le privilège dont jouirent autrefois mes prédécesseurs, celui de recevoir Monseigneur, quand il visite les Quatre Vallées. L'évêque, charmé, lui pardonna sa nouvelle dignité et lui accorda ce qu'il demandait. Cet homme, aussi adroit que spirituel, a été ainsi le conciliateur de ces contrées, où le sentiment de l'indépendance est très profond, et s'y joint en même temps à une imagination très religieuse et à un grand besoin de culte public. Il faut ajouter que le nouveau possesseur, sans changer la forme si originale de cette abbaye, y a fait construire intérieurement une maison de santé des plus commodes, et qu'il a "su remplacer assez utilement pour tout le monde l'ancienne hospitalité monastique. De pareils acquéreurs valent bien les anciens abbés, et peuvent nous réconcilier avec les décrets de 1790.

Je me rendis de nouveau sur la terrasse, pour jouir d'un spectacle tout différent, celui de la vallée délivrée des brouillards, fraîche de la rosée et brillante du soleil. Dans ce moment le voile était tiré ; je voyais tout, jusqu'à l'écume des torrents et au vol des oiseaux ; l'air était parfaitement pur ; seulement, quelques nuages qui se trouvaient sur la direction ordinairement plus froide des eaux ou des courants d'air, circulaient encore dans le milieu du bassin, se traînaient peu à peu le long des montagnes, remontaient dans leurs sinuosités et venaient se reposer enfin autour de leurs pointes les plus élevées, où ils ondoyaient légèrement. Mais la vallée, comme une rose fraîchement épanouie, me montrait ses bois, ses coteaux, ses plaines vertes du blé naissant, ou noires d'un récent labourage ; ses étages nombreux couverts de hameaux et de pâturages ; ses bosquets flétris, mais conservant encore leur feuillage jaunâtre ; enfin des glaces et des rochers menaçants. Mais, ce qu'il est impossible de rendre, c'est ce mouvement si varié des oiseaux de toute espèce, des troupeaux qui avançaient lentement d'une haie à l'autre, de ces nombreux chevaux qui bondissaient dans les pâturages ou au bord des eaux ; ce sont surtout ces bruits confus des sonnettes des troupeaux, des aboiements des chiens, du cours des eaux et du vent, bruits mêlés, adoucis par la distance, et qui, joignant leur effet à celui de tous ces mouvements, exprimaient une vie si étendue, si variée et si calme. Je ne sais quelles idées douces, consolantes, mais infinies, immenses, s'emparent de l'âme à cet aspect, et la remplissent d'amour pour cette nature et de confiance en ses œuvres. Et si, dans les intervalles de ces bruits, qui se succèdent comme des ondes, un chant de berger résonne quelques instants, il semble que la pensée de l'homme s'élève avec ce chant, pour raconter ses besoins, ses fatigues au ciel, et lui en demander le soulagement. Oh ! combien de choses ce berger, qui ne pense peut-être pas plus que l'oiseau chantant à ses côtés, combien de choses il me fait sentir et penser ! Mais cette douce émotion passe comme un beau rêve, comme un bel air de musique, comme un bel effet de lumières, comme tout ce qui est bien, tout ce qui nous touchant vivement ne doit, par cela même, durer qu'un instant. »

 

A cette richesse, à cette abondance, à cette prodigalité de description, opposons un tableau, à peine esquissé, d'un autre écrivain qui obtient, lui aussi, de grands effets, mais par un procédé tout contraire. M. Taine, dans son Voyage aux Pyrénées (1858), a vu le même spectacle que M. Thiers ; il ne lui con sacre que ces quelques lignes :

« Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l'abbaye de Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne ; les pierres croulent rongées et roussies ; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse ; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir ; le Gave, qui tourne, élevé dans l'air sa traînée de fumée pâle. »

 

Et c'est tout. M. Taine scrute ensuite les âmes des moines qui vécurent à Saint-Savin, au Moyen-Age, âmes perdues dans des extases, ou noyées d'une langueur divine. A ces mystiques de l'an 1000, M. Thiers préfère, non sans raison, le prieur de 1822, qui n'était autre que le médecin de Cauterets, devenu acquéreur d'un bien national, où il a remplacé les riches oisifs.

Il n'y a pas, dans le Voyage de M. Thiers aux Pyrénées, beaucoup de morceaux de cette valeur ; on y trouve vingt autres pages qu'il serait intéressant de citer, et particulièrement celles que l'auteur consacre à la France. Le Grésivaudan, que M. Thiers visitait pour la première fois, est aussi frappant de ressemblance, aussi vu et aussi rendu, que le golfe de Marseille, qu'il avait admiré cent fois, qui était resté dans ses yeux, dans son imagination éblouie, comme la première contemplation consciente de la terre natale.

Chacune de ses descriptions forme comme un tableau ; les dimensions en sont plus ou moins grandes, les contours plus ou moins accusés ; le tableau est sous nos yeux ; détail ou ensemble, rien n'y manque. Est-il étonnant que l'écrivain qui savait ainsi regarder la nature ait pu juger, comme en se jouant, ceux qui ont essayé de la reproduire, et composer des Salons que l'on relit encore avec plaisir ? Il ne s'est exercé dans la critique d'art que deux fois, en 1822 et en 1824 ; il y a réussi comme Diderot, l'inventeur du genre, auquel on a pu le comparer sans injustice, et, pour son coup d'essai, il a deviné le génie de Delacroix.

N'abandonnons pas cet aimable volume, sans rappeler l'opinion de M. Thiers sur une question bien actuelle : celle de l'enseignement secondaire. Dans ses discours ou dans ses livres, il est extrêmement rare que M. Thiers aborde cet ordre d'idées. La rencontre n'en est que plus précieuse. Nous venons de dire que l'on a comparé M. Thiers, auteur de Salons, à Diderot ; le passage que nous allons citer fait encore penser à Diderot et à son plan d'Université pour Catherine II : on y verra comme une esquisse ou, si l'on veut, une prévision de l'enseignement spécial moderne et de la réforme de 1880. C'est la première fois que le jeune Thiers fait preuve de ce don de seconde vue, qu'il aura plus tard, après l'expérience acquise, à un si haut degré et qu'il appliquera à tant d'autres sujets.

« Je me rendis un matin sur les coteaux de Mont-Fleury ; le temps était aussi doux que dans les plus beaux mois de printemps. Le ciel répandait une brillante lumière sur l'enceinte des montagnes, et éclairait, sans la fondre, la neige répandue sur leurs sommets. La vallée du Grésivaudan s'arrondit à Grenoble, comme un cirque, et présente un bassin parfaitement uni et d'une admirable richesse ; l'Isère s'y engage, le parcourt lentement, en revenant plusieurs fois sur lui-même, et semble ne plus pouvoir trouver d'issue ; mais on le voit enfin s'échapper par une ouverture des montagnes et traverser Grenoble, qui semble garder sa sortie.

J'étais placé à Mont-Fleury dans une habitation fort spacieuse, où j'apercevais, çà et là, des instruments de gymnastique, qui semblaient destinés à l'instruction d'une jeunesse différente de la nôtre. Le bâtiment était silencieux et fermé. Un jeune enfant, parlant très bien le français, quoique avec un accent étranger, m'apprit que c'était le beau collège de Mont-Fleury, récemment fermé par un arrêté de l'Instruction publique, et ajouta de plus qu'il était Suédois, et qu'il était demeuré le dernier, à cause de l'éloignement de ses parents.

Ce bel établissement, formé depuis deux ans, et le premier de ce genre qui eût été importé de Suisse en France, comptait déjà cent dix élèves français et étrangers. On avait tâché d'y appliquer l'éducation physique de l’Emile à une réunion de jeunes gens. L'éducation y précédait l'instruction, qui, à son tour, n'était pas négligée. Les premières langues qu'on enseignait étaient les langues étrangères et vivantes, et c'était en les parlant que les élèves allemands, français, anglais et italiens se les communiquaient réciproquement. Les maîtres avaient le soin de les employer alternativement dans chaque exercice. Les langues anciennes venaient ensuite, et, dans deux ans, plus d'un élève savait déjà le latin, aussi bien que nos latinistes rachitiques, qui ont passé huit années en traduisant Tite-Live, Tacite, Virgile et Horace, qu'ils n'ont pas compris, mais haïs, et auxquels ils ne peuvent revenir, avec quelque goût, qu'après dix ans passés hors du collège. C'était encore le premier établissement français où l'on eût essayé d'exercer les jeunes gens à l'improvisation par des narrations orales. Des exercices gymnastiques, des courses au milieu des montagnes environnantes, renforçaient leur tempérament en retardant leurs passions. Les instituteurs, transportés là avec leur propre famille, vivaient en pères avec leurs élèves. Chaque culte y était librement professé. Il paraît que cette liberté même a déplu. Des dénonciations, dont on a d'ailleurs donné connaissance officielle aux chefs accusés, des déclamations faites du haut de la chaire, contre ce qu'on appelait l'éducation à tours de force, ont bientôt ruiné ce bel essai ; et le Conseil d'Instruction publique, après avoir reconnu, par son arrêté, que l'instruction était satisfaisante, que la moralité des maîtres était irréprochable, a franchement déclaré que l'éducation n'étant, à Mont-Fleury, ni assez monarchique, ni assez religieuse, le collège serait fermé. L'arrêté a été rendu en vertu d'un décret de l'Empire, qui est précis et qui donne réellement à la Commission les pouvoirs dont elle a usé. Je suis toujours plus étonné qu'on ne rende pas de pareils arrêtés aux cris de vive l’Empereur, qui a si bien pourvu les grands-maîtres, les gardes des sceaux, les préfets, de moyens d'interdire, de suspendre, de clôturer, etc., etc.

J'ajouterai deux faits, parce qu'ils sont consignés dans les pièces dont la Commission a délivré copie aux chefs incriminés : c'est que l'on se plaignait de n'avoir pas assez trouvé de catéchismes dans l'établissement, et ensuite que l'un des maîtres avait assisté aux audiences de police correctionnelle, et avait paru favorablement disposé en faveur de certains accusés.

Le collège a été fermé. Les capitaux considérables qui avaient été employés à une destination toute spéciale, à approprier des localités qui ne peuvent convenir qu'à un pensionnat, ont été perdus ; et trois familles honorables, qui avaient l'espérance fondée et méritée d'une fortune, ont été presque ruinées. Toutefois les Grenoblois, qui se tiennent rarement pour battus, se sont empressés d'ouvrir une souscription et de fournir aux instituteurs cinquante mille francs, sans intérêt, pour qu'ils aillent continuer à Genève les essais heureux qu'ils avaient commencés en France. »

 

L'éducation précédant l'instruction, celle-ci commençant par les langues vivantes ; le latin relégué à la fin des études ; les exercices physiques honorés ; le régime tutorial : c'étaient là des principes pédagogiques bien révolutionnaires, pour l'an de grâce 1822. Ils ne suffiraient pourtant pas à expliquer la décision prise par la Commission de l'Instruction publique. Cette décision, on n'en peut douter, fut motivée par le petit nombre des catéchismes trouvés à Mont-Fleury : M. Thiers l'eût approuvée et justifiée en 1850.

On a pu juger, aux différents extraits que nous avons cités, du style de M. Thiers. Il en a formulé la théorie, assez peu précise, du reste, dans un article du National.

« Un style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé, voilà ce qu'il nous est donné de produire. C'est encore un beau lot quand, avec cela, on a d'importantes vérités à dire. Le style de La Place dans l'Exposition du système du monde, de Napoléon dans ses Mémoires, voilà les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge. »

 

Ce passage est extrait d'un compte rendu des Mémoires de Napoléon. Pour M. Thiers, Napoléon n'est pas seulement le plus grand homme de son siècle, il en est aussi le plus grand écrivain.

La langue de M. Thiers est simple, naturelle, sans rien de pédant ni de dogmatique. L'absence de dogmatisme, c'est là ce qui distinguait M. Thiers de ses amis du Globe, M. Guizot, M. de Rémusat, M. Dubois ; de ceux que l'on appelait déjà les doctrinaires. Il écrivait avec plus de familiarité, avec plus d'abondance aussi, la langue si française de Voltaire. Il écrivait comme il parlait, avec des négligences, des répétitions, des retours en arrière, des digressions, parfois même des vulgarités voulues. Ne cherchez, dans ses discours ou dans son style, ni ordre logique, ni enchaînement rigoureux des idées.

En disant que M. Thiers écrit comme il parle, et il parle fort bien, nous faisons une constatation ; nous ne formulons pas un éloge et nous nous garderions bien de conseiller aux jeunes gens d'écrire comme ils parlent. L'écrivain qui s'adresse à un lecteur, c'est-à-dire à un esprit plus attentif que ne l'est d'ordinaire un auditeur, doit apporter plus d'ordre, plus de méthode, plus de recherche aussi dans son style, qu'il ne le ferait dans une conversation, qu'il ne le ferait même dans un discours. Lecteur, je n'admets guère qu'un auteur me fasse passer et repasser, sans raison, par les mêmes chemins, qu'il me conduise au but par des voies trop détournées. Je n'admets pas non plus que mon guide ait une tenue trop négligée ; et, sans lui demander les manchettes de M. de Buffon, je serais flatté qu'il fit un bout de toilette en mon honneur. N'est-ce pas, du reste, ce que M. Thiers veut dire quand il parle d'un style calculé, savant, travaillé ? Il a donné le précepte : nous verrons qu'il ne l'a pas toujours suivi dans ses grands ouvrages.

M. Thiers a inventé un néologisme qui n'a pas fait fortune. Il blâmait surtout, chez un écrivain, ce qu'il appelait le genre impressif ; nous dirions aujourd'hui, d'un mot à peu près aussi barbare le genre subjectif, c'est-à-dire l'étude de soi-même. M. Thiers était un esprit trop pratique pour s'attarder à la psychologie des autres ou à la sienne ; il avait trop de curiosité en tous genres, pour s'immobiliser dans une méditation paresseuse, pour être, comme disait le marquis d'Argenson, « le centre de son cercle. »

Il y avait deux ans que M. Thiers était à Paris. Le journalisme ne suffisant pas à sa dévorante activité, il résolut d'écrire l'Histoire de la Révolution française. L'entreprise était hasardeuse, voire téméraire ; mais le danger n'était pas pour faire reculer le jeune Provençal. L'idée, à peine née dans son esprit, est communiquée à deux libraires, qui consentent à imprimer, sous la seule réserve que l'ouvrage portera le double nom de Thiers et de Bodin. La condition est acceptée, et les deux premiers volumes paraissent en 1823 ; huit volumes se succèdent ensuite à de courts intervalles : en 1827 l'ouvrage était terminé. Dès le tome III, le nom de. Bodin avait disparu de la couverture. L'œuvre était bien de Thiers et de lui seul.

Il convient, pour juger l'Histoire de la Révolution française, de rappeler dans quelles circonstances elle a été publiée, d'indiquer les sources que l'auteur a consultées, la méthode qu'il a suivie.

De 1823 à 1827, la lutte entre les partisans de l'ancien régime et les tenants de la Révolution française était dans toute sa force. Nous avons dit avec quelle ardeur Thiers s'était jeté dans la mêlée, avec quelle vivacité il s'était déclaré fils et défenseur de la Révolution. Ses opinions allaient fort au-delà de celles des libéraux doctrinaires du Globe et même de celles des libéraux voltairiens du Constitutionnel, ses premiers collaborateurs. Tous les sentiments qu'il ne pouvait pas exprimer dans les journaux ou dans les revues, il les a exprimés dans son livre. Sa vraie profession de foi, son acte d'adoration, c'est dans l'Histoire de la Révolution qu'il les a faits. Cette œuvre est ce que sera plus tard le National, une œuvre de doctrine, un credo et en même temps une œuvre de polémique, une batterie de guerre contre le gouvernement des Bourbons et contre l'ancien régime. Il ne faut donc pas lui demander la sereine impartialité qu'exige l'histoire. Le brillant écrivain a pu croire qu'il la pratiquait, cette impartialité : pure illusion de jeunesse. Lui qui a dit plus tard : « Je suis le ministériel de la Providence, » a été, dans son histoire, le ministériel de la Révolution, de toute la Révolution, de celle des Constitutionnels, de celle des Girondins, de celle des Montagnards, de celle des Thermidoriens. On lit dans l'avant-propos de son livre :

« Je me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, animé d'une juste ambition, je voulais acquérir ce que l'orgueil des hautes classes m'avait injustement refusé ; ou bien, qu'élevé dans les palais, héritiers d'antiques privilèges, il m'était douloureux de renoncer à une possession que je prenais pour une propriété légitime. Dès lors je n'ai pu m'irriter : j'ai plaint les combattants et je me suis dédommagé en admirant les âmes généreuses. »

 

Ne cherchons pas s'il était possible de remplir ce programme ; constatons seulement que Thiers ne l'a pas rempli : c'est le roturier qui tient la plume et qui juge les événements, ce n'est pas le privilégié.

Les sources que Thiers a consultées sont de deux sortes : il a étudié les Mémoires, très rares au moment où il écrivait, et il a consulté tous les survivants des années terribles, nombreux encore en 1823. Son intelligence primesautière, son talent de causeur, les idées préconçues avec lesquelles il procédait à son enquête, lui permettaient-ils de tirer tout le profit possible de conversations avec Talleyrand ou avec les autres contemporains de la Révolution ? On peut en douter ; on peut croire qu'il était, en 1823, plus causeur qu'écouteur, plus porté, dès l'âge de 25 ans, à enseigner qu'à apprendre. Quant aux sources écrites, un seul exemple, cité par M. Anatole France, montrera comment il les captait. A-t-il à parler de Danton ? Il se reporte aux Mémoires de Garat qui a tracé ce portrait du grand tribun :

« Jamais Danton n'a écrit ni imprimé un discours. Il disait : Je n'écris point. Son imagination et l'espèce d'éloquence qu'elle lui donnait, singulièrement appropriée à sa figure, à sa voix et à sa stature, était celle d'un démagogue ; son coup d'œil sur les hommes et sur les choses, subit, net, impartial et vrai, avait cette prudence solide et pratique que donne la seule expérience ; il ne savait presque rien et il n'avait l'orgueil de rien deviner ; à la tribune, il prononçait quelques paroles qui retentissaient longtemps ; dans la conversation, il se taisait, écoutait avec intérêt lorsqu'on parlait peu, avec étonnement lorsqu'on parlait beaucoup ; il faisait parler Camille et laissait parler Fabre d'Eglantine. »

 

C'est un rhéteur qui a tracé ce portrait, nous le voulons ; mais quel relief, quelle vivante image, et combien, à côté d'elle, celle que nous donne M. Thiers semble pâle et incolore !

« Danton avait un esprit inculte, mais grand, profond et surtout simple et solide. Il ne savait s'en servir que pour ses besoins et jamais pour briller, aussi parlait-il peu et dédaignait-il d'écrire. Suivant un contemporain, il n'avait aucune prétention, pas même de deviner ce qu'il ignorait, prétention si commune aux hommes de sa trempe. Il écoutait Fabre d'Eglantine et faisait parler sans cesse son jeune et intéressant ami, Camille Desmoulins, dont l'esprit faisait ses délices. »

 

Tout le relief que Garai avait su donner au portrait a disparu, tous les contours ont été émoussés ; la pensée, le style ont été comme émasculés.

La méthode historique de Thiers est la méthode narrative ; sans renoncer à porter un jugement sur la Révolution, il veut avant tout la faire connaître, la faire aimer, et il en expose longuement, amoureusement les principales scènes. Les titres mêmes qu'il donne, à partir du tome III de la première édition, aux différentes parties de son récit, indiquent qu'il a voulu représenter une série de tableaux. Quel lien lès rattache les uns aux autres, en dehors de l'ordre chronologique ? Un seul : l'adhésion de l'auteur à tous les régimes qui se succèdent, du 5 mai 1789 au 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), adhésion si entière que l'on a pu reprocher à M. Thiers de n'avoir d'autre critérium de la moralité des actes politiques que le succès.

« Tant pis, dit-il, pour un gouvernement, quand on lui impute tout à crime. L'une de ses qualités indispensables, c'est d'avoir cette bonne renommée qui repousse l'injustice. Quand il l'a perdue et qu'on lui impute les torts des autres et ceux mêmes de la fortune, il n'a plus la faculté de gouverner, et cette impuissance doit le condamner à se retirer. Le Directoire était usé, comme l'avait été le Comité de salut public, comme le fut depuis Napoléon lui-même. Toutes les accusations, dont le Directoire était l'objet, prouvaient non pas ses torts, mais sa caducité. »

 

S'il raconte la journée du 20 juin 1792, le défilé des 8,000 sectionnaires dans la salle de l'Assemblée législative et l'exhibition d'ignobles emblèmes devant les représentants de la nation, M. Thiers, au lieu de protester avec indignation contre la violation du « sanctuaire des lois, » se contente de déplorer, d'un ton détaché, que la raison ne suffise pas, en temps de discordes, à diriger les actions humaines. Décrivant l'invasion des Tuileries par le peuple, dans cette même journée du 20 juin, il signalera, lui monarchiste, le courage et le calme de Louis XVI, mais avec bien moins de chaleur que ne le feront plus tard des historiens nettement républicains, comme Louis Blanc ou Edgar Quinet, qui n'hésiteront pas, eux, à reconnaître que jamais le faible monarque ne fut plus roi que ce jour-là.

De même, dans le récit de la journée du 10 août, il prend bien facilement son parti de la nouvelle atteinte portée à la Constitution et à la loi, en même temps qu'à la royauté, et il se condamne ainsi à approuver désormais toutes les insurrections, qu'elles soient dirigées contre les Girondins ou contre les Montagnards ; plus tard par les Directeurs contre les Conseils ou par ceux-ci contre les Directeurs. Ont-elles réussi : il est indulgent ; ont-elles échoué : il est sévère. Nulle part ce procédé n'est plus apparent que dans le jugement qu'il porte sur les Girondins, avec lesquels, ce semble, il avait tant d'affinités :

« La généreuse députation de la Gironde, épuisée pour avoir voulu venger Septembre, pour avoir voulu empêcher le 21 janvier, le Tribunal révolutionnaire et le Comité de salut public, expire lorsque le danger plus grand a rendu la violence plus urgente et la modération moins admissible...

Leur opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique ; ils ont compromis la Révolution, la liberté et la France ; ils ont compromis même la modération en la défendant avec aigreur. Cependant j'aurais voulu être impolitique comme eux, compromettre tout ce qu'ils avaient compromis, et mourir comme eux encore, parce qu'il n'est pas possible de laisser couler le sang sans résistance et sans indignation. »

 

L'éloge est grand ; mais, politiquement, la condamnation est formelle. Au-dessus des Girondins M. Thiers n'hésitera pas à mettre ceux des Montagnards qui auront agi avec désintéressement. Rencontre-t-il un de ces Montagnards, qui fut un ambitieux, un logicien sanguinaire, mais qui fut certainement désintéressé, il oublie ses prémisses, et il se montre, pour la victime du 9 Thermidor, plus sévère que pour celles du 2 juin.

« Robespierre fut de la pire espèce des hommes. Un dévot sans passions, sans les vices auxquels elles exposent, mais sans le courage, la grandeur et la sensibilité qui les accompagnent ordinairement ; un dévot ne vivant que de son orgueil et de sa croyance, se cachant au jour du danger, revenant se faire adorer après la victoire remportée par d'autres, est un des êtres les plus odieux qui aient dominé les hommes, et on dirait les plus vils, s'il n'avait eu une conviction forte et une intégrité reconnue. »

 

M. Thiers sera plus équitable, quand il appréciera l'œuvre collective de la Convention, et Robespierre recevra sa part des éloges accordés à la grande assemblée révolutionnaire, qu'il domina pendant la terrible année 1793-1794. Nous n'avons rapproché le jugement porté sur lui du jugement porté sur les Girondins, que pour signaler la contradiction qui les fausse tous deux.

Le tome VI de la première édition finit avec le récit du 9 thermidor. Deux volumes avaient paru en 1823, deux en i 824 et deux en 1825 ; les quatre derniers parurent en 1827. Ceux-ci comprennent donc la dernière année, un peu grise, de l'histoire de la Convention et l'histoire beaucoup moins dramatique du Directoire. M. Thiers, dans ces dernière livres, trace avec plus de largeur les portraits de ses personnages. Les cinq premiers Directeurs Carnot, Barras, Lareveillère-Lépeaux, Letourneur et Rewbell sont étudiés avec complaisance, appréciés avec beaucoup de sûreté et de justesse. On sent que le jeune historien a reçu les confidences des contemporains de la grande époque, celles de Talleyrand en particulier. On s'aperçoit aussi qu'il a étudié avec passion les questions administratives, financières et militaires, traitées avec beaucoup plus d'ampleur et de détail que dans les premiers volumes. Le premier, peut-être, des historiens français, M. Thiers a su répandre, avec une vive lumière, un véritable charme sur des matières que tant d'autres ont considérées comme indignes d'eux.

C'est dans le huitième volume qu'est racontée l'immortelle campagne de 1796. M. Thiers, qui consacre d'ordinaire aux grandes opérations militaires une introduction assez brève, puis une narration détaillée, suivie d'une sorte d'épilogue ou de conclusion, résume ainsi la campagne d'Italie :

« Entré en Italie avec trente et quelques mille hommes, Bonaparte sépare d'abord les Piémontais des Autrichiens à Montenotte et Millésime, achève de détruire les premiers à Mondovi, puis court après les seconds, passe devant eux le Pô à Plaisance, l'Adda à Lodi, s'empare de la Lombardie, s'y arrête un instant, se remet bientôt en marche trouve les Autrichiens renforcés sur le Mincio, et achève de les détruire à la bataille de Borghetto. Là, il saisit d'un coup d'œil le plan de ses opérations futures : c'est sur l'Adige qu'il doit s'établir, pour faire front aux Autrichiens ; quant aux princes qui sont sur ses derrières, il se contentera de les contenir par des négociations et des menaces. On lui envoie une seconde armée, sous Würmser : il ne peut la battre qu'en se concentrant rapidement, et en frappant alternativement chacune de ses masses isolées ; en homme résolu, il sacrifie le blocus de Mantoue, écrase Würmser à Lonato, à Castiglione, et le rejette dans le Tyrol. Würmser est renforcé de nouveau, comme l'avait été Beaulieu ; Bonaparte le prévient dans le Tyrol, remonte l'Adige, culbute tout devant lui à Roveredo, se jette à travers la vallée de la Brenta, coupe Würmser qui croyait le couper lui-même, le terrasse à Bassano, et l'enferme dans Mantoue. C'est la seconde armée autrichienne, détruite après avoir été renforcée.

Bonaparte, toujours négociant, menaçant des bords de l'Adige, attend la troisième armée : elle est formidable. Elle arrive avant qu'il ait reçu des renforts, il est forcé de céder devant elle, il est réduit au désespoir, il va succomber, lorsqu'il trouve, au milieu d'un marais impraticable, deux digues débouchant dans les flancs de l’ennemi, et s'y jette avec une incroyable audace : il est vainqueur encore à Arcole.

Mais l'ennemi est arrêté, et n'est pas détruit ; il revient encore une fois, et plus puissant que la première. D'une part, il descend des montagnes ; de l'autre, il longe le Bas-Adige. Bonaparte découvre le seul point où les colonnes ennemies, circulant dans ces pays montagneux, peuvent se réunir, s'élance sur le célèbre plateau de Rivoli, et, de ce plateau, foudroie la principale armée d’Alvinzy ; puis, reprenant son vol vers le Bas-Adige, enveloppe tout entière la colonne qui l'avait franchi. Sa dernière opération est la plus belle ; car ici, le bonheur est uni au génie. Ainsi, en dix mois, outre l'armée piémontaise, trois armées formidables, trois fois renforcées, avaient été détruites par une armée qui, forte de trente et quelques mille hommes, à l'entrée de la campagne, n'en avait guère reçu que vingt pour réparer ses pertes. Ainsi, cinquante-cinq mille Français avaient battu plus de deux cent mille Autrichiens, en avaient pris plus de quatre-vingt mille, tué ou blessé plus de vingt mille ; ils avaient livré onze batailles rangées, plus de soixante combats, passé plusieurs fleuves, en bravant les flots et les feux ennemis. Quand la guerre est une routine purement mécanique, consistant à pousser et à tuer l'ennemi qu'on a devant soi, elle est peu digne de l'histoire ; mais quand une de ces rencontres se présente, où l'on voit une masse d'hommes mue par une seule et vaste pensée, qui se développe au milieu des éclats de la foudre, avec autant de netteté que celle d'un Newton ou d'un Descartes, dans le silence du cabinet, alors le spectacle est digne du philosophe, autant que de l'homme d'État et du militaire : et si cette identification de la multitude avec un seul individu, qui produit la force à son plus haut degré, sert à protéger, à défendre une noble cause, celle de la Liberté, alors la scène devient aussi morale qu'elle est grande. »

 

Ce résumé si concis, si entraînant, ne donne pourtant qu'une idée insuffisante du puissant intérêt de la campagne d'Italie. Il semble que le jeune historien ait suivi toutes les opérations, qu'il ait été attaché à l'état-major du jeune général, qu'il ait reçu ses confidences, qu'il ait connu ses plans ; on dirait presque qu'il écrit sous sa dictée. Il faut avoir assisté aux événements pour les retracer avec cette exactitude lumineuse ; il faut avoir vu les théâtres multiples et si divers de tant de batailles, de tant de combats, de tant d'engagements, pour les décrire avec ce relief qui les grave à tout jamais dans la mémoire. Ce n'est plus là de l'histoire-bataille, comme on dit dédaigneusement ; c'est le plus vivant des drames, où jouent leur rôle, sous la direction d'un grand acteur, 50,000 héroïques comparses, qui, en quelques mois, recueillent assez de gloire pour immortaliser une vieille et déjà glorieuse nation. Nous avons vu bien d'autres campagnes, depuis lors, nous avons conquis bien d'autres drapeaux, ajouté bien d'autres noms à nos fastes militaires ; nous avons remporté des victoires qui nous ont donné des empires ou qui nous ont permis de signer des traités mémorables ; il n'est rien de comparable, dans notre histoire militaire, ni peut-être dans aucune autre, à la campagne de 1790.

Le tome VIII, qui contient ce beau récit, qui renferme dans sa première partie le remarquable jugement sur l'œuvre définitive de la Convention, se termine par ce que Sainte-Beuve appelait si bien, en 1827, un éloquent épilogue, un hymne enivrant. Nous le reproduisons :

« Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! à quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande ? Les orages de la Révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d'agitation comme la vie même d'un État libre. Le commerce et les finances sortaient d'une crise épouvantable, le sol entier, restitué à des mains industrieuses, allait être fécondé. Un gouvernement composé de bourgeois, nos égaux, régissait la République avec modération ; les meilleurs étaient appelés à leur succéder. Toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s'étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. La Hollande, l'Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens, et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d'une gloire immortelle. D'admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs, à la face des rois qui avaient voulu l'anéantir.

Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l'âge et le courage, conduisaient ses soldats à la victoire : Hoche, Kléber, Desaix, Marceau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d'autres encore, s'avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers, mais aucun œil encore, si perçant qu'il put être, ne voyait dans cette génération de héros les malheureux ou les coupables ; aucun œil ne voyait celui qui allait expirer à la fleur de l'âge, atteint d'un mal inconnu ; celui qui mourrait sous le poignard musulman ou sous le feu ennemi ; celui qui opprimerait la Liberté ; celui qui trahirait sa patrie : tous paraissaient grands, purs, heureux, pleins d'avenir 1 Ce ne lut là qu'un moment ; mais il n'y a que des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des individus. Nous allions retrouver l'opulence avec le repos. Quant à la Liberté et à la gloire, nous les avions !....

« Il faut, a dit un ancien, que la patrie soit non seulement heureuse, mais suffisamment glorieuse. » Ce vœu était accompli : Français qui avons vu depuis notre liberté étouffée, notre patrie envahie, nos héros fusillés ou infidèles à leur gloire, n'oublions jamais ces jours immortels de liberté, de grandeur et d'espérance ! »

 

Ces lignes étaient écrites en 1827. Combien plus fondées seraient aujourd'hui ces plaintes, combien plus vifs ces regrets, après que de nouvelles fautes nous ont éloignés du but que nous étions si près d'atteindre, il y a un siècle, après que nous avons vu pour la seconde fois notre liberté étouffée et notre patrie envahie ! La liberté a pu renaître ; puisse cette renaissance en présager une autre !

Les deux derniers volumes de la Révolution sont consacrés à l'histoire intérieure du Directoire, auquel M. Thiers a su le premier rendre justice, et à l'histoire extérieure de la France jusqu'au 18 Brumaire. Il faut retenir, avec le jugement trop indulgent porté sur le 18 Brumaire, la vive description de l'Egypte ; mais ces brillants épisodes ne peuvent faire oublier les belles pages du huitième volume où le jeune historien, ce nous semble, a donné toute sa mesure. Il ne s'élèvera pas plus haut, dans sa grande épopée du Consulat et de l'Empire. A trente ans, il était en possession de toutes ses connaissances, de tout son génie, et son œuvre en a reçu l'empreinte, en même temps qu'elle porte la marque d'une belle ardeur juvénile.

Cette œuvre a été bien critiquée et bien attaquée, depuis 65 ans qu'elle est livrée aux disputes des hommes. Elle a, on en convient, de nombreux défauts ; elle pèche par la composition, par le plan qui n'est ni fortement ni simplement conçu ; l'auteur, écrivant d'enthousiasme, n'y a pas apporté la recherche patiente de la vérité, ni l'étude attentive des sources que nous exigeons aujourd'hui de l'historien ; il n'a pas été juge d'instruction d'abord, ensuite juge d'appel : il n'a été que l'avocat de la Révolution. Mais, en dépit de cette faute initiale, son histoire, qui a eu le mérite de venir la première (les Considérations de Madame de Staël, qui parurent en 1818, n'étaient, en effet, qu'un programme de philosophie), reste plus vraie qu'aucune de celles qui l'ont suivie. On peut reprendre en détail (et plusieurs historiens l'ont fait) le récit de chacune des grandes scènes de la Révolution : on y constatera des erreurs et des omissions. On peut étudier à la loupe chacun des portraits tracés par Thiers, on y trouvera des traits qu'il faudrait atténuer, d'autres qu'il faudrait accentuer. En somme, on ne parviendra pas à faire plus vrai dans l'ensemble du récit, ni plus ressemblant dans les portraits. Les jugements sur la Constituante, sur la Législative, sur la Convention, sur le Directoire sont définitifs. Les bons et les mauvais résultats pesés, il faut en revenir à l'appréciation finale de M. Thiers. Sa théorie du succès a pu enlever de la hauteur et du sérieux à sa sentence ; sa sympathie pour la Révolution ne l'a pas égaré ; son adoration des âmes généreuses, comme il dit, l'a bien inspiré. Tel historien plus récent, autrement informé que lui, plus curieux des sources et des moindres documents, a fait plus savant et plus profond ; il a fait certainement moins ressemblant, parce qu'il éprouvait moins de sympathie pour l'époque qu'il racontait. Or, faire vrai et ressemblant, n'est-ce point une grande partie de l'art de l'historien, comme du portraitiste ?

Reste l'accusation d'indulgence pour les crimes de la Révolution. Le 10 janvier 182G, Sainte-Beuve rendant compte, dans le Globe, des cinquième et sixième volumes de la Révolution française, qui comprennent la période du 2 juin 1793 au 9 thermidor (27 juillet 1794), montrait fort bien comment la tyrannie à l'intérieur et la victoire au dehors avaient pu marcher de front ; comment le fanatisme héroïque des armées était lié au fanatisme brutal des populaces ; comment la même exaltation s'était appliquée à des situations différentes ; comment chaque revers militaire réveillait de plus vives fureurs intestines. Parce qu'il indique cette action et cette réaction, l'historien excuse-t-il les sanglantes extravagances commises à l'intérieur ? En aucune façon. Il fait seulement la part des circonstances ; il montre que les conspirations au dedans et les défaites au dehors ayant produit la Terreur et la Dictature, Terreur et Dictature ont sauvé la France de l'invasion étrangère. Pouvait-on obtenir le même résultat par des moyens réguliers, avec un régime légal ? On peut répondre oui ou non à cette question, sans qu'il y ait plus de raisons pour l'affirmative que pour la négative. La France a échappé à la restauration de l'ancien régime ; la patrie a échappé à l'invasion étrangère et au démembrement : tel est le fait capital qui a entraîné la conviction de l'historien et déterminé son jugement définitif sur la Révolution française. Patriote avant tout, il a défendu la cause de la patrie, même quand cette cause était remise à des mains souillées ou sanglantes. Telle est la véritable originalité et la moralité de son œuvre.

Cette œuvre était due à un jeune homme de moins de 30 ans, qui avait donné cette grande publication comme en se jouant, en continuant sa collaboration à plusieurs recueils, sans négliger aucune relation utile ou agréable, sans renoncer à aucun sport, comme nous dirions aujourd'hui, montant à cheval, conduisant son cabriolet, faisant des armes, tirant le pistolet, se répandant, se multipliant avec une pétulance contenue, une espièglerie toujours maintenue dans de justes limites, sachant déjà, comme il le dira plus tard, tout prendre au sérieux, rien au tragique, ni au comique.

Il est intéressant de présenter un portrait de M. Thiers tracé, à ce moment, par un de ses plus illustres contemporains.

Lamartine, sans connaître encore le jeune historien, disait qu'il avait du goût pour lui, « comme on a des préférences dans le camp ennemi. » De son côté, M. Thiers, qui estimait moins la poésie que la guerre, la diplomatie ou les affaires, avait pourtant écrit, dans le National, un compte rendu flatteur des Harmonies. Un ami commun, M. Auguste Bernard, les invita à dîner chez Véry, au Palais-Royal. Lamartine, peu de temps après, écrivit les lignes qui suivent : il n'en est pas qui nous fassent mieux connaître le sage, le savant et très brillant jeune homme, auquel était réservé un si prodigieux avenir.

« Je vis un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d'aplomb sur tous ses membres, comme s'il eût été toujours prêt à l'action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri d'aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire fin, la main courte, mais bien tendue et bien ouverte, comme ceux qui, selon l'expression plébéienne, ont le cœur sur la main.

« L'esprit était comme le corps, d'aplomb sur toutes ses faces, robuste et dispos. Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il un sentiment un peu trop en saillie de ses forces. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu les répliques ; mais il parlait avec une justesse, une audace, une fécondité d'idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres, c'étaient l'esprit et le cœur qui causaient. Nous avions en vain exclu la politique de l'entretien : elle rentrait par la fenêtre ouverte. Il s'abandonna au courant du jour ; il jugea sans haine, mais avec une sévérité tempérée seulement par égards pour moi, la situation de Charles X et celle du duc d'Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres, de l'autre côté du jardin. On voyait qu'en secouant le vieux trône, il tenait déjà une monarchie en réserve dans le Palais des révolutions. Il semblait l'évoquer du geste, dans la certitude anticipée de la gouverner, mais sans prévoir qu'il contribuerait également à la perdre. Il y avait assez de salpêtre dans cette nature pour faire sauter dix gouvernements. Ce qui me frappa surtout, et oserai-je le dire, ce qui me convainquit de l'immense supériorité de ce jeune homme sur toutes les médiocrités de l'opposition aux Bourbons, c'est le mépris de son propre parti, vertu de vieillesse, à laquelle on arrive ordinairement avec les années, mais qu'il professait hautement, avant l'âge, parla seule justesse et par la seule fierté de son esprit.

« Je sortis plus convaincu que jamais de la perte de la Restauration, puisque la Providence lui avait suscité un tel ennemi ; mais je sortis en même temps charmé d'avoir rencontré un ennemi digne d'être combattu, un esprit brave et résolu dans une légion d'hommes de parti médiocres. »

 

Retenez un seul trait de ce beau portrait. « Ce qui me frappa surtout dans ce jeune homme, dit Lamartine, c'est le mépris de son propre parti. » Et, en effet, nous verrons M. Thiers combattre, au lendemain de 1830, quelques-uns de ses compagnons de lutte de la Restauration ; se rapprocher, au lendemain de 1848, des légitimistes, ses adversaires de la monarchie de Juillet, et faire cause commune, au lendemain de 1870, avec les républicains, ses adversaires de tous les temps. Même avant d'avoir touché au pouvoir, il croyait « qu'un parti au pouvoir, c'est la foudre aux mains d'un enfant. »

 

 

 



[1] Vent qui souffle dans la Méditerranée. (Note de M. Thiers.)