C'est
au mois de juillet 1821 que M. Mignet arrivait à Paris. C'est au mois de
septembre que M. Thiers l'y rejoignit. Ils occupèrent deux petites chambres
contiguës, dans un modeste hôtel du passage Montesquieu. Sur une page
d'album, recopiée par Sainte-Beuve et que nous reproduisons, M. Thiers a
retracé ses impressions, au premier aspect de la grande ville. « Bientôt,
courant dans les rues, l'impatient étranger ne sait où passer. Il demande sa
route et, tandis qu'on lui répond, une voiture fond sur lui ; il fuit, mais
une autre le menace. Enfermé entre deux rues, il glisse, et se sauve par
miracle. Impatient de tout voir, et avec la meilleure volonté d'admirer, il
court çà et là. Chacun le presse, l'excite, en lui recommandant un objet ; il
voit pêle-mêle des tableaux noircis, d'autres tout brillants, mais qui
offusquent de leur éclat ; des statues antiques, mais dévorées parle temps ;
d'autres conservées et peut-être belles, mais point estimées par un public
superstitieux ; des palais immenses, mais non achevés ; des tombeaux qu'on
dépouille de leur vénérable dépôt, ou dont on efface les inscriptions ; des plantes,
des animaux vivants ou empaillés ; des milliers de volumes poudreux et
entassés comme le sable ; des tragédiens, des grimaciers, des danseurs. Au
milieu de ses courses, il rencontre une colonnade, chef-d'œuvre de grandeur
et d'harmonie, c'est celle du Louvre Il recule pour pouvoir la contempler,
mais il heurte contre des huttes sales et noires, et ne peut prendre du champ
pour jouir de ce magnifique aspect. On déblayera ce terrain, lui dit-on,
etc., etc. Quoi ! se dit l'enfant, nourri sous un ciel toujours serein,
sur un sol ferme et sec, et au milieu des flots d'une lumière brillante,
c'est ici le centre des arts et de la civilisation. Quelle folie aux hommes
de se réunir ici, dans un espace trop vaste pour ceux qui ont à le parcourir,
trop étroit pour ceux qui doivent l'habiter ; où ils fondent les uns sur les
autres, s'étouffent, s'écrasent, avec la boue sous les pieds et l'eau sur la
tête ! etc., etc. » C'est
là, Sainte-Beuve l'a spirituellement remarqué, sa satire des embarras de
Paris ; c'est aussi le premier cri d'effarement du provincial, perdu dans
l'immensité d'une ville nouvelle. Patience, le provincial sera vite acclimaté
et aussi parisien que pas un. Du mois
de septembre 1821 au mois de juillet 1830, la vie d'Adolphe Thiers fut
singulièrement remplie. Recommandé à Manuel, son compatriote, par le docteur
Arnaud, et présenté par lui à Laffitte, à Etienne, il entra au
Constitutionnel, le plus répandu des journaux hostiles à la monarchie
restaurée ; il y traita, en dehors de la politique courante, les sujets les
plus variés : beaux-arts (Salon de 1822), littérature, histoire. En même
temps, son activité infatigable se dépensait dans un recueil libéral, les Tablettes
universelles, où il se chargea du bulletin politique ; dans le Globe, où il
fit le Salon, en 1824 ; dans l'Encyclopédie progressive, où il donna sa belle
étude sur le système de Law, un chef-d'œuvre de lucidité et de science ; dans
la Revue française, où il publia, en 1829, un remarquable article sur
les Mémoires de Gouvion Saint-Cyr ; enfin dans le National, son œuvre
maîtresse, sa création, dont le premier numéro parut le 3 janvier 1830. Il faut
citer encore, pour montrer l'étonnante diversité d'aptitudes du jeune et
brillant polémiste, dans cette période de production ininterrompue, l'article
biographique sur Miss Bellamy, du Théâtre de Covent-Garden ; l'article sur la
belle publication que Boisserée avait consacrée à la cathédrale de Cologne.
Il faut noter aussi, en même temps que la variété d'aptitudes, l'adresse et
la prudence qui permettaient à M. Thiers, si engagé dans l'opposition
libérale, d'éviter les poursuites pour délits de presse, auxquelles
n'échappaient pas les sages comme MM. Mignet et Dubois. Il poussait pourtant
la hardiesse, dans le bulletin politique des Tablettes universelles, jusqu'à
citer Madame du Cayla, l'Egérie de Louis XVIII, jusqu'à critiquer le royal
auteur du Voyage à Bruxelles et à Gand. M. de
Villèle, pour mettre fin à cette opposition, légalement insaisissable, acheta
les Tablettes universelles. Il n'y gagna rien : les rédacteurs se
dispersèrent, et la Revue perdit toute importance, toute action sur le
public. D'ailleurs,
à défaut des journaux et des revues, la « jeune garde » aurait eu les
chansons de Béranger, si populaires en ces années, et, à défaut des chansons,
le livre. En 1823 paraissaient les deux premiers volumes de l'Histoire de
la Révolution française, sous la double signature de Thiers et de Félix
Bodin, auteur de résumés historiques qui eurent quelque vogue. Les volumes
suivants, très supérieurs aux deux premiers, ne portèrent plus que le nom de
leur unique auteur. Au
milieu de ces occupations, qui eussent absorbé l'homme le plus actif, le
jeune journaliste trouvait le temps de voyager en Italie, en Suisse, en
Provence, en Languedoc, en Espagne, et de donner, en 1823, la relation de son
excursion sur la frontière de ce dernier pays, sous le titre : Les
Pyrénées et le Midi de la France, pendant les mois de novembre et de décembre
1822. Entre
temps, il fréquentait assidument les salons de M. Laflitte, de M. Ternaux, de
M. de Flahaut, où il avait été admis dès son arrivée à Paris ; il y séduisait
les hommes politiques les plus graves par la vivacité de sa conversation, les
saillies de son esprit sans cesse en éveil, et surtout par sa curiosité de
savoir et d'apprendre, « sa fraîcheur de curiosité », a dit
Sainte-Beuve. Le vieux Talleyrand disait déjà de lui : « Il n'est pas
parvenu, il est arrivé ». Il recherchait avidement toutes les distractions,
tous les plaisirs, surtout ceux qui mettent un homme en vue ; il fréquentait
les foyers et les coulisses des théâtres ; il montait à cheval ; il apportait
à sa toilette une recherche qu'autorisait sa fortune déjà assurée. Il
possédait, en effet, une part d'action du journal le Constitutionnel. Cette
action avait été acquise par le libraire allemand Cotta, éditeur de la
Gazette d'Augsbourg, qui en abandonnait généreusement la moitié au brillant
polémiste. Sommes-nous
donc en présence d'une sorte de roi de la mode, d'un mondain préoccupé de ses
succès de salon ? Non certes. Embarrassé, gauche, la démarche sautillante,
les yeux, ces yeux si pétillants de malice, cachés sous de vastes lunettes,
d'une taille fort au-dessous de la moyenne, M. Thiers n'avait rien de ce qui
fait l'homme à bonnes fortunes. Ce qu il cherchait dans le monde, comme au théâtre,
comme dans les études où il s'absorbait dès l'aube, c'était un libre champ
pour l'action, pour le déploiement de toutes ses facultés. Même après la
fondation du National, avec Mignet et Armand Carrel, la politique et le monde
l'absorbaient si peu, l'étude, le développement de ses connaissances en tout
genre le passionnaient si bien qu'il fut sur le point de quitter Paris et la
France, pour entreprendre un voyage autour du monde. M. Hyde de Neuville,
ministre de la marine, le seul ministre de la Restauration qu'il eût jamais
vu, l'avait autorisé à accompagner le capitaine La place, dans son voyage de
circumnavigation sur la Favorite. Les préparatifs de M. Thiers étaient
terminés : il allait s'embarquer, quand la chute du ministère Martignac
changea ses destinées et celles de la France. Quelques années après, le
capitaine Laplace, de retour en France, était convié à la table du ministre
de l'intérieur : ce ministre s'appelait Adolphe Thiers. Nous ne
retracerons pas, après M. Thureau-Dangin et après Sainte-Beuve, la vie
politique et littéraire de M. Thiers de 1821 à 1830 ; nous ne le suivrons pas
dans tous les journaux, dans toutes les revues, dans tous les recueils, dans
toutes les brochures, dans tous les livres où il a consigné ses vues sur tous
les sujets : politique courante, littérature, beaux-arts, voyages, histoire. Nous
l'étudierons seulement sous trois formes de son talent multiple : comme
journaliste, comme écrivain, comme historien. « Je
n'ai connu dans ma vie, disait M. Thiers. que trois journalistes : Rémusat,
Carrel et moi. » On pourrait étendre la liste d'une demi-douzaine de noms ;
on ne pourrait guère y ajouter d'homme ayant eu, plus que M. Thiers, les
qualités qu'exige le journalisme : les connaissances étendues nécessaires à qui
doit aborder tous les sujets, la décision du caractère et la netteté du coup
d'œil qui permettent au journaliste, comme au général d'armée, de saisir le
point faible de l'ennemi et d'y porter tout son effort ; enfin le style
simple, aisé, naturel, coloré par instants pour frapper l'imagination,
logique pour frapper la raison, abondant surtout en phrases précises qui
résument toute une situation et que l'on n'oublie plus quand on-les a lues. Ces
qualités, M. Thiers ne les révéla pas toutes dans le Constitutionnel, où sa
pétulance, ses hardiesses inquiétaient un peu les plus anciens rédacteurs,
représentants du vieux libéralisme traditionnel, impérialiste et classique.
Elles ne prirent tout leur développement, elles ne brillèrent de tout leur
éclat que dans le National. Au Constitutionnel M. Thiers, qui débutait dans
la politique, devait passer la main aux vieux lutteurs, aux survivants des
assemblées révolutionnaires, et, quand il donnait de sa personne, avec
quelque originalité qu'il le fit, il ne pouvait guère que rajeunir les thèses
de l'opposition. Il jouait mieux, mais il jouait le même jeu. Une
seule fois la griffe du maître se révèle : c'est dans le long article,
article ministre, comme on l'a spirituellement appelé, que M. Thiers consacra
à la brochure de M. de Montlosier : De la Monarchie française au 1er mars
1822. Dans « ce long cauchemar de 300 pages, » M. de Montlosier,
inaugurant un paradoxe souvent reproduit, prétendait que nous avions déjà,
avant 1789, tout ce que nous avons eu depuis. « Songez,
répond M. Thiers, en s'adressant directement à son contradicteur, comme il
aimait à le faire, songez qu'avant 89 nous n'avions ni représentation
annuelle, ni liberté de la presse, ni liberté individuelle, ni vote de
l'impôt, ni égalité devant la lui, ni admissibilité aux charges. Vous
prétendez que tout cela était dans les esprits, mais il fallait la Révolution
pour le réaliser dans les lois ; vous prétendez que c'était dans les Cahiers,
mais il fallait la Révolution pour l'émission des Cahiers. » On sent
dans ces lignes, écrites au lendemain de la « Terreur blanche, » le futur
apologiste de la Révolution française ; l'admirateur enthousiaste de « ce
grand phénomène de passions, de guerre, d'économie publique, d'administration
», qui fut la Convention nationale. Au National,
Thiers donna en fin toute sa mesure. Dès le premier jour, il exposait cette
idée neuve et hardie, qu'avec la Charte, la France pouvait conquérir toutes
ses libertés. Il fallait s'y renfermer, y enfermer avec soi le gouvernement,
et ; s'il voulait en sortir, l'obliger « à sauter par la fenêtre. » La
Charte, en laissant à la royauté toute l'autorité nécessaire, réservait au
pays, en possession du vote des lois et du vote de l'impôt, une influence
suffisante. Il fallait donc conserver la Charte, « fruit de cette Révolution
aux bienfaits de laquelle nous devons tout ce que nous sommes », et qui liait
aussi bien la royauté qui l'avait donnée que le peuple qui l'avait reçue.
C'était un contrat bilatéral. On ne
songeait pas, au début, bien que M. de Polignac et ses collègues eussent,
comme disait Royer-Collard, les ordonnances écrites sur la figure, à changer
la dynastie. Les plus hardis parmi les opposants, les survivants des sociétés
secrètes et des conspirateurs le souhaitaient peut-être. M. Thiers et ses
amis du National, qui devaient admettre cette idée quelques mois plus tard,
croyaient encore qu'avec des élections franches, une majorité sincère, un
ministère pris dans cette majorité et une presse libre, on aurait toutes les
garanties désirables. Peu lui importait le monarque, pourvu que le roi régnât
sans gouverner. « La France, disait-il, veut se gouverner elle-même, parce
qu'elle le peut. Appellera-t-on cela un esprit républicain ? Tant pis pour ceux
qui aiment à se faire peur avec des mots. Cet esprit républicain, si l'on
veut, existe, se manifeste partout et devient impossible à comprimer. » On le
voit, tout en restant, suivant le mot de Talleyrand, un esprit très
monarchique, sans penser encore à la possibilité d'un changement de dynastie,
M. Thiers, dès 1830, prévoyait que l'on pouvait amener le pays, par une
politique inintelligente, à passer l'Atlantique. On ne passera l'Atlantique
que dix-huit ans plus tard, en 1848 ; on était à la veille de passer la
Manche, et M. Thiers ne fut pas des derniers à faire le voyage. Sa vigoureuse
polémique, couronnée par la célèbre protestation des journalistes, au bas de
laquelle il mit sa signature, c'est-à-dire sa tête, détermina le mouvement
qui emporta le trône de Charles X. Nous ne
reproduirons pas d'extraits du National : M. Thiers a trop bien suivi les
conseils de son collaborateur Armand Carrel, qui disait que lorsqu'on fait de
la politique dans un journal, c'est comme si l'on criait au milieu d'une
foule. M. Thiers a souvent forcé la note et attaqué la branche aînée avec une
âpreté que le ministre de l'intérieur de la branche cadette n'eût pas
tolérée. Le National fut une machine de guerre. Les actes les plus louables
du Cabinet furent critiqués avec la même amertume que les plus condamnables.
Il faut regretter que l'expédition d'Alger et la politique du ministère
Polignac dans les affaires de Grèce n'aient pas trouvé grâce devant les
jeunes et hardis écrivains. Le
talent égalait la hardiesse dans ces articles improvisés, dans ces phrases
courtes qui cinglaient comme des balles, et frappaient atout coup, comme des
cibles vivantes, les ministres de Charles X. A ces
articles meurtriers nous préférons une autre œuvre de jeunesse, où le
brillant polémiste s'est montré doué de toutes les qualités de l'écrivain ;
œuvre de plus longue haleine, moins connue et qui mérite mieux que la brève
mention que nous lui avons accordée. C'est
un an après son arrivée à Paris, aux mois de novembre et décembre 1822, que
M. Thiers faisait dans le Dauphiné, la Provence, le Languedoc et les
Pyrénées, le voyage qu'il a raconté sous ce titre ; « les Pyrénées et le midi
de la France ». C'était un voyage politique. Les absolutistes de la Régence
d'Urgel, révoltés contre le gouvernement constitutionnel de l'Espagne,
avaient dû se retirer en France, où le gouvernement de Louis XVIII leur avait
fait un accueil empressé, prélude de l'intervention française au sud des
Pyrénées : on devine de quel œil les libéraux français devaient voir ces
Espagnols faméliques, ces moines mendiants et assassins, les mêmes qui
avaient reçu les Français à coups de fusil et à coups de couteau, pendant les
guerres de l'Empire. C'est pour étudier sur le vif ces intéressants réfugiés
que M. Thiers avait entrepris son voyage. Il vit les divers personnages qui
constituaient la Régence ; il traça le portrait le plus piquant du fameux roi
Malta Florida et de ses ministres, « chefs de bande sans renom ou célèbres
seulement par d'atroces cruautés ; un avocat sur le déclin de l'âge, un
moine, deux bourgeois obscurs » que certains journaux de Paris transformaient
en hommes puissants et célèbres. M. Thiers ne s'oublie pas, on le pense bien,
dans la compagnie de ces prétendus défenseurs de la foi. Il poursuit sa route
et, chemin faisant, rencontre de charmants ou de grandioses paysages qu'il a
rendus avec la fidélité d'un clairvoyant observateur, la chaleur et le
mouvement d'un écrivain de profession, aussi maître de sa langue que de sa
pensée. Ce croquis d'auberge pyrénéenne ne rappelle-t-il pas, dans un cadre
un peu élargi, quelque tableau de peintre hollandais ? « J'arrivai,
à l'entrée de la nuit, dans ce bourg, que je viens d'appeler la Tour de
Carol. Je vis d'abord quelques habitations couvertes de neige, groupées
confusément, et offrant un aspect de saleté qui me frappa encore après ce que
je venais de voir en ce genre. Mon cheval, vieil habitué du pays, me
transporta de lui-même dans une cour où étaient appliqués, sur des murailles,
des lambeaux de bœuf et des peaux encore toutes sanglantes. Cette cour
servait d'abattoir à l'un des fournisseurs de l'armée, et le fumier qui en
recouvrait le sol était formé de sang et de paille. Cet aspect me révolta.
Mon guide me prêta de grands sabots, dans lesquels j'enfonçai le pied de mes
bottes, et je traversai cette cour puante pour me rendre, par une petite
porte, au pied d'une échelle qui conduisait à l'étage supérieur. La société,
que j'avais jugée nombreuse, par les mulets qu'on déchargeait dans la cour,
l'était, en effet, beaucoup. Dans une grande et vaste salle, se trouvait un
feu, où brûlait un arbre presque entier. La flamme montait le long de la
muraille et allait sortir par un trou pratiqué au toit. Tout autour de ce feu
étaient assis sur des pierres carrées, ou sur des rouleaux de bois, des
muletiers, des moines, des contrebandiers, toujours appelés commerçants, des
féaux et amés qui prenaient la fuite, et des femmes qui, pressées de se
chauffer, n'avaient pas encore quitté leurs mantes noires. Il régnait là une
parfaite égalité, et la place appartenait au premier occupant. Plusieurs
rangs de voyageurs gelés attendaient leur tour. Dès que l'un de ceux qui
étaient en première ligne commençait à sentir sa peau se brûler, il se
retirait et son serre-file prenait sa place. Le premier soin était d'ôter les
spartilles ou les sabots, et de les pendre aux branches de fascines qui
n'étaient pas encore enflammées. Il y avait ainsi une vingtaine de chaussures
fumantes, et de pieds montagnards, rangés tout nus, autour de ce foyer. C'est
au milieu de cette galerie qu'il me fallut prendre place. Heureusement mon
guide s'était fait mon chargé d'i flaires, et il eut soin d'occuper un siège
pour me le transmettre ensuite. Je me trouvai bientôt assis auprès d'un chef
de bande, dont la face me promettait beaucoup d'histoires curieuses, si je
pouvais me faire entendre, et surtout accueillir, de sa fierté castillane. Il
avait un grand manteau roulé en bandoulière autour du corps, une ceinture de
cuir où ne pendait plus de sabre. Mais, en revanche, je voyais un manche
grossier sortir de la poche de son pantalon. Il venait de brûler une pipe,
et, portant la main à cette poche, il en sortit un instrument d'une longueur
extrême qui, se déployant tout à coup, me laissa voir un poignard déguisé en
couteau. Il se servit de la pointe pour nettoyer le fourneau de sa pipe, et,
cette opération faite, il regarda son arme un instant et la retourna
plusieurs fois avec complaisance, comme un homme qui contemple son dernier
écu. Un brigadier de gendarmerie, qui était là, y porta la main aussitôt, en
lui disant qu'il n'était pas permis d'entrer en armes sur le territoire
français. — Eh
bien ! dit l'autre, n'est-il pas permis de couper son tabac et son pain ? — Fort
bien, reprit le brigadier, mais il y a là plus qu'il ne faut pour couper du
tabac et du pain. — Et
les loups et les chiens, ne faut-il pas se défendre contre eux ? Le
guérilla disait cela avec une attitude indolente, mais si fière, que mon
gendarme, habitué à demander des passeports, et non des poignards, n'osa pas
insister. Il y avait là un vieux sergent, le seul peut-être de son âge et de
sa figure que j'aie rencontré dans notre armée, qui se serait, je crois,
volontiers chargé de désarmer le guérilla. Il avait l'air de connaître
beaucoup ces sortes de couteaux. Je l'entendis murmurer entre les dents et demander
avec humeur si on venait en France pour y assassiner. Cependant la p, lice ne
le concernait pas ; il s'en alla boire dans un coin, tandis que l'autre
continua de fumer dans le sien ; et ils se séparèrent ainsi, comme deux
dogues d'égale force, qui s'éloignent en grondant. Je me
rapprochai de la table où buvait le vieux sergent. La face de ce brave homme
s'éclaircit tout à coup, il m'offrit franchement à boire, et, de suite, me
demanda, avec étonnement, ce que je faisais au milieu de ce monde, Mon pauvre
Monsieur, me dit-il, je vous plains ; vous mangerez mal, vous passerez une
fort mauvaise nuit, et vous ferez demain un plus mauvais voyage encore. Pour
nous, ajouta-t-il, ce n'est rien. Il y a un an que nous gardons ici ces
Espagnols, qui font le diable chez eux, et qui viennent ensuite se mettreà
l'abri chez nous. Il y en a un là !... — Eh
bien, mon ami, qu'en pensez-vous ? — Ce
que j'en pense, c'est qu'il est aussi vieux au service que moi, et que ce
couteau a tué plus de Français qu'il n'a coupé de tabac. — Et
comment devinez-vous cela ? — Pour
Dieu, je les connais bien ! je devine ces visages-là, moi, comme nos
pêcheurs, en regardant l'horizon, devinent le mistral[1]. — Vous
êtes donc né sur les bords de la mer ? — Eh
oui, bon Dieu ! Ma mère ouvre des huîtres à Cette. Et quoique j'aie toujours
couru les montagnes, je vous assure que ce brave homme aurait déjà pris une
poignée de neige sur le Canigou, que je n'y aurais pas encore arraché une
touffe d'herbe. Tenez, voyez-moi ces pieds ; il n'y a pas une chèvre qui les
ait aussi fourchus. Et ce poignard ! je parie* qu'il a bu de notre sang à
tous. Est-ce qu'une méchante arme comme celle-là devrait entrer en France ?...
Si le brigadier voulait ! — Vous
la redoutez donc beaucoup ? — Oh !
mon bon monsieur, quand je la vois, je ne la crains pas, et, grâce à Dieu,
mon briquet ne craint personne. Mais mon briquet ne peut aller que dans une
main et ce serpent de couteau passe d'une main dans l'autre ; il vous voit,
quand vous ne le voyez pas, et il entre comme dans la mie de ce pain. — Vous
vous êtes longtemps battu contre les guérillas ? c'est une mauvaise guerre. —
Mauvaise ! on ne sait pas où elle est. Le chemin est toujours ouvert, et il
n'y a jamais d'ennemis devant ; mais c'est derrière... Quand on veut
seulement aller boire à un trou, ou couper du bois, il faut se garder de
toutes les pierres. Tout à coup, il en sort un de ces bons gardons que vous
voyez là, et vous n'avez pas le temps de crier Vive l'Empereur, que vous êtes
mort. — Pardon, ajouta le bon sergent, vous savez que quand nous nous
battions contre ces gens-là, c'est vive V Empereur que l'on criait alors. Et
lui, savez-vous, n'entendait pas que nous eussions peur. Dans la campagne
d'Egypte. Vous vous souvenez, Monsieur, de la campagne d'Egypte ? — Pas
tout à fait, car je n'y étais pas, mais j'en ai ouï parler. — Eh
bien, je vais vous dire... Les sabres de ces Turcs vous coupaient un homme,
comme ici nous faisons sauter la tête d'un petit sapin. Ces sabres nous
faisaient peur d'abord ; mais le général nous la fit passer bien vile. Il
disait que nous étions des enfants. Cependant nous étions plus vieux et plus
grands que lui ; j'avais, moi, quatre ans de plus. Eh bien, il nous dit tant
de choses, que nous n'eûmes plus peur. Cependant, ces couteaux... — Ne
vous y a-t-il pas habitués ? — Habitués
!... on dit bien plus, c'est que lui ne voulut plus revenir ici à cause de
ça, et, je vous demande, quand lui avait peur nous autres ! —
Croyez-vous réellement que Bonaparte ait eu peur de retourner en Espagne, à
cause des couteaux ? — Ma
foi, on l'a dit. Et puis, voyez-vous, il venait de se marier ; et c'est
fâcheux, la première année d'un mariage, de venir faire cette guerre-là. Moi,
j'ai cru plus d'une fois ne plus revoir ma vieille mère. Tenez, Monsieur,
buvons un coup, ajouta ce brave homme ; tout cela est bon à dire quand on n'y
est plus. Et se retournant en même temps vers de jeunes soldats, avec
lesquels il choqua, le verre : Mes pauvres enfants, leur dit-il, Dieu vous
préserve de l'Espagne ! On nous
préparait le souper, pendant cet intervalle. C'étaient des lambeaux de viande
qu'on faisait griller à la flamme, et qui succédaient aux spartilles pendues
aux branches brûlantes. Je demandai des œufs, il n'y en avait pas ; du
beurre, pas davantage. 11 fallut se résigner. Chacun s'empara de l'un de ces
lambeaux brûlants, et, avec un petit flacon qui passait à la ronde, fit
couler un peu de vin dans son gosier. Pendant le repas, on s'entretenait du
voyage et de l'état du port. Chaque muletier donnait son avis. — Il
fait froid. — Il
fait vent. — Il
tombera de la neige. — On ne
pourra pas passer. —
Tenez, entendez-vous le bruit qui se fait dans la montagne ?... Il y a de
quoi être emportés tous. Nous ferons encore un déjeuner ici, demain. — Et un
souper, ajoute un autre. Je
m'adresse à l'un d'entre eux. Est-on retenu pour longtemps, lui dis-je, quand
il fait mauvais ? — Oh !
me répondit-il, quelquefois une quinzaine de jours. Et, en disant cela, le
plaisant regarde son voisin avec un sourire assez gai. » De
cette jolie description, faite comme en badinant et sans que le voyageur
insiste trop sur aucun détail, pas même sur les souvenirs du vieux sergent
qui devaient pourtant lui aller au cœur, il faut rapprocher une autre
description, où l'on retrouvera l'émotion qui a dû remplir l'âme et, qui sait
? peut-être mouiller les yeux de M. Thiers, quand la vallée d'Argelès s'est
offerte à ses yeux : « La
vallée d'Argelès est un bassin rond, entouré de hautes montagnes. Mais, quand
j'ai dit cela, on ne sait que ce que j'ai déjà répété, à propos de vingt
autres sites, et on n'a pas vu, comme je le voudrais, ce fond admirable de
bois, de prairies, de torrents, de villages, enfermé par des montagnes ou verdoyantes
jusqu'à leur cime, ou blanches et ardues comme des glaciers. Il y a des
choses qu'on a le courage de décrire, mais pour celle-ci, on déplore la
pauvreté des langues humaines. Le pinceau même ne peut représenter cet effet
d'immensité, ni rendre ces bruits confus et délicieux, ni faire respirer cet
air si vif, et qui éveille tant les esprits. Il faut envoyer là le lecteur et
renoncer à reproduire une nature inimitable. Je
n'avais encore circulé que dans le fond du bassin, et arrivé même à Argelès,
je ne m'étais pas assez élevé pour juger de l'ensemble de la vallée ; je
n'avais vu pendant la route que la belle découpure des montagnes, lorsque, le
lendemain matin, je m'acheminai, dès la pointe du jour, vers l'abbaye de
Saint-Savin, qui est de la plus grande antiquité, car on fait remonter ses
fondements au fort Emilien bâti par les Romains, et ses murailles à
Charlemagne. Ainsi, les quartiers de noblesse ne lui manquent pas, mais elle
a mieux que cela : c'est sa forme et sa position que je vais tâcher de faire
comprendre, désespérant de la faire voir. La vallée d'Argelès s'ouvre à
Lourdes. Un peu après se trouvent des coteaux extrêmement élevés, qui sont
comme un mur de clôture, placé à l'entrée de cette grande enceinte. Après ces
coteaux chargés des plus beaux bouquets de hêtre, le bassin s'arrondit, et
l'on conçoit qu'il doit être vaste, puisqu'entre le fond et les hauteurs on
compte trente-trois villages. Mais que ceux qui aiment les lieux recueillis
se rassurent, car les montagnes environnantes sont si élevées que la vallée
ne présente, pour ainsi dire, qu'une gorge énorme. L'enceinte se referme, et
une terrasse adossée au fond, et vis à-vis les coteaux d'entrée, porte comme
sur un promontoire les gothiques murailles de Saint-Savin. Des deux côtés de
cette terrasse se trouvent deux issues assez étroites, dont l'une forme la
vallée d'Ossun, et l'autre celle de Luz, par laquelle on se rend à Gavarnie.
Ainsi, comme on le voit, un paysagiste n'eût pas mieux ouvert et fermé cette
admirable vallée, Tandis que je gravissais, par une matinée très froide, le
sentier escarpé qui conduit à Saint-Savin, un brouillard épais remplissait
l'atmosphère. Je voyais à peine les arbres les plus voisins de moi, et leurs
troncs se dessinaient comme des ombres, à travers la vapeur. A peine arrivé
au sommet, je fus ravi de me trouver au pied d'une gothique chapelle ; et ses
ogives, ses arcs si divisés, ses fenêtres en forme de rosaces, ses vitraux de
couleur, à moitié brisés, me charmèrent. Enfin, me dis-je, en passant sous
l'antique porte, voici une véritable abbaye ; c'était pour mon imagination un
ancien vœu réalisé. Des Espagnols travaillaient dans la cour. Ces robustes
ouvriers remuaient avec gravité d'énormes pierres ; et j'appris qu'à cause de
leur patience et de leur sobriété, on les employait, dans nos Pyrénées
françaises, aux travaux les plus difficiles. Mon compagnon de voyage demanda
le propriétaire ; et tout à coup un petit homme vif et gai se présenta en
disant : — Voici
le prieur ; que lui demande-t-on ? — Voir
la vallée et son prieuré. — Bien
venus, nous dit-il, bien venus, ceux qui veulent voir la vallée et le
prieuré. Il nous ouvrit alors une porte qui, de cette cour, nous jeta sur une
terrasse. Tenez, ajouta-t-il, vous venez au bon moment ; regardez et
taisez-vous. Je regardai, en effet, et de longtemps je n'ouvris la bouche. La
terrasse, sur laquelle nous nous trouvions, était justement à mi-côte,
c'est-à-dire dans la véritable perspective du tableau, en outre sous son vrai
jour, car le soleil, se levant à peine, donnait un relief extraordinaire à
tous les objets. Le brouillard, que j'avais un instant auparavant sur la
tête, était alors au-dessous de mes pieds, et il s'étendait comme une mer
immense, et allait flotter contre les montagnes et jusque dans leurs moindres
sinuosités. Je voyais des bouquets d'arbres dont le tronc était plongé dans
la vapeur, et dont la tête paraissait à peine ; des châteaux à quatre tours,
qui ne montraient que leurs cônes d'ardoise. La moindre brise, qui venait
soulever cette masse, l'agitait comme une mer. Auprès de moi, elle venait
battre contre les murs de la terrasse, et j'aurais été tenté de me baisser
pour y puiser comme dans un liquide. Bientôt, le soleil la pénétrant, l'agita
profondément, et y produisit une espèce de tourmente. Soudain elle s'éleva
dans l'air comme une pluie d'or, tout disparut à travers cette vapeur de feu,
et le disque même du soleil fut entièrement caché. Ce spectacle avait le
prestige d'un songe ; mais un instant après, cette pluie retomba, l'air se
retrouva aussi pur, le brouillard aussi épais, mais non moins élevé. Grâce à
cet abaissement, de nouveaux arbres montraient leurs têtes ; des coteaux,
inaperçus tout à l'heure, présentaient leurs cimes grises ou verdoyantes. Ce
mouvement d'absorption se renouvela plusieurs fois ; et, à chaque reprise, le
brouillard, en retombant, se trouvait abaissé, et une nouvelle zone était
découverte. Nous rentrâmes alors chez le possesseur, qui, en vertu des lois
de la Constituante, a succédé aux riches oisifs qui s'ennuyaient autrefois de
ce beau spectacle, et n'y voyaient que des rochers et d'humides vapeurs.
C'est le médecin de Cauterets qui a fait cette acquisition, et qui est le
patron naturel de ces montagnards, leur conseil dans toutes leurs affaires,
leur organe auprès de l'autorité, leur médecin quand ils sont malades. Il
s'est nommé le prieur de Saint-Savin ; les habitants lui en ont donné le
titre, et il a obligé révoque même à le lui conserver. Lorsque cet évêque,
qui n'aime pas trop les acquéreurs de biens nationaux — on s'en convaincrait
si je le nommais —, arriva dans le pays, l'usage voulait qu'il visitât les Quatres
Vallées ; on s'impatientait de ne pas l'y voir. Le nouveau possesseur de
Saint-Savin se rend chez lui, enveloppé d'un grand manteau. On le prend pour
un curé pétitionnaire, et il fait la queue. Son tour arrivé, on lui demande
ce qui l'amène. Il jette alors son manteau, et montrant à découvert son habit
laïque : Monseigneur, dit-il, je suis prieur de Saint-Savin, et je viens
réclamer le privilège dont jouirent autrefois mes prédécesseurs, celui de
recevoir Monseigneur, quand il visite les Quatre Vallées. L'évêque, charmé,
lui pardonna sa nouvelle dignité et lui accorda ce qu'il demandait. Cet
homme, aussi adroit que spirituel, a été ainsi le conciliateur de ces
contrées, où le sentiment de l'indépendance est très profond, et s'y joint en
même temps à une imagination très religieuse et à un grand besoin de culte
public. Il faut ajouter que le nouveau possesseur, sans changer la forme si
originale de cette abbaye, y a fait construire intérieurement une maison de
santé des plus commodes, et qu'il a "su remplacer assez utilement pour
tout le monde l'ancienne hospitalité monastique. De pareils acquéreurs valent
bien les anciens abbés, et peuvent nous réconcilier avec les décrets de 1790. Je me
rendis de nouveau sur la terrasse, pour jouir d'un spectacle tout différent,
celui de la vallée délivrée des brouillards, fraîche de la rosée et brillante
du soleil. Dans ce moment le voile était tiré ; je voyais tout, jusqu'à
l'écume des torrents et au vol des oiseaux ; l'air était parfaitement pur ;
seulement, quelques nuages qui se trouvaient sur la direction ordinairement
plus froide des eaux ou des courants d'air, circulaient encore dans le milieu
du bassin, se traînaient peu à peu le long des montagnes, remontaient dans
leurs sinuosités et venaient se reposer enfin autour de leurs pointes les
plus élevées, où ils ondoyaient légèrement. Mais la vallée, comme une rose
fraîchement épanouie, me montrait ses bois, ses coteaux, ses plaines vertes
du blé naissant, ou noires d'un récent labourage ; ses étages nombreux
couverts de hameaux et de pâturages ; ses bosquets flétris, mais conservant
encore leur feuillage jaunâtre ; enfin des glaces et des rochers menaçants.
Mais, ce qu'il est impossible de rendre, c'est ce mouvement si varié des
oiseaux de toute espèce, des troupeaux qui avançaient lentement d'une haie à
l'autre, de ces nombreux chevaux qui bondissaient dans les pâturages ou au
bord des eaux ; ce sont surtout ces bruits confus des sonnettes des
troupeaux, des aboiements des chiens, du cours des eaux et du vent, bruits
mêlés, adoucis par la distance, et qui, joignant leur effet à celui de tous
ces mouvements, exprimaient une vie si étendue, si variée et si calme. Je ne
sais quelles idées douces, consolantes, mais infinies, immenses, s'emparent
de l'âme à cet aspect, et la remplissent d'amour pour cette nature et de
confiance en ses œuvres. Et si, dans les intervalles de ces bruits, qui se
succèdent comme des ondes, un chant de berger résonne quelques instants, il
semble que la pensée de l'homme s'élève avec ce chant, pour raconter ses
besoins, ses fatigues au ciel, et lui en demander le soulagement. Oh !
combien de choses ce berger, qui ne pense peut-être pas plus que l'oiseau
chantant à ses côtés, combien de choses il me fait sentir et penser ! Mais
cette douce émotion passe comme un beau rêve, comme un bel air de musique,
comme un bel effet de lumières, comme tout ce qui est bien, tout ce qui nous
touchant vivement ne doit, par cela même, durer qu'un instant. » A cette
richesse, à cette abondance, à cette prodigalité de description, opposons un
tableau, à peine esquissé, d'un autre écrivain qui obtient, lui aussi, de grands
effets, mais par un procédé tout contraire. M. Taine, dans son Voyage aux
Pyrénées (1858), a vu le même spectacle que M.
Thiers ; il ne lui con sacre que ces quelques lignes : « Sur
une colline, au bord de la route, sont les restes de l'abbaye de Saint-Savin.
La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne ; les pierres croulent
rongées et roussies ; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse ; du
jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir ; le Gave, qui
tourne, élevé dans l'air sa traînée de fumée pâle. » Et
c'est tout. M. Taine scrute ensuite les âmes des moines qui vécurent à
Saint-Savin, au Moyen-Age, âmes perdues dans des extases, ou noyées d'une
langueur divine. A ces mystiques de l'an 1000, M. Thiers préfère, non sans
raison, le prieur de 1822, qui n'était autre que le médecin de Cauterets,
devenu acquéreur d'un bien national, où il a remplacé les riches oisifs. Il n'y
a pas, dans le Voyage de M. Thiers aux Pyrénées, beaucoup de morceaux de
cette valeur ; on y trouve vingt autres pages qu'il serait intéressant de
citer, et particulièrement celles que l'auteur consacre à la France. Le
Grésivaudan, que M. Thiers visitait pour la première fois, est aussi frappant
de ressemblance, aussi vu et aussi rendu, que le golfe de Marseille, qu'il
avait admiré cent fois, qui était resté dans ses yeux, dans son imagination
éblouie, comme la première contemplation consciente de la terre natale. Chacune
de ses descriptions forme comme un tableau ; les dimensions en sont plus ou
moins grandes, les contours plus ou moins accusés ; le tableau est sous nos
yeux ; détail ou ensemble, rien n'y manque. Est-il étonnant que l'écrivain
qui savait ainsi regarder la nature ait pu juger, comme en se jouant, ceux
qui ont essayé de la reproduire, et composer des Salons que l'on relit encore
avec plaisir ? Il ne s'est exercé dans la critique d'art que deux fois, en
1822 et en 1824 ; il y a réussi comme Diderot, l'inventeur du genre, auquel
on a pu le comparer sans injustice, et, pour son coup d'essai, il a deviné le
génie de Delacroix. N'abandonnons
pas cet aimable volume, sans rappeler l'opinion de M. Thiers sur une question
bien actuelle : celle de l'enseignement secondaire. Dans ses discours ou dans
ses livres, il est extrêmement rare que M. Thiers aborde cet ordre d'idées.
La rencontre n'en est que plus précieuse. Nous venons de dire que l'on a
comparé M. Thiers, auteur de Salons, à Diderot ; le passage que nous allons
citer fait encore penser à Diderot et à son plan d'Université pour
Catherine II : on y verra comme une esquisse ou, si l'on veut, une prévision
de l'enseignement spécial moderne et de la réforme de 1880. C'est la première
fois que le jeune Thiers fait preuve de ce don de seconde vue, qu'il aura
plus tard, après l'expérience acquise, à un si haut degré et qu'il appliquera
à tant d'autres sujets. « Je me
rendis un matin sur les coteaux de Mont-Fleury ; le temps était aussi doux
que dans les plus beaux mois de printemps. Le ciel répandait une brillante
lumière sur l'enceinte des montagnes, et éclairait, sans la fondre, la neige
répandue sur leurs sommets. La vallée du Grésivaudan s'arrondit à Grenoble,
comme un cirque, et présente un bassin parfaitement uni et d'une admirable
richesse ; l'Isère s'y engage, le parcourt lentement, en revenant plusieurs
fois sur lui-même, et semble ne plus pouvoir trouver d'issue ; mais on le
voit enfin s'échapper par une ouverture des montagnes et traverser Grenoble,
qui semble garder sa sortie. J'étais
placé à Mont-Fleury dans une habitation fort spacieuse, où j'apercevais, çà
et là, des instruments de gymnastique, qui semblaient destinés à
l'instruction d'une jeunesse différente de la nôtre. Le bâtiment était
silencieux et fermé. Un jeune enfant, parlant très bien le français, quoique
avec un accent étranger, m'apprit que c'était le beau collège de Mont-Fleury,
récemment fermé par un arrêté de l'Instruction publique, et ajouta de plus
qu'il était Suédois, et qu'il était demeuré le dernier, à cause de
l'éloignement de ses parents. Ce bel
établissement, formé depuis deux ans, et le premier de ce genre qui eût été
importé de Suisse en France, comptait déjà cent dix élèves français et
étrangers. On avait tâché d'y appliquer l'éducation physique de l’Emile
à une réunion de jeunes gens. L'éducation y précédait l'instruction, qui, à
son tour, n'était pas négligée. Les premières langues qu'on enseignait
étaient les langues étrangères et vivantes, et c'était en les parlant que les
élèves allemands, français, anglais et italiens se les communiquaient
réciproquement. Les maîtres avaient le soin de les employer alternativement
dans chaque exercice. Les langues anciennes venaient ensuite, et, dans deux
ans, plus d'un élève savait déjà le latin, aussi bien que nos latinistes
rachitiques, qui ont passé huit années en traduisant Tite-Live, Tacite,
Virgile et Horace, qu'ils n'ont pas compris, mais haïs, et auxquels ils ne
peuvent revenir, avec quelque goût, qu'après dix ans passés hors du collège.
C'était encore le premier établissement français où l'on eût essayé d'exercer
les jeunes gens à l'improvisation par des narrations orales. Des exercices
gymnastiques, des courses au milieu des montagnes environnantes, renforçaient
leur tempérament en retardant leurs passions. Les instituteurs, transportés là
avec leur propre famille, vivaient en pères avec leurs élèves. Chaque culte y
était librement professé. Il paraît que cette liberté même a déplu. Des
dénonciations, dont on a d'ailleurs donné connaissance officielle aux chefs
accusés, des déclamations faites du haut de la chaire, contre ce qu'on
appelait l'éducation à tours de force, ont bientôt ruiné ce bel essai ; et le
Conseil d'Instruction publique, après avoir reconnu, par son arrêté, que
l'instruction était satisfaisante, que la moralité des maîtres était
irréprochable, a franchement déclaré que l'éducation n'étant, à Mont-Fleury,
ni assez monarchique, ni assez religieuse, le collège serait fermé. L'arrêté
a été rendu en vertu d'un décret de l'Empire, qui est précis et qui donne
réellement à la Commission les pouvoirs dont elle a usé. Je suis toujours
plus étonné qu'on ne rende pas de pareils arrêtés aux cris de vive l’Empereur,
qui a si bien pourvu les grands-maîtres, les gardes des sceaux, les préfets,
de moyens d'interdire, de suspendre, de clôturer, etc., etc. J'ajouterai
deux faits, parce qu'ils sont consignés dans les pièces dont la Commission a
délivré copie aux chefs incriminés : c'est que l'on se plaignait de n'avoir
pas assez trouvé de catéchismes dans l'établissement, et ensuite que l'un des
maîtres avait assisté aux audiences de police correctionnelle, et avait paru
favorablement disposé en faveur de certains accusés. Le
collège a été fermé. Les capitaux considérables qui avaient été employés à
une destination toute spéciale, à approprier des localités qui ne peuvent
convenir qu'à un pensionnat, ont été perdus ; et trois familles honorables,
qui avaient l'espérance fondée et méritée d'une fortune, ont été presque
ruinées. Toutefois les Grenoblois, qui se tiennent rarement pour battus, se
sont empressés d'ouvrir une souscription et de fournir aux instituteurs
cinquante mille francs, sans intérêt, pour qu'ils aillent continuer à Genève
les essais heureux qu'ils avaient commencés en France. » L'éducation
précédant l'instruction, celle-ci commençant par les langues vivantes ; le
latin relégué à la fin des études ; les exercices physiques honorés ; le
régime tutorial : c'étaient là des principes pédagogiques bien
révolutionnaires, pour l'an de grâce 1822. Ils ne suffiraient pourtant pas à
expliquer la décision prise par la Commission de l'Instruction publique.
Cette décision, on n'en peut douter, fut motivée par le petit nombre des
catéchismes trouvés à Mont-Fleury : M. Thiers l'eût approuvée et justifiée en
1850. On a pu
juger, aux différents extraits que nous avons cités, du style de M. Thiers.
Il en a formulé la théorie, assez peu précise, du reste, dans un article du
National. « Un
style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé, voilà ce qu'il nous
est donné de produire. C'est encore un beau lot quand, avec cela, on a
d'importantes vérités à dire. Le style de La Place dans l'Exposition du
système du monde, de Napoléon dans ses Mémoires, voilà les modèles du langage
simple et réfléchi propre à notre âge. » Ce
passage est extrait d'un compte rendu des Mémoires de Napoléon. Pour M.
Thiers, Napoléon n'est pas seulement le plus grand homme de son siècle, il en
est aussi le plus grand écrivain. La
langue de M. Thiers est simple, naturelle, sans rien de pédant ni de
dogmatique. L'absence de dogmatisme, c'est là ce qui distinguait M. Thiers de
ses amis du Globe, M. Guizot, M. de Rémusat, M. Dubois ; de ceux que l'on
appelait déjà les doctrinaires. Il écrivait avec plus de familiarité, avec
plus d'abondance aussi, la langue si française de Voltaire. Il écrivait comme
il parlait, avec des négligences, des répétitions, des retours en arrière,
des digressions, parfois même des vulgarités voulues. Ne cherchez, dans ses
discours ou dans son style, ni ordre logique, ni enchaînement rigoureux des
idées. En
disant que M. Thiers écrit comme il parle, et il parle fort bien, nous
faisons une constatation ; nous ne formulons pas un éloge et nous nous
garderions bien de conseiller aux jeunes gens d'écrire comme ils parlent.
L'écrivain qui s'adresse à un lecteur, c'est-à-dire à un esprit plus attentif
que ne l'est d'ordinaire un auditeur, doit apporter plus d'ordre, plus de
méthode, plus de recherche aussi dans son style, qu'il ne le ferait dans une
conversation, qu'il ne le ferait même dans un discours. Lecteur, je n'admets
guère qu'un auteur me fasse passer et repasser, sans raison, par les mêmes
chemins, qu'il me conduise au but par des voies trop détournées. Je n'admets
pas non plus que mon guide ait une tenue trop négligée ; et, sans lui
demander les manchettes de M. de Buffon, je serais flatté qu'il fit un bout
de toilette en mon honneur. N'est-ce pas, du reste, ce que M. Thiers veut
dire quand il parle d'un style calculé, savant, travaillé ? Il a donné le
précepte : nous verrons qu'il ne l'a pas toujours suivi dans ses grands
ouvrages. M.
Thiers a inventé un néologisme qui n'a pas fait fortune. Il blâmait surtout,
chez un écrivain, ce qu'il appelait le genre impressif ; nous dirions aujourd'hui,
d'un mot à peu près aussi barbare le genre subjectif, c'est-à-dire l'étude de
soi-même. M. Thiers était un esprit trop pratique pour s'attarder à la
psychologie des autres ou à la sienne ; il avait trop de curiosité en tous
genres, pour s'immobiliser dans une méditation paresseuse, pour être, comme
disait le marquis d'Argenson, « le centre de son cercle. » Il y
avait deux ans que M. Thiers était à Paris. Le journalisme ne suffisant pas à
sa dévorante activité, il résolut d'écrire l'Histoire de la Révolution
française. L'entreprise était hasardeuse, voire téméraire ; mais le
danger n'était pas pour faire reculer le jeune Provençal. L'idée, à peine née
dans son esprit, est communiquée à deux libraires, qui consentent à imprimer,
sous la seule réserve que l'ouvrage portera le double nom de Thiers et de
Bodin. La condition est acceptée, et les deux premiers volumes paraissent en
1823 ; huit volumes se succèdent ensuite à de courts intervalles : en 1827
l'ouvrage était terminé. Dès le tome III, le nom de. Bodin avait disparu de
la couverture. L'œuvre était bien de Thiers et de lui seul. Il
convient, pour juger l'Histoire de la Révolution française, de
rappeler dans quelles circonstances elle a été publiée, d'indiquer les
sources que l'auteur a consultées, la méthode qu'il a suivie. De 1823
à 1827, la lutte entre les partisans de l'ancien régime et les tenants de la
Révolution française était dans toute sa force. Nous avons dit avec quelle
ardeur Thiers s'était jeté dans la mêlée, avec quelle vivacité il s'était
déclaré fils et défenseur de la Révolution. Ses opinions allaient fort au-delà
de celles des libéraux doctrinaires du Globe et même de celles des
libéraux voltairiens du Constitutionnel, ses premiers collaborateurs.
Tous les sentiments qu'il ne pouvait pas exprimer dans les journaux ou dans
les revues, il les a exprimés dans son livre. Sa vraie profession de foi, son
acte d'adoration, c'est dans l'Histoire de la Révolution qu'il les a
faits. Cette œuvre est ce que sera plus tard le National, une œuvre de
doctrine, un credo et en même temps une œuvre de polémique, une batterie de
guerre contre le gouvernement des Bourbons et contre l'ancien régime. Il ne
faut donc pas lui demander la sereine impartialité qu'exige l'histoire. Le
brillant écrivain a pu croire qu'il la pratiquait, cette impartialité : pure
illusion de jeunesse. Lui qui a dit plus tard : « Je suis le ministériel de
la Providence, » a été, dans son histoire, le ministériel de la Révolution,
de toute la Révolution, de celle des Constitutionnels, de celle des
Girondins, de celle des Montagnards, de celle des Thermidoriens. On lit dans
l'avant-propos de son livre : « Je
me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, animé d'une juste
ambition, je voulais acquérir ce que l'orgueil des hautes classes m'avait
injustement refusé ; ou bien, qu'élevé dans les palais, héritiers d'antiques
privilèges, il m'était douloureux de renoncer à une possession que je prenais
pour une propriété légitime. Dès lors je n'ai pu m'irriter : j'ai plaint les
combattants et je me suis dédommagé en admirant les âmes généreuses. » Ne
cherchons pas s'il était possible de remplir ce programme ; constatons
seulement que Thiers ne l'a pas rempli : c'est le roturier qui tient la plume
et qui juge les événements, ce n'est pas le privilégié. Les
sources que Thiers a consultées sont de deux sortes : il a étudié les
Mémoires, très rares au moment où il écrivait, et il a consulté tous les
survivants des années terribles, nombreux encore en 1823. Son intelligence primesautière,
son talent de causeur, les idées préconçues avec lesquelles il procédait à
son enquête, lui permettaient-ils de tirer tout le profit possible de
conversations avec Talleyrand ou avec les autres contemporains de la
Révolution ? On peut en douter ; on peut croire qu'il était, en 1823, plus
causeur qu'écouteur, plus porté, dès l'âge de 25 ans, à enseigner qu'à
apprendre. Quant aux sources écrites, un seul exemple, cité par M. Anatole
France, montrera comment il les captait. A-t-il à parler de Danton ? Il se
reporte aux Mémoires de Garat qui a tracé ce portrait du grand tribun : « Jamais
Danton n'a écrit ni imprimé un discours. Il disait : Je n'écris point. Son
imagination et l'espèce d'éloquence qu'elle lui donnait, singulièrement
appropriée à sa figure, à sa voix et à sa stature, était celle d'un démagogue
; son coup d'œil sur les hommes et sur les choses, subit, net, impartial et
vrai, avait cette prudence solide et pratique que donne la seule expérience ;
il ne savait presque rien et il n'avait l'orgueil de rien deviner ; à la
tribune, il prononçait quelques paroles qui retentissaient longtemps ; dans
la conversation, il se taisait, écoutait avec intérêt lorsqu'on parlait peu,
avec étonnement lorsqu'on parlait beaucoup ; il faisait parler Camille et
laissait parler Fabre d'Eglantine. » C'est
un rhéteur qui a tracé ce portrait, nous le voulons ; mais quel relief,
quelle vivante image, et combien, à côté d'elle, celle que nous donne M.
Thiers semble pâle et incolore ! « Danton
avait un esprit inculte, mais grand, profond et surtout simple et solide. Il
ne savait s'en servir que pour ses besoins et jamais pour briller, aussi
parlait-il peu et dédaignait-il d'écrire. Suivant un contemporain, il n'avait
aucune prétention, pas même de deviner ce qu'il ignorait, prétention si
commune aux hommes de sa trempe. Il écoutait Fabre d'Eglantine et faisait
parler sans cesse son jeune et intéressant ami, Camille Desmoulins, dont
l'esprit faisait ses délices. » Tout le
relief que Garai avait su donner au portrait a disparu, tous les contours ont
été émoussés ; la pensée, le style ont été comme émasculés. La
méthode historique de Thiers est la méthode narrative ; sans renoncer à
porter un jugement sur la Révolution, il veut avant tout la faire connaître,
la faire aimer, et il en expose longuement, amoureusement les principales
scènes. Les titres mêmes qu'il donne, à partir du tome III de la première
édition, aux différentes parties de son récit, indiquent qu'il a voulu
représenter une série de tableaux. Quel lien lès rattache les uns aux autres,
en dehors de l'ordre chronologique ? Un seul : l'adhésion de l'auteur à tous
les régimes qui se succèdent, du 5 mai 1789 au 18 brumaire an VIII (9 novembre
1799), adhésion si
entière que l'on a pu reprocher à M. Thiers de n'avoir d'autre critérium de
la moralité des actes politiques que le succès. « Tant
pis, dit-il, pour un gouvernement, quand on lui impute tout à crime. L'une de
ses qualités indispensables, c'est d'avoir cette bonne renommée qui repousse
l'injustice. Quand il l'a perdue et qu'on lui impute les torts des autres et
ceux mêmes de la fortune, il n'a plus la faculté de gouverner, et cette
impuissance doit le condamner à se retirer. Le Directoire était usé, comme
l'avait été le Comité de salut public, comme le fut depuis Napoléon lui-même.
Toutes les accusations, dont le Directoire était l'objet, prouvaient non pas
ses torts, mais sa caducité. » S'il
raconte la journée du 20 juin 1792, le défilé des 8,000 sectionnaires dans la
salle de l'Assemblée législative et l'exhibition d'ignobles emblèmes devant
les représentants de la nation, M. Thiers, au lieu de protester avec
indignation contre la violation du « sanctuaire des lois, » se contente de
déplorer, d'un ton détaché, que la raison ne suffise pas, en temps de
discordes, à diriger les actions humaines. Décrivant l'invasion des Tuileries
par le peuple, dans cette même journée du 20 juin, il signalera, lui
monarchiste, le courage et le calme de Louis XVI, mais avec bien moins de
chaleur que ne le feront plus tard des historiens nettement républicains, comme
Louis Blanc ou Edgar Quinet, qui n'hésiteront pas, eux, à reconnaître que
jamais le faible monarque ne fut plus roi que ce jour-là. De
même, dans le récit de la journée du 10 août, il prend bien facilement son
parti de la nouvelle atteinte portée à la Constitution et à la loi, en même
temps qu'à la royauté, et il se condamne ainsi à approuver désormais toutes
les insurrections, qu'elles soient dirigées contre les Girondins ou contre
les Montagnards ; plus tard par les Directeurs contre les Conseils ou par ceux-ci
contre les Directeurs. Ont-elles réussi : il est indulgent ; ont-elles échoué
: il est sévère. Nulle part ce procédé n'est plus apparent que dans le
jugement qu'il porte sur les Girondins, avec lesquels, ce semble, il avait
tant d'affinités : « La
généreuse députation de la Gironde, épuisée pour avoir voulu venger
Septembre, pour avoir voulu empêcher le 21 janvier, le Tribunal
révolutionnaire et le Comité de salut public, expire lorsque le danger
plus grand a rendu la violence plus urgente et la modération moins admissible... Leur
opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique ; ils ont compromis
la Révolution, la liberté et la France ; ils ont compromis même la modération
en la défendant avec aigreur. Cependant j'aurais voulu être impolitique comme
eux, compromettre tout ce qu'ils avaient compromis, et mourir comme eux
encore, parce qu'il n'est pas possible de laisser couler le sang sans
résistance et sans indignation. » L'éloge
est grand ; mais, politiquement, la condamnation est formelle. Au-dessus des
Girondins M. Thiers n'hésitera pas à mettre ceux des Montagnards qui auront
agi avec désintéressement. Rencontre-t-il un de ces Montagnards, qui fut un
ambitieux, un logicien sanguinaire, mais qui fut certainement désintéressé,
il oublie ses prémisses, et il se montre, pour la victime du 9 Thermidor,
plus sévère que pour celles du 2 juin. «
Robespierre fut de la pire espèce des hommes. Un dévot sans passions, sans
les vices auxquels elles exposent, mais sans le courage, la grandeur et la
sensibilité qui les accompagnent ordinairement ; un dévot ne vivant que de
son orgueil et de sa croyance, se cachant au jour du danger, revenant se
faire adorer après la victoire remportée par d'autres, est un des êtres les
plus odieux qui aient dominé les hommes, et on dirait les plus vils, s'il
n'avait eu une conviction forte et une intégrité reconnue. » M. Thiers
sera plus équitable, quand il appréciera l'œuvre collective de la Convention,
et Robespierre recevra sa part des éloges accordés à la grande assemblée
révolutionnaire, qu'il domina pendant la terrible année 1793-1794. Nous
n'avons rapproché le jugement porté sur lui du jugement porté sur les
Girondins, que pour signaler la contradiction qui les fausse tous deux. Le tome
VI de la première édition finit avec le récit du 9 thermidor. Deux volumes
avaient paru en 1823, deux en i 824 et deux en 1825 ; les quatre derniers
parurent en 1827. Ceux-ci comprennent donc la dernière année, un peu grise,
de l'histoire de la Convention et l'histoire beaucoup moins dramatique du
Directoire. M. Thiers, dans ces dernière livres, trace avec plus de largeur
les portraits de ses personnages. Les cinq premiers Directeurs Carnot,
Barras, Lareveillère-Lépeaux, Letourneur et Rewbell sont étudiés avec
complaisance, appréciés avec beaucoup de sûreté et de justesse. On sent que
le jeune historien a reçu les confidences des contemporains de la grande
époque, celles de Talleyrand en particulier. On s'aperçoit aussi qu'il a
étudié avec passion les questions administratives, financières et militaires,
traitées avec beaucoup plus d'ampleur et de détail que dans les premiers
volumes. Le premier, peut-être, des historiens français, M. Thiers a su
répandre, avec une vive lumière, un véritable charme sur des matières que
tant d'autres ont considérées comme indignes d'eux. C'est
dans le huitième volume qu'est racontée l'immortelle campagne de 1796. M.
Thiers, qui consacre d'ordinaire aux grandes opérations militaires une
introduction assez brève, puis une narration détaillée, suivie d'une sorte
d'épilogue ou de conclusion, résume ainsi la campagne d'Italie : « Entré
en Italie avec trente et quelques mille hommes, Bonaparte sépare d'abord les
Piémontais des Autrichiens à Montenotte et Millésime, achève de détruire les
premiers à Mondovi, puis court après les seconds, passe devant eux le Pô à
Plaisance, l'Adda à Lodi, s'empare de la Lombardie, s'y arrête un instant, se
remet bientôt en marche trouve les Autrichiens renforcés sur le Mincio, et
achève de les détruire à la bataille de Borghetto. Là, il saisit d'un coup
d'œil le plan de ses opérations futures : c'est sur l'Adige qu'il doit
s'établir, pour faire front aux Autrichiens ; quant aux princes qui sont sur
ses derrières, il se contentera de les contenir par des négociations et des
menaces. On lui envoie une seconde armée, sous Würmser : il ne peut la battre
qu'en se concentrant rapidement, et en frappant alternativement chacune de
ses masses isolées ; en homme résolu, il sacrifie le blocus de Mantoue,
écrase Würmser à Lonato, à Castiglione, et le rejette dans le Tyrol. Würmser
est renforcé de nouveau, comme l'avait été Beaulieu ; Bonaparte le prévient
dans le Tyrol, remonte l'Adige, culbute tout devant lui à Roveredo, se jette
à travers la vallée de la Brenta, coupe Würmser qui croyait le couper
lui-même, le terrasse à Bassano, et l'enferme dans Mantoue. C'est la seconde
armée autrichienne, détruite après avoir été renforcée. Bonaparte,
toujours négociant, menaçant des bords de l'Adige, attend la troisième armée
: elle est formidable. Elle arrive avant qu'il ait reçu des renforts, il est
forcé de céder devant elle, il est réduit au désespoir, il va succomber,
lorsqu'il trouve, au milieu d'un marais impraticable, deux digues débouchant
dans les flancs de l’ennemi, et s'y jette avec une incroyable audace : il est
vainqueur encore à Arcole. Mais
l'ennemi est arrêté, et n'est pas détruit ; il revient encore une fois, et
plus puissant que la première. D'une part, il descend des montagnes ; de
l'autre, il longe le Bas-Adige. Bonaparte découvre le seul point où les
colonnes ennemies, circulant dans ces pays montagneux, peuvent se réunir,
s'élance sur le célèbre plateau de Rivoli, et, de ce plateau, foudroie la
principale armée d’Alvinzy ; puis, reprenant son vol vers le Bas-Adige, enveloppe
tout entière la colonne qui l'avait franchi. Sa dernière opération est la
plus belle ; car ici, le bonheur est uni au génie. Ainsi, en dix mois, outre
l'armée piémontaise, trois armées formidables, trois fois renforcées, avaient
été détruites par une armée qui, forte de trente et quelques mille hommes, à
l'entrée de la campagne, n'en avait guère reçu que vingt pour réparer ses
pertes. Ainsi, cinquante-cinq mille Français avaient battu plus de deux cent
mille Autrichiens, en avaient pris plus de quatre-vingt mille, tué ou blessé
plus de vingt mille ; ils avaient livré onze batailles rangées, plus de
soixante combats, passé plusieurs fleuves, en bravant les flots et les feux
ennemis. Quand la guerre est une routine purement mécanique, consistant à
pousser et à tuer l'ennemi qu'on a devant soi, elle est peu digne de
l'histoire ; mais quand une de ces rencontres se présente, où l'on voit une
masse d'hommes mue par une seule et vaste pensée, qui se développe au milieu
des éclats de la foudre, avec autant de netteté que celle d'un Newton ou d'un
Descartes, dans le silence du cabinet, alors le spectacle est digne du
philosophe, autant que de l'homme d'État et du militaire : et si cette
identification de la multitude avec un seul individu, qui produit la force à
son plus haut degré, sert à protéger, à défendre une noble cause, celle de la
Liberté, alors la scène devient aussi morale qu'elle est grande. » Ce
résumé si concis, si entraînant, ne donne pourtant qu'une idée insuffisante
du puissant intérêt de la campagne d'Italie. Il semble que le jeune historien
ait suivi toutes les opérations, qu'il ait été attaché à l'état-major du
jeune général, qu'il ait reçu ses confidences, qu'il ait connu ses plans ; on
dirait presque qu'il écrit sous sa dictée. Il faut avoir assisté aux
événements pour les retracer avec cette exactitude lumineuse ; il faut avoir
vu les théâtres multiples et si divers de tant de batailles, de tant de
combats, de tant d'engagements, pour les décrire avec ce relief qui les grave
à tout jamais dans la mémoire. Ce n'est plus là de l'histoire-bataille, comme
on dit dédaigneusement ; c'est le plus vivant des drames, où jouent leur
rôle, sous la direction d'un grand acteur, 50,000 héroïques comparses, qui,
en quelques mois, recueillent assez de gloire pour immortaliser une vieille
et déjà glorieuse nation. Nous avons vu bien d'autres campagnes, depuis lors,
nous avons conquis bien d'autres drapeaux, ajouté bien d'autres noms à nos
fastes militaires ; nous avons remporté des victoires qui nous ont donné des
empires ou qui nous ont permis de signer des traités mémorables ; il n'est
rien de comparable, dans notre histoire militaire, ni peut-être dans aucune
autre, à la campagne de 1790. Le tome
VIII, qui contient ce beau récit, qui renferme dans sa première partie le
remarquable jugement sur l'œuvre définitive de la Convention, se termine par
ce que Sainte-Beuve appelait si bien, en 1827, un éloquent épilogue, un hymne
enivrant. Nous le reproduisons : « Jours
à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! à quelle époque notre
patrie fut-elle plus belle et plus grande ? Les orages de la Révolution
paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les
derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d'agitation comme la
vie même d'un État libre. Le commerce et les finances sortaient d'une crise
épouvantable, le sol entier, restitué à des mains industrieuses, allait être
fécondé. Un gouvernement composé de bourgeois, nos égaux, régissait la
République avec modération ; les meilleurs étaient appelés à leur succéder.
Toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était
maîtresse de tout le sol qui s'étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux
Alpes. La Hollande, l'Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens, et
attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d'une
gloire immortelle. D'admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs,
à la face des rois qui avaient voulu l'anéantir. Vingt
héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l'âge et le
courage, conduisaient ses soldats à la victoire : Hoche, Kléber, Desaix,
Marceau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d'autres encore,
s'avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers, mais aucun œil encore,
si perçant qu'il put être, ne voyait dans cette génération de héros les
malheureux ou les coupables ; aucun œil ne voyait celui qui allait expirer à
la fleur de l'âge, atteint d'un mal inconnu ; celui qui mourrait sous le
poignard musulman ou sous le feu ennemi ; celui qui opprimerait la Liberté ;
celui qui trahirait sa patrie : tous paraissaient grands, purs, heureux,
pleins d'avenir 1 Ce ne lut là qu'un moment ; mais il n'y a que des moments
dans la vie des peuples, comme dans celle des individus. Nous allions
retrouver l'opulence avec le repos. Quant à la Liberté et à la gloire, nous
les avions !.... « Il
faut, a dit un ancien, que la patrie soit non seulement heureuse, mais
suffisamment glorieuse. » Ce vœu était accompli : Français qui avons vu
depuis notre liberté étouffée, notre patrie envahie, nos héros fusillés ou
infidèles à leur gloire, n'oublions jamais ces jours immortels de liberté, de
grandeur et d'espérance ! » Ces
lignes étaient écrites en 1827. Combien plus fondées seraient aujourd'hui ces
plaintes, combien plus vifs ces regrets, après que de nouvelles fautes nous
ont éloignés du but que nous étions si près d'atteindre, il y a un siècle,
après que nous avons vu pour la seconde fois notre liberté étouffée et notre
patrie envahie ! La liberté a pu renaître ; puisse cette renaissance en
présager une autre ! Les
deux derniers volumes de la Révolution sont consacrés à l'histoire intérieure
du Directoire, auquel M. Thiers a su le premier rendre justice, et à
l'histoire extérieure de la France jusqu'au 18 Brumaire. Il faut retenir,
avec le jugement trop indulgent porté sur le 18 Brumaire, la vive description
de l'Egypte ; mais ces brillants épisodes ne peuvent faire oublier les belles
pages du huitième volume où le jeune historien, ce nous semble, a donné toute
sa mesure. Il ne s'élèvera pas plus haut, dans sa grande épopée du Consulat
et de l'Empire. A trente ans, il était en possession de toutes ses
connaissances, de tout son génie, et son œuvre en a reçu l'empreinte, en même
temps qu'elle porte la marque d'une belle ardeur juvénile. Cette
œuvre a été bien critiquée et bien attaquée, depuis 65 ans qu'elle est livrée
aux disputes des hommes. Elle a, on en convient, de nombreux défauts ; elle
pèche par la composition, par le plan qui n'est ni fortement ni simplement
conçu ; l'auteur, écrivant d'enthousiasme, n'y a pas apporté la recherche
patiente de la vérité, ni l'étude attentive des sources que nous exigeons
aujourd'hui de l'historien ; il n'a pas été juge d'instruction d'abord,
ensuite juge d'appel : il n'a été que l'avocat de la Révolution. Mais, en
dépit de cette faute initiale, son histoire, qui a eu le mérite de venir la
première (les Considérations de Madame de Staël, qui parurent en 1818,
n'étaient, en effet, qu'un programme de philosophie), reste plus vraie
qu'aucune de celles qui l'ont suivie. On peut reprendre en détail (et
plusieurs historiens l'ont fait) le récit de chacune des grandes scènes de la
Révolution : on y constatera des erreurs et des omissions. On peut étudier à
la loupe chacun des portraits tracés par Thiers, on y trouvera des traits
qu'il faudrait atténuer, d'autres qu'il faudrait accentuer. En somme, on ne
parviendra pas à faire plus vrai dans l'ensemble du récit, ni plus
ressemblant dans les portraits. Les jugements sur la Constituante, sur la
Législative, sur la Convention, sur le Directoire sont définitifs. Les bons
et les mauvais résultats pesés, il faut en revenir à l'appréciation finale de
M. Thiers. Sa théorie du succès a pu enlever de la hauteur et du sérieux à sa
sentence ; sa sympathie pour la Révolution ne l'a pas égaré ; son adoration
des âmes généreuses, comme il dit, l'a bien inspiré. Tel historien plus
récent, autrement informé que lui, plus curieux des sources et des moindres
documents, a fait plus savant et plus profond ; il a fait certainement moins
ressemblant, parce qu'il éprouvait moins de sympathie pour l'époque qu'il
racontait. Or, faire vrai et ressemblant, n'est-ce point une grande partie de
l'art de l'historien, comme du portraitiste ? Reste
l'accusation d'indulgence pour les crimes de la Révolution. Le 10 janvier
182G, Sainte-Beuve rendant compte, dans le Globe, des cinquième et
sixième volumes de la Révolution française, qui comprennent la période
du 2 juin 1793 au 9 thermidor (27 juillet 1794), montrait fort bien comment la
tyrannie à l'intérieur et la victoire au dehors avaient pu marcher de front ;
comment le fanatisme héroïque des armées était lié au fanatisme brutal des
populaces ; comment la même exaltation s'était appliquée à des situations
différentes ; comment chaque revers militaire réveillait de plus vives
fureurs intestines. Parce qu'il indique cette action et cette réaction,
l'historien excuse-t-il les sanglantes extravagances commises à l'intérieur ?
En aucune façon. Il fait seulement la part des circonstances ; il montre que
les conspirations au dedans et les défaites au dehors ayant produit la
Terreur et la Dictature, Terreur et Dictature ont sauvé la France de
l'invasion étrangère. Pouvait-on obtenir le même résultat par des moyens
réguliers, avec un régime légal ? On peut répondre oui ou non à cette
question, sans qu'il y ait plus de raisons pour l'affirmative que pour la
négative. La France a échappé à la restauration de l'ancien régime ; la
patrie a échappé à l'invasion étrangère et au démembrement : tel est le fait
capital qui a entraîné la conviction de l'historien et déterminé son jugement
définitif sur la Révolution française. Patriote avant tout, il a défendu la
cause de la patrie, même quand cette cause était remise à des mains souillées
ou sanglantes. Telle est la véritable originalité et la moralité de son
œuvre. Cette
œuvre était due à un jeune homme de moins de 30 ans, qui avait donné cette
grande publication comme en se jouant, en continuant sa collaboration à
plusieurs recueils, sans négliger aucune relation utile ou agréable, sans
renoncer à aucun sport, comme nous dirions aujourd'hui, montant à cheval,
conduisant son cabriolet, faisant des armes, tirant le pistolet, se
répandant, se multipliant avec une pétulance contenue, une espièglerie
toujours maintenue dans de justes limites, sachant déjà, comme il le dira
plus tard, tout prendre au sérieux, rien au tragique, ni au comique. Il est
intéressant de présenter un portrait de M. Thiers tracé, à ce moment, par un
de ses plus illustres contemporains. Lamartine,
sans connaître encore le jeune historien, disait qu'il avait du goût pour
lui, « comme on a des préférences dans le camp ennemi. » De son côté, M.
Thiers, qui estimait moins la poésie que la guerre, la diplomatie ou les
affaires, avait pourtant écrit, dans le National, un compte rendu
flatteur des Harmonies. Un ami commun, M. Auguste Bernard, les invita
à dîner chez Véry, au Palais-Royal. Lamartine, peu de temps après, écrivit
les lignes qui suivent : il n'en est pas qui nous fassent mieux connaître le
sage, le savant et très brillant jeune homme, auquel était réservé un si
prodigieux avenir. « Je
vis un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d'aplomb sur tous
ses membres, comme s'il eût été toujours prêt à l'action, la tête bien en
équilibre sur le cou, le front pétri d'aptitudes diverses, les yeux doux, la
bouche ferme, le sourire fin, la main courte, mais bien tendue et bien
ouverte, comme ceux qui, selon l'expression plébéienne, ont le cœur sur la
main. « L'esprit
était comme le corps, d'aplomb sur toutes ses faces, robuste et dispos.
Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il un sentiment un peu trop en
saillie de ses forces. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il
écoutait peu les répliques ; mais il parlait avec une justesse, une audace,
une fécondité d'idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres,
c'étaient l'esprit et le cœur qui causaient. Nous avions en vain exclu la
politique de l'entretien : elle rentrait par la fenêtre ouverte. Il
s'abandonna au courant du jour ; il jugea sans haine, mais avec une sévérité
tempérée seulement par égards pour moi, la situation de Charles X et celle du
duc d'Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres, de l'autre côté
du jardin. On voyait qu'en secouant le vieux trône, il tenait déjà une
monarchie en réserve dans le Palais des révolutions. Il semblait l'évoquer du
geste, dans la certitude anticipée de la gouverner, mais sans prévoir qu'il
contribuerait également à la perdre. Il y avait assez de salpêtre dans cette
nature pour faire sauter dix gouvernements. Ce qui me frappa surtout, et
oserai-je le dire, ce qui me convainquit de l'immense supériorité de ce jeune
homme sur toutes les médiocrités de l'opposition aux Bourbons, c'est le
mépris de son propre parti, vertu de vieillesse, à laquelle on arrive
ordinairement avec les années, mais qu'il professait hautement, avant l'âge,
parla seule justesse et par la seule fierté de son esprit. « Je
sortis plus convaincu que jamais de la perte de la Restauration, puisque la
Providence lui avait suscité un tel ennemi ; mais je sortis en même temps
charmé d'avoir rencontré un ennemi digne d'être combattu, un esprit brave et
résolu dans une légion d'hommes de parti médiocres. » Retenez un seul trait de ce beau portrait. « Ce qui me frappa surtout dans ce jeune homme, dit Lamartine, c'est le mépris de son propre parti. » Et, en effet, nous verrons M. Thiers combattre, au lendemain de 1830, quelques-uns de ses compagnons de lutte de la Restauration ; se rapprocher, au lendemain de 1848, des légitimistes, ses adversaires de la monarchie de Juillet, et faire cause commune, au lendemain de 1870, avec les républicains, ses adversaires de tous les temps. Même avant d'avoir touché au pouvoir, il croyait « qu'un parti au pouvoir, c'est la foudre aux mains d'un enfant. » |